Histoire des Canadiens-français, Tome VIII/Chapitre 8

Wilson & Cie (VIIIp. 83-96).

CHAPITRE VIII

1811 — 1815


Arrivée de sir George Prevost. — Déclaration de guerre par les États-Unis. — La campagne de 1812 est favorable aux anglais. — L’invasion de 1813 est sur le point de réussir. — Nombreux escarmouches en 1814. — Arrivée des troupes anglaises. — La campagne de 1815 est insignifiante.

S
ir James Craig ouvrit le septième parlement le 10 décembre 1810, et fut très bon enfant cette fois parce que la guerre paraissait imminente. Coup sur coup, la chambre basse lui enleva l’exercice de la loi des suspects et décida que les fonctionnaires ne siégeraient plus parmi les représentants du peuple. Avant de clore ses séances (12 mars 1811) l’assemblée législative vota la continuation de certaines taxes destinées à payer une partie des dépenses du gouvernement civil. Le conseil n’accepta cette mesure qu’après une lutte assez vive : payer les dépenses, c’était l’acheminement au patronage — et le conseil redoutait de se voir enlever ce moyen d’influence.

Sir James Craig, rappelé[1] en Angleterre, partit de Québec, le 19 juin 1811, laissant M. Thomas Dunn administrateur de la province. Le 14 septembre, sir George Prevost vint le remplacer. Ce nouveau gouverneur avait une renommée militaire conquise aux Antilles. Son premier soin fut de visiter les places fortes du Bas-Canada. Il eut bientôt compris ce qui en était. La province est coupée, dans le sens de sa longueur, par un fleuve puissant et large qui oppose aux opérations militaires son courant impétueux, ses cascades, sa vaste nappe d’eau et des villages placés de manière à gêner les embarquements d’une armée envahissante. La guerre devait donc se concentrer d’abord aux frontières, aux abords du lac Champlain et tendre à se faire jour dans le pays plat qui s’arrête à Laprairie, car sans nul doute, l’ennemi aurait Montréal pour objectif. Le général Prevost saisit cette situation. Ses soins se tournèrent ensuite du côté du Haut-Canada, province ouverte, d’un niveau désespérant pour la défense et tout à fait dépourvue de moyens artificiels pour résister à une invasion. Il nomma le général Brock au commandement de cette partie du pays, et lui conféra les pouvoirs administratifs en outre que le gouverneur Gore venait d’abandonner. On savait alors que la population du Bas-Canada se lèverait, jusqu’au dernier homme, contre les Américains, mais ceux-ci se flattaient d’entraîner dans leur mouvement un fort parti, mécontent de l’administration de Craig. Ils avaient même représenté la chose à Napoléon, leur allié, et tous ensemble ils se persuadaient que la population française de la province de Québec s’unirait de corps et d’esprit aux adversaires des Anglais. La même erreur s’est répétée depuis : les étrangers ne veulent pas comprendre que nous agissons dans nos intérêts propres et que nous combattons les Anglais comme les Américains, avec la seule ambition de nous maintenir chez nous sans jamais reconnaître le droit des uns ou des autres de nous rendre dépendants d’eux. Il y a plus de fierté et de sentiment de liberté chez les Canadiens-Français que dans toute autre nation. Parce que nous sommes le petit nombre, il ne s’en suit pas que nous acceptions tout ce que l’on nous propose. Les plus belles pages de notre histoire sont celles où nous avons résisté à plus fort que nous. Sir George Prevost savait que les Américains se jetteraient d’abord sur le Haut-Canada, peu peuplé et facile à conquérir par sa forme physique, et ensuite qu’ils s’imaginaient que, sur un simple appel, le Bas-Canada suivrait leur dictée. Or, il en était tout autrement. Le Haut-Canada pouvait être défendu par les troupes anglaises, et le Bas-Canada, plus fort stratégiquement, enverrait sa population toute entière contre l’envahisseur. Brock, officier intrépide, initié à la situation du pays en général, méritait d’être mis à la tête du Haut-Canada ; il le fut. Prevost habile officier et diplomate, se réservait le Bas-Canada, comptant que, si la province supérieure succombait, les Canadiens-Français ne laisseraient pas passer l’ennemi. Ses prévisions se sont réalisées.

Ayant donc vu la couleur des choses, le gouverneur convoqua les députés, à Québec, le 21 février 1812. On discuta, dans cette assemblée, avec le calme des anciens Romains, comme si la guerre ne menaçait pas le pays. Les accointances du cabinet de Washington avec Napoléon n’étaient plus un mystère. Si l’empereur des Français tirait de nouveau le glaive, les Américains tenteraient de prendre le Canada. À tout événement, nos hommes politiques étaient en faveur de la résistance. La paix du monde semblait symbolisée par l’attitude de l’Angleterre. Nous penchions de ce côté. L’esprit de conquête, si mal vu par les Canadiens lorsqu’il s’était agi de Napoléon, ne pouvait leur plaire du moment où un voisin ambitieux les menaçait, d’accord avec ce même potentat. Les milices, allant droit au but, voulaient régler la question les armes à la main.

Durant cette même session, on modifia la loi des suspects, afin de ne plus laisser au gouverneur et à son entourage, un privilège dont l’abus s’était fait sentir principalement dans l’affaire du Canadien. Une loi d’enrôlement de la milice volontaire fut votée. On s’occupa de la navigation à vapeur sur le fleuve, tant pour le commerce que pour des fins militaires. Les communications par voie de terre reçurent une large part de l’attention de la Chambre. Enfin, on détailla les avantages que la colonie retirerait d’une agence à Londres où se reporteraient les questions concernant le commerce et l’administration du Canada en général. La session se ferma le 19 mai.

Il a été remarqué, dans la guerre de l’indépendance américaine, que les principaux combats avaient eu lieu sur mer, entre les flottes anglaise et française. Pareille observation s’applique à la guerre de 1812-15. La première nouvelle certaine que nous eûmes d’un commencement d’hostilités, au printemps de 1812, fut la capture de la Guerrière, frégate anglaise par la Constitution portant le pavillon des États-Unis. Aussitôt le gouverneur fit appel à la loi. Le 28 mai il ordonna la levée de quatre bataillons volontaires, composés d’hommes non mariés, de dix-huit à vingt-cinq ans, sur les deux mille qu’il avait droit de ranger sous les drapeaux durant une année, d’après le vote de la dernière session. Dans les mouvements de ce genre, il faut un militaire autour duquel l’opinion publique puisse se rallier. Cet homme existait. Il reçut instruction de mettre sur pied un corps de Voltigeurs, troupes d’élite, et de le former aux usages de l’armée régulière. Deux jours après, Salaberry avait ses hommes dans la main.

Charles-Michel d’Irumberry de Salaberry naquit au manoir de Beauport, le 19 novembre 1778. Il s’enrôla à titre de volontaire (1792) dans le 44e régiment et le quitta lorsque ce corps reçut ordre de retourner en Angleterre. À l’âge de seize ans, le duc de Kent lui fit obtenir une commission d’enseigne dans le 60e régiment ; le jeune homme partit aussitôt pour la Dominique. Il n’attendit pas longtemps pour voir le feu. Envoyé à la Guadeloupe où commandait le général Prescott, il se trouva, le 6 décembre 1794, sur les remparts au bombardement du fort Mathilda, vit passer autour de lui cinquante bombes et entendit le ronflement de cinq cents boulets. Comme Nelson, il ignorait ce que c’était que la peur ; son œil tranquille, sa contenance assurée, au milieu de cet ouragan de flamme enthousiasmèrent ses supérieurs. Le « marquis de la poudre à canon » ne tremblait devant rien. Presque tous les hommes de son détachement furent tués ou blessés durant le siège ; ils sortirent trois de cette boucherie. « Nos uniformes, écrivait-il à son père coûtent très cher, mais j’ai reçu quarante louis et avec cela je vais me donner de quoi faire bonne figure ; il était temps ma bourse ne renfermait plus que deux guinées. » Ce beau grand garçon de seize ans, fort comme un hercule, souple et dispos, au visage riant, qui se servait de la langue anglaise avec toute la grâce d’un Anglais de vieille souche, possédait de plus l’éducation domestique si attirante et si caractéristique des anciens Canadiens. Il faisait fureur dans les cercles. Sir Charles Grey le nomma lieutenant (23 août 1794). « Beaucoup de promotions, écrit-il, parce que les officiers périssent par la débauche. » Comme il n’était jamais malade, on l’employait partout. Les fièvres décimaient son bataillon qui se trouva réduit à deux cents hommes au printemps de 1795. Le duc de Kent, qui commandait à Halifax, le fit entrer dans son régiment, le 4e, et aussitôt arrivé dans les eaux canadiennes, il lui donna congé pour aller voir sa famille à Beauport. Dans le trajet de retour il naufragea sur l’île Saint-Jean (1796) mais rejoignit son corps à Halifax, et comme la guerre faisait rage contre la république française, il se fit accorder la permission de monter à bord de l’Asia en qualité de lieutenant de marine, pour sa part de prise. Retourné à Halifax (1797) il passa à la Martinique, puis de là à la Jamaïque. Reprenant son service au 60e, il fut nomme capitaine en 1799. « J’ai souvent entendu dire, raconte M. de Gaspé, que sa compagnie et celle du capitaine Chandler[2] étaient les mieux disciplinées du régiment. » La plupart des officiers du 60e étaient des Anglais, mais il y avait aussi des Prussiens, des Hanovriens, des Suisses et des Canadiens. Les Allemands n’entendaient pas badinage. Salaberry étant un jour à déjeûner, l’un de ces derniers lui dit : « J’ai expédié un Canadien-Français dans l’autre monde. » Des Rivières venait de succomber en duel sous les coups de cet officier. « Fort bien, riposta Salaberry, tout à l’heure vous en aurez un autre devant vous. » Après le repas, on croisa le fer ; Salaberry avait écrit à son père qu’il chercherait partout un maître d’armes et qu’il lui déroberait sa science. Le duelliste qui venait de tuer Des Rivières trouva le poignet du jeune capitaine assez délié pour soigner son jeu. Ce fut un beau spectacle. On se battait au sabre, dans un jardin. Les attaques et les parades étaient jugées par des hommes du métier ; un coup de pointe atteignit le Canadien au front et le sang qui coulait de sa blessure l’aveugla un instant, mais posant un mouchoir autour de sa tête, il se remit en garde, tomba comme la foudre sur l’officier allemand et le fendit en deux — ni plus ni moins qu’une pomme. La force prodigieuse dont il était doué avait fait de lui un être exceptionnel aux yeux des soldats. On rapporte que l’un de ceux-ci, très indiscipliné, provoquait tous les militaires et causait mille désordres dans la garnison. Salaberry lui donna une raclée si parfaitement conforme aux règles du pugilat que le pauvre diable rentra dans la « vie privée, » disant pour expliquer sa défaite : « Ce n’est pas un rossignol qui m’a étrillé de cette façon ! » En 1803, Salaberry obtint un congé et passa plus d’un an à Québec. On avait la paix avec la France. À la rupture du traité d’Amiens, les officiers furent rappelés. Le 15 juin 1805, il y eut un dîner public à Québec en l’honneur de Maurice-Roch et de Louis de Salaberry, lieutenants au Royal Canadien, qui partaient pour l’Angleterre avec leur frère Charles-Michel. Ce dernier fut proposé par le duc de Kent en qualité d’aide-de-camp de quelque général employé aux colonies, puis on le destina à servir en Sicile (1806) mais le besoin de recruter pour combler les vides de certains régiments fit jeter les yeux sur lui ; il s’acquitta de la tâche avec le plus grand succès. En 1807, il fut sur le point de partir pour Malte à la suite de sir Charles Green, mais à l’automne on le nomma major de brigade, il alla en Irlande où il fut sur le point d’épouser Mlle Fortescue, sa parente ; en 1809, retournant en Angleterre, il prit du service dans l’expédition de Welcheren (Hollande) s’y distingua et pour récompense fut envoyé à Québec (1810) aide-de-camp du général de Rottenburg. Coup sur coup, il apprit, au milieu des siens, la mort de ses trois frères (1809-1812) officiers des troupes anglaises servant aux Indes et en Espagne. C’est alors qu’il épousa sa cousine Melle Hertel de Rouville.

Le 18 juin 1812, le congrès de Washington déclara la guerre à la Grande-Bretagne ; la nouvelle fut connue à Québec le 24. Les citoyens américains qui se trouvaient au Canada reçurent injonction de partir. La législature se réunit le 16 juillet. Déjà les hostilités étaient commencées.

Les troupes anglaises ne dépassaient pas six mille hommes. Les américains avaient cent soixante et quinze mille hommes sous les armes. Ils attendaient, pour envahir le Canada, que Napoléon eut franchi le Niémen et signalé sa présence en Russie par quelque grande victoire propre à effrayer l’Angleterre et à l’empêcher de tourner ses regards vers l’Amérique. De plan de campagne, ils n’en avaient pas. Tout consistait à nous écraser par des masses de troupes si les affaires d’Europe devenaient assez graves pour retenir là-bas l’armée anglaise. Quant à nous, c’était bien différent : nous nous défendions. L’attaque était subordonnée aux succès ou aux revers de Napoléon en Russie. Cette entente remontait au décret de Berlin (1807) alors que le vainqueur d’Iéna avait ordonné la fermeture des ports de l’Europe au commerce anglais. Le prétexte dont se servirent les Américains pour entrer en difficulté avec l’Angleterre fut le droit de visite des Anglais à bord des navires des États-Unis pour y rechercher les matelots déserteurs.

Le général Brock écrivit, le 26 juin, au capitaine Roberts, qui tenait un poste au nord-ouest de Michillimakinac, lui donnant connaissance de la déclaration de guerre. Le 8 juillet Roberts et M. Toussaint Pothier appelèrent à eux les voyageurs de la compagnie du Nord-Ouest. Le 17 juillet Michillimakinac capitulait. Le 3 juillet, sur la rivière Détroit, le lieutenant Rolette avait enlevé le Cayaga, et le 7 du même mois un convoi de bateaux.

Charles-Frédéric Rolette, frère de Joseph, cité ailleurs, avait servi d’abord sur un navire de guerre anglais et reçu cinq blessures à Aboukir et à Trafalgar. De retour en Canada (1807) il fut nommé lieutenant dans la marine provinciale et promu premier lieutenant et au commandement du brick Hunter sur le lac Érié, en 1812. Le 3 juillet, il s’empara, avec six hommes, de la goélette américaine Cayaga Packet ; au combat de la rivière Raisin, le 22 janvier 1813, il servit comme officier d’artillerie et reçut une blessure à la tête. Mêlé à plusieurs escarmouches et engagements, il se conduisit en brave, notamment le 10 septembre 1813 sur le lac Érié, où il fut blessé de nouveau à la tête des forces navales de cette région. Ses prises, durant cette guerre, sont au nombre de dix-huit. On le cite pour sa belle conduite au Détroit. La paix arrivée, les citoyens de Québec lui présentèrent un sabre d’honneur ; il mourut dans cette ville le 17 mars 1833, des suites de ses blessures.

Dans le Bas-Canada, on plaça un cordon de troupes régulières et de milice, depuis Yamaska jusqu’à Saint-Régis ; les 8e ; 41e, 100e régiments, et le corps de Fencibles en formèrent partie. Au milieu de l’été arrivèrent à Québec le 103e et un bataillon du 1er ou Royal Scots. Le 5 juillet, les troupes anglaises partirent de Québec, laissant la ville à la garde des miliciens. Bientôt après, même chose eut lieu à Montréal. Le 18, la chambre d’assemblée terminait ses travaux, après avoir voté les billets d’armée, ou crédit de guerre, avec un élan et une générosité remarquables.

Le bras droit de sir George Prevost dans l’organisation des milices fut le lieutenant-colonel Vassal de Montviel. Nous avons de lui un mémoire daté de 1810, écrit à tête reposée, et qui est loin d’être aussi pratique que l’on pourrait se le figurer de la part d’un militaire qui avait vu du service durant de longues années. Il ne conseille qu’un moyen de rendre la milice effective : c’est de lui imposer des chefs et de faire respecter ceux-ci ; en d’autres termes un milicien doit « se taire sans murmurer » comme dans les pièces de théâtre. Sous le gouverneur Craig, ces principes pouvaient être en faveur, mais avec le général Prevost, homme de popularité et d’un abord facile, M. Vassal eut le bon esprit de les oublier.

La famille Vassal est originaire de Bordeaux. Elle remonte au dixième siècle et dès lors comptait dans ces rangs des militaires, des barons, des comtes, des marquis et des seigneurs ; l’un de ses membres suivit Guillaume le Conquérant en Angleterre et y laissa une descendance qui a eu sa place à la cour, dans le haut commerce, l’armée, etc. Au commencement du dix-septième siècle, l’un des Vassal de Londres, s’établit au Massachusetts où sa famille, nombreuse et très bien notée, existe encore aujourd’hui. La souche principale, en France s’était tellement développée que, en 1735, le maréchal de Mouchy disait : « il y a dans l’armée française servant en Italie quatre-vingts gentilshommes tous parents, du nom de Vassal, depuis le grade de cadet jusqu’à celui de lieutenant-général. » François-Germain-Bonaventure de Vassal sieur de la Tourette, né à Villeneuve d’Agen, généralité de Bordeaux, le 4 février 1723, reçut la charge de lieutenant de milice à onze ans, commença à servir en 1739 fut enseigne au régiment de Bassigny (1744) et, en 1746, devint capitaine au régiment de Béarn ; il avait pris à cette époque le nom de Montviel qui est celui d’un fief appartenant à sa famille depuis 1577. Il suivit son régiment au Canada (1756) et se maria, à Boucherville (30 novembre 1758) avec Charlotte, fille de François-Clément Boucher de Laperrière. Son brevet de chevalier de Saint-Louis est du 17 février 1759. Blessé mortellement à la bataille de Sainte-Foye (28 avril 1760) il expira le 15 mai, laissant un fils, François-Xavier, né le 4 novembre 1759, filleul du fameux Bougainville, et qui, après avoir étudié au collège Saint-Raphaël de Montréal, entra dans la carrière militaire. Il se joignit aux volontaires de 1775, puis l’année suivante fut nommé enseigne dans l’une des trois compagnies formées par le général Carleton. Lorsque l’on réduisit ces compagnies en 1783 il fut mis à demi-solde. En 1795 il reçut une commission de lieutenant dans les Royaux Canadiens et en 1796 passa capitaine et servit avec ce grade jusqu’à 1802 date du licenciement des Royaux. Sa commission de député adjudant-général des milices du Bas-Canada est du 26 décembre 1807, avec rang de lieutenant-colonel ; celle d’adjudant général (à la retraite de M. Baby) est du 20 mars 1812. Il abandonna cette charge vers 1841 et mourut à Québec le 25 octobre 1843. C’était un aimable causeur, un homme de salon, sachant tourner un couplet comme un académicien et vivant très entouré par ceux qui aimaient la compagnie et la bonne humeur.

Un officier capable de se charger des approvisionnements devenait nécessaire. Sir George Prevost confia cette fonction à M. d’Eschambault, un homme d’expérience et bien vu des miliciens.

Jacques-Alexis de Fleury d’Eschambault, natif de Montaigu en Poitou, marié à Québec (1671) avec Marguerite de Chavigny, reçut d’elle une partie de la seigneurie à laquelle s’est attaché le nom de Deschambault. En 1696 il était procureur du roi à Montréal et commandait les milices de cette ville dans la guerre contre les Iroquois ; il fut aussi conseiller du roi. En secondes noces (1708) il épousa Marguerite-Renée Denys, veuve de Thomas de Lanaudière. Il mourut en 1715. L’un de ses fils, Joseph, né en 1676, portait le surnom de Lagorgendière ; en 1696 il était sous-enseigne dans les troupes. C’était un caractère décidé et un homme d’entreprises. Il fit de grandes opérations commerciales, devint le principal agent de la compagnie des Indes, seigneur de la rivière Chaudière, etc. À sa mort (1749) il avait eu de sa femme, Claire, fille de Louis Jolliet le découvreur, trente-deux enfants. L’un de ceux-ci, Joseph, né le 1er mai 1709, fut aussi agent de la compagnie des Indes et dirigea un immense commerce. On parle de ses maisons princières et de la générosité avec laquelle il dépensait ses revenus. Vers la fin de la guerre de sept ans, il sacrifia tout ce qu’il possédait pour soutenir l’armée de Montcalm ; on lui doit ainsi une large part de la gloire qui a rejailli sur le Canada dans cette défense prolongée. À sa mort en 1789, il n’avait pu recouvrer sa fortune. De sa femme, Marie-Catherine Véron de Grandmesnil, il avait eu plusieurs enfants dont le plus remarquable fut Louis-Joseph, né en 1756, qui étudia à La Flèche, en France, devint page du roi ; servit en 1775 au fort Saint-Jean d’Iberville ; fut nommé (1777) inspecteur de milice, et capitaine (1788) au 60e régiment ou Royal Américain. Major de brigade en 1793, grand ami du duc de Kent, il était à cette époque l’officier canadien-français le plus en évidence. Sir Robert Prescott lui confia (1796) la charge de député surintendant des Sauvages et en 1799 il devint aide-de-camp provincial ; il cumulait avec cela le rang de major au 60e. Devenu lieut.-colonel et quartier-maître de la milice du Bas-Canada durant la guerre de 1812-15, il rendit des services intelligents. En 1792, il avait épousé Gillette Boucher de Montarville qui lui donna Louis-François, avocat à Saint-Denis ; Guillaume, médecin à Montréal ; George, riche habitant du nord-ouest ; et Charles-Henri, avocat à Chambly.

Brock, officier intelligent et d’une activité supérieure, conçut le projet d’aller surprendre les Américains chez eux. Ce n’était pas dans un but de conquête mais pour montrer que ses troupes, si peu nombreuses qu’elles fussent, pouvaient faire respecter le territoire confié à leur garde ; après avoir assemblé la législature (28 juillet 1812) à York (Toronto) et expédié les affaires du moment, il se porta vers la frontière du Détroit, campa le 13 août à Amherstburg, prit la ville du Détroit, le 16, amena prisonnier le commandant de cette place, retourna sur ses pas et attendit l’ennemi sur la frontière du Niagara, entre les lacs Érié et Ontario. Une suspension d’armes s’en suivit.

Au mois de septembre, la milice de Montréal forma un autre bataillon appelé les Chasseurs Canadiens. On leva aussi un corps de voyageurs, principalement parmi les employés de la compagnie du Nord-Ouest. Vers le même temps, les Américains opérèrent une descente à Gananoque, établissement sans défense, et le mirent au pillage. Ce fut le commencement de ces coups de main de peu d’importance répétés si souvent durant les trente mois qui suivirent. En réponse, le 4 octobre, les Anglais tentèrent d’enlever Ogdensburg, mais sans succès. Le 9, près du Détroit, les Américains perdirent deux vaisseaux.

Sur la frontière du Niagara, le général Brock attendait l’armée étrangère. Ayant à défendre une ligne d’eau, il se conformait aux règles du métier et suivait l’adversaire comme une ombre en deçà de la rivière, lui présentant ses têtes de colonnes chaque fois qu’il tentait la traversée. Ces allées et venues fatiguaient tellement les Américains qu’ils furent sur le point de suspendre les opérations. Ce n’est que, en apprenant la marche victorieuse de Napoléon sur Moscou que des ordres pressants, arrivés de Washington, les déterminèrent à agir. On était en automne ; il n’y avait pas une journée à perdre. Le 13 octobre, à Queenston, un combat sanglant eut lieu ; Brock y perdit la vie, mais son remplaçant, le général Sheaffe remporta une victoire complète.

L’armée américaine de l’ouest avait été battue et dispersée au Détroit. Celle du centre, culbutée, prit ses quartiers d’hiver. La troisième, à l’est, poussa une pointe vers Saint-Régis, pilla le village mais se retira devant les Voyageurs (23 oct.). Le 9 novembre, la flotte américaine canonna un navire devant Kingston et maltraita assez vivement quelques vaisseaux anglais.

Le 30 novembre, la frontière du Bas-Canada, non loin de Lacolle, fut franchie. Salaberry accourut avec ses voltigeurs et tint l’ennemi en échec. Le 22, toute la milice de la province était sous les armes. Les bataillons de la Pointe-Claire, de la rivière Duchène, de Vaudreuil et de la Longue-Pointe traversaient le Saint-Laurent, de Lachine à Caughnawaga, sous les ordres du colonel Étienne Deschambault, et d’autres bataillons partaient de Montréal pour Longueuil et Laprairie. Le lendemain, les troupes régulières anglaises enlevaient le poste de Salmon River près Saint-Régis. Le danger paraissant disparu, la milice rentra dans ses foyers, le 27 novembre, et pour clore la campagne, les Américains firent une descente heureuse mais sans conséquence entre les forts Érié et Chippawa, au-dessus des chutes du Niagara.

Plus que jamais, la conduite de la guerre du Canada dépendait des nouvelles d’Europe. Après l’incendie de Moscou (septembre) Napoléon avait abandonné la Russie pour rentrer dans son empire et créer une autre armée. Les rois se levaient contre lui. Ses alliés de Washington se tenaient sur l’expectative.

La chambre d’assemblée se réunit à Québec le 29 décembre 1812, et jusqu’au 15 de février procéda aux affaires comme si de rien n’était. Elle demanda la réduction des salaires des employés ; l’instruction de la milice devait, disait-elle, se faire en langue française ; les voies de communication n’étaient pas ce qu’elles pouvaient être ; un vote généreux renouvela et augmenta le nombre des « billets d’armée » ; la situation financière du pays était rassurante, même très bonne.

On a calculé que, en 1811, le Haut-Canada renfermait soixante et dix-sept mille âmes, et en 1814 quatre-vingt quinze mille. Cette dernière année le Bas-Canada en comptait trois cent trente-cinq mille.

Après la session, sir George Prevost partit pour le Haut-Canada. Le 21 janvier 1813, les Américains avaient été repoussés par le général Proctor à Frenchtown, sur la rivière Raisin, frontière du Détroit. Le 22 février, les Anglais traversant le fleuve devant Prescott, prenaient Ogdensburg après une vaillante résistance. Au mois de mars un sixième bataillon de milice fut levé dans le Bas-Canada, et le 104e régiment, ou New-Brunswick Fencibles, arriva à pied de Fredericton pour se joindre aux autres troupes du Canada.

Voici la liste des corps de milice qui firent le service, de 1812 à 1815, à part des voltigeurs et des voyageurs enrôlés : —

1er bataillon de milice incorporée. — Lieut.-colonel J.-P.-T. Taschereau ; majors Pierre Laforce et J. W. Woolsey ; capitaines B.-A. Panet, Philippe Panet, John McKay, O. de la Gorgendière, Geo. de Tonnancour, Samuel McKay, George Finlay, J.-B. d’Estimauville ; lieutenants Louis Gariépy, Pierre Garneau, Louis-Étienne Faribault, Olivier Boudreau, Laurent Rolette, Thomas Fortier, Édouard Larue, Séraphin Primeau ; enseignes Louis Méthot, Olivier Faribault, Eustache McKay, Charles Galarneau, Francis Mount, John Stephen Holt, John Jones, François Laurent. Quartier-maître John Coats ; chirurgien Joseph Pinchaud.

2e bataillon. — Lieut.-colonel P.-J. Malhiot ; major Louis-Joseph de Beaujeu ; capitaines René de la Bruère, Pierre Weilbrenner, Pierre Grisé, Stephen McKay, Philip Byrne, H. Hatsall, François-V. Malhiot, W. Lamotte ; lieutenants Alphonse Dumont, Gamelin Gaucher, Pierre Levesque, Louis Barbeau, W. Porteous, Pierre Marassé, François-Bouthillier, Ed.-M. Leprohon ; enseignes Étienne Laviolette, Édouard Kimber, Philippe Vigneau, Richard Grant, James Pérégreur, Jean Barbeau, Daniel Hertel, Philippe Globensky. Paie-maître François Rolland ; adjudant Michel Curotte ; quartier-maître Louis-E. Hubert ; chirurgien Jacques Labrie.

3e bataillon. — Lieut.-colonel James Cuthbert ; majors C.-S. de Bleury et François Boucher ; capitaines J.-B. Poulin de Courval, St. Vallier Mailloux, Charles Lemaître Auger, Antoine Saint-Louis, Pierre Vesina, N.-B. Doucet ; lieutenants Antoine Bazin, Étienne Reenvoyzé, François Dame, François Dezery, J.-Loiseau Chalou, Joseph Cochran Antrobus ; enseignes W. Hairds, Petrus Noiseux, Benjamin Chiller, Eustache-Antoine Bellefeuille, Joseph Leblanc, Hercule Olivier. Adjudant Charles Daly ; quartier-maître Isaac Phineas ; chirurgien Samuel Doty.

4e bataillon. — Lieut.-colonel Jacques Voyer ; major Louis Dunière ; capitaines J.-B. Larue, Charles Huot, Louis Boucher, Charles Taché, Pierre de Boucherville, Gaspard Boisseau ; lieutenants Henry Cowen, Édouard Pratte, Joseph Blanchet, Robert Tanswell, Antoine Joliette, Charles Fournier ; enseignes Pierre de Tonnancour, François Paré, Louis-B. Pinquet, Peter Sheppard, Pierre Bouchard, Robert Moorehead. Quartier-maître John McLean ; chirurgien René Kimber.

5e bataillon. — Lieut.-colonel Patrick Murray ; major Louis Guy ; capitaines Louis Dulongpré, John Gray, J.-D. Lacroix, Louis Levesque, Dominique Debartzch, François-Auguste Quesnel, Joseph Papineau jeune, J.-N. Rolland ; lieutenants Louis M. Viger, François-H. Larocque, John Molson, Louis-B. Leprohon, W. Berkzy, Charles Levasseur, Walter Davidson, A.-M. Panet ; enseignes Thomas Turner, J.-L. Noreau, James Prendergast, Jacques Cartier, John Henry Power, Charles Bradford, Patrick Adhémar. Adjudant Augustin Cuvillier ; quartier-maître W. Mechtler ; chirurgien George Selby, jeune.

Compagnie des guides. — Capitaine Joseph-Ignace Hébert ; lieutenant Constant Cartier.

Cavalerie volontaire de Québec. — Capitaine Mathew Bell ; lieutenant Edward Haie ; cornette W. Sheppard.

Cavalerie volontaire de Montréal. — Capitaine George Platt, lieutenant Robert Gillespie ; cornette John Molson.

Volontaires de Montréal. — Major James Caldwell ; capitaines James Dunlop, John Richardson, John Forsyth, John Ogilvy ; lieutenants David Ross, Thomas Blackwood, George Gillespie, Hart Logan, Alexander Allison, George Garden, W. Hallowell, Thomas Thain ; enseigne John Leslie. Adjudant Thomas B. Ahern.

Cinq compagnies de chasseurs. — L’Acadie : capitaines Pierre Girardin, Louis de Couagne ; lieutenants Richard McGinnis, Joseph Piedeloup. — Saint-Philippe : capitaine Théophile Pinsonnault ; lieutenant Frédéric Hatt. — Saint-Constant : capitaine Pierre Matte ; lieutenant Théophile Beffre. — Châteauguay : capitaine J.-Bte Bruyère ; lieutenant W. Dalton ; enseigne Amable Foucher.

Voyageurs Canadiens. — Lieut.-colonel W. McGillivray ; majors Angus Shaw et Archibald N. McLeod ; capitaines Alex. McKenzie, W. McKay, John McDonnell, Pierre de Rocheblave, James Hughes, Kenneth McKenzie ; lieutenants James Goddard, Joseph McGillivray, Joseph McKenzie, W. Hall, Peter Grant ; enseignes Pierre Perras, James Maxwell, John McGillivray, André Baron, Louis-Joseph Gauthier, Pierre Rototte, fils. Paie-maître Arneas Cameron ; adjudant Cartwright ; quartier-maître James Campbell ; chirurgien Henry Monro.

Le 25 avril 1813, la flotte américaine parut devant York (Toronto) qui capitula le 27. Le général Sheaffe, tombé en discrédit pour ce malheur, fut remplacé par le général de Rottenburg dans le commandement du Haut-Canada.

L’arrivée de sir James L. Yeo à Québec, le 5 mai, avec des marins destinés à la flotte des lacs imprima une nouvelle physionomie à la guerre, qui devint maritime ; Les Anglais attaquèrent les ports des lacs américains, sans beaucoup de succès mais avec persistance et résolution. Le fort George près Niagara fut enlevé, le 27 mai, par les troupes du Congrès. Deux jours plus tard Yeo et Prevost bombardaient Sacket’s Harbor et opéraient une retraite précipitée au moment où l’on croyait qu’ils tenaient la place. Ce fut le commencement des accusations portées contre le gouverneur. Le 3 juin, les Américains étaient repoussés à l’île aux Noix qu’ils avaient tenté de surprendre. Puis vinrent le combat de Burlington, au lac Ontario, où les deux armées retraitèrent (5 juin) ; la bataille navale de la baie de Burlington (7 juin) même résultat ; la victoire de Beaver Dam, en arrière de Queenston (28 juin) qui releva les espérances des Anglais ; l’attaque mal conduite contre Plattsburg (31 juin) défavorable aux Américains.

Le 1er juillet, une ligne anglaise est établie, de la baie de Burlington au fort George, reliant les communications entre les lacs Ontario et Érié ; le 4 juillet, les Anglais traversent du fort Chippawa et attaquent avec succès le fort Schlosser. Nouvelle tentative de sir James Yeo pour s’emparer de Sacketts Harbor. Le 11, les Anglais brûlent Black Rock, vis-à-vis le fort Érié. Le 20, les Américains prennent un convoi de bateaux devant Gananoque. Le dépôt principal des approvisionnements des deux provinces est transporté à Lachine. Fin de juillet, nouvelle attaque sur Burlington. Le 31, Toronto est pris et brûlé. Le 24 août sir George Prevost tente de s’emparer du fort George mais se retire sans risquer le combat ; sa réputation militaire diminue considérablement.

Les navires de guerre se multipliaient sur le lac Ontario, et tous les efforts des belligérants se concentraient de ce côté. Au mois de septembre, les Américains parurent adopter enfin un plan d’opération par toute la frontière. La chute prédite de Napoléon n’arrivait pas, au contraire, il se battait au cœur même de l’Allemagne. L’Angleterre, trop occupée en Europe, ne secourait point sa colonie. Le moment parut favorable aux Américains pour frapper un coup, s’établir dans le Canada et y passer l’hiver. Les trois frontières du Détroit, de Niagara et des cantons de l’Est redevinrent les objectifs des armées américaines.

Le 9 septembre, à Put-in-Bay, sur le lac Érié, il y eut un engagement naval qui se termina par la défaite des Anglais. En même temps le général Harrison se préparait à entrer dans le Haut-Canada par la frontière du Détroit ; le général Wilkinson armait des bateaux pour descendre le fleuve, depuis le lac Ontario jusqu’aux Cèdres, et de là se diriger sur Montréal ; le général Hampton s’approchait du lac Champlain.

Le 20 septembre, Hampton traversa la frontière du Bas-Canada avec cinq mille hommes. Toutes les milices de la province reçurent ordre de marcher. Le 23, Harrison occupait Amherstburg ; le 26 Proctor sortait du Détroit et se mettait en retraite le long de la rivière Thames pour se replier sur la frontière du Niagara ou sur le côté canadien du lac Ontario. Le 28, les navires anglais disputèrent vainement la victoire à la flotte américaine devant Toronto. Le premier octobre, capture de vaisseaux anglais dans les mêmes parages. Ce jour-là Salaberry, avec ses Voltigeurs, repoussa Hampton à la Fourche. Au centre de notre immense frontière, le général Wilkinson attendait que la navigation du lac Ontario et du Saint-Laurent fût libre afin d’opérer sa descente sans encombre et de tomber sur Montréal par le sud tandis que Hampton y arrivait par l’est.

Harrison, repoussant toujours Proctor le long de la Thames, le serra de si près, le 5 octobre, qu’il lui fallut se retourner, à Moravian Town et présenter la bataille. C’est là que Tecumseh fut tué à la tête des Sauvages qui secondaient Proctor. Celui-ci, battu et incapable de se maintenir dans la contrée, laissa dégarni tout le Haut-Canada au-dessus du lac Ontario. L’armée anglaise se retira à la baie de Burlington. L’invasion devenait formidable sur tous les points. Les troupes américaines, par leurs masses et l’ensemble de leurs mouvements, exécutaient alors la seule campagne un peu digne de ce nom qui marque les quatre années de 1812 à 1815. On venait de recevoir la nouvelle que l’empereur des Français avec deux cent cinquante mille hommes, chassait les alliés jusqu’au fond de l’Allemagne et rétablissait son ancien prestige, en Europe. L’Angleterre ne devait pas, dans ces circonstances, s’occuper du Canada le champs était donc comme ouvert aux armées du Congrès puisque les forces britanniques dans nos deux provinces ne dépassaient pas quelques milliers d’hommes et que la milice, en la levant jusqu’au dernier individu, ne pouvait donner que de soixante et quinze à quatre-vingts mille hommes, sans expérience militaire et la plupart sans armes.

Le 21 octobre, Hampton retraversa la frontière du Bas-Canada et dès le lendemain il délogeait un poste de miliciens à la jonction des rivières Outarde et Châteauguay. Les Voltigeurs et les Voyageurs, reculant devant lui, embarrassaient la route de branches d’arbres sur un parcours de huit lieues, qu’il mit deux jours à franchir. Le major de Salaberry, posté entre la rivière Châteauguay et un terrain marécageux, plaça un abatti sur son front et éparpilla les tirailleurs sur ses flancs, en petit nombre, bons tireurs et tous munis de trompettes pour faire croire à l’ennemi que des corps de troupes étaient au guet dans différentes positions. La ruse et l’adresse allaient se mesurer contre la force. Salaberry avait trois compagnies de Voltigeurs, une de milice, la compagnie légère des Fencibles et quelques Sauvages ; en tout trois cents hommes. Son adversaire avait près de sept mille hommes et dix pièces de canon. Durant la nuit du 25 au 26, un détachement sous les ordres du colonel Purdy essaya de tourner le flanc gauche des Canadiens afin de les prendre par derrière, mais s’étant perdu dans les bois, il arriva trop tard pour créer une diversion. À dix heures du matin, le 26, Hampton attaqua l’abatti avec trois mille cinq cents hommes. Salaberry, debout sur une souche, dirigea ses miliciens de la voix et du geste pendant plus de quatre heures. Le colonel Purdy, marchant au bruit de la fusillade, se montra enfin vis-à-vis du gué de la rivière, mais on l’y attendait et il fut contraint de se retirer. À deux heures et demie de l’après-midi, Hampton recula, laissant plus de quarante morts sur le terrain. Cinq Canadiens étaient tués ; vingt blessés. Comme la bataille se terminait, sir George Prevost et le général de Watteville survinrent et comblèrent d’éloges la courageuse petite bande qui n’avait pas voulu se laisser battre par des forces vingt-trois fois supérieures. Le soir de cette journée, Salaberry écrivait à son père : « J’ai remporté une victoire monté sur un cheval de bois, » par allusion à la souche dont nous avons parlé.

Hampton se cantonna à Four Corners, attendant les événements, mais, bientôt harassé par les tirailleurs de Salaberry, il compléta sa retraite, en rentrant à Plattsburg, sans avoir cherché à rejoindre Wilkinson.

Celui-ci, avec près de dix mille hommes, s’était mis en marche le 3 novembre et avait pris terre du côté canadien du fleuve, suivi de près par le général anglais Rottenburg. Rendu à la ferme d’un colon nommé Chrysler, à mi-chemin entre Kingston et Montréal, les deux corps se heurtèrent. C’était le 11 novembre. Le lieut.-colonel Morrison, du 89e régiment dirigea la lutte. Il y eut, de part et d’autre, de quatre à cinq cents tués ou blessés. Bien que fort maltraitées, les troupes de Wilkinson se trouvèrent le lendemain à Cornwall et à Saint-Régis, continuant leur route sur Montréal, mais la défaite de Hampton à Châteauguay, qu’elles apprirent en ces lieux, les détermina à repasser la frontière. L’invasion était finie. Le 17 novembre la milice fut congédiée avec force remerciements.

En même temps qu’il apprenait la déconfiture de ses généraux, M. Madison, président des États-Unis, recevait d’Europe la nouvelle des revers éprouvés par les Français à la fin de la brillante campagne de Saxe. Il résolut d’attendre.

La chambre d’assemblée siégea du 13 janvier au 17 mars 1814. Le crédit de guerre, voté antérieurement (cinq cent mille louis) fut porté à quinze cent mille louis. Il y eut des débats sans arriver à aucune décision sur la loi de milice. Un bill pour empêcher les juges de devenir membres du conseil législatif passa à la chambre basse mais fut rejeté par le conseil ; il s’en suivit un échange d’arguments acrimonieux. Même chose au sujet d’un bill concernant la taxe sur les salaires et les pensions, applicable au fonds de guerre. Il y eut un vote de remerciements au major de Salaberry et à ses volontaires pour la victoire de Châteauguay ; aussi au colonel Morrison, le héros de Chrysler Farm. À propos des règles de pratique des cours de justice commença la dispute soulevée contre le juge Jonathan Sewell et autres que l’on accusait de partialité dans l’exercice de leurs fonctions ; c’était en partie l’affaire du Canadien qui revenait devant le public sous cette forme. La chambre se prononça pour l’envoi d’un agent en Angleterre dans les intérêts de la province, mais le bill préparé à cet effet demeura sur le bureau du conseil législatif.

La campagne de 1814 eut surtout pour théâtre les lacs Ontario et Érié. Ce fut une suite d’escarmouches et de combats qui, de la part des Américains, étaient destinés à aguerrir leurs troupes sans rien accomplir de décisif, tant que la situation de l’Europe n’aurait pas été définie. Si Napoléon eut été vainqueur en février et mars, durant la fameuse campagne dite de France, c’en était fait de nous, car toute l’armée américaine nous tombait sur les bras, et laissés seuls avec nos faibles ressources militaires, la résistance eut été impossible. Au début de l’été, on apprit l’abdication de Napoléon ; les régiments anglais commencèrent à débarquer à Québec ; les Américains se remirent sur l’expectative. Il y eut encore des engagements, sur des points isolés, mais de sérieux combats ou d’opérations indiquant un projet soutenu de nous envahir, il n’en fut pas question. Le Haut-Canada, constamment sur le qui-vive, passait d’une alerte à l’autre. Le Bas-Canada aussi peu agité qu’en pleine paix, se contentait d’être gardé par ses quatre mille miliciens. Salaberry tenait aisément tête à Wilkinson qui, à cheval sur la frontière du lac Champlain, se permettait de temps à autre une pointe dans nos terres. Encouragé par les renforts qu’il avait reçus, le gouverneur tenta de prendre l’offensive, vers l’automne (1814) mais il subit un échec devant Plattsburg.

La situation, en Amérique, était étrange. Après avoir fait la guerre (si toutefois on peut l’appeler ainsi) pour tâcher de suivre la fortune de Napoléon, nos voisins n’osaient pas désarmer avant que d’avoir connu le mot d’ordre du congrès de Vienne, où se distribuaient les territoires et les royaumes des deux mondes. Nous n’étions que l’une des cartes du grand jeu tenu par les souverains de l’Europe en ce moment.

Pour les Canadiens-Français, la guerre s’était terminée le 26 octobre 1813 : à Châteauguay. Pendant les quinze ou seize mois où quatre mille Canadiens-Français ont véritablement fait le métier de soldat, c’est-à-dire de juillet 1812 à novembre 1813, leur part dans la défense du pays a été belle, vu leur petit nombre. L’antique bravoure de la race ne leur a pas fait défaut. Si la lutte, au lieu de se concentrer presque sans cesse dans le Haut-Canada, eut pris place dans le Bas, nos gens se seraient portés en masse, avec le zèle des anciens jours, contre l’envahisseur, mais le gouvernement ne fut pas à la peine de recourir à tous les bras des colons, vu l’immobilité presque continuelle des armées américaines.

La chambre d’assemblée ouvrit ses séances le 21 janvier 1815 et les ferma le 25 mars. M. L.-J. Papineau fut élu président, à la place de M. J.-A. Panet appelé au conseil. Les débats roulèrent sur le droit civil anglais, qui ne fut pas accepté ; la corruption électorale ; le canal Lachine ; le retour des Bourbons en France. Toujours, depuis plus de quinze ans, notre chambre de Québec accordait une large part de ses séances à la situation de l’Europe. Il s’est fait plus d’un discours parmi nous, de 1792 à 1815, qui eut mérité une place dans le répertoire des hommes politiques de la France et de la Grande-Bretagne. Forcés par les circonstances de se tenir au courant des affaires d’Europe, nos hommes publics envisageaient les grandes questions sans parti pris et s’exprimaient « rondement ». C’est ici le lieu de faire remarquer le changement de langage qui s’opéra parmi les Canadiens-Français à l’égard de Napoléon après 1815. La presse anglaise accentuait l’expression de ses ressentiments, mais l’homme était tombé ! Alors, nous cessâmes de parler contre lui. Le sentiment de générosité voulait qu’un adversaire vaincu ne trouvât point en nous un ennemi.

Sir George Prevost, harcelé par les accusations de ses envieux, partit pour l’Angleterre, le 3 avril 1815. Il parvint à se disculper et mourut avant d’avoir été réhabilité publiquement. Le 20 mars (1815) Napoléon rentra à Paris. Les souverains alliés coururent aux armes. En Amérique, la surprise fut grande à ce coup de théâtre, mais personne ne bougea. Enfin, avec la nouvelle de la bataille de Waterloo arrivèrent à Québec plusieurs régiments anglais. La guerre était bien finie, toutefois l’attente sous les armes dura encore plus de six mois. Le 24 décembre, le traité de Gand fixa la situation.

Les « sorties torrentielles » dont les Américains nous avaient menacés depuis le mois de juin 1812 ne s’étaient pas produites. On sait pourquoi.

En d’autres temps, sous les Français, les milices canadiennes eussent agi avec vigueur en présence d’un adversaire flottant, indécis, non préparé. Les autorités anglaises ne voulurent pas lâcher la bride aux Canadiens — et cela pour deux raisons : parce que tout dépendait des affaires d’Europe ; parce que les Canadiens ne possédaient plus l’ancienne expérience militaire — mais à qui la faute ?

En somme, la guerre de 1812-15 a été si peu une guerre que personne n’ose l’étudier ou en parler chiffres en main.


  1. Au mois de février 1811 le ministère anglais avait été changé.
  2. Il était du Canada et mourut seigneur à Nicolet.