Chez l’auteur (p. 251-270).

LIVRE DIX-SEPTIÈME


Réaction contre le 20 juin. — Pétion suspendu par le directoire de Paris. — Indignation de l’armée. — La Fayette vient à Paris. — Son discours à l’Assemblée. — Double rôle de Danton. — Les démarches de La Fayette sans résultat. — La reine compte sur Danton. — Intelligences des Girondins avec la cour. — Guadet secrètement introduit aux Tuileries. — Son attendrissement.


I

La cour tremblait à l’approche des Marseillais : elle n’avait pour se défendre que le fantôme de la constitution dans l’Assemblée et que l’épée de La Fayette sur les frontières. Les orateurs constitutionnels Vaublanc, Ramond, Girardin, Becquet, luttaient d’éloquence, mais non d’influence, avec les orateurs de la Gironde ; ils défendaient lettre à lettre le code impuissant que la nation venait de jurer ; ils montraient dans cette crise le plus beau et le plus méritoire des courages, le courage sans espoir. La Fayette, de son côté, défiait avec sa généreuse intrépidité les Jacobins dans les proclamations qu’il adressait à son armée et dans les lettres qu’il écrivait à l’Assemblée ; mais quand un peuple est sous les armes, il écoute mal les longues phrases : un mot et un geste, voilà l’éloquence du général. La Fayette prenait le ton d’un dictateur sans en avoir la force. Ce rôle n’est accepté qu’après des victoires. Aussi les dénonciations courageuses contre la faction des Jacobins n’excitèrent que de rares applaudissements dans l’Assemblée et les sourires des Girondins ; elles furent seulement un avertissement pour ces partis : ils sentirent qu’il fallait se hâter pour devancer La Fayette. L’insurrection fut résolue ; Girondins, Jacobins, Cordeliers, s’entendirent pour la rendre sinon décisive, au moins significative et terrible contre la cour.


II

À peine les bandes de Santerre et de Danton étaient-elles rentrées dans leurs faubourgs, que déjà l’indignation générale soulevait l’opinion du centre de Paris. La garde nationale, si pusillanime la veille, la bourgeoisie, si indifférente, l’Assemblée elle-même, si passive ou si complice avant l’événement, n’avaient qu’un cri contre les attentats du peuple, contre la duplicité de Pétion, contre les offenses impunies à la majesté, à la liberté, à la personne du souverain constitutionnel. Toute la journée du 21, les cours, le jardin, les vestibules des Tuileries furent remplis d’une population émue et consternée, qui par son attitude et par ses paroles semblait vouloir venger la royauté des outrages dont on venait de l’abreuver. On se montrait avec horreur, aux guichets, aux grilles, aux fenêtres du château, les stigmates de l’insurrection. On se demandait où s’arrêterait une démocratie qui traitait ainsi les pouvoirs constitués. On se racontait les larmes de la reine, les frayeurs des enfants, le dévouement surnaturel de Madame Élisabeth, la dignité intrépide de Louis XVI. Ce prince n’avait jamais manifesté et ne manifesta jamais, depuis, plus de magnanimité. L’excès de l’insulte avait découvert en lui l’héroïsme de la résignation. Jusque-là on avait douté de son courage. Ce courage se trouva grand. Mais sa fermeté était modeste, et, pour ainsi dire, timide comme son caractère. Il fallait que des circonstances extrêmes la relevassent malgré lui. Le roi, pendant cinq heures de supplice, avait vu sans pâlir les piques et les sabres de quarante mille fédérés passer à quelques doigts de sa poitrine. Il avait déployé dans cette lente revue de la sédition plus d’énergie et couru plus de périls qu’il n’en faut à un général pour gagner dix batailles. Le peuple de Paris le sentait. Pour la première fois il passait de l’estime et de la compassion jusqu’à l’admiration pour Louis XVI. De toutes parts des voix s’élevaient demandant à le venger.


III

Plus de vingt mille citoyens se portèrent spontanément chez des officiers publics pour y signer une pétition qui demandait justice de ces crimes. L’administration du département décida qu’il y avait lieu de poursuivre les auteurs des désordres. L’Assemblée décréta qu’à l’avenir les rassemblements armés sous prétexte de pétition seraient dispersés par la force. Les Jacobins et les Girondins réunis tremblèrent, se turent, ou se bornèrent à se réjouir dans le secret de leurs conciliabules de l’avilissement du trône. La sensibilité s’éteignit dans le cœur même des femmes. L’esprit de parti rendit cruel un cœur d’épouse et de mère devant le supplice d’une mère et d’une épouse outragée. « Que j’aurais voulu voir sa longue humiliation, et combien son orgueil a dû souffrir ! » s’écria madame Roland en parlant de Marie-Antoinette. Ce mot était un crime de la politique contre la nature. Madame Roland le pleura plus tard ; elle en comprit la cruauté le jour où des femmes féroces firent leur joie de son martyre, et battirent des mains devant la charrette qui la conduisait à l’échafaud.

Pétion publia une justification de sa conduite. Cette justification l’accusa davantage. Quand il parut le 21 aux Tuileries, accompagné de quelques officiers municipaux, il fut accablé de mépris, de reproches et de menaces. Le bataillon des Filles-Saint-Thomas, composé d’hommes dévoués à la constitution, chargea ses armes sous les yeux de Pétion. La voix unanime des citoyens accusait le maire de Paris d’avoir eu la volonté du crime sans en avoir montré la franchise. Sergent, qui accompagnait Pétion, fut renversé par un garde national indigné et foulé aux pieds dans la cour des Tuileries. Le directoire de Paris suspendit le maire. On fit des préparatifs de défense autour du château contre un nouveau rassemblement, qu’on annonçait pour le soir. On parla de proclamer la loi martiale, de déployer le drapeau rouge. L’Assemblée s’émut de ces bruits dans la séance du soir. Guadet s’écria qu’on voulait renouveler contre le peuple la sanglante journée du Champ de Mars.

Pétion reparut le soir aux Tuileries, et se présenta devant le roi pour lui rendre compte de l’état de Paris. La reine lui lança un regard de mépris. « Eh bien, monsieur, lui dit le roi, le calme est-il rétabli dans la capitale ? — Sire, répondit Pétion, le peuple vous a fait des représentations, il est tranquille et satisfait. — Avouez, monsieur, que la journée d’hier a été un grand scandale, et que la municipalité n’a pas fait tout ce qu’elle devait faire ! — Sire, la municipalité a fait son devoir. L’opinion publique la jugera. — Dites la nation entière. — Elle ne craint pas le jugement de la nation. — Dans quelle situation est en ce moment Paris ? — Sire, tout est calme. — Cela n’est pas vrai. — Sire !… — Taisez-vous ! — Le magistrat du peuple n’a pas à se taire quand il fait son devoir et qu’il dit la vérité. — C’est bon, retirez-vous ! — Sire, la municipalité connaît ses devoirs ; elle n’attend pas pour les remplir qu’on les lui rappelle. »

Quand Pétion fut sorti, la reine, alarmée des conséquences de ce dialogue si âpre d’un côté, si provoquant de l’autre, dit à Rœderer : « Ne trouvez-vous pas que le roi a été bien vif ? ne craignez-vous pas que cela ne lui nuise dans l’esprit public ? — Madame, répondit Rœderer, personne ne s’étonnera que le roi impose silence à un homme qui parle sans l’écouter. » Le roi écrivit le 22 à l’Assemblée pour se plaindre des excès dont sa demeure avait été le théâtre et pour remettre sa cause dans ses mains. Il publia une proclamation au peuple français. Il y peignait les violences de la multitude, les armes portées dans son palais, les portes enfoncées à coups de hache, les canons braqués contre sa famille. « J’ignore où ils voudront s’arrêter, disait-il en finissant, avec une résignation calculée ; si ceux qui veulent renverser la monarchie ont besoin d’un crime de plus, ils peuvent le commettre ! » Le roi et la reine passèrent en revue les gardes nationales de Paris aux acclamations de : « Vive le roi ! » et de : « Vive la nation ! » Des départements indignés envoyèrent des adresses d’adhésion au trône ; d’autres départements, d’adhésion aux Girondins. Tout présageait une lutte plus décisive. Le roi n’avait point cédé. L’émeute avait trompé l’espoir de ceux qui voulaient frapper et de ceux qui voulaient seulement intimider. La journée du 20 juin était trop pour une menace, trop peu pour un attentat.


IV

Cet attentat avait surtout révolté l’armée. Le roi est son chef. Les outrages faits au roi lui semblent toujours faits à elle-même. Quand l’autorité souveraine est violée, chaque officier tremble pour la sienne. D’ailleurs l’honneur français fut toujours la seconde âme de l’armée. Les récits du 20 juin, qui arrivaient de Paris et qui circulaient dans les camps, montraient aux troupes une reine belle et malheureuse, une sœur dévouée, des enfants naïfs, devenus pendant plusieurs heures le jouet d’une populace cruelle. Les larmes de ces enfants et de ces femmes tombaient sur le cœur des soldats ; ils brûlaient de les venger et demandaient à marcher sur Paris.

La Fayette, campé alors sous le canon de Maubeuge, favorisa ces manifestations dans son armée. L’attentat impuni du 20 juin, en lui annonçant le triomphe des Jacobins et des Girondins, lui annonça en même temps le complet anéantissement de son influence. Il rêva généreusement le rôle de Monk. Soutenir le roi qu’il avait abaissé lui parut une tentative digne à la fois de sa situation de chef de parti et de sa loyauté de soldat. Sûr d’entraîner le faible Luckner, dont le corps d’armée était à Menin et à Courtray, La Fayette lui envoya Bureau de Puzy pour l’informer de sa résolution de se rendre à Paris, et de chercher à entraîner la garde nationale et l’Assemblée pour écraser les Jacobins et la Gironde, et pour raffermir la constitution. Luckner reçut cette communication avec effroi, mais il n’opposa pas son autorité de général en chef aux intentions de La Fayette. Militaire sans tact, il ne comprit pas qu’en donnant un assentiment tacite à la demande de son lieutenant il devenait le complice de La Fayette. « Les sans-culottes, dit-il à Bureau de Puzy, couperont la tête à La Fayette. Qu’il y prenne garde, c’est son affaire. »

La Fayette, parti de son camp avec un seul officier de confiance, arriva inopinément à Paris, descendit chez son ami M. de La Rochefoucauld, et se rendit le lendemain à la barre de l’Assemblée. La Rochefoucauld, pendant la nuit, avait averti les constitutionnels, les principaux chefs de la garde nationale, et préparé des manifestations dans les tribunes. L’entrée de La Fayette dans l’Assemblée fut saluée par quelques salves d’applaudissements. Les murmures d’étonnement et d’indignation des Girondins leur répondirent. Le général, accoutumé aux tumultes de la place publique, opposa un front calme à l’attitude de ses ennemis. Placé par la témérité de sa démarche entre la haute cour nationale d’Orléans et le triomphe, cette heure était la crise de son pouvoir et de sa vie. Homme plus intrépide de cœur que prompt aux coups de main, il ne pâlit pas.

« Messieurs, dit-il, je dois d’abord vous donner l’assurance que mon armée ne court aucun danger par ma présence ici. On m’a reproché d’avoir écrit ma lettre du 16 juin au milieu de mon camp ; il était de mon devoir de protester contre cette imputation de timidité, de sortir de cet honorable rempart que l’affection des troupes formait autour de moi, et de me présenter seul. Un motif plus puissant m’appelait. Les violences du 20 juin ont soulevé l’indignation et les alarmes de tous les bons citoyens et surtout de l’armée. Dans la mienne, les officiers, sous-officiers et soldats ne font qu’un. J’ai reçu de tous les corps des adresses pleines de dévouement à la constitution, de haine contre les factieux. J’ai arrêté ces manifestations. Je me suis chargé d’exprimer seul le sentiment de tous. C’est comme citoyen que je vous parle. Il est temps de garantir la constitution, d’assurer la liberté de l’Assemblée nationale, celle du roi, sa dignité. Je supplie l’Assemblée d’ordonner que les excès du 20 juin seront poursuivis comme des crimes de lèse-nation, de prendre des mesures efficaces pour faire respecter toutes les autorités constituées, et particulièrement la vôtre et celle du roi, et de donner à l’armée l’assurance que la constitution ne recevra aucune atteinte à l’intérieur pendant que les braves Français prodiguent leur sang pour la défense des frontières. »


V

Ces paroles, écoutées avec le frémissement concentré de la colère par les Girondins, furent applaudies de la majorité de l’Assemblée. Derrière La Fayette, Brissot et Robespierre voyaient la garde nationale et l’armée. Sa popularité, qui n’était plus qu’une ombre, le protégeait encore ; mais quand les Jacobins et les Girondins, un moment consternés, virent que ce n’était là qu’un coup d’État comminatoire, et qu’il n’y avait ni baïonnettes ni mesures pour appuyer cette manifestation désarmée, ils commencèrent à se rassurer. Ils laissèrent le général sans soldats traverser triomphalement la salle et aller s’asseoir au banc des plus humbles pétitionnaires. Ils tâtèrent même son ascendant sur l’Assemblée pour voir s’il était solide. « Au moment où j’ai vu M. de La Fayette, dit ironiquement M. Guadet, une idée bien consolante s’est offerte à mon esprit : « Ainsi, me suis-je dit, nous n’avons plus d’ennemis extérieurs. Ainsi les Autrichiens sont vaincus ! » L’illusion n’a pas duré longtemps ; nos ennemis sont toujours les mêmes, nos dangers extérieurs n’ont pas changé, et cependant M. de La Fayette est à Paris ! il se constitue l’organe des honnêtes gens et de l’armée ! Ces honnêtes gens, qui sont-ils ? Cette armée, comment a-t-elle pu délibérer ? Mais d’abord qu’il nous montre son congé ! »

Les applaudissements revinrent à la Gironde. Ramond veut répondre à Guadet : il fait un éloge emphatique de La Fayette, « ce fils aîné de la liberté française, cet homme qui a sacrifié à la Révolution sa noblesse, sa fortune, sa vie ! — Faites-vous donc son oraison funèbre ? » crie Saladin à Ramond. Le jeune Ducos déclare que la liberté des délibérations est opprimée par la présence d’un général d’armée. Isnard, Morveau, Ducos, Guadet, se groupent sur les marches de la tribune. Le mot de scélérat se fait entendre. Vergniaud dit que M. de La Fayette a quitté son poste devant l’ennemi, que c’est à lui et non à un maréchal de camp que la nation a confié le commandement d’une armée, qu’il faut savoir seulement s’il l’a quittée sans congé. Guadet insiste sur sa proposition. Gensonné demande l’appel nominal. L’appel nominal donne une faible majorité aux amis de La Fayette. Sa lettre est renvoyée à la commission des Douze.

Voilà toute la victoire qu’obtint cette démarche. Une intention généreuse, un acte de courage individuel, de saines paroles, un vote, et rien après. De même que les Girondins au 20 juin, La Fayette osa trop ou trop peu. Menacer sans frapper, en politique, c’est se découvrir, c’est donner le secret de sa faiblesse à ceux qui peuvent croire encore à votre force. Si La Fayette eût tenté de faire de sa présence à Paris un coup d’État et non un coup parlementaire ; s’il se fût assuré d’un régiment, de quelques bataillons de garde nationale soldés ; s’il eût marché sur les Jacobins, fermé leurs clubs en se rendant à l’Assemblée aux applaudissements des citoyens ; s’il eût fait préparer par ses amis une motion qui lui donnât la dictature militaire de Paris, la responsabilité de la constitution, la garde de l’Assemblée et du roi, il pouvait peut-être écraser les factieux : sa conduite réservée ne fit que les irriter.


VI

L’Assemblée délibérait encore. Il était déjà sorti, n’emportant pour conquête que quelques sourires et quelques battements de mains. Il se rendit chez le roi. La famille royale y était réunie : le roi et la reine le reçurent avec la reconnaissance due à son dévouement, mais avec le sentiment de l’inutilité de son courage. Ils craignirent même en secret que la témérité sans force de cet acte n’excitât contre la cour un nouveau soulèvement. La Fayette, dans cette circonstance, compromit plus que sa vie, il compromit sa popularité ; mais la reine, dès cette époque, cherchait son salut plus bas : elle avait trouvé dans les factieux subalternes d’autres Mirabeau prêts à transiger avec la monarchie ou à se laisser acheter par la cour. L’or de la liste civile coulait dans les clubs et dans les faubourgs. Danton dirigeait d’une main les jeunes gens et le club des Cordeliers, de l’autre les trames secrètes de la cour. Il faisait assez peur à l’une pour qu’elle achetât sa connivence ; il lâchait assez la bride aux autres pour qu’ils se confiassent à sa démagogie ; il les trahissait tous les deux et se complaisait dans cette double puissance qu’il devait à sa double immoralité. De là ce propos terrible de Danton, correspondant à cette alternative de la situation : « Je sauverai le roi ou je le tuerai. »

La reine fit avertir Danton, dans la nuit, que La Fayette se proposait de passer le lendemain, à côté du roi, une revue des bataillons de la garde nationale commandés par Acloque, de les haranguer et de les provoquer à une réaction contre la Gironde et les clubs. Pétion, informé par Danton, contremanda avant le jour la revue projetée. La Fayette passa la nuit dans son hôtel, sous la protection d’un détachement d’honneur de gardes nationaux. Il repartit tristement le lendemain pour retourner à son armée. Cependant il ne se découragea pas de son dessein d’intimider les Jacobins et de raffermir le trône constitutionnel. Ce qu’il n’avait pu faire par sa présence à Paris, il essaya de le faire par correspondance. Il adressa en repartant une lettre pleine de salutaires conseils et de courageuses leçons à l’Assemblée. Il y menaçait énergiquement les factieux. Ces coups d’État, consistant en lettres déposées sur une tribune, échouèrent comme ils devaient échouer. C’est la main sur son épée qu’un général peut faire compter avec lui les factions. On n’obtient d’elles que ce qu’on leur arrache. Vergniaud, Brissot, Gensonné, Guadet, écoutèrent la lecture de cette correspondance dictatoriale avec le sourire du dédain.


VII

Ce voyage de La Fayette à Paris fut la seule tentative de dictature qu’il afficha dans sa vie. Le motif était généreux, le péril grand, les moyens nuls. De ce jour La Fayette, après avoir succombé dans une démarche ouverte, eut recours à d’autres plans. Sauver le roi, le faire évader de ce palais où il l’avait gardé deux ans, devint son unique pensée. Ce plan était conforme à toute la vie de La Fayette : maintenir l’équilibre entre le peuple et le roi de manière à les soutenir l’un par l’autre et à élever la liberté entre les partis. Mirabeau avait pressenti de loin cette politique de son rival. « Défiez-vous de La Fayette, avait-il dit à la reine dans ses dernières conférences avec cette princesse ; si jamais il commande l’armée, il voudra garder le roi dans sa tente. » La Fayette lui-même ne déguisait pas cette ambition de protectorat sur Louis XVI. Au moment même où il se dévouait au salut du roi, il écrivait à son confident Lacombe : « En fait de liberté, je ne me fie ni au roi ni à personne ; et s’il voulait trancher du souverain, je me battrais contre lui comme en 89, autrement on peut parler. »

Il fit proposer au roi deux plans différents pour enlever ce prince et sa famille de Paris et les placer au milieu de son armée. Le premier plan devait être exécuté le jour anniversaire de la fédération, le 14 juillet. La Fayette serait venu de nouveau à Paris avec Luckner. Les généraux auraient entouré le roi de quelques troupes affidées. La Fayette aurait harangué les bataillons de la garde nationale réunis au Champ de Mars, et rendu au roi la liberté en l’escortant hors de Paris. Le second plan consistait à faire faire aux troupes de La Fayette une marche de guerre qui les conduirait jusqu’à vingt lieues de Compiègne. La Fayette porterait de là à Compiègne deux régiments de cavalerie dont il se croyait sûr. Arrivé lui-même à Paris la veille, il accompagnerait le roi à l’Assemblée. Le roi déclarerait que, conformément à la constitution, qui lui permettait de résider à une distance de vingt lieues de la capitale, il se rendait à Compiègne ; quelques détachements de cavalerie, préparés par le général et postés autour de la salle, escorteraient le roi et assureraient son départ. Arrivé à Compiègne, le roi s’y trouverait en sûreté au milieu des régiments de La Fayette ; il ferait de là des représentations à l’Assemblée, et renouvellerait, libre et sans contrainte, ses serments à la constitution. Cette preuve de la sincérité du roi suffirait, selon La Fayette, pour lui ramener tous les esprits et pour rasseoir le trône et la constitution. Louis XVI rentrerait dans Paris aux acclamations du peuple. Ces rêves de restauration, fondés sur de tels retours d’opinion, étaient honorables, mais chimériques. Mirabeau, Barnave, La Fayette, se ressemblaient tous dans leurs plans de restauration monarchique. Tout-puissants dans l’agression, faibles dans la défense : pour démolir ils ont le peuple, pour reconstruire ils n’ont que leur courage et leur vertu.


VIII

Ces plans, un moment discutés, furent tour à tour rejetés par le roi. Placé au centre du danger, il sentait l’impraticabilité du remède. Il ne se fiait pas à ces repentirs d’ambition, qui ne lui présentaient pour le salut que ces mêmes mains auxquelles il croyait devoir sa perte. Passer dans le camp de La Fayette ne lui semblait que changer de servitude. « Nous savons bien, disaient les amis de Louis XVI, que La Fayette sauvera le roi, mais il ne sauvera pas la monarchie. »

La reine, dont la fierté égalait le courage, dédaigna d’implorer la vie de la commisération de celui qui avait tant abaissé son orgueil. De tous les hommes du temps, celui qu’elle redoutait le plus, c’était La Fayette, car il avait été pour elle la première figure de la Révolution. Les autres la menaçaient sans doute ; La Fayette seul lui était suspect même dans ses plans pour la sauver. Elle aimait mieux les périls que l’abaissement : elle refusa tout. D’ailleurs ses relations secrètes avec Danton la tranquillisaient. La vie du roi respectée au 20 juin, malgré les insultes des forcenés, l’avait rassurée sur ses jours. Elle croyait tenir, par les mains de mystérieux agents, les fils de la conduite des grands démagogues. On la trompait sur plusieurs d’entre eux. De là ces bruits de corruption qui couraient alors sur Robespierre, sur Santerre, sur Marat. Elle venait de faire remettre à Danton cent cinquante mille livres, pour confirmer par des largesses l’ascendant de cet orateur sur le peuple des faubourgs. Madame Élisabeth elle-même comptait fermement sur Danton. Elle souriait avec complaisance à cette image de la force populaire qu’elle croyait acquise à son frère. « Nous ne craignons rien, dit-elle en secret à la marquise de Raigecourt, sa confidente, Danton est avec nous. » La reine répondait à un aide de camp de La Fayette qui la conjurait de se réfugier au milieu des troupes : « Nous sommes bien reconnaissants des desseins de votre général ; mais ce qu’il y a de mieux pour nous, c’est d’être renfermés trois mois dans une tour. »

Le secret de l’abandon des Tuileries sans résistance, le 10 août, et de la translation de la famille royale dans la tour du Temple, est dans ces mots de Marie-Antoinette et de Madame Élisabeth. Danton connaissait la pensée de la reine, et la reine comptait sur Danton pour cet emprisonnement temporaire du roi. Tel était l’aveuglement du moment, que, protecteur pour protecteur, à La Fayette elle préférait Danton.


IX

Les Girondins eux-mêmes eurent à cette époque de mystérieuses intelligences avec la cour. Mais si le patriotisme et l’ambition des hommes de ce parti se prêtèrent à ces relations, aucune vénalité ne les corrompit. Guadet, le plus redouté de ces orateurs par la cour, reçut des propositions et les repoussa avec indignation. Le sentiment désintéressé de l’antique vertu républicaine élevait le cœur de ces jeunes hommes au-dessus de ces viles tentations. On pouvait les séduire par la gloire, par la compassion, jamais par l’or.

Guadet à vingt ans était déjà orateur politique. Son opposition mordante lui avait fait refuser longtemps le titre d’avocat au parlement de Bordeaux. Plus tard sa parole l’y rendit célèbre. Sa célébrité le désigna au parti populaire. L’élection l’arracha à la vie privée et à l’amour d’une jeune femme qu’il venait d’épouser. Le mouvement politique l’entraîna à la tribune nationale. Moins splendide que celle de Vergniaud, sa parole frappait des coups également terribles. Aussi honnête, mais plus âpre, on l’admirait moins, on le craignait plus. Le roi, qui connaissait l’ascendant de Guadet, désira se l’attacher par la confiance, cette séduction des cœurs généreux. Les Girondins flottaient encore entre la monarchie constitutionnelle et la république. Dévoués à la démocratie, ils étaient prêts à la servir sous la forme qui leur assurerait le plus vite sa direction.

Guadet consentit à une entrevue secrète aux Tuileries. La nuit couvrit sa démarche : une porte et un escalier dérobés le conduisirent dans un appartement où le roi et Marie-Antoinette l’attendaient seuls. La simplicité et la bonhomie de Louis XVI triomphaient au premier abord des préventions politiques des hommes droits qui l’approchaient. Il accueillit Guadet comme on accueille une dernière espérance. Il lui peignit l’horreur de sa situation comme roi, et surtout comme époux et comme père. La reine versa des larmes devant le député. L’entretien se prolongea longtemps dans la nuit. Des conseils furent demandés, donnés, non suivis peut-être. La bonne foi était des deux côtés dans les cœurs, la constance et la fermeté de résolution n’y étaient pas. Quand Guadet voulut se retirer, la reine lui demanda s’il ne désirait pas voir le Dauphin ; et, prenant elle-même un flambeau sur la cheminée, elle le conduisit dans un cabinet où le jeune prince était couché. L’enfant dormait. Les charmes de sa figure, son sommeil tranquille dans ce palais troublé, cette jeune mère, reine de France, se couvrant, pour ainsi dire, de l’innocence de son fils pour exciter la commisération d’un ennemi de la royauté, attendrirent Guadet. Il écarta de la main les cheveux qui couvraient le visage du Dauphin, et l’embrassa sur le front sans le réveiller. « Élevez-le pour la liberté, madame, elle est la condition de sa vie, » dit Guadet à la reine ; et il déroba quelques larmes sous ses paupières.

Ainsi la nature prévaut toujours, dans le cœur de l’homme, sur l’esprit de parti. Étrange spectacle donné à l’histoire par la destinée, dans cette chambre où dort un enfant, et qu’éclaire de sa propre main une reine ! Cet homme qui baise en pleurant le front de ce jeune roi est un de ceux qui neuf mois plus tard lui enlèveront la couronne et céderont la vie de son père au peuple. Quel abîme que le sort ! quelle nuit que l’avenir ! Quelle dérision de la fortune que ce baiser de Guadet ! Il sortit de là aussi ému que s’il eût prévu ce piége sinistre sous ses pas. L’homme sensible en lui avait peur de l’homme politique. Ainsi est fait l’homme. Qu’il prenne garde à sa vie !