Chez l’auteur (p. 236-310).

LIVRE TRENTIÈME


La république accueillie avec unanimité. — Les Girondins chez madame Roland. — Accusation contre Marat. — Apostrophe de Vergniaud. — Danton. — Robespierre. — Détails intimes. — Scènes tumultueuses. — Marat. — Son portrait. — Rupture entre Danton et les Girondins.


I

La proclamation de la république fut accueillie avec une ardente exaltation dans la capitale, dans les départements, dans les armées. C’était pour les philosophes le type des gouvernements humains retrouvé sous les débris de quatorze siècles de préjugés et de tyrannies. C’était pour les patriotes la déclaration de guerre d’une nation debout, proclamée par elle le jour même de la victoire de Valmy, en face des trônes conjurés contre la liberté. C’était pour le peuple une enivrante nouveauté. Chaque citoyen se sentait, pour ainsi dire, couronné d’une partie de cette souveraineté conquise dont l’acte de la Convention venait de dépouiller le front et la famille des rois, pour la remettre au peuple. La nation crut respirer pour la première fois l’air libre et vital qui allait la régénérer. Ce fut un de ces courts moments qui concentrent dans un point du temps des horizons d’enthousiasmes et d’espérances que les peuples attendent pendant des siècles, qu’ils savourent quelques jours et qu’ils n’oublient plus, mais qu’ils ne tardent pas à laisser s’échapper comme un beau rêve pour retomber dans toutes les réalités, dans toutes les difficultés et dans toutes les angoisses qui accompagnent la vie des nations. N’importe. Ces heures d’illusion sont si belles et si pleines qu’elles comptent pour des siècles dans la vie de l’humanité, et que l’histoire semble s’arrêter pour les retenir et pour les éterniser.


II

Ceux qui en jouirent le plus furent les Girondins. Rassemblés le soir chez madame Roland, Pétion, Brissot, Guadet, Louvet, Boyer-Fonfrède, Ducos, Grangeneuve, Gensonné, Barbaroux, Vergniaud, Condorcet, célébrèrent dans un recueillement presque religieux l’avénement de leur pensée dans le monde ; et jetant volontairement le voile de l’illusion sur les embarras du lendemain et sur les obscurités de l’avenir, ils se livrèrent tout entiers à la plus grande jouissance que Dieu ait accordée à l’homme ici-bas : l’enfantement de son idée, la contemplation de son œuvre, la possession de son idéal accompli.

De nobles paroles furent échangées pendant le repas entre ces grandes âmes. Madame Roland, pâle d’émotion, laissait échapper de ses yeux des regards d’un éclat surnaturel qui semblaient voir l’échafaud à travers la gloire et la félicité du jour. Le vieux Roland interrogeait de l’œil la pensée de sa femme et semblait lui demander si ce jour n’était pas le sommet de leur vie et celui après lequel il n’y avait plus qu’à mourir. Condorcet entretenait Brissot des horizons indéfinis que l’ère nouvelle ouvrait à l’humanité. Boyer-Fonfrède, Barbaroux, Rebecqui, Ducos, jeunes amis, presque frères, se félicitaient d’avoir de longues vies à donner à leur patrie et à la liberté. Guadet et Gensonné se reposaient glorieusement de leurs longues fatigues dans cette halte triomphante où ils espéraient avoir enfin mené la Révolution. Pétion, à la fois heureux et triste, sentait que sa popularité l’abandonnait ; mais il l’abdiquait volontairement, du moment où on la mettait au prix du crime. Le sang de septembre avait enlevé à Pétion son ivresse de popularité. Cette ivresse passée, Pétion allait redevenir un homme de bien.

Vergniaud, sur qui tous les convives avaient les yeux fixés comme sur le principal auteur et le seul modérateur de la future république, montrait dans son attitude et dans ses traits la quiétude insouciante de la force qui se repose avant et après le combat. Il regardait ses amis avec un sourire à la fois serein et mélancolique. Il parlait peu. À la fin du souper, il prit son verre, le remplit de vin, se leva et proposa de boire à l’éternité de la république. Madame Roland, pleine des souvenirs de l’antiquité, demanda à Vergniaud d’effeuiller dans son verre, à la manière des anciens, quelques roses du bouquet qu’elle portait ce jour-là. Vergniaud tendit son verre, fit nager les feuilles de rose sur le vin et but ; puis se penchant vers Barbaroux avant de se rasseoir : « Barbaroux, lui dit-il à demi-voix, ce ne sont pas des roses, mais des branches de cyprès qu’il fallait effeuiller dans notre vin ce soir. En buvant à une république dont le berceau trempe dans le sang de septembre, qui sait si nous ne buvons pas à notre mort ? N’importe, ajouta-t-il, ce vin serait mon sang, que je boirais encore à la liberté et à l’égalité ! — Vive la république ! » s’écrièrent à la fois les convives.

Cette image sinistre attrista, mais ne découragea pas leurs âmes. Ils étaient prêts à tout accepter de la Révolution, même la mort ! L’avenir allait bientôt prouver qu’ils pouvaient en accepter même le crime !


III

Les Girondins écoutèrent, après le dîner, les vues que Roland, assisté de sa femme, avait rédigées pour la Convention sur l’état de la république. Ce projet posait nettement la question entre la France et la commune de Paris. Roland, comme ministre de l’intérieur, en appelait à la Convention des désordres de l’anarchie et des crimes qui avaient signalé l’interrègne des lois depuis le 10 août jusqu’à l’ouverture de la nouvelle assemblée, et demandait que le pouvoir exécutif fût affermi dans les mains du gouvernement central. Les Girondins se promirent de soutenir énergiquement leur ministre dans ses projets et de refréner enfin les usurpations de la commune de Paris. C’était déclarer la guerre à Danton, à Robespierre et à Marat, qui régnaient à l’hôtel de ville.

Cette restauration du pouvoir national était difficile et périlleuse pour les Girondins qui l’entreprenaient. Roland, gémissant sur les excès de septembre sans avoir la force nécessaire à leur répression, avait écrit deux fois à l’Assemblée législative pour appeler la vengeance des lois sur les provocateurs et les auteurs de ces assassinats. Ces protestations courageuses, si on considère qu’elles étaient écrites sous le couteau des égorgeurs et dans un conseil de ministres où siégeait Danton, étaient cependant pleines d’excuses sur les crimes accomplis et de concessions déplorables à la fureur du peuple ; mais elles demandaient le respect pour la vie et les propriétés des citoyens. Elles indiquaient dans Roland un censeur et non un complice de la commune. C’était assez pour le signaler ainsi que sa femme à la haine et aux piques des assassins.

En effet, le comité de surveillance de la commune avait eu l’audace d’ordonner l’arrestation de Roland. Danton, informé de cet excès de scandale, et sachant mieux que personne qu’un décret d’arrestation était un arrêt de mort pendant ces journées, était accouru au conseil de surveillance, avait tancé le comité et déchiré l’ordre d’arrestation. Ministre lui-même, il avait senti qu’un pouvoir occulte qui allait jusqu’à ordonner l’emprisonnement et la mort d’un ministre le touchait de trop près pour ne pas réprimer un tel attentat.

Roland, depuis ce jour, était l’objet de toutes les calomnies des feuilles de Marat et de toutes les émeutes des factieux. Menacé à tout instant dans son propre hôtel, au ministère de l’intérieur, insuffisamment protégé par un faible poste de gendarmerie, il était fréquemment obligé, pour sa sûreté, de passer les nuits hors de chez lui. Quand il y couchait, madame Roland plaçait elle-même des pistolets sous l’oreiller du lit, soit pour se défendre contre les attaques nocturnes de meurtriers apostés, soit pour se soustraire par une mort volontaire aux outrages des assassins. Roland, animé par cette femme virile, n’avait pas faibli sous ses devoirs. Ses lettres aux départements pour combattre les sanguinaires provocations de la commune, les feuilles publiques rédigées dans ses bureaux et dont les articles les plus mâles respiraient l’âme de sa femme, la Sentinelle, journal républicain et honnête, écrit sous sa dictée par Louvet, attestaient ses efforts impuissants pour retenir la Révolution dans les voies de la justice et de la loi.

Bientôt Danton et Fabre d’Églantine essayèrent de soustraire à Roland ce moyen d’action sur l’esprit public, en attirant à eux la plus grande part des deux millions de fonds secrets que l’Assemblée avait confiés au pouvoir exécutif. Ils y réussirent, et désarmèrent ainsi le ministre de l’intérieur du faible levier qui lui restait sur l’opinion.


IV

De son côté, Marat, moins impératif, mais aussi avide, non content d’avoir enlevé des presses à l’imprimerie royale, demanda à Roland une somme d’argent pour les frais d’impression des pamphlets populaires qu’il avait en portefeuille. Roland refusa. Marat dénonça le ministre à la vindicte des patriotes. Danton se chargea de fermer la bouche à Marat. Le duc d’Orléans, lié secrètement avec Danton, prêta la somme. Marat néanmoins distilla sa rancune en lignes de sang contre Roland, sa femme et ses amis. Chaque tentative que ce parti faisait pour rétablir l’action du gouvernement, l’ordre et la sûreté dans Paris et dans les départements, était représentée par l’ami du peuple et par les soudoyés de la commune comme une conspiration contre les patriotes. Le vol du garde-meuble de la couronne, qui eut lieu dans ces circonstances, servit de texte à des accusations nouvelles de négligence ou de complicité contre le ministre de l’intérieur. Roland fut consterné d’un événement qui privait la nation de richesses précieuses dans un moment de nécessité. Il fit poursuivre avec une vaine activité les auteurs obscurs de ce pillage. On en saisit quelques-uns, voleurs de profession, qui ne semblaient avoir été associés à ce vol que pour couvrir de noms déshonorés les noms des véritables spoliateurs de ce trésor. Une partie des objets précieux que renfermait cet écrin de la monarchie fut retrouvée enfouie dans les Champs-Élysées ; le reste disparut sans laisser de trace. Danton fut véhémentement soupçonné d’avoir employé à solder les troupes de Dumouriez et à corrompre l’état-major du roi de Prusse une partie des valeurs dérobées, pour en payer la libération du sol de la patrie. Les meneurs ténébreux de la commune, parmi lesquels les coupables avaient évidemment des complices, furent accusés d’en avoir employé l’autre partie à salarier l’anarchie et à perpétuer leur domination ; accusations vagues, soupçons sans preuves, que le temps n’a ni justifiés complétement ni complétement démentis.

Accusé avec acharnement par Marat, Roland répondit par une adresse aux Parisiens. Ses coups dépassaient Marat et portaient sur la commune, dont la lutte avec l’Assemblée s’envenimait tous les jours. « Avilir l’Assemblée nationale, porter à la révolte contre elle, répandre la défiance entre les autorités et le peuple, voilà le but des affiches et des feuilles de Marat, disait Roland. Lisez celle du 8 septembre, où tous les ministres, excepté Danton, sont voués à l’animadversion publique et accusés de trahison ! Si ces diatribes étaient anonymes ou signées de quelque nom obscur, je les dédaignerais ; mais elles portent le nom d’un homme que le corps électoral et la commune comptent parmi leurs membres, et qu’on parle de porter à la Convention. Un tel accusateur me force de répondre ; et si cette réponse devait être mon testament de mort, je la ferais encore, pour qu’elle fût utile à mon pays. Je suis né avec la fermeté de caractère qui soutient la vertu, je méprise la fortune, j’aime la gloire honnête, je ne puis vivre qu’en paix avec ma conscience. Qu’on prenne ma vie et qu’on lise mes ouvrages ; je défie la malveillance d’y trouver un seul acte, un seul sentiment, dont j’aie à rougir. Pendant quarante ans d’administration, j’ai fait le bien. Je n’aime pas le pouvoir. Soixante ans de travaux me rendent la retraite préférable à une vie agitée. On m’accuse de machiner avec la faction de Brissot : j’estime Brissot parce que je lui reconnais autant de pureté que de talent. J’ai admiré le 10 août ; j’ai frémi des suites du 2 septembre. J’ai compris la colère du peuple, mais j’ai voulu qu’on arrêtat les assassinats. Moi-même j’ai été désigné pour victime. Que des scélérats provoquent les assassins contre moi, je les attends ; je suis à mon poste, je saurai mourir. »


V

Brissot, dont le nom était devenu la dénomination de tout un parti, avait été contraint de se défendre aussi contre l’accusation de vouloir rétablir la monarchie en France sur la tête du duc de Brunswick. Pétion ne cessait, dans ses réclamations ou dans ses discours à l’Assemblée, de rappeler ses anciens services et ses titres à la confiance du peuple. C’était indiquer qu’on les oubliait. Le nom de madame Roland, sans cesse mêlé à celui de ses amis, était jeté couvert d’insinuations odieuses à l’envie et à la risée de l’opinion. Vergniaud lui-même était outragé, menacé, désigné par son nom et par son génie aux sicaires de septembre. Deux fois Vergniaud avait étouffé sous ses pieds l’impopularité qui s’attachait à lui par deux discours dans lesquels il jetait d’une main le défi aux ennemis de la France, de l’autre la menace aux tyrans de la commune. Le premier discours, prononcé au moment où l’on annonçait la prétendue déroute de Dumouriez dans l’Argonne, avait relevé l’esprit public et fait une diversion puissante aux hostilités intestines de la commune et des Girondins. Coustard venait d’énumérer les forces qui restaient à Dumouriez. Vergniaud lui succéda à la tribune.

« Les détails que l’on vous donne sont rassurants, dit-il ; cependant il est impossible de se défendre de quelques inquiétudes quand on voit le camp sous Paris. D’où vient cette torpeur dans laquelle paraissent ensevelis les citoyens qui sont restés à Paris ? Ne dissimulons rien, il est temps de dire enfin la vérité. Les proscriptions passées, le bruit des proscriptions futures, les troubles intérieurs ont répandu la consternation et l’effroi. L’homme de bien se cache quand on est parvenu à cet état de choses où le crime se commet impunément. Il est des hommes, au contraire, qui ne se montrent que dans les calamités publiques, comme il est des insectes malfaisants que la terre ne produit que dans les orages. Ces hommes répandent sans cesse les soupçons, les méfiances, les jalousies, les haines, les vengeances. Ils sont avides de sang. Dans leurs propos séditieux ils aristocratisent la vertu même pour avoir le droit de la fouler aux pieds. Ils démocratisent le crime pour pouvoir s’en rassasier sans craindre le glaive de la justice. Tous leurs efforts tendent à déshonorer aujourd’hui la plus belle des causes, afin de soulever contre elle les nations amies de la Révolution. Ô citoyens de Paris ! je vous le demande avec la plus profonde émotion, ne démasquerez-vous jamais ces hommes pervers qui n’ont pour capter votre confiance que la bassesse de leurs moyens et l’insolence de leurs prétentions ? Citoyens ! lorsque l’ennemi s’avance et qu’un homme, au lieu de vous engager à prendre l’épée pour le repousser, vous engage à égorger froidement des femmes et des citoyens désarmés, celui-là est l’ennemi de votre gloire, de votre salut ! Il vous trompe pour vous perdre. Lorsqu’au contraire un homme ne vous parle des Prussiens que pour vous indiquer le cœur où vous devez frapper, lorsqu’il ne vous pousse à la victoire que par des moyens dignes de votre courage, celui-là est ami de votre gloire, ami de votre bonheur ; il veut vous sauver ! abjurez donc vos dissensions intestines ! allez tous ensemble au camp. C’est là qu’est votre salut !

» J’entends dire chaque jour : « Nous pouvons éprouver une défaite. Que feront alors les Prussiens ? » Viendront-ils à Paris ? Non, si Paris est dans un état de défense respectable, si vous préparez des postes où vous puissiez opposer une forte résistance ; car alors l’ennemi craindrait d’être poursuivi et enveloppé par les débris mêmes des armées qu’il aurait vaincues, et d’en être écrasé comme Samson sous les ruines du temple qu’il renversa. Au camp donc, citoyens ! au camp ! Eh quoi ! tandis que vos frères, vos concitoyens, par un dévouement héroïque, abandonnent ce que la nature doit leur faire chérir le plus, leurs femmes, leurs enfants, leurs foyers, demeurerez-vous plongés dans une molle oisiveté ? N’avez-vous d’autre manière de prouver votre zèle que de demander comme les Athéniens : « Qu’y a-t-il aujourd’hui de nouveau ? » Au camp, citoyens ! au camp ! Tandis que vos frères arrosent peut-être de leur sang les plaines de la Champagne, ne craignons pas d’arroser de quelque sueur les plaines de Saint-Denis pour assurer leur retraite. »


VI

Ce discours, où les figures de Danton, de Robespierre et de Marat étaient trop clairement indiquées derrière les hommes de sang que Vergniaud vouait à l’exécration de la France, électrisa tellement l’Assemblée, qu’aucune voix n’osa lui répondre, et que la faction de la commune parut un moment submergée sous ce flot de patriotisme. Deux jours après, à l’occasion d’une nouvelle plainte de Roland contre les empiétements de la commune, Vergniaud apostropha plus directement les instigateurs des assassinats de septembre et déclara la guerre à la tyrannie masquée des Jacobins. Des pétitions de prisonniers demandaient qu’on pourvût à la sûreté des prisons.

« S’il n’y avait que le peuple à craindre, dit Vergniaud, je dirais qu’il y a tout à espérer ; car le peuple est juste et il abhorre le crime. Mais il y a ici des scélérats soudoyés pour semer la discorde, répandre la consternation et nous précipiter dans l’anarchie. (On applaudit.) Ils ont frémi du serment que vous avez prêté de protéger de toutes vos forces la sûreté des personnes, les propriétés, l’exécution des lois. Ils ont dit : On veut faire cesser les proscriptions, on veut nous arracher nos victimes, on veut nous empêcher de les égorger entre les bras de leurs femmes et de leurs enfants… Eh bien ! ayons recours aux mandats d’arrêt du comité de la commune. Dénonçons, arrêtons, entassons dans les cachots ceux que nous voulons perdre. Nous agiterons ensuite le peuple, nous lâcherons nos sicaires, et dans les prisons nous établirons une boucherie de chair humaine où nous pourrons à notre gré nous désaltérer de sang ! (Applaudissements unanimes et réitérés de l’Assemblée et des tribunes.) Et savez-vous, messieurs, comment disposent de la liberté des citoyens ces hommes, qui s’imaginent qu’on a fait la Révolution pour eux, qui croient follement qu’on a envoyé Louis XVI au Temple pour les intrôner eux-mêmes aux Tuileries ? (Applaudissements.) Savez-vous comment sont décernés ces mandats d’arrestation ? La commune de Paris se repose à cet égard sur son comité de surveillance. Ce comité de surveillance, par un abus de tous les principes ou par une confiance criminelle, donne à des individus le terrible droit de faire arrêter ceux qui leur paraîtront suspects. Ceux-ci subdélèguent encore ce droit à d’autres affidés, dont il faut bien servir les vengeances, si on veut qu’ils servent les vengeances de leurs complices. Voilà de quelle étrange série dépendent la liberté et la vie des citoyens ! Voilà entre quelles mains repose la sûreté publique ! Les Parisiens aveuglés osent se dirent libres ! Ah ! ils ne sont plus esclaves, il est vrai, des tyrans couronnés ; mais ils le sont des hommes les plus vils et des plus détestables scélérats ! (Nouveaux applaudissements.) Il est temps de briser ces chaînes honteuses, d’écraser cette nouvelle tyrannie ; il est temps que ceux qui font trembler les hommes de bien tremblent à leur tour ! Je n’ignore pas qu’ils ont des poignards à leurs ordres. Eh ! dans la nuit du 2 septembre, dans cette nuit de proscription, n’a-t-on pas voulu les diriger contre plusieurs députés et contre moi ? Ne nous a-t-on pas dénoncés au peuple comme des traîtres ? Heureusement c’était en effet le peuple qui était là ; les assassins étaient occupés ailleurs ! (Frémissement général.) La voix de la calomnie ne produisit aucun effet, et la mienne peut encore se faire entendre ici ! Et je vous en atteste ! elle tonnera de tout ce qu’elle a de force contre les crimes et les tyrans ; et que m’importent les poignards et les sicaires ! qu’importe la vie au représentant du peuple quand il s’agit du salut de la patrie ! Lorsque Guillaume Tell ajustait la flèche qui devait abattre la pomme fatale qu’un monstre avait placée sur la tête de son fils, il s’écriait : « Périssent mon nom et ma mémoire, pourvu que la Suisse soit libre ! » (Longs applaudissements). Et nous aussi, nous dirons : « Périssent l’Assemblée nationale et sa mémoire, pourvu que la France soit libre ! » Les députés se lèvent comme par une impulsion unanime en répétant avec enthousiasme le serment de Vergniaud. Les tribunes imitent ce mouvement et confondent leurs voix avec celles des députés. Vergniaud, un instant interrompu, reprend : « Oui, périssent l’Assemblée nationale et sa mémoire, si elle épargne par sa mort à la nation un crime qui imprimerait une tache au nom français ; si sa vigueur apprend aux nations de l’Europe que, malgré les calomnies dont on cherche à flétrir la France, il est encore au sein même de l’anarchie momentanée où les brigands nous ont plongés, il est encore dans notre patrie quelques vertus publiques et qu’on y respecte l’humanité !!! Périssent l’Assemblée nationale et sa mémoire, si sur nos cendres nos successeurs, plus heureux, peuvent asseoir l’édifice d’une constitution qui assure le bonheur de la France, et consolide le règne de la liberté et de l’égalité ! »


VII

De pareils discours consolaient un instant les gens de bien, mais n’intimidaient pas les hommes de sang. Les Girondins avaient pour eux la raison, l’éloquence, la majorité dans l’Assemblée. Les Jacobins seuls avaient un pouvoir organisé dans les comités de l’hôtel de ville, et une force armée dans les sections pour exécuter leurs pensées. Les meilleurs sentiments des Girondins s’évaporaient après avoir retenti en magnifiques paroles. Les volontés des Jacobins devenaient des actes le lendemain du jour où elles étaient conçues. Ils avaient continué à braver impunément l’Assemblée. Leurs journaux et leurs orateurs demandaient un second 10 août contre Roland et ses amis. Collot-d’Herbois aspirait ouvertement à le remplacer au ministère de l’intérieur et fomentait les haines populaires contre lui. Pache, Suisse de nation, fils d’un concierge d’hôtel à Paris, protégé de Roland, élevé par lui jusqu’au ministère de la guerre, l’abandonna dès que Roland ne fut plus utile à sa fortune et passa dans les rangs de ses ennemis.

Dans la pensée de Roland et de Vergniaud, ce règne violent et anarchique de l’insurrection, sous le nom de commune, devait cesser de lui-même le jour où une Convention nationale centraliserait la volonté publique et retirerait à soi les pouvoirs un moment dérobés au peuple par les factieux et les proscripteurs.

Les départements jaloux des envahissements de Paris sur la nation, l’indignation des hommes de bien soulevée par les massacres de septembre, devaient, selon les Girondins, anéantir la commune, restaurer le pouvoir exécutif et le restituer aux plus dignes et aux plus capables. Cette certitude les avait rendus patients pendant les cinq semaines qui venaient de s’écouler. La Convention arrivait, les départements espéraient tout de cette représentation retrempée dans de si grandes crises. Le ministre de l’intérieur les flattait dans ses circulaires d’un prompt rétablissement de l’ordre. « Vos représentants, leur disait-il, étrangers aux factions qui agitent la capitale, s’éloigneront, en arrivant à Paris, des hommes de sédition, comme Marat et Danton. L’anarchie les repoussera par le dégoût qu’elle inspire aux bons citoyens. » Il leur promettait, de plus, l’appui moral des armées, et de Dumouriez surtout, que sa victoire venait de rendre l’arbitre de la patrie. Santerre, commandant de la garde nationale des sections, appartenait, il est vrai, au parti de la commune par son alliance avec Panis, un des principaux meneurs de ce parti, mais Barbaroux et Rebecqui répondaient des bataillons marseillais vainqueurs du 10 août, selon eux force suffisante pour défendre la Convention contre les faubourgs de Paris. Huit cents nouveaux Marseillais arrivèrent du Midi à leur appel. De plus, Marat faisait horreur, et Danton inspirait l’effroi. Ces considérations, souvent présentées aux Girondins avec la froide autorité de Brissot, l’éloquente indignation de Vergniaud, et passionnées encore par les regards et par l’âme de madame Roland, donnaient à ces jeunes hommes la confiance de la victoire et l’impatience du combat.


VIII

Dans le parti opposé, une certaine hésitation trahissait l’inquiétude. Les séances des Jacobins depuis quelque temps étaient peu suivies et insignifiantes. Les membres nouveaux de la Convention ne s’y faisaient pas inscrire. Ils semblaient craindre de compromettre leur caractère et leur indépendance dans une affiliation suspecte de violence et d’usurpation. Pétion et Barbaroux y luttaient avec avantage contre Fabre d’Églantine et Chabot. Marat n’agitait que les plus basses couches de la populace. Il était plutôt le scandale éclatant de la Révolution qu’une force révolutionnaire. Il dépopularisait la commune en y siégeant. Danton lui-même semblait intimidé par l’approche de la Convention. Son passé pesait sur son génie. Il aurait voulu le faire oublier et surtout l’oublier lui-même. Tout ce qui lui rappelait les journées de septembre lui était importun et douloureux. Homme de clairvoyance et comme inspiré du génie inculte du gouvernement, il sentait que le rôle de chef d’une faction démagogique à l’hôtel de ville de Paris était un rôle court, précaire, subalterne, indigne de la France et de lui. La direction d’une insurrection, des proscriptions atroces et le gouvernement sanglant d’un interrègne de six semaines ne satisfaisaient pas son ambition.

Pour imposer sa dictature durable à la nouvelle Assemblée, il fallait à Danton une de ces deux choses : l’armée ou la popularité. L’armée, il n’en avait pas encore, bien qu’il songeât à s’en donner une ; la popularité, il avait le sens politique trop sûr et trop exercé pour compter longtemps sur la sienne. Il la sentait s’user et s’échapper heure par heure. De plus, il avait assez de hauteur de vues pour la mépriser. Juger et mépriser sa propre popularité, c’est le signe de l’homme d’État. Danton était né avec ce signe. Une seule chose lui avait manqué pour saisir et retenir ce rôle d’homme d’État : la moralité de l’ambition et l’innocence des moyens. Il était puni sur le coup. Grand et redouté encore par le retentissement de son forfait, il ne se dissimulait pas le repoussement que son nom inspirait autour de lui. Il ne pouvait vaincre ce sentiment de répulsion publique que par de nouveaux crimes ou par une disparition volontaire de la scène pendant un certain temps. De nouveaux crimes ? Il n’en avait pas la soif. Le sang de septembre lui était trop amer pour qu’il en répandît davantage. Danton avait un cœur d’homme au fond, perverti, mais non insensible. Sa cruauté avait été un spasme de passion plutôt que l’assouvissement d’une âme atroce. C’était le système qui avait immolé en lui, non la nature. Il ne l’avouait pas encore en public, mais il l’avouait à sa femme. Il se repentait. Nous avons vu qu’il méditait, comme Sylla, une disparition volontaire et momentanée du pouvoir. Il méprisait assez ses rivaux pour leur abandonner la scène. « Vois-tu ces hommes, disait-il un soir à Camille Desmoulins en parlant des Girondins, de Robespierre et de Marat, dans un de ces épanchements intimes où son orgueil trahissait souvent les secrets de son âme, vois-tu ces hommes ? Il n’y en a pas un qui vaille un des rêves seulement de Danton ! La nature n’avait jeté que deux âmes dans le moule des hommes d’État capables de manier les révolutions : Mirabeau et moi. Après nous elle a brisé le moule. Ces hommes sont des bavards qui perdent le temps à arranger des mots et qui s’en vont dormir sur les applaudissements. Crois-tu que je vais les combattre et leur disputer la tribune et le ministère ? Détrompe-toi ! je vais me ranger de côté et les livrer avec leur impuissance au néant de leurs pensées et aux difficultés du gouvernement. La grandeur des événements les écrasera. Pour me débarrasser d’eux, je n’ai besoin que d’eux-mêmes. » Ainsi, les Girondins trouvaient la place presque vide et l’opinion désarmée devant eux. Un seul homme avait grandi en opinion et en popularité depuis le 10 août, et cet homme était Robespierre. Étudions-le ici avant le moment où il va se perdre dans le tumulte des événements.


IX

Robespierre paraissait alors le philosophe de la Révolution. Par une puissance d’abstraction qui n’appartient qu’aux convictions absolues, il s’était, pour ainsi dire, séparé de lui-même pour se confondre avec le peuple. Sa supériorité venait de ce que nul autant que lui ne semblait servir la Révolution pour elle-même. Par un retour naturel, la Révolution se reconnaissait en lui : elle n’était pas pour Robespierre une cause politique, c’était une religion de son esprit. Il ne lui demandait pas seulement de le grandir lui-même, il lui demandait surtout de l’accomplir. Ses idées, d’abord confuses comme des instincts, commençaient à se clarifier par l’étude et par la pratique. Son talent, d’abord rebelle et laborieux, commençait à mieux servir sa volonté. Dénué des dons extérieurs et des inspirations soudaines de l’éloquence naturelle, il avait tant travaillé sur lui-même, il avait tant médité, tant écrit, tant raturé, il avait tant bravé l’inattention et le sarcasme de ses auditoires, qu’il avait fini par assouplir et par échauffer sa parole, et par faire de toute sa personne, malgré sa taille maigre et roide, malgré sa voix grêle et son geste brisé, un instrument d’éloquence, de conviction et de passion.

Écrasé pendant l’Assemblée constituante par Mirabeau, par Maury, par Cazalès ; vaincu aux Jacobins par Danton, par Pétion, par Brissot ; effacé à la Convention par l’incomparable supériorité de parole de Vergniaud, s’il n’avait été soutenu par l’obstination de l’idée et par l’intrépidité d’une volonté qui se sentait la force de tout dominer, parce qu’elle le dominait lui-même, il aurait mille fois renoncé à la lutte, et serait rentré dans l’ombre et dans le silence. Mais il lui eût été plus facile de mourir que de se taire, quand son silence lui paraissait une désertion de ses principes. Sa force était là. Il était l’homme le plus convaincu de toute la Révolution : voilà pourquoi il en fut longtemps le serviteur obscur, puis le favori, puis le tyran, puis la victime.

On croyait autour de lui que la Révolution n’était à ses yeux que la réalisation de la philosophie du dix-huitième siècle, l’éclosion de la justice et de la raison dans la loi. Robespierre, c’était une utopie philosophique en action. Sa politique, rédigée dans le Contrat social, n’était que la lettre sans âme de la théorie évangélique qu’il voulait réaliser en institution démocratique. Liberté, égalité, fraternité entre les citoyens, paix entre les nations, ces mots, commentés au profit de tous les hommes et à la ruine de toutes les inégalités, de toutes les tyrannies, c’était son code affiché. Il en appliquait les formules et les conséquences, sans fléchir, à toutes les questions, à toutes les circonstances soulevées par le temps. Éclairé par cette lampe de la théorie qu’aucun vent extérieur ne faisait vaciller dans son esprit, il ne s’était point égaré jusque-là. Son intérêt, c’était sa foi ; son ambition, c’était sa cause ; ses amis, c’étaient tous ceux qui servaient cette cause le plus utilement ; ses ennemis, tous ceux qui lui paraissaient la trahir. Son malheur et, bientôt après, son crime furent de se regarder comme seul pur et seul capable, de soupçonner, d’envier, de haïr et de persécuter tous ceux qui rivalisaient avec lui dans la direction de l’opinion.

Robespierre cependant mérita le nom d’incorruptible ; le plus beau titre que le peuple pût décerner, puisque c’était le titre à sa confiance absolue dans un temps où il se défiait de tous. Robespierre, qui comprenait la réalisation de sa philosophie politique sous les formes les plus diverses du gouvernement, pourvu que la démocratie en fût l’âme, n’avait point déclamé contre la royauté, n’avait point répudié la constitution de 1791, n’avait point conspiré le 10 août, n’avait point fomenté la république. Il préférait la république, sans doute, comme une forme plus complète de l’égalité politique et comme un gouvernement où le peuple ne confiait sa liberté qu’à lui-même ; mais il ne voyait point d’inconvénient immédiat et radical à ce que la démocratie conservât une tête dans un roi et l’unité de pouvoir dans la monarchie populaire. Cette concession à la paix et aux habitudes invétérées de la nation lui semblait préférable aux crises des révolutions qu’il faudrait traverser pour transformer le nom et le mécanisme du gouvernement. La fermeté de ses convictions n’excluait pas en lui la mesure dans l’application. Il avait été modéré dans des idées extrêmes. C’étaient les ambitieux comme les Girondins ou les agitateurs comme les démagogues qui avaient poussé le plus à la république ; ce n’était pas lui. Il pactisait avec le temps parce qu’il ne lui demandait rien, disait-il, pour lui-même. Tout pour le peuple et pour l’avenir.


X

La vie de Robespierre portait témoignage du désintéressement de ses pensées ; cette vie était le plus éloquent de ses discours. Si son maître Jean-Jacques Rousseau eût quitté sa cabane des Charmettes ou d’Ermenonville pour être le législateur de l’humanité, il n’aurait pas mené une existence plus recueillie, plus pauvre que celle de Robespierre. Cette pauvreté était méritoire, car elle était volontaire. Objet de tentatives nombreuses de corruption de la part de la cour, du parti de Mirabeau, du parti de Lameth, et du parti girondin pendant les deux assemblées, il avait eu tous les jours sa fortune sous sa main ; il n’avait pas daigné la saisir. Appelé par l’élection ensuite aux fonctions d’accusateur public et de juge à Paris, il avait tout repoussé, tout résigné pour vivre dans une pure et fière indigence. Sa fortune et celle de son frère et de sa sœur consistaient dans le produit de quelques morceaux de terre affermés en Artois, et dont les fermiers, pauvres eux-mêmes et alliés à sa famille, payaient très-irrégulièrement les arrérages. Son salaire quotidien comme député, pendant l’Assemblée constituante et pendant la Convention, subvenait aux nécessités de trois personnes. Il était forcé d’avoir quelquefois recours à la bourse de ses hôtes et de ses amis. Ses dettes, qui ne s’élevaient cependant qu’à une somme modique de quatre mille francs à sa mort, après six ans de séjour à Paris, attestent l’extrême sobriété de ses goûts et de ses dépenses.

Ses habitudes étaient celles d’un modeste artisan. Il logeait dans une maison de la rue Saint-Honoré, portant aujourd’hui le n° 396, en face de l’église de l’Assomption. Cette maison, basse, précédée d’une cour, entourée de hangars remplis de planches, de pièces de charpente et d’autres matériaux de construction, avait une apparence presque rustique.

Elle appartenait à un menuisier, entrepreneur de bâtiments, nommé Duplay, qui avait adopté avec enthousiasme les principes de la Révolution. Lié avec plusieurs membres de l’Assemblée constituante, Duplay les pria de lui amener Robespierre, et l’entière conformité de leurs opinions ne tarda pas à les unir. Le jour des massacres du Champ de Mars, quelques membres de la Société des amis de la constitution pensèrent qu’il serait imprudent de laisser Robespierre retourner au fond du Marais, à travers une ville encore pleine d’émotion, et de l’abandonner sans défense aux dangers dont on le disait menacé. Duplay offrit alors de lui donner asile, son offre fut acceptée. À partir de ce moment, Robespierre ne cessa plus, jusqu’au 9 thermidor, de vivre dans la famille du menuisier. Une longue cohabitation, une table commune, la contiguïté de vie de plusieurs années, avaient converti l’hospitalité de Duplay en mutuel attachement. La famille de son hôte était devenue comme une seconde famille pour Robespierre. Cette famille, à laquelle Robespierre avait fait adopter ses opinions sans rien lui enlever de la simplicité de ses mœurs et même de ses pratiques religieuses, se composait du père, de la mère, d’un fils encore adolescent et de quatre jeunes filles dont l’aînée avait vingt-cinq ans et la plus jeune dix-huit. Le père, occupé tout le jour des travaux de son état, allait quelquefois entendre le soir Robespierre aux Jacobins. Il en revenait pénétré d’admiration pour l’orateur du peuple et de haine contre les ennemis de ce jeune et pur patriote. Madame Duplay partageait l’enthousiasme de son mari. L’estime qu’elle ressentait pour Robespierre lui faisait trouver honorables et doux les petits services de domesticité volontaire qu’elle lui rendait, comme si elle eût été moins son hôtesse que sa mère. Robespierre payait en affection ces services et ce dévouement. Il renfermait son cœur dans cette pauvre maison. Causeur avec le père, filial avec la mère, paternel avec le fils, familier et presque frère avec les jeunes filles, il inspirait et il éprouvait, dans ce cercle intérieur formé autour de lui, tous les sentiments qu’une âme ardente n’inspire et n’éprouve qu’en se répandant sur beaucoup d’espace au dehors.


XI

L’amour même attachait son cœur là où le travail, la pauvreté et le recueillement fixaient sa vie. Éléonore Duplay, la fille aînée de son hôtesse, inspirait à Robespierre un attachement plus sérieux et plus tendre que celui qu’il portait à ses sœurs. Ce sentiment, plutôt prédilection que passion, était plus raisonné chez Robespierre, plus ardent et plus naïf chez la jeune fille. C’était l’amour qui convenait à un homme jeté tout le jour dans les agitations de la vie publique, un repos de cœur après les lassitudes de l’esprit. « Âme virile, disait Robespierre de son amie, elle saurait mourir comme elle sait aimer. » On l’avait surnommée Cornélia. Cette inclination, avouée par tous deux, était approuvée de la famille. Ils vivaient dans la même maison comme deux fiancés, non comme deux amants. Robespierre avait demandé la jeune fille à ses parents : elle lui était promise. « Le dénûment de sa fortune et l’incertitude du lendemain l’empêchaient de s’unir à elle avant que la destinée de la France fût éclaircie ; mais il n’aspirait, disait-il, qu’au moment où, la Révolution terminée et affermie, il pourrait se retirer de la mêlée, épouser celle qu’il aimait et aller vivre en Artois, dans une des fermes qu’il conservait des biens de sa famille, pour y confondre son bonheur obscur dans la félicité commune. »

De toutes les sœurs d’Éléonore, celle que Robespierre affectionnait le plus était Élisabeth, la plus jeune des trois, que son compatriote et son collègue Lebas recherchait en mariage et qu’il épousa bientôt après. Cette jeune femme, à qui l’amitié de Robespierre coûta la vie de son mari onze mois après leur union, a vécu plus d’un demi-siècle depuis ce jour sans avoir une seule fois renié son culte pour Robespierre, et sans avoir compris les malédictions du monde contre ce frère de sa jeunesse, qui lui apparaissait encore dans ses souvenirs si pur, si vertueux et si doux !


XII

Les vicissitudes de fortune, d’influence et de popularité de Robespierre ne changèrent rien à cette simplicité de son existence. La foule venait implorer la faveur ou la vie à la porte de cette maison, sans que rien y pénétrât du dehors. Le logement personnel de Robespierre consistait en une chambre basse, construite en forme de mansarde au-dessus des hangars et dont la fenêtre s’ouvrait sur le toit. Elle n’avait d’autre perspective que l’intérieur d’une cour semblable à un chantier, toujours retentissante du marteau et de la scie des ouvriers, et sans cesse traversée par madame Duplay et ses filles, qui s’y livraient aux occupations du ménage. Cette chambre n’était séparée de celle des maîtres de la maison que par un petit cabinet commun entre la famille et lui. De l’autre côté, également sous les combles, deux cabinets étaient habités, l’un par le fils de la maison, l’autre par Simon Duplay, secrétaire de Robespierre et neveu de son hôte. Ce jeune homme, dont le patriotisme était aussi ardent que les opinions, brûlait de donner son sang à la cause dont Robespierre était l’âme. Enrôlé comme volontaire dans un régiment d’artillerie, il eut la jambe gauche emportée par un boulet de canon à la bataille de Valmy.

La chambre du député d’Arras ne contenait qu’un lit de noyer couvert de damas bleu à fleurs blanches, une table et quatre chaises de paille. Cette pièce lui servait à la fois pour le travail et pour le sommeil. Ses papiers, ses rapports, les manuscrits de ses discours écrits de sa main, d’une écriture régulière, mais laborieuse et raturée, étaient classés avec soin sur des tablettes de sapin contre la muraille. Quelques livres choisis et en très-petit nombre y étaient rangés. Presque toujours un volume de Jean-Jacques Rousseau ou de Racine était ouvert sur sa table, et attestait sa prédilection philosophique et littéraire pour ces deux écrivains.

C’est là que Robespierre passait la plus grande partie de sa journée, occupé à préparer ses discours. Il n’en sortait que pour se rendre le matin aux séances de l’Assemblée, et le soir à sept heures, pour aller aux Jacobins. Son costume, même à l’époque où les démagogues affectaient de flatter le peuple en imitant le cynisme et le débraillement de l’indigence, était propre, décent, correct comme celui d’un homme qui se respecte dans le regard d’autrui. Le soin un peu recherché de sa dignité et de son style se marquait jusque dans son extérieur. Une chevelure poudrée à blanc et relevée en ailes sur les tempes, un habit bleu-clair boutonné sur les hanches, ouvert sur la poitrine pour laisser éclater un gilet blanc, une culotte courte de couleur jaune, des bas blancs, des souliers à boucles d’argent, formaient son costume invariable pendant toute sa vie publique. On eût dit qu’il voulait, en ne changeant jamais de forme et de couleur dans ses vêtements, imprimer de lui une image toujours la même, et comme une médaille de sa figure dans le regard et dans l’imagination de la foule.


XIII

Les traits et l’expression de son visage trahissaient la tension perpétuelle d’un esprit qui s’efforce. Ces traits se détendaient et se déridaient jusqu’à la gaieté dans l’intérieur, à table, ou le soir autour du feu de copeaux, dans la salle basse du menuisier. Ses soirées se passaient toutes en famille, à causer des émotions du jour, des plans du lendemain, des conspirations des aristocrates, des dangers des patriotes, des perspectives de félicité publique après le triomphe de la Révolution. C’était la nation en miniature avec ses mœurs simples, ses ombrages et quelquefois ses attendrissements.

Un très-petit nombre d’amis de Robespierre et de Duplay étaient admis, tour à tour, dans cette intimité : les Lameth et Pétion dans les premiers temps ; assez rarement Legendre ; Merlin de Thionville, Fouché, qu’aimait la sœur de Robespierre et que Robespierre n’aimait pas ; souvent Taschereau, Coffinhal, Panis, Sergent, Piot ; tous les soirs Lebas, Saint-Just, David, Couthon, Buonarotti, patriote toscan descendant de Michel-Ange ; Camille Desmoulins, un nommé Nicolas, imprimeur du journal et des discours de l’orateur ; un serrurier nommé Didier, ami de Duplay ; enfin madame de Chalabre, femme noble et riche, enthousiaste de Robespierre, se dévouant à lui comme les veuves de Corinthe ou de Rome aux apôtres du culte nouveau, lui offrant sa fortune pour servir à la popularisation de ses idées, et captant l’amitié de la femme et des filles de Duplay pour mériter un regard de Robespierre.

Là, on s’entretenait de la Révolution. D’autres fois, après une courte conversation et quelques badinages avec les jeunes filles, Robespierre, qui voulait orner l’esprit de sa fiancée, faisait des lectures à la famille. C’était le plus souvent des tragédies de Racine. Il aimait à accentuer ces beaux vers, soit pour s’exercer lui-même à la tribune par le théâtre, soit pour élever ces âmes simples au niveau des grands sentiments et des grands caractères de l’antiquité. Il sortait rarement le soir. Il conduisait deux ou trois fois par an madame Duplay et ses filles au spectacle. C’était toujours au Théâtre-Français et à des représentations classiques. Il n’aimait que les déclamations tragiques qui lui rappelaient la tribune, la tyrannie, le peuple, les grands crimes, les grandes vertus, théâtral jusque dans ses rêves et dans ses délassements.

Les autres jours, Robespierre se retirait de bonne heure dans sa chambre, se couchait et se relevait ensuite pour travailler dans la nuit. Les innombrables discours qu’il a prononcés dans les deux Assemblées nationales et aux Jacobins, les articles rédigés pour son journal pendant qu’il en eut un, les manuscrits plus nombreux encore des discours qu’il avait préparés et qu’il ne prononça jamais, le soin de style qui s’y remarque, les corrections infatigables dont ils sont tachés par sa plume sur les manuscrits, attestent ses veilles et son obstination. Il visait à l’art au moins autant qu’à l’empire. Il savait que la foule aime le beau au moins autant que le vrai. Il traitait le peuple comme les grands écrivains traitent la postérité, sans compter leurs peines et sans familiarité. Il se drapait dans sa philosophie et dans son patriotisme.

Ses seules distractions étaient des promenades solitaires, à l’imitation de Jean-Jacques Rousseau, son modèle, aux Champs-Élysées ou dans les environs de Paris. Il n’avait pour compagnon de ses courses que son grand chien de la race des dogues, qui couchait à la porte de sa chambre, et qui suivait toujours son maître quand il sortait. Ce chien colossal, connu du quartier, s’appelait Brount. Robespierre l’aimait beaucoup et jouait sans cesse avec lui. C’était la seule escorte de ce tyran de l’opinion qui faisait trembler le trône et fuir à l’étranger toute l’aristocratie de son pays.

Dans les moments d’agitation extrême, et quand on craignait pour la vie des démocrates, le typographe Nicolas, le serrurier Didier et quelques amis accompagnaient de loin Robespierre. Il s’irritait de ces précautions prises à son insu. « Laissez-moi sortir de votre maison et aller vivre seul, disait-il à son hôte ; je compromets votre famille, et mes ennemis feront un crime à vos enfants de m’avoir aimé. — Non, non, nous mourrons ensemble ou le peuple triomphera, » répondait Duplay. Quelquefois, le dimanche, toute la famille sortait de Paris avec Robespierre, et le tribun, redevenu homme, s’égarait avec la mère, les sœurs et le frère d’Éléonore, dans les bois de Versailles ou d’Issy.


XIV

Ainsi vivait cet homme, dont la puissance, nulle autour de lui, devenait immense en s’éloignant de sa personne. Cette puissance n’était qu’un nom. Ce nom ne régnait que dans l’opinion. Robespierre était devenu peu à peu le seul nom que répétât sans cesse le peuple. À force de se produire à toutes les tribunes comme le défenseur des opprimés, il avait martelé son image et l’idée de son patriotisme dans la pensée de cette partie de la nation. Son séjour chez le menuisier, sa vie commune avec une famille d’honnêtes artisans, n’avaient pas peu contribué à incruster le nom de Robespierre dans la masse révolutionnaire, mais probe, du peuple de Paris. Les Duplay, leurs ouvriers, leurs amis dans les divers quartiers de la capitale, parlaient de Robespierre comme du type de la vérité et de la vertu. Dans ce temps de fièvre d’opinion, les ouvriers ne se répandaient pas, comme aujourd’hui, après leur travail, dans les lieux de plaisir et de débauche, pour y consumer les heures du soir en vains propos. Une seule pensée agitait, dispersait, rassemblait la foule. Rien n’était isolé et individuel dans les impressions ; tout était collectif, populaire, tumultueux. La passion soufflait de tous les cœurs et sur tous les cœurs à la fois. Des journaux, à un nombre incalculable d’abonnés, pleuvaient toutes les heures et sur toutes les couches de la population, comme autant d’étincelles sur des matières combustibles. Des affiches de toutes les formes, de toutes les dimensions, de toutes les couleurs, arrêtaient les passants dans les carrefours ; des sociétés populaires avaient leurs tribunes et leurs orateurs dans tous les quartiers. L’affaire publique était devenue tellement l’affaire de chacun, que ceux même d’entre le peuple qui ne savaient pas lire se groupaient dans les marchés et dans les places autour de lecteurs ambulants qui lisaient et commentaient pour eux les feuilles publiques.

Parmi tous ces noms d’hommes, de députés, d’orateurs, retentissant à ses oreilles, le peuple choisissait quelques noms favoris. Il se passionnait pour ceux-là, s’irritait contre leurs ennemis ; il confondait sa cause avec la leur. Mirabeau, Pétion, Marat, Danton, Barnave, Robespierre, avaient été ou étaient encore tour à tour ces personnifications de la foule. Mais de toutes ces popularités, aucune ne s’était plus lentement et plus profondément enracinée dans l’esprit des masses que celle du député d’Arras.


XV

Cette popularité avait été un moment éclipsée après le 10 août par celle des hommes d’action de cette journée, tels que Danton et Marat ; mais cet oubli du peuple n’avait pas été long pour son favori. On a vu que Robespierre, appelé au conseil de la commune le lendemain de la victoire, avait pris une part active à ses délibérations, rédigé ses décrets et promulgué ses volontés, comme orateur de plusieurs députations, à la barre de l’Assemblée législative. Convaincu que l’heure de la république avait enfin sonné, et que s’arrêter dans l’indécision c’était s’arrêter dans l’anarchie, Robespierre avait accepté la république et violenté de paroles les Girondins pour leur arracher le gouvernement et pour le remettre au peuple de Paris. Jusqu’au 2 septembre, il s’était confondu ainsi à l’hôtel de ville avec les directeurs du mouvement de la commune et avec les dictateurs de Paris. Mais le jour où Danton et Marat avaient organisé le meurtre et régularisé l’assassinat, soit prévoyance du juste retour de l’indignation publique, soit horreur du sang alors, Robespierre avait cessé de paraître à la commune. À dater du 2 septembre, il n’y siégea plus. On a vu en quels termes il témoigna à Saint-Just le soulèvement de son âme contre ces immolations en masse. Elles lui répugnaient tellement dans ces premiers temps, qu’il ne voulut à aucun prix être confondu avec ses collègues de la commune, de peur qu’une tache du sang de septembre ne rejaillît sur lui.

À mesure que ces proscriptions, contemplées de sang-froid, paraissaient plus odieuses, Robespierre paraissait plus pur. On lui tenait compte de son inaction. On lui savait gré de n’avoir pas ensanglanté son caractère, et d’avoir voulu conserver à la cause du peuple le prestige de la justice et de l’humanité. La réaction de l’opinion contre les journées de septembre rejetait à lui tous les partis extrêmes, mais non pervers.

Le jour de la première séance de la Convention, il était encore l’homme incorruptible de la Révolution, incorruptible au sang comme à l’or. Son nom dominait tout. La commune elle-même, qui n’avait pas trempé tout entière dans les assassinats de septembre, se parait de Robespierre et lui décernait avec affectation toute l’autorité sur ses actes. Elle sentait que sa force morale était en lui. Les Girondins le sentaient aussi. Ils craignaient peu Marat, trop monstrueux pour séduire. Ils négociaient avec Danton, assez vénal pour être séduit. Mais, quoique pleins de dédain pour le talent subalterne encore de Robespierre, c’était l’homme devant lequel ils tremblaient : le seul, en effet, Danton écarté, qui pût leur disputer la direction du peuple et le maniement de la république.

Mais depuis longtemps Robespierre avait rompu toute intimité avec madame Roland et ses amis. Vergniaud, enivré d’éloquence et confiant dans sa puissance d’entraînement, méprisait dans Robespierre cette parole sourde qui grondait toujours, mais qui n’éclatait jamais. Il croyait que la puissance des hommes se mesurait à leur génie. Le génie de Robespierre rampait au pied de la tribune, où celui de Vergniaud régnait déjà. Pétion, longtemps ami de Robespierre, ne lui pardonnait pas de lui avoir enlevé la moitié de la faveur publique. La popularité souffre moins de partage que l’empire. Louvet, Barbaroux, Rebecqui, Isnard, Ducos, Fonfrède, Lanjuinais, tous ces jeunes députés à la Convention, qui croyaient arriver à Paris avec la toute-puissance de la volonté nationale et tout courber sous la constitution républicaine qu’ils allaient délibérer librement, s’indignaient de trouver dans la commune un pouvoir usurpateur et rebelle qu’il fallait renverser ou subir, et dans Robespierre un tyran de l’opinion avec lequel il fallait compter. Les lettres de ces jeunes hommes aux départements sont pleines d’expressions de colère contre ces agitateurs de Paris. Des bruits de dictature étaient répandus, moitié par les partisans de Robespierre, moitié par ses rivaux. Ces bruits étaient accrédités par Marat, qui ne cessait de demander au peuple de remettre à un seul homme le pouvoir et la hache, pour immoler tous ses ennemis à la fois. Les Girondins grossissaient ces bruits sans y croire. Les partis se combattent avec des soupçons. Depuis que le soupçon de royalisme ne pouvait plus atteindre personne, le soupçon d’aspirer à la dictature était le coup le plus mortel que les partis pussent se porter.

Si la souveraineté sur l’opinion était le rêve unique de Robespierre, dans un lointain confus, ainsi que son confident Lebas croyait le lire dans les pensées de son ami, l’aspiration à une dictature actuelle et directe était une calomnie contre son bon sens. Il lui fallait grandir immensément encore dans la confiance et dans le fanatisme du peuple pour oser dominer la représentation. Ses ennemis se chargeaient de l’élever en l’attaquant. L’accuser de prétention à la dictature, c’était rendre deux services à sa renommée. C’était, d’une part, lui préparer une occasion facile et certaine de démontrer son innocence ; c’était, de l’autre, donner l’idée du crime dont on l’accusait, et lui faire une candidature au pouvoir suprême par la bouche même de ses calomniateurs : double fortune pour un ambitieux.


XVI

La colère et l’impatience des jeunes Girondins ne firent aucune de ces réflexions. Ils se réunirent chez Barbaroux, ils s’échauffèrent de leurs propres préventions, ils résolurent d’attaquer soudainement et corps à corps la tyrannie de Paris dans la personne et sous le nom de Robespierre. En rejetant sur lui seul tout l’odieux de cette tyrannie, ils avaient l’avantage de laisser de côté Danton, qu’ils redoutaient beaucoup plus. Ils croyaient ainsi attaquer la commune par le plus vulnérable de ses triumvirs, et ne doutaient pas d’en triompher aisément. Quelques-uns de leurs amis, plus âgés et plus temporisateurs, tels que Brissot, Sieyès et Condorcet, leur conseillèrent d’ajourner l’attaque et d’attendre qu’un conflit inévitable et prochain s’élevât entre la commune et la Convention. Les plus animés répondirent que donner du temps à une faction, c’était lui donner des forces ; que le courage était toujours la meilleure politique ; qu’il était habile d’arracher dès le premier jour la république aux factieux qui voulaient la saisir au berceau ; qu’il ne fallait pas laisser à l’indignation de la France contre les égorgeurs de septembre le temps de se calmer ; qu’il fallait compromettre dès le premier moment la majorité de la Convention contre les hommes de sang qui menaçaient de tout asservir, et que d’ailleurs il y avait en eux quelque chose de plus déterminant que la politique, c’était le sentiment, c’était l’horreur de leur âme contre ces corrupteurs du peuple, et l’impossibilité pour des hommes de cœur de se laisser confondre avec les assassins, et de paraître les tolérer ou les craindre en les ménageant plus longtemps.

L’intrépide Vergniaud, honteux d’avoir subi pendant six semaines l’insolente tyrannie des orateurs de la commune, ne cherchait ni à presser ni à ralentir l’ardeur de ses jeunes compatriotes. Il ne fuyait ni ne demandait le combat ; il se déclarait seulement prêt à l’accepter et à le soutenir.

Sieyès surtout, qui, dans ces premiers temps, était recherché des Girondins et qui les voyait tous les soirs dans le salon de madame Roland, leur donna en formules laconiques des conseils de tactique, et leur présenta des plans métaphysiques de constitution. Les Girondins le cultivaient comme leur homme d’État. Sieyès, esprit à longue vue, tout en détestant Robespierre, Marat, Danton, aurait voulu qu’avant d’attaquer la commune les Girondins eussent détaché Danton et fait un pacte avec Dumouriez qui leur assurât une autre force que la tribune contre les bandes insurrectionnelles de l’hôtel de ville. « Ne jouez pas avec la république, leur dit-il, dans une bataille de rues avant d’avoir le canon de votre côté. » Vergniaud convint de la justesse de ce mot ; mais l’impatience de la jeunesse, la honte de reculer, les excitations éloquentes de madame Roland, l’emportèrent sur tous les calculs.


XVII

Les Jacobins cependant se repeuplaient depuis deux jours. Marat et Robespierre y reparurent.

La Convention commença ses travaux. Elle entendit d’abord avec faveur un rapport énergique de Roland, qui proclamait les vrais principes d’ordre et de légalité, et qui demandait à l’Assemblée d’assurer sa propre dignité contre les mouvements populaires, par une force armée consacrée à la sécurité nationale. Le moment était opportun pour attaquer la commune et flétrir ses excès. Dans la séance du 24 septembre, Kersaint, gentilhomme breton, officier de marine intrépide, écrivain politique éloquent, réformateur dévoué à la régénération sociale, lié dès le premier jour avec les Girondins par un même amour pour la liberté, par une même horreur du crime, demanda tout à coup, à propos d’un désordre aux Champs-Élysées, qu’on nommât des commissaires pour venger la violation des premiers droits de l’homme, la liberté, la propriété, la vie des citoyens. « Il est temps, s’écria Kersaint, d’élever des échafauds pour les assassins et pour ceux qui provoquent à l’assassinat. » Puis, se tournant du côté de Robespierre, de Marat, de Danton, et paraissant diriger contre eux une allusion sanglante : « Il y a peut-être, poursuivit-il d’une voix tonnante, il y a peut-être quelque courage à s’élever ici contre les assassins !… » L’Assemblée frémit et applaudit.

Tallien demanda que cette proposition fut ajournée. « Ajourner la répression du crime, dit Vergniaud, c’est proclamer l’impunité des assassinats. » Fabre d’Églantine, Sergent, Collot-d’Herbois, se sentant désignés, s’opposèrent à la motion de Kersaint. Ils justifièrent les citoyens de Paris. « Les citoyens de Paris, s’écria Lanjuinais, ils sont dans la stupeur. À mon arrivée ici j’ai frémi ! » Des murmures s’élevèrent. Buzot, confident de Roland, préparé à la parole par la communication qu’il avait reçue du rapport, profita de l’émotion inattendue produite par le discours de Kersaint pour monter à la tribune et pour engager le combat en élargissant le terrain.


XVIII

« Au milieu de l’agitation violente que la proposition de Kersaint a fait naître, dit Buzot, j’ai besoin de garder le sang-froid qui convient à un homme libre. Il ne suffit pas de se dire républicain et de subir sous ce nom de nouveaux tyrans ! Étranger aux partis, je suis arrivé ici avec la confiance que je pourrais y garder l’indépendance de mon âme. Il est bon que je sache ce que je dois attendre ou craindre. Sommes-nous en sûreté ? Existe-t-il des lois contre ceux qui provoquent au meurtre ? Croit-on que nous n’ayons pas apporté une âme républicaine, mais incapable de fléchir sous les menaces, sous les violences d’hommes dont je ne connais ni le but ni les desseins ? On vous demande une force publique ; c’est aussi la demande que vous adresse le ministre de l’intérieur, ce Roland qui, malgré les calomnies dont on l’accable, est à vos yeux un des plus hommes de bien de la France. (On applaudit.) Je demande, moi aussi, une force publique à laquelle concourent tous nos départements. Il faut une loi contre ces hommes infâmes qui assassinent parce qu’ils n’ont pas le courage de combattre… Croit-on nous rendre esclaves de certains députés de Paris ?… »

Ce soulèvement de l’âme de Buzot ébranla la Convention. Des acclamations parties de tous les bancs des députés des départements appuyèrent ses paroles. Les députés de Paris et leurs adhérents se turent consternés, et la proposition fut votée. Le soir, les douze députés de Paris se portèrent en masse à la séance des Jacobins pour exhaler leur colère et pour concerter leur vengeance. « Il faut, s’écria Chabot, que les Jacobins, non de Paris seulement, mais de tout l’empire, forcent la Convention à donner à la France le gouvernement de son choix. La Convention rétrograde. Les intrigants s’en emparent. Les endormeurs de la secte de Brissot et de Roland veulent établir un gouvernement fédératif, pour régner sur nous par leurs départements. »

À ces mots Pétion paraît, il monte au fauteuil. Brissot écrit qu’il demande à s’expliquer fraternellement. Fabre d’Églantine attaque Buzot et dénonce son discours du matin comme une combinaison préparée chez Roland pour prévenir l’esprit de la Convention contre Paris. Pétion défend Buzot, « non pas seulement à titre d’ami, dit-il, mais comme un des citoyens les plus dévoués à la liberté et à la république. » Billaud-Varennes, Chabot, Camille Desmoulins, appellent Brissot un scélérat. Grangeneuve et Barbaroux menacent la députation de Paris de l’arrivée de nouveaux Marseillais. La séance est levée au milieu du plus inexprimable tumulte. La guerre est déclarée.


XIX

Le combat s’engage le lendemain à la séance de la Convention. Merlin se lève. « On parle de régler l’ordre du jour, dit-il ; le seul ordre du jour, c’est de faire cesser les défiances qui nous divisent et qui perdraient la chose publique. On parle de tyrans et de dictateurs : je demande qu’on les nomme et qu’on me désigne ainsi ceux que je dois poignarder. Je somme Lasource, qui m’a dit hier qu’il existait ici un parti dictatorial, de nous le désigner. »

Lasource, ami de Vergniaud et presque aussi éloquent, se lève indigné de cette interpellation perfide. « Il est bien étonnant, dit-il, qu’en m’interpellant le citoyen Merlin me calomnie ! Je n’ai point parlé de dictateur, mais de dictature. J’ai dit que certains hommes ici me paraissaient tendre par l’intrigue à la domination. C’est une conversation particulière que le citoyen Merlin révèle. Mais, loin de me plaindre de cette indiscrétion, je m’en applaudis. Ce que j’ai dit en confidence, je le redirai à la tribune, et j’y soulagerai mon cœur. Hier au soir, aux Jacobins, j’entendis dénoncer les deux tiers de la Convention comme conspirant contre le peuple et contre la liberté. En sortant, des citoyens se groupèrent autour de moi ; le citoyen Merlin se joignit à eux. Je leur peignis, avec une chaleur dont je ne sais pas me défendre quand il s’agit de ma patrie, mon inquiétude et ma douleur. On criait contre le projet de loi qui demande la punition des provocateurs à l’assassinat. J’ai dit et je dis encore que cette loi ne peut effrayer que ceux qui méditent des crimes et qui les rejettent ensuite sur le peuple, dont ils se disent les seuls amis ! On criait contre la proposition de donner une garde à la Convention. J’ai dit et je redis encore que la Convention nationale ne peut ôter à tous les départements de la république le droit de veiller au dépôt commun et à la liberté de leurs représentants. Ce n’est pas le peuple que je crains, c’est lui qui nous a sauvés ; et, puisqu’il faut enfin parler de soi-même, ce sont les citoyens de Paris qui m’ont sauvé, là, sur la terrasse des Feuillants ; ce sont eux qui détournèrent de moi la mort dont j’étais menacé, qui éloignèrent de mon sein trente coups de sabre ! Non, ce n’est pas le citoyen que je crains, c’est le brigand, c’est l’assassin qui poignarde. S’en étonne-t-on ? J’interpelle à mon tour Merlin. N’est-il pas vrai qu’il m’a averti en confidence, un de ces jours, au comité de surveillance, que je devais être assassiné sur le seuil de ma porte, en rentrant chez moi, ainsi que plusieurs de mes collègues ? Oui, je crains le despotisme de Paris, je crains la domination des intrigants qui l’oppriment sur la Convention nationale ; je ne veux pas que Paris devienne pour l’empire français ce que fut Rome pour l’empire romain. Je hais ces hommes qui, le jour même où se commettaient les massacres, ont osé décerner des mandats d’arrestation contre huit députés. Ils veulent parvenir par l’anarchie à cette domination dont ils ont soif. Je ne désigne personne. Je suis de l’œil le plan des conjurés, je soulève le rideau ; quand les hommes que je signale m’auront fourni assez de traits de lumière pour les bien voir et pour les montrer à la France, je viendrai les démasquer à cette tribune, dussé-je en descendant tomber sous leurs coups ! Je serai vengé. La puissance nationale, qui a foudroyé Louis XVI, foudroiera tous ces hommes avides de domination et de sang. »

Un immense applaudissement couvrit ces paroles. L’énergie de Lasource semblait avoir rendu la respiration à l’Assemblée. Rebecqui nomma Robespierre. « Voilà, s’écria-t-il, le parti, voilà l’homme que je vous dénonce ! »

Danton, qui se sentait encore assez d’appui sur les deux côtés de la Convention pour se tenir en équilibre et s’interposer comme un terrible médiateur, demanda la parole.

« C’est un beau jour pour la nation, dit-il, c’est un beau jour pour la république, que celui qui amène entre nous une explication fraternelle. S’il y a des coupables, s’il existe un homme pervers qui veuille dominer despotiquement les représentants du peuple, sa tête tombera aussitôt qu’il sera démasqué. Cette imputation ne doit pas être une imputation vague et indéterminée. Celui qui la fait doit la signer. Je la ferai, moi, dût-elle faire tomber la tête de mon meilleur ami. Je ne défends pas en masse la députation de Paris, je ne réponds pour personne. (Il indique d’un regard dédaigneux le banc de Marat.) Je ne vous parlerai que de moi. Je suis prêt à vous retracer le tableau de ma vie publique. Depuis trois ans, j’ai fait ce que j’ai cru devoir faire pour la liberté. Pendant la durée de mon ministère, j’ai employé toute la vigueur de mon caractère et toute l’activité d’un citoyen embrasé de l’amour de son pays. S’il y a quelqu’un qui puisse m’accuser à cet égard, qu’il se lève et qu’il parle ! Il existe, il est vrai, dans la députation de Paris un homme dont les opinions exagèrent et discréditent le parti républicain, c’est Marat ! Assez et trop longtemps on m’a accusé d’être l’auteur des écrits de cet homme. J’invoque le témoignage du citoyen qui vous préside. Pétion a dans ses mains la lettre menaçante qui me fut adressée par Marat. Il a été témoin d’une altercation entre Marat et moi à la mairie. Mais j’attribue ces exagérations aux vexations que ce citoyen a subies. Je crois que les souterrains dans lesquels il a été enfermé ont ulcéré son âme !… Faut-il, pour quelques individus exagérés, accuser une députation tout entière ? Quant à moi, je n’appartiens pas à Paris ; je suis né dans un département vers lequel se tournent toujours mes regards avec un sentiment de plaisir. Mais aucun de nous n’appartient à tel ou tel département. Nous appartenons à la France entière. Portons une loi qui prononce la peine de mort contre quiconque se déclarerait en faveur de la dictature ou du triumvirat. On prétend qu’il est parmi nous d’autres hommes qui veulent morceler la France. Faisons disparaître ces idées absurdes en prononçant la peine de mort contre ces hommes. La France doit être indivisible. Les citoyens de Marseille veulent donner la main aux citoyens de Dunkerque. Votons l’unité de représentation et de gouvernement. Ce ne sera pas sans frémir que les Autrichiens apprendront cette sainte harmonie. Alors, je vous le jure, nos ennemis sont morts ! »

Danton descendit de la tribune au bruit des applaudissements. Les assemblées, toujours indécises par leur nature, adoptent avec enthousiasme les propositions dilatoires, qui les soulagent de la nécessité de se prononcer.

Mais Buzot, impatient de rapporter une victoire à madame Roland, ne se contenta pas pour son parti de ce déni de jugement, de ces lois de mort à deux tranchants et de ces serments équivoques d’unité et d’indivisibilité de la république. « Et qui est-ce qui vous a dit, citoyen Danton, que quelqu’un songeât à rompre cette unité ? répondit-il. N’ai-je pas demandé qu’elle fût consacrée et garantie par une garde composée d’hommes envoyés par tous les départements ? On nous parle de serments ? Je n’y crois plus, aux serments. Les La Fayette, les Lameth, en avaient fait un ; ils l’ont violé ! On nous parle de décret ? Un simple décret ne suffit pas pour assurer l’indivisibilité de la république. Il faut que cette unité existe par le fait. Il faut qu’une force armée envoyée par les quatre-vingt-trois départements environne la Convention. Mais toutes ces idées ont besoin d’être coordonnées. J’en demande le renvoi à la commission des six. »

L’obstination de Buzot ranima l’audace des jeunes Girondins, un moment déconcertée par la voix de Danton. Vergniaud, Guadet, Pétion, se taisaient et semblaient montrer dans leur physionomie et dans leur attitude une répugnance à pousser le combat plus loin. Robespierre, appelé par son nom, monta avec lenteur et solennité les marches de la tribune. Tous les regards se portèrent sur lui. La haine prématurée des Girondins lui avait fait, pour un orateur populaire, le plus beau des rôles : celui de l’innocence qui se défend et de la force qui se modère.


XX

« Citoyens, dit-il, en montant à cette tribune pour répondre à l’accusation portée contre moi, ce n’est point ma propre cause que je viens défendre, mais la cause publique. Quand je me justifierai, vous ne croirez point que je m’occupe de moi-même, mais de la patrie. Citoyen, poursuivit-il en apostrophant Rebecqui, citoyen, qui avez eu le courage de m’accuser de vouloir asservir mon pays à la face des représentants du peuple, dans ce même lieu où j’ai défendu ses droits, je vous remercie ! Je reconnais dans cet acte le civisme qui caractérise la cité célèbre (Marseille) qui vous a député. Je vous remercie ! car tous nous gagnerons à cette accusation. On m’a désigné comme le chef d’un parti qu’on signale à l’animadversion de la France comme aspirant à la tyrannie. Il est des hommes qui succomberaient sous le poids d’une pareille accusation. Je ne crains pas ce malheur. Grâces soient rendues à tout ce que j’ai fait pour la liberté : c’est moi qui ai combattu toutes les factions pendant trois ans dans l’Assemblée constituante ; c’est moi qui ai combattu la cour, dédaigné ses présents, méprisé les caresses du parti plus séduisant qui, plus tard, s’était élevé pour opprimer la liberté ! »

Des voix nombreuses, fatiguées de ce vague panégyrique de lui-même, interrompirent Robespierre en le sommant de rentrer dans la question. Tallien réclama l’attention pour le député de Paris. Robespierre, qui ne trouvait plus la faveur et le respect dont il jouissait aux Jacobins, s’embarrassa un moment dans ses paroles. Il implora le silence de la générosité de ses accusateurs. Il rappela de nouveau ses services à la Révolution.

« Mais c’est là, ajouta-t-il, que commencèrent mes crimes ; car un homme qui lutta si longtemps contre tous les partis avec un courage âcre et inflexible sans se ménager aucun parti à lui-même, celui-là devait être en butte à la haine et aux persécutions de tous les ambitieux et de tous les intrigants. Quand ils veulent commencer un système d’oppression, leur première pensée doit être d’écarter cet homme. Sans doute d’autres citoyens ont défendu mieux que moi les droits du peuple, mais je suis celui qui a pu s’honorer de plus d’ennemis et de plus de persécution. — Robespierre ! lui cria-t-on de toutes parts, dis-nous simplement si tu as aspiré à la dictature ou au triumvirat ! » Robespierre s’indigne des limites étroites qu’on prescrit à sa défense. La Convention murmure et témoigne sa lassitude par son inattention. « Abrége, abrége ! crie-t-on de tous les bancs à Robespierre. — Je n’abrégerai pas, reprend Robespierre. Je vous rappelle à votre dignité. J’invoque la justice de la majorité de la Convention contre certains membres qui sont mes ennemis… — Il y a ici unité de patriotisme, et ce n’est point par haine qu’on interrompt, » lui répond Cambon. Ducos demande que, dans l’intérêt même des accusateurs, l’accusé soit entendu avec attention.


XXI

Robespierre reprend au milieu des rires et des sarcasmes : « Que ceux qui me répondent par des éclats de rire et par des murmures se forment en tribunal et prononcent ma condamnation, ce sera le jour le plus glorieux de ma vie ! Ah ! si j’avais été homme à m’attacher à un de ces partis, si j’avais transigé avec ma conscience, je ne subirais ni ces insultes ni ces persécutions ! Paris est l’arène où j’ai soutenu ces combats contre mes ennemis et contre les ennemis du peuple ; ce n’est donc pas à Paris qu’on peut dénaturer ma conduite, car là elle a le peuple pour témoin. Il n’en est pas de même dans les départements. Députés des départements, je vous en conjure au nom de la chose publique, détrompez-vous et écoutez-moi avec impartialité ! Si la calomnie sans réponse est la plus redoutable des préventions contre un citoyen, elle est aussi la plus nuisible à la patrie ! On m’a accusé d’avoir eu des conférences avec la reine, avec la Lamballe ; on m’a rendu responsable des phrases irréfléchies d’un patriote exagéré (Marat), qui demandait que la nation se confiât à des hommes dont pendant trois ans elle avait éprouvé l’incorruptibilité ! Depuis l’ouverture de la Convention, et même avant, on renouvelle ces accusations. On veut perdre dans l’opinion publique les citoyens qui ont juré d’immoler tous les partis. On nous soupçonne d’aspirer à la dictature ; et nous, nous soupçonnons la pensée de faire de la république française un amas de républiques fédératives qui seraient sans cesse la proie des fureurs civiles ou de nos ennemis. Allons au fond de ces soupçons. Qu’on ne se contente pas de calomnier, qu’on accuse et que l’on signe ces accusations contre moi ! »


XXII

L’impatient Barbaroux se lève avec l’emportement de la jeunesse. « Barbaroux, de Marseille, se présente, dit-il en regardant Robespierre en face, pour signer la dénonciation… Nous étions à Paris. Nous venions de renverser le trône avec les Marseillais. On nous recherchait dans tous les partis comme les arbitres de la puissance. On nous conduisit chez Robespierre. Là, on nous désigna cet homme comme le citoyen le plus vertueux, seul digne de gouverner la république. Nous répondîmes que les Marseillais ne baisseraient jamais le front devant un dictateur. (On applaudit.) Voilà ce que je signerai et ce que je défie Robespierre de démentir. Et l’on ose vous dire que le projet de dictature n’existe pas ! Et une commune désorganisatrice ose lancer des mandats d’arrêt contre un ministre, contre Roland, qui appartient à la république tout entière ! Et cette commune se coalise par correspondances et par commissaires avec toutes les autres communes de la république ! Et l’on ne veut pas que les citoyens de tous les départements se réunissent pour protéger l’indépendance de la représentation nationale ! Citoyens ! ils se réuniront, ils vous feront un rempart de leurs corps ! Marseille a prévenu vos décrets : elle est en mouvement. Ses enfants marchent ! S’ils devaient être vaincus, si nous devions être bloqués ici par nos ennemis, déclarez d’avance que nos suppléants se rassembleront dans une ville désignée : et nous, mourons ici ! Quant à l’accusation que j’ai portée contre Robespierre, je déclare que j’aimais Robespierre, que je l’estimais. Qu’il reconnaisse sa faute, et je retire mon accusation ! Mais qu’il ne parle pas de calomnie ! S’il a servi la liberté par ses écrits, nous l’avons défendue de nos bras ! Citoyens ! quand le moment du péril sera venu, alors vous nous jugerez ! Nous verrons si les faiseurs de placards sauront mourir avec nous ! »

Cette allusion méprisante à Robespierre et à Marat fut couverte d’applaudissements.

Cambon, de Montpellier, âme droite et fougueuse, qui se jetait avec toute l’énergie de ses convictions du côté où lui apparaissait la justice, soutint Barbaroux. Il signala les scandales d’usurpation de pouvoir que s’était permis la commune de Paris. « On veut nous donner le régime municipe de Rome ! s’écria-t-il. Je le dis, les députés du Midi veulent l’unité républicaine ! » Ce cri du patriotisme fut répété, comme le mot d’ordre de la nation, par toutes les parties de la salle. « L’unité, nous la voulons tous ! tous ! tous ! »

Panis, l’ami de Robespierre, voulut répliquer à Barbaroux. Il raconta que ses entrevues avec les chefs des Marseillais n’avaient eu d’autre but que de tramer le siége des Tuileries. « Président, dit-il à Pétion, vous étiez alors à la mairie. Vous vous souvenez que je m’écriai, quelques jours avant le 10 août : « Il faut purger le château des conjurés qui le remplissent ; nous n’avons de salut que dans une sainte insurrection. » Vous ne voulûtes pas me croire. Vous me répondîtes que le parti aristocrate était abattu et qu’il n’y avait rien à craindre. Je me séparai de vous. Nous formâmes un comité secret. Un jeune Marseillais, brûlant de patriotisme, vint nous demander des cartouches. Nous ne pouvions lui en donner sans votre signature. Nous n’osions vous la demander, parce que vous étiez trop confiant. Il se mit le pistolet sous la gorge et cria : Je me tue si vous ne me donnez pas les moyens de défendre ma patrie. Ce jeune homme nous arracha des larmes. Nous signâmes. Quant à Barbaroux, j’atteste par serment que je ne lui ai jamais parlé de dictature ! Quels sont ses témoins ? — Moi, reprend Rebecqui. — Vous êtes l’ami de Barbaroux : je vous récuse. Quant aux opérations du comité, je suis prêt à les justifier. — Par quel motif, lui demande Brissot indigné, avez-vous lancé un mandat d’arrêt contre un député ? N’était-ce pas pour le faire immoler avec les prisonniers de l’Abbaye ? — Nous vous avons sauvés, et vous nous calomniez ! reprend Panis. On se reporte assez aux circonstances terribles où nous nous trouvions. Nous étions entourés de citoyens irrités des trahisons de la cour. On nous criait : « Voici un aristocrate qui se sauve ; il faut l’arrêter, ou vous êtes vous-mêmes des traîtres. » Par exemple, beaucoup de bons citoyens vinrent nous dire que Brissot partait pour Londres avec des preuves écrites de ses machinations. Je ne croyais pas moi-même à cette inculpation ; mais elle était affirmée par d’excellents citoyens, reconnus pour tels par Brissot lui-même. J’envoyai chez lui des commissaires chargés de lui demander fraternellement communication de ses papiers. Oui, nous avons illégalement sauvé la patrie ! »


XXIII

Marat demande à son tour à être entendu. Au nom, à l’aspect, à la voix de Marat, un murmure de dégoût s’élève et des cris : À bas de la tribune ! ferment quelque temps la bouche à l’ami du peuple. Lacroix réclame le silence même pour Marat. La curiosité plutôt que la justice l’obtient de l’Assemblée.

« J’ai dans cette Assemblée un grand nombre d’ennemis personnels, dit Marat en débutant. — Tous, tous ! s’écrie la Convention presque entière en se levant de ses bancs. — J’ai dans cette Assemblée un grand nombre d’ennemis, reprend Marat ; je les rappelle à la pudeur. Qu’ils n’accablent pas de huées et de menaces un homme qui s’est dévoué pour la patrie et pour leur propre salut ! Qu’ils m’écoutent un instant en silence. Je n’abuserai pas de leur patience. Je rends grâce à la main cachée qui a jeté parmi nous un vain fantôme pour intimider les âmes faibles, pour diviser les citoyens, pour dépopulariser la députation de Paris et pour l’accuser d’aspirer au tribunat. Cette inculpation ne peut avoir aucune vraisemblance qu’en s’appliquant à moi. Eh bien, je déclare que mes collègues, notamment Robespierre et Danton, ont constamment improuvé l’idée d’un tribunat, d’un triumvirat, d’une dictature.

» Si quelqu’un est coupable d’avoir jeté dans le public cette idée, c’est moi ! j’appelle sur moi la vengeance de la nation ; mais, avant de faire tomber sur ma tête l’opprobre ou le glaive, écoutez-moi.

» Au milieu des machinations, des trahisons dont la patrie était sans cesse environnée, à la vue des complots atroces d’une cour perfide, à la vue des menées secrètes des traîtres enfermés dans le sein même de l’Assemblée législative, me ferez-vous un crime d’avoir proposé le seul moyen que je crusse propre à nous retenir au bord de l’abîme toujours ouvert ? Lorsque les autorités constituées ne servaient plus qu’à enchaîner la liberté, qu’à protéger les complots, qu’à égorger les patriotes avec l’arme de la loi, me ferez-vous un crime d’avoir provoqué sur la tête des traîtres la hache vengeresse du peuple ? Non ; si vous me l’imputiez à crime, le peuple vous démentirait. Car, obéissant à ma voix, il a senti que le moyen que je proposais était le seul qui pût sauver la patrie ; et, devenu dictateur lui-même, il a su se débarrasser seul des traîtres. J’ai frémi moi-même des mouvements impétueux et désordonnés du peuple lorsque je les vis se prolonger, et, pour que ces mouvements ne fussent pas éternellement vains et aveugles, j’ai demandé que le peuple nommât un bon citoyen, sage, juste et ferme, connu par son ardent amour de la liberté, pour diriger ses actes et les faire servir au salut public ! Si le peuple avait pu sentir la justesse de cette mesure et l’adopter le lendemain de la prise de la Bastille, il aurait abattu à ma voix cinq cents têtes de machinateurs ; tout aujourd’hui serait tranquille : les traîtres auraient frémi ; la liberté et la justice seraient établies dans l’empire. J’ai donc plusieurs fois proposé de donner une autorité momentanée à un homme sage et fort, sous la dénomination de tribun du peuple, de dictateur : le nom n’y fait rien. Mais la preuve que je voulais l’enchaîner à la patrie, c’est que je proposais qu’on lui mît un boulet aux pieds et qu’il n’eût d’autorité que pour abattre des têtes criminelles ! Telle est mon opinion. Je n’en rougis pas ; j’y ai mis mon nom. Si vous n’êtes pas encore à la hauteur de m’entendre, tant pis pour vous ! Les troubles ne sont pas finis. Déjà cent mille patriotes ont été égorgés parce qu’on n’a pas entendu ma voix ; cent mille autres seront égorgés encore. Si le peuple faiblit, l’anarchie n’aura point de fin. M’accuse-t-on de vues ambitieuses ? Voyez-moi et jugez-moi. » Il montra de l’index le mouchoir sale qui enveloppait sa tête malade, et secoua les basques débraillées de sa veste sur sa poitrine nue.

« Si j’avais voulu, poursuivit-il, mettre un prix à mon silence ; si j’avais voulu quelque place, j’aurais pu être l’objet des faveurs de la cour. Eh bien, quelle a été ma vie ? Je me suis enfermé volontairement dans des cachots souterrains, je me suis condamné à la misère, à tous les dangers ! Le glaive de vingt mille assassins était suspendu sur moi, et je prêchais la vérité la tête sur le billot !…

» Je ne vous demande en ce moment que d’ouvrir les yeux. Ne voyez-vous pas un complot pour jeter la discorde parmi nous et distraire l’Assemblée des grands objets qui doivent l’occuper ? Que ceux qui ont fait revivre aujourd’hui le fantôme de la dictature se réunissent à moi et qu’ils marchent avec les vrais patriotes aux grandes mesures seules capables d’assurer le bonheur du peuple, pour lequel je sacrifierais tous les jours de ma vie ? »


XXIV

Un silence de stupeur suivit ce discours. Marat, qui avait surpassé en audace Danton, et surtout Robespierre, avait dominé ses deux rivaux et étonné la Convention. Seul contre tous, il avait osé parler en tribun qui se dévoue aux poignards d’une assemblée de patriciens, sûr que le peuple est à la porte pour le défendre ou pour le venger. Ses paroles distillaient le sang du 2 septembre. Il demandait un bourreau national pour toute institution. Le crime dans sa bouche avait une telle confiance, la fureur dans son âme ressemblait tellement au sang-froid d’un homme d’État, qu’il était dangereux et lâche de laisser une assemblée à son début flottante entre l’horreur et l’admiration, et qu’il fallait lui arracher une protestation unanime contre ce théoricien du meurtre. Le peuple aurait cru ou qu’on craignait ou qu’on admirait Marat. Vergniaud recueillit son horreur, et gravit, la tête inclinée, les marches de la tribune.


XXV

« S’il est un malheur pour un représentant du peuple, dit-il d’une voix affaissée, c’est sans doute celui d’être obligé de remplacer à cette tribune un homme chargé de décrets de prise de corps qu’il n’a pas purgés ! — Je m’en fais gloire ! s’écria Marat. — Sont-ce les décrets du despotisme ? dit Chabot. — Sont-ce les décrets dont il a été honoré pour avoir terrassé La Fayette ? » dit Tallien. Vergniaud reprit froidement : « C’est le malheur d’être obligé de remplacer à cette tribune un homme contre lequel il a été rendu un décret d’accusation et qui a élevé sa tête audacieuse au-dessus des lois ! un homme enfin tout dégouttant de calomnie, de fiel et de sang !… » Des murmures s’élèvent contre les expressions de Vergniaud. Ducos s’écrie : « Si l’on a fait l’effort d’entendre Marat, je demande qu’on entende Vergniaud. » Les tribunes trépignent et vocifèrent pour Marat ; le président est obligé de rappeler les spectateurs au respect de la représentation. Vergniaud lit la circulaire de la commune aux départements pour provoquer à l’imitation des massacres des prisons. Il rappelle que la commune, par l’organe de Robespierre, a dénoncé un complot tramé, selon lui, par Ducos, Vergniaud, Brissot, Guadet, Lasource, Condorcet, et dont le but était de livrer la France au duc de Brunswick. « Robespierre, reprend-il, sur lequel jusque-là je n’avais prononcé que des paroles d’estime… — Cela est faux ! s’écrie Sergent. — Comme je parle sans amertume, poursuit Vergniaud, je me félicite d’une dénégation qui me prouvera que Robespierre aussi a pu être calomnié. Mais il est certain que dans cet écrit on appelle les poignards sur l’Assemblée. Que dirai-je de l’invitation formelle qu’on y fait au meurtre et à l’assassinat ?… Le bon citoyen jette un voile sur ces désordres partiels. Il cherche à faire disparaître autant qu’il est en lui les taches qui pourraient ternir l’histoire d’une si mémorable Révolution. Mais que des hommes chargés par leurs fonctions de parler au peuple de ses devoirs et de faire respecter la loi prêchent le meurtre et en fassent l’apologie, c’est là un degré de perversité qui ne peut se concevoir que dans un temps où toute morale serait bannie de la terre ! »

Boileau, ami des Girondins, succède à Vergniaud, et lit à la Convention des phrases du journal de Marat qui provoquent au massacre des députés : « Ô peuple, n’attends plus rien de cette Assemblée ! Cinquante ans d’anarchie t’attendent, et tu n’en sortiras que par un dictateur vrai patriote et homme d’État. » Des cris de fureur éclatent contre Marat. Des voix demandent qu’il soit conduit à l’Abbaye.

Marat affronte avec intrépidité cet orage : « On invoque contre moi des décrets, dit-il ; le peuple les a anéantis en m’envoyant ici. Les condamnations qu’on allègue contre moi, je m’en fais gloire, j’en suis fier. Je les avais méritées en démasquant les traîtres et les conspirateurs. J’ai vécu dix-huit mois sous le glaive de La Fayette. Si les souterrains où je vivais ne m’avaient dérobé à sa fureur, il m’aurait anéanti, et le plus zélé défenseur du peuple n’existerait plus ! Les lignes que l’on vient de lire contre moi ont été écrites il y a dix jours, quand je m’indignais de voir élire à la Convention cette faction de la Gironde qui veut me proscrire aujourd’hui. » Il lit lui-même une page de son journal du matin, où il parle avec plus de modération et de décence : « Vous le voyez, ajoute-t-il, à quoi tient la vie des patriotes les plus éprouvés ? Si, par la négligence de mon imprimeur, ma justification n’avait pas paru ce matin dans ces pages, vous m’auriez voué au glaive des tyrans ! Cette fureur est-elle digne d’hommes libres ?… Mais je ne crains rien sous le soleil ! » À ces mots, tirant de sa poitrine un pistolet, il applique la bouche du canon sur son front : « Je déclare, dit-il en prolongeant ce geste, que, si le décret d’accusation eût été lancé contre moi, je me brûlais la cervelle au pied de cette tribune… » Puis, attendrissant sa voix, et comme affaissé sous l’ingratitude de ses ennemis : « Voilà donc le fruit de trois années de cachot et d’angoisses essuyées pour sauver ma patrie ! Voilà le fruit de mes veilles, de mes travaux, de ma misère, de mes souffrances, de mes proscriptions !… Eh bien, je resterai parmi vous pour braver vos fureurs ! »

À ces mots, une foule de députés, parmi lesquels on distingue Cambon, Goupilleau, Rebecqui, Barbaroux, s’approchent de la tribune avec des gestes menaçants : « À la guillotine ! à la guillotine ! » lui crient de toutes parts des voix furieuses. Marat croise les bras sur sa poitrine et regarde d’un œil impassible la salle qui bouillonne à ses pieds. On voit à l’impassibilité de son exaltation qu’il se complaît dans ce rôle de martyr du peuple, et que la tribune est le piédestal où il veut être contemplé comme la victime de la Révolution.

On l’en arrache à force de clameurs. Moitié pitié, moitié lassitude, l’Assemblée oublie Marat, vote l’indivisibilité de la république, et se sépare. Le lendemain Marat triompha dans ses feuilles de la faiblesse de ses ennemis : « J’abandonne le lecteur, écrivait-il, à ses réflexions sur la scélératesse de la faction Guadet-Brissot. Je plains quelques-uns de leurs acolytes, et je leur pardonne : ils sont égarés. Quant aux chefs, Condorcet, Brissot, Lasource, Vergniaud, je les crois incapables de repentir, et je les poursuivrai jusqu’à la mort : ils ont juré que je périrais le 25 de ce mois par le glaive de la tyrannie ou par le poignard des brigands. Que les amis de la patrie soient avertis ! Si je tombe sous les coups des assassins, ils savent à qui doivent remonter le crime et la vengeance ! » Les tribunes de la Convention, remplies de ce que les sections avaient de plus violent, soutenaient Marat du regard et du geste. Un ami de Brissot ayant voulu sortir de la salle avant la fin de la séance, l’officier de garde l’en empêcha. « Gardez-vous de vous montrer à la foule, lui dit-il, elle est pour Marat. Je viens de la traverser. Elle fermente. Si le décret d’accusation est porté contre l’ami du peuple, il y aura des têtes abattues ce soir. »


XXVI

Telle fut la première démonstration des Girondins. Mal préparée et mal soutenue par les principaux orateurs, bornée dans son plan, indécise et avortée dans son résultat, elle ne constata pas leur empire. Robespierre en sortit plus populaire, Danton plus important, Marat plus impuni. En rejetant tout l’odieux de l’anarchie sur Marat, les Girondins avaient essayé de déshonorer l’anarchie ; mais ils avaient grandi Marat. Cet homme se vantait de leur haine et s’illustrait de leurs coups. Il devenait l’idole du peuple en se présentant à lui comme son martyr. La pitié s’ajoutait à sa popularité. Le rôle de cet homme appelle un regard.

Marat n’avait point de patrie. Né au village de Baudry près de Neuchâtel, de parents obscurs, dans cette Suisse cosmopolite dont les enfants vont chercher fortune par le monde, il avait quitté de bonne heure et pour jamais ses montagnes. Il avait erré jusqu’à l’âge de quarante ans en Angleterre, en Écosse, en France. Poussé et repoussé par cette vague inquiétude qui est le premier génie des ambitieux, instituteur, savant, médecin, philosophe, politique, il avait remué toutes les idées, toutes les professions où l’on peut trouver la fortune ou la gloire. Il n’y avait trouvé que l’indigence et le bruit. Voltaire n’avait pas dédaigné de persifler sa philosophie. Le célèbre professeur Charles avait pulvérisé sa physique. Marat irrité avait répondu par l’injure à la critique. Il avait eu un duel avec Charles. La législation criminelle avait appelé plus tard ses réflexions. Cet apôtre du meurtre en masse avait conclu à l’abolition de la peine de mort. Sans talent dans l’expression de ses idées, sans convenance dans ses rapports avec les hommes, la société ne s’était pas ouverte pour lui. Son orgueil blessé et blessant fermait les cœurs que sa situation et ses travaux auraient intéressés. Poursuivi par le besoin, il avait été quelque temps réduit à vendre lui-même, dans les rues de Paris, un spécifique de sa composition. Ces habitudes de charlatan avaient trivialisé son langage, débraillé son costume, avili ses mœurs ; il avait appris à connaître, à flatter, à émouvoir la populace.

Cependant sa fibre aigrie et souffrante lui avait fait plaindre ce peuple souffrant et méprisé comme lui. Il avait contracté avec les masses la parenté de la misère et de l’oppression. En se vengeant lui-même il avait juré de les venger. Il voulait retourner la société comme on retourne une terre avec la charrue, mettant à l’ombre ce qui est au soleil et au soleil ce qui est à l’ombre. Il ne rêvait pas une révolution, mais un redressement général de toutes les situations et de tous les principes faussés par le désordre social et rétablis violemment et à tout prix. Philosophie, ressentiment, équité, vengeance, haine des hommes, ambition et dévouement, assassinat et martyre, tout se confondait dans son système. C’était l’utopie du bouleversement, éclairée d’en haut par la lumière de la philanthropie, d’en bas par la lueur de l’incendie social.


XXVII

Ce système couvait depuis des années dans son âme. La Révolution vint lui donner de l’air. Marat était alors parvenu à l’emploi infime et humiliant pour son ambition de médecin des écuries du comte d’Artois. Emporté dès les premiers jours de 89 par le mouvement populaire, il s’y jeta pour l’accélérer. Il vendit jusqu’à son lit pour payer l’imprimeur de ses premières feuilles. Il changea trois fois le titre de son journal, jamais l’esprit. C’était le rugissement du peuple rédigé chaque nuit en lettres de sang, et demandant chaque matin la tête des traîtres et des conspirateurs.

Cette voix paraissait venir du fond de la société en ébullition. Nul ne connaissait celui qui la proférait. Marat était un être idéal pour le peuple. Un mystère planait sur son existence. On a vu que madame Roland elle-même en doutait, et demandait à Danton s’il existait en effet un homme appelé Marat. Ce mystère, ces souterrains, ces cachots d’où s’échappaient ses feuilles, ajoutaient un prestige aux écrits, au nom, à la vie de Marat. Le peuple s’attendrissait sur les dangers, les fuites, les asiles ténébreux, les souffrances, les haillons de celui qui paraissait souffrir tout cela pour sa cause. Marat ne sortait d’une retraite que pour entrer dans une autre. Poursuivi, en 1790, par La Fayette, Danton le couvrit de sa protection et le cacha chez mademoiselle Fleury, actrice du Théâtre-Français. Soupçonné dans cet asile, il se réfugia à Versailles, chez Bassal, curé de la paroisse Saint-Louis et plus tard son collègue à la Convention. Ces frères de la religion nouvelle se visitaient et se secouraient les uns les autres. Décrété de nouveau d’accusation par les Girondins Lasource et Guadet pendant l’Assemblée législative, le boucher Legendre le recueillit dans sa cave. Les souterrains du couvent des Cordeliers l’abritèrent ensuite, lui et ses presses, jusqu’au 10 août. Il en sortit, porté en triomphe, pour entrer, sous le patronage de Danton, à la commune, et y combiner les massacres de septembre. Étranger jusque-là à tous les partis, mais redouté de tous, les Jacobins, sur la demande de Chabot et de Taschereau, le recommandèrent aux électeurs de Paris. La terreur de son nom sollicitait pour lui : il fut élu.

Il vivait alors dans un petit appartement d’une rue voisine des Cordeliers, avec une femme qui s’était attachée à ses malheurs. Cette femme, encore jeune, portait dans sa pâleur et dans la maigreur de ses traits les traces des misères qu’elle souffrait avec lui et pour lui. C’était la femme de son imprimeur, que Marat avait séduite et enlevée à son mari. Vouée pour lui à une vie errante et ténébreuse, elle souffrait l’ignominie de ce nom. Maîtresse, complice, servante de Marat, elle avait accepté toutes les servitudes pour souffrir ou pour mourir avec lui. Marat ne communiquait avec la vie extérieure que par cette femme et par le prote d’imprimerie de son journal. Privé de sommeil et d’air, ne renouvelant jamais son âme par l’entretien avec ses semblables, travaillant dix-huit heures par jour, ses pensées, allumées par la tension d’esprit et par la solitude, étaient devenues une véritable obsession. On eût dit dans les temps antiques qu’il était possédé de l’esprit d’extermination. Sa logique violente et atroce aboutissait toujours au meurtre. Tous ses principes demandaient du sang. Sa société ne pouvait se fonder que sur des cadavres et sur les ruines de tout ce qui existait. Il poursuivait son idéal à travers le carnage, et pour lui le seul crime était de s’arrêter devant un crime.

Cependant son cœur n’était pas toujours assez endurci pour ne pas fléchir sous sa théorie. Il avait des éclairs de vertu et des surprises d’attendrissement. Deux traits, longtemps inconnus à l’histoire, attestent que l’homme se retrouvait quelquefois en lui sous l’insensé. Pendant les massacres des prisons, qu’il avait inspirés et dirigés, un des sauveurs de Cazotte, après avoir reconduit le père et la fille à leur demeure, vint avec crainte raconter à Marat cette faiblesse. Marat pleura en écoutant ce récit : « Tu as bien fait, dit-il à l’assassin étonné. Le père méritait la vie à cause d’une telle fille ! Mais quant à ces Suisses que vous avez épargnés, vous avez eu tort ; il fallait les immoler jusqu’au dernier. » Le ressentiment contre sa première patrie, où il avait subi la misère et l’obscurité, ne pouvait s’éteindre que dans le sang de ses compatriotes.


XXVIII

Quelques jours avant ces massacres, une jeune fille, d’une beauté et d’une innocence sans tache, apprit par la rumeur des prisons que les détenus devaient être égorgés. Son père, employé aux Tuileries avant le 10 août, était enfermé à l’Abbaye. Elle n’avait plus de mère. Sa tendresse désespérée la poussait de porte en porte pour obtenir la vie de son père. Aucune ne s’ouvrait. Manuel, Danton, Panis, avaient refusé de la voir. Chaque heure lui paraissait sonner le tocsin de l’égorgement. Elle se dévoua comme Judith, non pour sa ville, mais pour sauver son père. Elle fit dans son âme l’holocauste de sa vertu. Le nom de l’ami du peuple s’offrit à son esprit. Elle découvrit une femme qui connaissait Marat. Elle chargea cette femme d’une lettre pour lui. Cette lettre, dans laquelle elle offrait de se donner à lui pour prix des jours de son père, fut remise à l’ami du peuple. La messagère lui dépeignit la jeunesse, les charmes, la pureté de celle qui lui écrivait. Marat ouvrit la lettre avec un sourire équivoque. « Dites à cette enfant de se trouver ce soir, seule, sur la terrasse du bord de l’eau. L’homme qui l’abordera sans lui parler et qui lui prendra le bras sera Marat ; qu’elle le suive en silence. » La jeune fille obéit. Marat parut. Il entraîna l’inconnue, muette et tremblante, à l’extrémité des Champs-Élysées, entra chez un traiteur, demanda une salle à part, et commanda un léger repas. Pendant qu’on le préparait, Marat s’approcha, prit la main de la jeune fille, qui n’osait lever les yeux. Enfin elle tomba à ses pieds en fondant en larmes. « Je vous fais peur, lui dit Marat d’une voix émue, je vous fais horreur, et vous consentez à vous livrer à moi ? — J’accepte tout ce qui sauvera mon père, balbutia la victime. — Eh bien, relevez-vous, lui dit Marat en la rassurant. Ce sacrifice me suffit. J’ai voulu voir jusqu’où irait la vertu filiale ! Je serais un lâche si j’abusais de tant de dévouement. Je ne veux pas souiller ce que j’admire. Demain votre père vous sera rendu… » Il reprit le bras de la jeune fille et la reconduisit jusqu’à la porte de sa maison.

Étranges éclairs dans un tel homme : ils attestent la liberté de l’âme la plus engagée dans le crime et lui maintiennent la responsabilité des actes insensés qu’ils semblent contredire.


XXIX

L’extérieur de Marat révélait son âme. Petit, maigre, osseux, son corps paraissait incendié par un foyer intérieur. Des taches de bile et de sang marquaient sa peau. Ses yeux, quoique proéminents et pleins d’insolence, paraissaient souffrir de l’éblouissement du grand jour. Sa bouche, largement fendue, comme pour lancer l’injure, avait le pli habituel du dédain. Il connaissait la mauvaise opinion qu’on avait de lui et semblait la braver. Il portait la tête haute et un peu penchée à gauche, comme dans le défi. L’ensemble de sa figure, vue de loin et éclairée d’en haut, avait de l’éclat et de la force, mais du désordre. Tous les traits divergeaient comme la pensée. C’était le contraire de la figure de Robespierre, convergente et concentrée comme un système : l’une, méditation constante ; l’autre, explosion continue. À l’inverse de Robespierre, qui affectait la propreté et l’élégance, Marat affectait la trivialité et la saleté du costume. Des souliers sans boucles, des semelles de clous, un pantalon d’étoffe grossière et taché de boue, la veste courte des artisans, la chemise ouverte sur la poitrine, laissant à nu les muscles du cou ; les mains épaisses, le poing fermé, les cheveux gras sans cesse labourés par ses doigts : il voulait que sa personne fût l’enseigne vivante de son système social.


XXX

Tel était l’homme que les Girondins avaient habilement choisi pour flétrir en lui la faction de la commune qui leur était opposée. Attaqué par eux, abandonné par Danton, renié par Robespierre, Marat venait de leur échapper par la seule énergie de son attitude et par la franchise de son langage. Ils sentirent qu’il fallait reprendre le combat, achever la victoire, ou courber la tête devant le triumvirat. C’était le moment pour la Convention de nommer de nouveaux ministres ou de maintenir le ministère du 10 août. Roland, Danton, Servan, offraient leur démission, à moins qu’une invitation formelle et explicite de la nouvelle Assemblée ne retrempât leur force en légitimant leur autorité.

La discussion s’ouvrit sur ce point. Buzot, organe de Roland, demanda que la Convention déchargeât Servan, ministre de la guerre, de ses fonctions, que la maladie l’empêchait de remplir : « Je prierais Danton de rester à son poste, s’il n’avait pas déclaré trois fois qu’il voulait se retirer. Nous avons le droit de l’inviter, nous n’avons pas le droit de le contraindre. Quant à Roland, c’est une étrange politique que de ne vouloir pas rendre justice, je ne dirai pas aux grands hommes, mais aux hommes vertueux qui ont mérité la confiance. On nous dit : « Les hommes vertueux et capables ne nous manquent pas. » Étranger à ce pays de vertus et d’intrigues, j’interroge mes collègues et je leur demande : « Où sont-ils ? » Malgré les murmures, les calomnies, les menaces, je suis fier de le dire, Roland est mon ami ; je le connais homme de bien, tous les départements le connaissent comme moi. Si Roland reste, c’est un sacrifice qu’il fait à la chose publique ; car il renonce ainsi à l’honneur de siéger comme député parmi vous. S’il ne reste pas, il perd l’estime des hommes de bien. La nation ne connaît pas vos haines ; elle dit aux hommes de bien : « Continuez de me servir, et vous aurez toujours mon estime. » — Je demande, dit Philippeaux, qu’on étende l’invitation à Danton. — Je déclare, répond Danton, que je me refuse à une invitation, parce que je crois qu’une invitation n’est pas de la dignité de la Convention. — Et moi, reprend Barère, je m’oppose à toute démarche de la Convention pour retenir les ministres. Elle serait contraire à la majesté et à la liberté du peuple. Rappelez-vous le mot de Mirabeau : Ne mettez jamais en balance un homme et la patrie. Je rends hommage aux vertus et au patriotisme de Roland. Mais on n’est pas longtemps libre dans un pays où l’on élève par des flatteries un citoyen au-dessus des autres. — Pour moi, ajoute Cambon, je ne vois qu’en tremblant applaudir un homme. » Danton se leva de nouveau, impatient d’une discussion qui, à elle seule, était un hommage au nom de Roland. « Personne, dit-il avec une feinte déférence, ne rend plus de justice que moi à Roland. Mais si vous lui faites une invitation, faites-la donc aussi à sa femme ; car tout le monde sait que Roland n’était pas seul dans son département. Moi j’étais seul dans le mien. » Des éclats d’un rire malveillant contre madame Roland éclatent à ces mots sur les bancs des Jacobins ; les murmures de la majorité étouffent et reprochent à Danton l’inconvenance de son allusion ; il s’irrite de ces murmures. « Puisqu’on me force à dire tout haut ma pensée, je rappellerai, moi, qu’il y eut un moment où la confiance fut tellement détruite qu’il n’y avait plus de ministres, et que Roland lui-même eut l’idée de sortir de Paris. — J’ai connaissance de ce fait, répond Louvet ; c’est quand on tapissait les rues de placards dégouttant de la plus atroce calomnie. (Voix nombreuses : « C’était Marat ! ») Effrayé pour la chose publique, effrayé pour Roland lui-même, j’allai lui parler de ses périls. Si la mort me menace, me dit-il, je dois l’attendre, ce sera le dernier forfait de la faction. Roland pouvait donc avoir perdu quelque confiance, mais il avait conservé tout son courage. » Valazé soutient Louvet et défend Roland. « On vous a cité Aristide. Si les Athéniens frappèrent d’ostracisme cet homme juste, ils expièrent leur injustice en le rappelant. Si Rome exila Camille, Camille fut vengé par son retour dans sa patrie. Les noms de Roland et de Servan sont sacrés pour moi. (On applaudit à cette explosion de l’amitié.) Qu’importe à la patrie, reprend Lasource, que Roland ait une femme intelligente qui lui inspire ses résolutions, ou qu’il les puise en lui-même ? (On applaudit.) Ce petit moyen n’est pas digne des talents de Danton. (Nouveaux et plus nombreux applaudissements.) Je ne dirai pas avec Danton que c’est la femme de Roland qui gouverne, ce serait accuser Roland lui-même d’ineptie. Quant au défaut d’énergie, je dirai que Roland a répondu avec courage aux affiches scélérates où l’on cherchait à flétrir la vertu d’un homme intègre. A-t-il cessé de prêcher l’ordre et les lois ? A-t-il cessé de démasquer les agitateurs ? (On applaudit.) Doit-on néanmoins l’inviter à rester au ministère ? Non ! Malheur aux nations reconnaissantes ! Je le dis avec Tacite : La reconnaissance a fait le malheur des nations, parce que c’est elle qui a fait les rois ! » (Nouveaux applaudissements.)

Cette habile intervention d’un ami de Roland éluda la question sans la résoudre, et laissa aux Girondins les honneurs de la magnanimité. Le lendemain Roland écrivit à la Convention une de ces lettres lues en séance publique, et qui lui donnaient indirectement la parole dans la Convention et l’influence du talent de sa femme dans l’opinion. Ces lettres aux autorités constituées, aux départements, à la Convention, étaient les discours de madame Roland. Elle rivalisait ainsi avec Vergniaud, elle luttait avec Robespierre, elle écrasait Marat. On sentait le génie, on ignorait le sexe. Elle combattait masquée dans la mêlée des partis. « La Convention, disait Roland dans sa lettre, a montré sa sagesse en ne voulant pas accorder à un homme l’importance que semblerait donner à son nom l’invitation solennelle de rester au ministère. Mais sa délibération m’honore, et elle a prononcé assez clairement son vœu. Ce vœu me suffit. Il m’ouvre la carrière. Je m’y lance avec courage. Je reste au ministère. J’y reste parce qu’il y a des dangers à courir. Je les brave, et je n’en crains aucun dès qu’il s’agit de sauver ma patrie… Je me dévoue jusqu’à la mort. Je sais quelles tempêtes se forment : des hommes ardents, peut-être égarés, prennent leurs passions pour des vertus, et, croyant que la liberté ne peut être bien servie que par eux, sèment la défiance contre toutes les autorités qu’ils n’ont pas créées, parlent de trahisons, provoquent les séditions, aiguisent les poignards et méditent les proscriptions. Ils se font un droit de leur audace, un rempart de la terreur qu’ils essayent d’inspirer ; ils traîneraient à la dissolution un empire assez malheureux pour n’avoir pas de citoyens capables de les démasquer et de les arrêter ! Combien serait coupable l’homme supérieur, par sa force ou ses talents, à cette horde insensée, qui voudrait la faire servir à ses desseins ambitieux ! qui tantôt, avec l’apparence d’une indulgence magnanime, excuserait ses torts, tantôt atténuerait ses excès !… Telle a été la marche des usurpateurs depuis Sylla jusqu’à Rienzi !… On vous a dénoncé des projets de dictature, de triumvirat : ils ont existé !… On m’a accusé de manquer de courage : je demanderai où fut le courage dans les jours lugubres qui suivirent le 2 septembre, dans ceux qui dénonçaient ou dans ceux qui protégeaient les assassins ? »

Ces allusions directes à la commune de Paris, à Danton, à Robespierre, étaient une déclaration de guerre où l’irritation de la femme outragée l’emportait sur le sang-froid du politique. Elle repoussa ainsi Danton indécis dans les rangs des ennemis des Girondins. Danton devint irréconciliable. On essaya de l’ébranler encore, et de le ramener au parti qui avait le plus d’analogie avec sa nature d’homme d’État. Il s’y prêta pour un moment. L’anarchie prolongée lui répugnait. Il feignait pour Robespierre plus de déférence qu’il n’en avait. Il avouait tout haut son dégoût pour Marat. Il estimait Roland. L’éloquence de Vergniaud l’enthousiasmait. Il était trop fort pour connaître l’envie. Son alliance avec les Girondins était facile et aurait armé les théories de Vergniaud de la force d’exécution qui manquait à cet orateur platonique. La Gironde n’avait que des têtes, Danton eût été sa main. Il inclinait vers ces hommes. Il aimait la Révolution comme un affranchi qui ne veut pas retomber dans la servitude.


XXXI

Dumouriez rêvait aussi cette réconciliation de Danton et des Girondins. Elle donnait à la France un gouvernement dont il eût été l’épée. Il réunit à sa table Danton et les principaux chefs de la Gironde. On parla d’imposer silence aux ressentiments, de ne plus remuer le sang de septembre, d’où ne sortaient que des exhalaisons mortelles à la république ; de reléguer Robespierre et Marat dans l’impuissante idolâtrie des factions, d’appeler une force départementale imposante à Paris, d’intimider les Jacobins et de plier la commune au joug de la loi. À Paris, les comités de la Convention dominés par les amis de Roland et de Danton ; aux frontières, Dumouriez assurant l’armée à la Convention, et éblouissant l’opinion de l’éclat de nouvelles victoires, devaient sauver la nation au dehors et consolider le gouvernement au dedans. Ce plan, développé par Dumouriez et adopté par la majorité des convives, séduisit tous les esprits. Pétion y adhérait ; Sieyès, Condorcet, Gensonné, Brissot, en reconnaissaient la nécessité. Vergniaud, plus politique et plus homme d’État que l’indolence de son caractère ne le laissait soupçonner, consentait à mettre un sceau sur ses lèvres, et à sacrifier l’indignation de son âme aux nécessités de la patrie. Plusieurs fois, dans le cours de la soirée, l’alliance parut cimentée.

Mais Buzot, Guadet, Barbaroux, Ducos, Fonfrède, Rebecqui, dont le républicanisme avait alors toute l’inflexibilité d’une idée sans tache, ne se liaient qu’avec une répugnance visible à des concessions qui leur faisaient tacitement accepter la solidarité des assassinats de septembre. « Tout, excepté l’impunité aux égorgeurs et à leurs complices ! » s’écria Guadet en se retirant. Danton, irrité, mais dominant sa colère par son sang-froid, alla à lui et essaya de le ramener à des vues plus conciliantes.

« Notre division, lui dit-il en lui prenant la main, c’est le déchirement de la république. Les factions nous dévoreront les uns après les autres, si nous ne les étouffons pas dès le premier moment. Nous mourrons tous, vous les premiers ! — Ce n’est pas en pardonnant au crime qu’on obtient le pardon des scélérats, répondit sèchement Guadet. Une république pure ou la mort : c’est le combat que nous allons livrer. » Danton laissa retomber tristement la main de Guadet. « Guadet, lui dit-il d’une voix prophétique, vous ne savez point faire à la patrie le sacrifice de vos ressentiments. Vous ne savez pas pardonner. Vous serez victime de votre obstination. Allons chacun où le flot de la Révolution nous pousse. Nous pouvions la dominer unis ; désunis, elle nous dominera. Adieu ! » La conférence fut rompue ; Danton fut refoulé vers Robespierre, et la direction de la Convention remise au plus audacieux.

Néanmoins Danton, qui prévoyait l’anarchie et qui redoutait Robespierre, fit seul avec Dumouriez une alliance offensive et défensive contre leurs ennemis communs. Un coup d’œil avait suffi au vainqueur de Valmy pour juger les Girondins. « Ce sont des Romains dépaysés, dit-il à Westermann, son confident. La république comme ils l’entendent n’est que le roman d’une femme d’esprit. Ils vont s’enivrer de belles paroles pendant que le peuple s’enivrera de sang ! Il n’y a ici qu’un homme, c’est Danton. » À dater de ce jour, Dumouriez et Danton concertèrent secrètement toutes leurs pensées. Ces deux hommes, désormais unis, eurent cependant encore une dernière entrevue avec les Girondins chez madame Roland. On eût dit que l’instinct de leur avenir les avertissait des dangers de leur rupture, et cherchait encore à les rapprocher. Madame Roland couvrit de séductions et d’enivrement l’abîme qui séparait les deux partis. Vergniaud tendit sa main généreuse à la main de Danton repentant. Louvet immola Robespierre et Marat sous ses sarcasmes, au rire amer de ses amis et au mépris de son rival. Dumouriez raconta sa guerre et promit au printemps la Belgique à la république, si la république voulait seulement vivre jusque-là. Les cœurs parurent s’ouvrir. L’enthousiasme de la patrie transporta un moment les esprits dans une région inaccessible aux divisions des factions. Mais chaque fois qu’on retombait sur le terrain de la réalité et sur la question du jour, on y retrouvait le sang de septembre. Danton l’expiait par son embarras. Les Girondins l’accusaient par leur horreur. On évita d’y toucher. On se sépara en se regrettant, mais on se sépara sans retour.