Chez l’auteur (p. 159-186).

LIVRE QUINZIÈME


Discorde dans le conseil des ministres. — Camp de vingt mille hommes autour de Paris. — Le roi refuse de nouveau sa sanction au décret contre les prêtres. — Roland, Clavière et Servan sont destitués. — Roland lit à l’Assemblée sa lettre confidentielle au roi. — Le roi refuse définitivement de sanctionner le décret contre les prêtres. — Rassemblements au faubourg Saint-Antoine. — Dumouriez donne sa démission. — Nouveau ministère formé le 17 juin. — Départ de Dumouriez pour l’armée. — Ses adieux au roi. — La maison de madame Roland centre du parti girondin. — On y conspire la suppression de la monarchie. — Barbaroux. — Buzot ami de madame Roland. — Danton. — Sa naissance. — Son portrait. — Hostilités en Belgique. — Revers. — Leurs causes. — Généraux. — Paris consterné. — État de la France.


I

Pendant que l’imminence d’une guerre à mort agitait le peuple et menaçait le roi, la discorde continuait à régner dans le conseil des ministres. Le ministre de la guerre Servan était accusé par Dumouriez d’obéir, avec une servilité qui ressemblait à l’amour plus qu’à la complaisance, aux influences de madame Roland, et de faire échouer tout le plan d’invasion en Belgique. Les amis de madame Roland, de leur côté, menaçaient Dumouriez de lui faire demander compte par l’Assemblée des six millions de dépenses secrètes dont ils suspectaient l’emploi. Déjà même Guadet et Vergniaud avaient préparé des discours et un projet de décret pour demander le compte public de ces sommes. Dumouriez, qui s’était acheté des amis et des complices avec cet or parmi les Jacobins et les Feuillants, se révolta contre le soupçon, se refusa, au nom de son honneur outragé, à tout rendement de compte, et offrit résolûment sa démission. À cette nouvelle, un grand nombre de membres de l’Assemblée, de Feuillants, de Jacobins, Pétion lui-même, se rendent chez le ministre outragé, et le conjurent de garder son poste. Il y consent à condition qu’on laissera la disposition de ces fonds à sa seule conscience. Les Girondins, intimidés eux-mêmes par sa retraite, et sentant qu’un homme de ce caractère était indispensable à leur faiblesse, renoncèrent à leur décret et lui votèrent la confiance publique. Le peuple l’applaudit en sortant de l’Assemblée. Ces applaudissements retentissaient douloureusement dans le conciliabule de madame Roland. La popularité de Dumouriez la rendait jalouse. Ce n’était pas à ses yeux la popularité de la vertu. Elle la voulait tout entière pour son mari et pour son parti. Roland et ses collègues girondins, Servan, Clavière, redoublaient d’efforts, de violences sur l’esprit du roi, et de dénonciations pour la conquérir. Flatter l’Assemblée, courtiser le peuple, irriter les Jacobins contre la cour, obséder le roi par la demande impérieuse de sacrifices qu’ils savaient lui être impossibles, le dénoncer sourdement à l’opinion comme la cause de tout mal, comme l’obstacle à tout bien, le contraindre enfin, à force d’insolences et d’outrages, à les chasser, pour l’accuser ensuite de trahir en eux la Révolution, telle était leur tactique, résultant de leur faiblesse plus encore que de leur ambition.

Ce système de dénigrement du roi dont ils étaient les ministres était le fond de la conjuration de madame Roland. Chez Roland, ce n’était qu’une humeur chagrine ; chez ses collègues, c’était une rivalité de patriotisme avec Robespierre ; chez madame Roland, c’était la passion de la république qui s’impatientait d’un reste de trône, et qui souriait avec complaisance aux factions prêtes à renverser la monarchie. Quand les factions n’avaient plus d’armes, madame Roland et ses amis s’empressaient de leur en prêter.


II

On en vit un fatal exemple dans une démarche du ministre de la guerre Servan. Ce ministre, dominé par madame Roland, proposa à l’Assemblée nationale, sans l’autorisation du roi et sans l’aveu du conseil, de rassembler un camp de vingt mille hommes autour de Paris. Cette armée, composée de fédérés choisis parmi les hommes les plus exaltés des provinces, devait être, dans le plan des Girondins, une sorte d’armée centrale de l’opinion, dévouée à l’Assemblée, contre-balançant la garde du roi, comprimant la garde nationale, et rappelant cette armée du parlement aux ordres de Cromwell, qui avait mené Charles Ier à l’échafaud.

L’Assemblée, à l’exception du parti constitutionnel, saisit cette idée comme la haine saisit l’arme qui lui est offerte. Le roi sentit le coup. Dumouriez comprit la perfidie. Il ne put contenir sa colère contre Servan dans le conseil. Ses reproches furent ceux d’un loyal défenseur de son roi. Les réponses de Servan furent évasives, mais provoquantes. Les deux ministres mirent la main sur leur épée, et, sans la présence du roi et l’intervention de leurs collègues, le sang aurait coulé dans le conseil.

Le roi voulait refuser la sanction au décret des vingt mille hommes. « Il est trop tard, dit Dumouriez ; votre refus trahirait des craintes trop fondées, mais qu’il faut se garder de montrer à vos ennemis. Sanctionnez le décret, je me chargerai de neutraliser le danger de ce rassemblement. » Le roi demanda du temps pour réfléchir.

Les Girondins sommèrent le lendemain le roi de sanctionner le décret sur les prêtres non assermentés. Ils rencontrèrent la conscience religieuse de Louis XVI. Appuyé sur sa foi, ce prince déclara qu’il mourrait plutôt que de signer la persécution de son Église. Dumouriez insista autant que les Girondins pour obtenir cette sanction. Le roi fut inflexible. En vain Dumouriez lui représenta qu’en se refusant à des mesures légales contre le clergé non assermenté, il exposait les prêtres au massacre et se rendait ainsi responsable du sang qui serait répandu. En vain il lui représenta que ce refus de sanction dépopulariserait le ministère et lui enlèverait ainsi toute espérance de sauver la monarchie. En vain il s’adressa à la reine et la conjura par ses sentiments de mère de s’unir aux ministres pour fléchir le roi. La reine elle-même fut longtemps impuissante. Le roi enfin parut hésiter ; il assigna à Dumouriez un rendez-vous secret pour le soir. Dans cet entretien, il ordonna à Dumouriez de lui présenter trois ministres pour remplacer Roland, Clavière et Servan. Dumouriez était prêt : il proposa Vergennes pour les finances, Naillac pour les affaires étrangères, Mourgues pour l’intérieur. Quant à lui, il se réserva la guerre : ministère dictatorial au moment où la France devenait une armée. Roland, Clavière et Servan, profondément irrités d’un renvoi qu’ils avaient provoqué plus qu’ils ne l’avaient prévu, coururent porter leurs plaintes et leurs accusations dans l’Assemblée. Ils y furent reçus comme des martyrs de leur patriotisme. Ils avaient rempli les tribunes de leurs partisans.


III

Roland, Clavière et Servan assistaient à la séance, sous prétexte d’y rendre compte des motifs de leur renvoi. Roland lut à l’Assemblée la fameuse lettre confidentielle dictée par sa femme et qu’il avait lue au roi dans son cabinet. Il affecta de croire que le renvoi des ministres était la punition de son courage. Les conseils qu’il donnait au roi dans cette lettre se tournèrent ainsi en accusation contre ce malheureux prince. Jamais Louis XVI n’avait reçu des factieux un coup plus terrible que le coup qui lui était porté par son ministre. Les passions troublent la conscience du peuple. Il y a des jours où la perfidie passe pour de l’héroïsme. Les Girondins firent de Roland un héros. On ordonna l’impression de sa lettre et son envoi aux quatre-vingt-trois départements.

Roland sortit couvert d’applaudissements. Dumouriez entra au milieu des huées. Il eut à la tribune le sang-froid du champ de bataille. Il commença par annoncer à l’Assemblée la mort du général Gouvion. « Il est heureux, dit-il avec tristesse, d’être mort en combattant contre l’ennemi et de ne pas être témoin des discordes qui nous déchirent. J’envie sa mort. » On sentait dans son accent la sérénité énergique d’une âme forte, résolue à lutter jusqu’à la mort contre les factions. Il lut ensuite un mémoire sur le ministère de la guerre. Son exorde était agressif contre les Jacobins et réclamait le respect dû aux ministres du pouvoir exécutif. « Entendez-vous le Cromwell ? s’écria Guadet d’une voix tonnante. Il se croit déjà si sûr de l’empire qu’il ose nous infliger ses conseils. — Et pourquoi pas ? » dit fièrement Dumouriez en se retournant vers la Montagne. Son assurance imposa à l’Assemblée ; son attitude militaire le fit respecter du peuple. Les députés feuillant sortirent avec lui et l’accompagnèrent aux Tuileries. Le roi lui annonça qu’il consentirait à donner sa sanction au décret des vingt mille hommes. Quant au décret sur les prêtres, il répéta aux ministres que son parti était pris ; il les chargea de porter au président de l’Assemblée une lettre de sa main qui contenait les motifs de son veto. Les ministres s’inclinèrent et se séparèrent consternés.


IV

En rentrant chez lui, Dumouriez apprit qu’il y avait des rassemblements au faubourg Saint-Antoine. Il en avertit le roi. Ce prince crut qu’on voulait l’effrayer. Il perdit sa confiance dans Dumouriez. Celui-ci offrit sa démission ; elle fut acceptée. Le portefeuille du ministère des affaires étrangères fut confié à Chambonas ; celui de la guerre à Lajard, militaire du parti de La Fayette ; celui de l’intérieur à M. de Monciel, constitutionnel feuillant et ami du roi. C’était le 17 juin ; les Jacobins, le peuple, guidés par les Girondins, agitaient déjà la capitale ; tout annonçait une prochaine insurrection. Ces ministres, sans force armée, sans popularité et sans parti, acceptaient ainsi la responsabilité des périls accumulés par leurs prédécesseurs. Le roi vit une dernière fois Dumouriez. Les adieux du monarque et de son ministre furent touchants.

« Vous allez donc à l’armée ? dit le roi. — Oui, Sire, répondit Dumouriez. Je quitterais avec délices cette affreuse ville, si je n’avais le sentiment des dangers de Votre Majesté. Écoutez-moi, Sire, je ne suis plus destiné à vous revoir. J’ai cinquante-trois ans et de l’expérience. On abuse votre conscience sur le décret des prêtres. On vous conduit à la guerre civile. Vous êtes sans force, vous succomberez, et l’histoire, tout en vous plaignant, vous accusera des malheurs de votre peuple. » Le roi était assis près de la table où il venait de signer les comptes du général. Dumouriez était debout à côté de lui, les mains jointes. Le roi prit ses mains dans les siennes, et lui dit d’un son de voix ému, mais résigné : « Dieu m’est témoin que je ne pense qu’au bonheur de la France. — Je n’en doute pas, reprit Dumouriez attendri. Vous devez compte à Dieu non-seulement de la pureté, mais aussi de l’usage éclairé de vos intentions. Vous croyez sauver la religion, vous la détruisez. Les prêtres seront massacrés. Votre couronne vous sera enlevée ; peut-être même, vous, la reine, vos enfants… » Il n’acheva pas ; il colla sa bouche sur la main du roi, qui de son côté versait des larmes. « Je m’attends à la mort, reprit le roi avec tristesse, et je la pardonne d’avance à mes ennemis. Je vous sais gré de votre sensibilité. Vous m’avez bien servi ; je vous estime. Adieu. Soyez plus heureux que moi. » En disant ces mots, Louis XVI alla s’enfoncer dans l’embrasure d’une fenêtre au fond de la chambre, pour cacher le trouble de sa physionomie. Dumouriez ne le revit plus. Il s’enferma quelques jours dans la retraite au fond d’un quartier éloigné de Paris. Regardant l’armée comme le seul asile où un citoyen pût encore servir sa patrie, il partit pour Douai, quartier général de Luckner.


V

Les ministres girondins restèrent un moment atterrés entre l’humiliation de leur chute et la joie de leur prochaine vengeance. « Me voilà chassé, dit Roland à sa femme en rentrant chez lui. Je n’ai qu’un regret, c’est que nos lenteurs nous aient empêchés de prendre l’initiative. » Madame Roland se retira dans un modeste appartement, sans rien perdre de son influence et sans regretter le pouvoir, puisqu’elle emportait dans sa retraite son génie, son patriotisme et ses amis. La conjuration ne fit que changer de place avec elle ; du ministère de l’intérieur elle passa tout entière dans le petit cénacle qu’elle réunissait et qu’elle inspirait de sa passion.

Ce cercle s’agrandissait tous les jours. L’attraction de cette femme se confondait dans le cœur de ses amis avec l’attraction de la liberté. Ils adoraient en elle la république future. L’amour que ces jeunes hommes ne s’avouaient pas pour elle faisait à leur insu partie de leur politique. Les idées ne deviennent actives et puissantes que quand le sentiment les vivifie. Elle était le sentiment de son parti.

Ce parti se recruta en ce temps-là d’un homme étranger à la Gironde, mais que sa jeunesse, sa rare beauté et son énergie devaient jeter naturellement dans cette faction de l’illusion et de l’amour gouvernée par une femme. Ce jeune homme était Barbaroux.

Barbaroux n’avait alors que vingt-six ans. Il était né à Marseille d’une de ces familles de navigateurs qui conservent dans les mœurs et dans les traits quelque chose de la hardiesse de leur vie et de l’agitation de leur élément. L’élégance de sa stature, la grâce idéale de son visage, rappelaient les formes accomplies qu’adorait l’antiquité dans les statues de l’Antinoüs. Le sang de cette Grèce asiatique dont Marseille est une colonie se révélait par la pureté du profil dans le jeune Phocéen. Aussi richement doué des dons de l’intelligence que des dons du corps, Barbaroux s’exerça de bonne heure dans la parole, ce luxe des hommes du Midi. On le fit avocat ; il plaida avec talent quelques causes publiques. Mais la puissance et la sincérité de son âme répugnaient à cette éloquence souvent mercenaire qui simule la passion. Il lui fallait de ces causes nationales où l’on donne avec sa parole son âme et son sang. La Révolution, avec laquelle il était né, les lui offrait. Il attendait avec impatience l’occasion et l’heure de la servir.

Son adolescence le retenait encore éloigné de la scène où il brûlait de s’élancer. Il en passait les jours près du village d’Ollioules, dans une petite propriété de sa famille, cachée sous les pins qui tachent seuls d’un peu d’ombre les pentes calcinées de cette vallée. Il y soignait les petites cultures que l’aridité du sol et l’ardeur de ce soleil disputent aux rochers. Dans ses loisirs il étudiait les sciences naturelles ; il entretenait des correspondances avec deux Suisses, dont les systèmes de physique occupaient alors le monde savant : M. de Saussure et Marat. Mais la science ne suffisait pas à cette âme : elle débordait de sentiment. Barbaroux l’épanchait dans des poésies élégiaques brûlantes comme le Midi, vagues comme l’horizon qu’il avait sous les yeux. On y sent cette mélancolie méridionale dont la langueur tient plus de la volupté que de la faiblesse, et qui ressemble aux chants de l’homme assis au soleil avant ou après l’action. Mirabeau avait ainsi ouvert sa vie. Les génies les plus énergiques commencent souvent par la tristesse, comme s’ils avaient dans le germe de leur vie les pressentiments de leur âpre destinée. On dirait, en lisant les vers de ce jeune homme, qu’à travers ses premières larmes il entrevoyait ses fautes, son expiation et son échafaud.


VI

Après l’élection de Mirabeau et les agitations qui la suivirent, Barbaroux fut nommé secrétaire de la municipalité de Marseille. Aux troubles d’Avignon, il prit les armes et marcha à la tête des jeunes Marseillais contre les dominateurs du Comtat. Sa figure martiale, son geste, son élan, sa voix, le faisaient chef partout ; il entraînait. Député à Paris pour rendre compte des événements du Midi à l’Assemblée nationale, les Girondins, Vergniaud, Guadet, qui voulaient jeter l’amnistie sur les crimes d’Avignon, enveloppèrent ce jeune homme pour se l’attacher. Barbaroux, fougueux comme son âge, ne justifiait pas les bourreaux d’Avignon, mais il détestait les victimes : c’était l’homme qu’il fallait aux Girondins. Frappés de son éloquence et de son enthousiasme, ils le présentèrent à madame Roland. Nulle femme n’était plus faite pour séduire, nul homme n’était plus propre à être séduit. Madame Roland, dans tout l’éclat de sa beauté et aussi dans toute l’émotion de sensibilité que la pureté de sa vie ne pouvait étouffer dans son cœur vide, parle de Barbaroux avec un accent attendri. « J’ai lu, dit-elle, dans le cabinet de mon mari des lettres de Barbaroux pleines d’une raison et d’une sagesse prématurées. Quand je le vis, je fus étonnée de sa jeunesse. Il s’attacha à mon mari. Nous le vîmes davantage après notre sortie du ministère. Ce fut alors que, raisonnant du mauvais état des choses et de la crainte du triomphe du despotisme dans le nord de la France, nous formions le projet d’une république dans le Midi. « Ce sera notre pis aller, me disait en souriant Barbaroux ; mais les Marseillais arrivés ici nous dispenseront d’y recourir. »


VII

Roland logeait alors dans une maison sombre de la rue Saint-Jacques, presque sous les toits : c’était la retraite d’un philosophe ; sa femme l’éclairait. Présente à toutes les conversations de Roland, elle assistait aux conférences de son mari et du jeune Marseillais. Barbaroux raconte ainsi la scène dans laquelle naquit entre eux la première idée de la république. « Cette femme étonnante était là, dit-il ; Roland me demanda ce que je pensais des moyens de sauver la France. Je lui ouvris mon cœur. Mes confidences appelèrent les siennes. « La liberté est perdue, dit-il, si l’on ne déjoue au plus tôt les complots de la cour. La Fayette médite la trahison au Nord. L’armée du centre est systématiquement désorganisée. Dans six semaines les Autrichiens seront à Paris. N’avons-nous donc travaillé à la plus belle des révolutions pendant tant d’années que pour la voir renverser en un seul jour ! Si la liberté meurt en France, elle est à jamais perdue pour le reste du monde. Toutes les espérances de la philosophie sont déçues. Les préjugés et la tyrannie s’empareront de nouveau de la terre. Prévenons ce malheur ; et, si le Nord est asservi, portons avec nous la liberté dans le Midi, et fondons-y quelque part une colonie d’hommes libres ! » Sa femme pleurait en l’écoutant. Je pleurais moi-même en la regardant. Oh ! combien les épanchements de la confiance soulagent et fortifient les âmes attristées ! Je fis le tableau rapide des ressources et des espérances de la liberté dans le Midi. Une joie douce se répandit sur le front de Roland ; il me serra la main, et nous traçâmes sur une carte géographique de la France les limites de cet empire de la liberté : elles s’étendaient du Doubs, de l’Ain et du Rhône jusqu’à la Dordogne, et des montagnes inaccessibles de l’Auvergne jusqu’à la Durance et jusqu’à la mer. J’écrivis sous la dictée de Roland pour demander à Marseille un bataillon et deux pièces de canon. Ces bases convenues, je quittai Roland, pénétré de respect pour lui et pour sa femme. Je les ai revus depuis, pendant leur second ministère, aussi simples que dans leur humble retraite. Roland est de tous les modernes l’homme qui me semble le plus se rapprocher de Caton : mais, il faut le dire ici, c’est à sa femme qu’il a dû son courage et ses talents. »

C’est ainsi que la pensée d’une république fédérative naquit dans la première entrevue de Barbaroux et de madame Roland. Ce qu’ils rêvaient comme une mesure désespérée de liberté, on leur reprocha plus tard de l’avoir tramé comme un complot. Ce premier soupir de patriotisme de deux âmes qui se rencontraient et qui se devinaient fut leur attrait et leur crime.


VIII

De ce jour les Girondins, dégagés de toute obligation avec le roi et avec les ministres, conspirèrent secrètement chez madame Roland, publiquement à la tribune, la suppression de la monarchie. Ils semblaient envier aux Jacobins l’honneur de porter au trône les coups les plus mortels. Robespierre ne parlait encore qu’au nom de la constitution, il se renfermait dans la loi, il ne devançait pas le peuple. Les Girondins parlaient déjà au nom de la république, et montraient de l’œil et du geste le coup d’État républicain dont chaque jour les rapprochait davantage. Les conciliabules chez Roland se multipliaient et s’élargissaient. Des hommes nouveaux s’affiliaient : Roland, Brissot, Vergniaud, Guadet, Gensonné, Condorcet, Pétion, Lanthenas, qui à l’heure du danger les trahit ; Valazé, Pache, qui persécuta et décima ses amis ; Grangeneuve, Louvet, qui cachait une grande énergie sous la légèreté des mœurs et la gaieté de l’esprit ; Chamfort, familier des grands, esprit lucide, cœur haineux, découragé du peuple avant de l’avoir servi ; Carra, journaliste populaire, enthousiaste de la république, possédé du délire de la liberté ; Chénier, poëte de la Révolution, destiné à lui survivre et gardant son culte jusqu’à la mort sous la tyrannie de l’Empire ; Dusaulx, portant sous ses cheveux blancs la jeunesse de l’enthousiasme pour la philosophie, nestor de tous ces jeunes hommes, les modérant par sa parole ; Mercier, prenant tout en plaisanterie, même le cachot et la mort.


IX

Mais de ces hommes que la passion de la Révolution réunissait autour d’elle, celui que madame Roland préférait à tous c’était Buzot. Plus attaché à cette jeune femme qu’à son parti, Buzot était pour elle un ami, les autres n’étaient que des instruments ou des complices : elle avait promptement jugé Barbaroux. Ce jugement même, empreint d’une certaine amertume, était comme un repentir de la faveur secrète que l’extérieur de ce jeune homme lui avait d’abord inspirée. Elle s’accuse de le trouver si beau, et semble prémunir son cœur contre l’entraînement de ses regards. « Barbaroux est léger, dit-elle ; les adorations que des femmes sans mœurs lui prodiguent nuisent au sérieux de ses sentiments. Quand je vois ces beaux jeunes hommes trop enivrés de l’impression qu’ils produisent, comme Barbaroux et Hérault de Séchelles, je ne puis m’empêcher de penser qu’ils s’adorent trop eux-mêmes pour adorer assez la patrie. »

Si on peut soulever le voile du cœur de cette femme vertueuse, qui ne le soulevait pas elle-même, de peur d’y découvrir un sentiment contraire à ses devoirs, on reste convaincu que son penchant instinctif avait été un instant pour Barbaroux, mais que sa tendresse réfléchie était pour Buzot. Il n’est donné ni au devoir, ni à la liberté, de remplir tout entière l’âme d’une femme belle et passionnée comme elle. Le devoir glace le cœur, la politique le trompe, la vertu le retient, l’amour le remplit. Madame Roland aimait Buzot. Buzot adorait en elle son inspiratrice et son idole. Peut-être ne s’avouèrent-ils jamais par des paroles l’un à l’autre un sentiment qui leur eût été moins sacré le jour où il serait devenu coupable. Mais ce qu’ils se cachaient à eux-mêmes, ils l’ont comme involontairement révélé à leur mort. Il y a dans les derniers jours et dans les dernières heures de cet homme et de cette femme des soupirs, des gestes et des paroles qui laissent échapper devant la mort le secret contenu dans la vie ; mais le secret ainsi trahi garde son mystère à leur sentiment. La postérité a le droit de l’entrevoir, elle n’a pas le droit de l’accuser.

Roland, homme estimable, mais morose, avait les exigences de la faiblesse, sans en avoir la reconnaissance et la grâce envers sa compagne. Elle lui restait fidèle par respect d’elle-même plus que par attrait pour lui. Ils aimaient la même cause, la liberté. Mais le fanatisme de Roland était froid comme l’orgueil, celui de sa femme enflammé comme l’amour. Elle s’immolait tous les jours à la gloire de son mari ; à peine s’apercevait-il du sacrifice. On lit dans son cœur qu’elle porte ce joug avec fierté, mais que ce joug lui pèse. Elle peint Buzot avec complaisance et comme l’idéal d’une félicité intérieure. « Sensible, ardent, mélancolique, dit-elle, contemplateur passionné de la nature, il paraît fait pour goûter et pour donner le bonheur. Cet homme oublierait l’univers dans les douceurs des vertus privées. Capable d’élans sublimes et de constantes affections, le vulgaire, qui aime à rabaisser ce qu’il ne peut égaler, l’accuse de rêverie. D’une figure douce, d’une taille élégante, il fait régner dans son costume ce soin, cette propreté, cette décence, qui annoncent le respect de soi-même et des autres. Pendant que la lie de la nation porte les flatteurs et les corrupteurs du peuple aux affaires, pendant que les égorgeurs jurent, boivent et se vêtent de haillons pour fraterniser avec la populace, Buzot professe la morale de Socrate et conserve la politesse de Scipion. Aussi on rase sa maison et on le bannit comme Aristide. Je m’étonne qu’ils n’aient pas décrété qu’on oublierait son nom ! » L’homme dont elle parlait en ces termes du fond de son cachot, la veille de sa mort, exilé, errant, caché dans les grottes de Saint-Émilion, tomba comme frappé de la foudre, et resta plusieurs jours en démence, en apprenant la mort de madame Roland.

Danton, dont le nom commençait à s’élever au-dessus de la foule où il avait acquis une notoriété jusque-là un peu triviale, rechercha à la même époque l’intimité de madame Roland. On se demandait quel était le secret de l’ascendant croissant de cet homme ; d’où il sortait ; ce qu’il était ; où il marchait. On remontait à son origine, à sa première apparition sur la scène du peuple, à ses premières liaisons avec les personnages célèbres du temps. On cherchait dans des mystères la cause de sa prodigieuse popularité. Elle était surtout dans sa nature.


X

Danton n’était pas seulement un de ces aventuriers de la démagogie qui surgissent, comme Masaniello ou comme Hébert, des bouillonnements des masses. Il sortait des rangs intermédiaires et du cœur même de la nation. Sa famille, pure, probe, propriétaire et industrielle, ancienne de nom, honorable de mœurs, était établie à Arcis-sur-Aube et possédait un domaine rural aux environs de cette petite ville. Elle était du nombre de ces familles modestes, mais considérées, qui ont pour base le sol, pour occupation principale la culture, mais qui donnent à leurs fils l’éducation morale et littéraire la plus complète, et qui les préparent ainsi aux professions libérales de la société. Le père de Danton était mort jeune. Sa mère s’était remariée à un fabricant d’Arcis-sur-Aube, qui possédait et qui dirigeait une petite filature. On voit encore près de la rivière, en dehors de la ville, dans un site gracieux, la maison moitié citadine, moitié rustique, et le jardin au bord de l’Aube où s’écoula l’enfance de Danton.

Son beau-père, M. Ricordin, soigna son éducation comme il eût soigné celle de son propre fils. L’enfant était ouvert, communicatif ; on l’aimait malgré sa laideur et sa turbulence. Car sa laideur rayonnait d’intelligence, et sa fougue s’apaisait et se repentait à la moindre caresse de sa mère. Il fit ses études à Troyes, capitale de la Champagne. Rebelle à la discipline, paresseux au travail, aimé de ses maîtres et de ses condisciples, sa rapide compréhension l’égalait en un clin d’œil aux plus assidus. Son instinct le dispensait de réflexion. Il n’apprenait rien, il devinait tout. Ses camarades l’appelaient Catilina. Il acceptait ce nom et jouait quelquefois avec eux aux séditions et aux tumultes, qu’il suscitait ou qu’il calmait par ses harangues, comme s’il eût répété à l’école les rôles de sa vie.


XI

M. et madame Ricordin, déjà avancés en âge, lui remirent, après son éducation, la modique fortune de son père. Il vint achever ses études de droit à Paris et acheta une place d’avocat au Parlement. Il l’exerça peu et sans éclat. Il méprisait la chicane. Son âme et sa parole avaient les proportions des grandes causes du peuple et du trône. L’Assemblée constituante commençait à les agiter. Danton, attentif et passionné, était impatient de s’y mêler. Il recherchait les hommes éclatants dont la parole ébranlait la France. Il s’attacha à Mirabeau. Il se lia avec Camille Desmoulins, Marat, Robespierre, Pétion, Brune, depuis maréchal, Fabre d’Églantine, le duc d’Orléans, Laclos, Lacroix et tous les agitateurs illustres ou subalternes qui remuaient alors Paris. Il passait ses jours dans les tribunes à l’Assemblée, dans les promenades, dans les cafés ; ses nuits dans les clubs. Quelques mots heureux, quelques harangues brèves, quelques éclats de foudre mystérieux, et surtout sa chevelure semblable à une crinière, son geste gigantesque, sa voix tonnante, le firent remarquer. Mais sous les qualités purement physiques de l’orateur, des hommes d’élite remarquèrent un profond bon sens et une connaissance instinctive du cœur humain. Sous l’agitateur ils pressentirent l’homme d’État. Danton, en effet, lisait l’histoire, étudiait les orateurs antiques, s’exerçait à la véritable éloquence, celle qui éclaire en passionnant, et préméditait un rôle bien au-dessus de son rôle actuel. Il ne demandait au mouvement que de le soulever assez pour qu’il pût le dominer ensuite.

Il épousa mademoiselle Charpentier, fille d’un limonadier du quai de l’École. Cette jeune femme prit de l’empire sur lui par sa tendresse, et le ramena insensiblement des désordres de sa jeunesse à des habitudes domestiques plus régulières. Elle éteignit la fougue de ses passions, mais sans pouvoir éteindre celle qui survivait à toutes les autres : l’ambition d’une grande destinée. Danton, retiré dans un petit appartement de la cour du Commerce, auprès de l’appartement de son beau-père, vécut dans une studieuse médiocrité, ne recevant qu’un petit nombre d’amis, admirateurs de son talent et attachés à sa fortune. Les plus assidus étaient Camille Desmoulins, Pétion et Brune. De ces conciliabules partaient les signaux des grandes séditions. Les subsides secrets de la cour y vinrent tenter la cupidité du chef de la jeunesse révolutionnaire. Il ne les repoussa pas, et s’en servit tout à la fois pour exciter et pour modérer les agitations de l’opinion.

Il eut de ce premier mariage deux fils, que sa mort laissa orphelins au berceau et qui recueillirent son modique héritage à Arcis-sur-Aube. Ces deux fils de Danton, effrayés du bruit de leur nom, vivent encore, retirés sur un domaine de famille, qu’ils cultivent de leurs propres mains. Ils ont replié à eux dans une honnête et laborieuse obscurité toute la renommée de leur père. Comme le fils de Cromwell, ils ont aimé d’autant plus l’ombre et le silence de la vie, que leur nom avait eu un trop sinistre éclat et un trop orageux retentissement dans le monde. Ils sont restés dans le célibat pour qu’il s’éteignît avec eux.

En ce moment Danton, à qui ses instincts ambitieux révélaient le prochain retour de fortune des Girondins, cherchait à s’attacher à ce parti naissant, et à leur donner l’impression de sa valeur et de son importance. Madame Roland le flattait, mais avec crainte et répugnance, commet la femme flatte le lion.


XII

Pendant que les Girondins échauffaient à Paris la colère du peuple contre le roi, les hostilités commençaient en Belgique par des revers qu’on imputait aux trahisons de la cour. Ces revers furent produits par trois causes : l’hésitation des généraux, qui ne surent pas donner à leurs troupes l’élan qui emporte les masses et qui intimide les résistances ; la désorganisation des armées, que l’émigration avait privées de leurs anciens officiers, et qui n’avaient pas encore confiance dans les nouveaux ; enfin l’indiscipline, élément des révolutions, que les clubs et le jacobinisme fomentaient dans les corps. Une armée qui discute est comme une main qui voudrait penser.

La Fayette, au lieu de marcher dès le premier moment sur Namur, conformément au plan de Dumouriez, perdit un temps précieux à rassembler et à organiser son armée à Givet et au camp de Ransenne. Au lieu de donner aux autres généraux en ligne avec lui l’exemple et le signal de l’invasion et de la victoire en occupant Namur, il tâtonna le pays avec dix mille hommes, laissant le reste de ses forces cantonné en France, et il se replia à la première annonce des échecs subis par les détachements de Biron et de Théobald Dillon. Ces échecs furent honteux pour nos troupes, mais partiels et passagers. C’était l’étonnement d’une armée désaccoutumée de la guerre, qui s’effrayait d’entrer en lice avec toute l’Europe, mais qui, comme un soldat de première campagne, ne tarde pas à s’aguerrir.

Le duc de Lauzun commandait sous La Fayette ; on l’appelait le général Biron. C’était un homme de cour passé sincèrement au parti du peuple. Jeune, beau, chevaleresque, doué de cette gaieté intrépide qui joue avec la mort, il portait l’honneur aristocratique dans les rangs républicains. Aimé des soldats, adoré des femmes, familier dans les camps, roué dans les cours, il était de cette école des vices éclatants dont le maréchal de Richelieu avait été le type en France. Ami du duc d’Orléans, compagnon de ses débauches, il n’avait néanmoins jamais conspiré avec lui. Toute perfidie lui était odieuse, toute bassesse de cœur l’indignait. Il adoptait la Révolution comme une noble idée dont il voulait bien être le soldat, jamais le complice. Il ne trahit pas le roi, il conserva toujours un culte de pitié et d’attendrissement pour la reine. Passionné pour la philosophie et pour la liberté, au lieu de les fomenter dans les factions, il les défendait dans la guerre. Il changea le dévouement pour les rois en dévouement à la patrie. Cette noble cause et les tristesses tragiques de la Révolution donnèrent à son caractère une trempe plus mâle, et le firent combattre et mourir avec la conscience d’un héros.

Il était campé avec dix mille hommes à Quiévrain. Il marcha au général autrichien Beaulieu, qui occupait les hauteurs de Mons avec une très-faible armée. Deux régiments de dragons, qui formaient l’avant-garde de Biron, en apercevant les troupes de Beaulieu, sont saisis d’une panique soudaine. Les soldats crient à la trahison. Leurs officiers s’efforcent en vain de les raffermir : ils tournent bride, sèment le désordre et la peur dans les colonnes. L’armée entière se débande et suit machinalement ce courant de la fuite. Biron et ses aides de camp se précipitent au milieu des troupes pour les arrêter et les rallier. On leur passe sur le corps, on leur tire des coups de fusil. Le camp de Quiévrain, la caisse militaire, les équipages de Biron lui-même, sont pillés par les fuyards.

Pendant que cette déroute sans combat humiliait le premier pas de l’armée française à Quiévrain, des assassinats ensanglantaient notre drapeau à Lille. Le général Dillon était sorti de Lille avec trois mille hommes pour marcher sur Tournay. À peu de distance de cette ville, l’ennemi se montre en plaine au nombre de neuf cents hommes. À son seul aspect, la cavalerie française jette le cri de trahison, passe sur le corps de l’infanterie, et fuit jusqu’à Lille sans être poursuivie, abandonnant son artillerie, ses chariots, ses bagages. Dillon, entraîné lui-même par ses escadrons jusque dans Lille, est massacré en arrivant par ses propres soldats. Son colonel de génie Berthois tombe à côté de son général, sous les baïonnettes des lâches qui l’ont abandonné. Les cadavres de ces deux victimes de la peur sont pendus sur la place d’armes, et livrés ensuite par les séditieux aux insultes de la populace de Lille, qui traîne leurs corps mutilés dans les rues. Ainsi commencèrent par la honte et le crime ces guerres de la Révolution qui devaient enfanter pendant vingt ans tant d’héroïsme et tant de vertu militaire. L’anarchie avait pénétré dans les camps : l’honneur n’y était plus ; le patriotisme n’y était pas encore. L’ordre et l’honneur sont les deux nécessités de l’armée. Dans l’anarchie, il y a encore une nation. Sans discipline, il n’y a plus d’armée.


XIII

À ces nouvelles Paris fut consterné, l’Assemblée se troubla, les Girondins tremblèrent, les Jacobins se répandirent en imprécations contre les traîtres. Les cours étrangères et les émigrés ne doutèrent plus de triompher en quelques marches d’une révolution qui avait peur de son ombre. La Fayette, sans avoir été entamé, se replia prudemment sur Givet. Rochambeau envoya sa démission de commandant de l’armée du Nord. Le maréchal Luckner fut nommé à sa place. La Fayette mécontent conserva le commandement de l’armée du centre.

Luckner avait plus de soixante-dix ans, mais il conservait le feu et l’activité de l’homme de guerre ; le génie seul lui manquait pour être un grand général. On lui avait fait une réputation de complaisance qui alors écrasait tout. C’est un grand avantage pour un général d’être étranger au pays qu’il sert. Il n’a point de jaloux, on lui pardonne sa supériorité ; on lui en suppose une quand il n’en a pas, pour en écraser ses rivaux. Telle était la situation du vieux Luckner. Il était Allemand ; élève du grand Frédéric, il avait fait avec éclat la guerre de Sept ans, comme commandant d’avant-garde, au moment où Frédéric changeait la guerre et créait la tactique. Le duc de Choiseul avait voulu dérober à la Prusse un général de cette grande école, pour enseigner l’art moderne des combats aux généraux français. Il avait arraché Luckner à sa patrie à force de séductions, de fortune et d’honneurs. L’Assemblée nationale, par respect pour la mémoire du roi philosophe, avait conservé à Luckner la pension de soixante mille francs qu’on lui faisait avant la Révolution. Luckner, indifférent aux constitutions, s’était cru révolutionnaire par reconnaissance. Presque seul parmi les anciens officiers généraux, il n’avait point émigré. Entouré d’un brillant état-major de jeunes officiers du parti de La Fayette, Charles Lameth, du Jarri, Mathieu de Montmorency, il croyait avoir les opinions qu’on lui donnait. Le roi le caressait, l’Assemblée le flattait, l’armée le respectait. La nation voyait en lui le génie mystérieux de la vieille guerre venant donner des leçons de victoire au patriotisme inexpérimenté de la Révolution, et cachant des ressources infinies sous la rudesse de son front et sous l’obscur germanisme de son langage. On lui adressait de partout des hommages, comme au dieu inconnu. Il ne méritait ni cette adoration ni les outrages dont il fut plus tard abreuvé. C’était un brave et rude soldat, aussi dépaysé dans les cours que dans les clubs. Il servit quelques jours d’idole, puis de jouet aux Jacobins, qui le jetèrent enfin à l’échafaud, sans qu’il pût même comprendre ni sa popularité ni son crime.


XIV

Berthier, devenu depuis la main droite de Napoléon, était alors chef d’état-major de Luckner. Le vieux général avait saisi avec l’instinct de la guerre le plan hardi de Dumouriez. Il était entré, à la tête de vingt-deux mille hommes, sur le territoire autrichien à Courtray et à Menin. Biron et Valence, ses deux lieutenants, le conjuraient d’y rester. Dumouriez lui faisait par lettres les mêmes instances. En arrivant à Lille, Dumouriez apprit que Luckner avait subitement rétrogradé sur Valenciennes après avoir brûlé les faubourgs de Courtray, donnant ainsi sur toutes nos frontières le signal de l’hésitation et de la retraite.

Les populations belges, comprimées dans leur élan par ces désastres ou par les timidités de la France, perdaient l’espoir et s’assouplissaient au joug autrichien. Tout se resserrait et s’alarmait sur nos frontières. Le général Montesquiou rassemblait avec peine l’armée du Midi. Le roi de Sardaigne groupait des forces considérables sur le Var. L’avant-garde de La Fayette, postée à Gliswel, à une lieue de Maubeuge, était battue par le duc de Saxe-Teschen à la tête de douze mille hommes. La grande invasion du duc de Brunswick en Champagne se préparait. L’émigration enlevait les officiers, la désertion décimait nos soldats. Les clubs semaient la méfiance contre les commandants de nos places fortes.

Les Girondins poussaient à l’émeute, les Jacobins anarchisaient l’armée, les volontaires ne se levaient pas, le ministère était nul, le comité autrichien des Tuileries correspondait avec les puissances, non pour trahir la nation, mais pour sauver les jours du roi et de sa famille. Gouvernement suspect, Assemblée hostile, clubs séditieux, garde nationale intimidée et privée de son chef, journalisme incendiaire, conspirations sourdes, municipalité factieuse, maire conspirateur, peuple ombrageux et affamé, Robespierre et Brissot, Vergniaud et Danton, Girondins et Jacobins en présence, ayant la même proie à se disputer, la monarchie, et luttant de démagogie pour s’arracher la faveur du peuple : tel était l’état du pays au dedans et au dehors, au moment où la guerre extérieure venait presser de toutes parts la France et la faire éclater en exploits et en crimes. Les Girondins et les Jacobins, un moment unis, suspendaient leur animosité, comme pour renverser à l’envi la faible constitution qui les séparait. La bourgeoisie, personnifiée dans les Feuillants, dans la garde nationale et dans La Fayette, restait seule attachée à la constitution. La Gironde faisait contre le roi, du haut de la tribune, l’appel au peuple qu’elle devait plus tard faire vainement en faveur du roi contre les Jacobins. Pour dominer la ville, Brissot, Roland, Pétion, soulevaient les faubourgs, ces capitales de misères et de séditions. Toutes les fois qu’on remue jusque dans ses dernières profondeurs un peuple qui a longtemps croupi dans l’ignorance, il en sort des monstres et des héros, des prodiges de crime et des prodiges de vertu. C’est ce qu’on allait voir apparaître sous la main conjurée des Girondins et des démagogues.