Histoire des Canadiens-français, Tome VIII/Chapitre 4

Wilson & Cie (VIIIp. 37-46).

CHAPITRE IV

1800


Type physique des Canadiens. — Leur costume. — Caractère. — Mœurs et coutumes. — Instruction publique. — Le gout des voyages lointains. — Les Canadiens aiment la France. — Culture des terres. — Les seigneuries. — Maisons de campagne. — Québec, Trois-Rivières, Sorel, Montréal. — Climat de la province. — Commerce du pays.

M
anbury, officier du 24e régiment, qui visita notre pays en 1776, observe que, à la baie Saint-Paul, les habitants paraissaient très pauvres, mais qu’ils avaient en abondance toutes les choses nécessaires à la vie et cependant vivaient bien modestement, gardant pour le marché la plupart des produits de leurs fermes. « Chaque habitant à l’aise possède ordinairement, dit-il, de dix à vingt moutons, dix ou douze vaches, et cinq ou six bœufs de labour. Le bétail est petit mais excellent. En général, depuis la conquête, ces fermiers vivent dans une aisance inconnue de leurs semblables en Angleterre. On les voit améliorer leurs propriétés… Il y a peu de seigneurie qui ne donne de l’orge, du maïs, du seigle, du chanvre, du lin, du tabac et le reste, et le tout en abondance. On pourrait en tirer des articles de commerce pour les Indes Occidentales et où, depuis la conquête, nous avons exporté des quantités de planches, de bois, de farine… Au commencement de l’année, les Canadiens ont une singulière coutume : les hommes vont de porte en porte saluer les femmes, lesquelles réservent trois jours à ces réceptions. On s’embrasse, on cause, on se quitte. Les Anglaises se conforment à cette mode, plutôt que de paraître revêches… En général, les Canadiens sont de belle taille et de forte stature. Leur habillement consiste en un simple surtout qu’ils couvrent dans les temps froids d’un capot de couverte retenu à la moitié du corps par une ceinture de laine ; la tuque est chez eux en usage, mais au milieu de l’hiver ils mettent un casque de pelleterie. Ils sont très fiers de leur longue queue. Tous fument c’est une habitude acquise dès l’enfance ; ils fument dès l’âge de trois ans. Comme leur
religion leur impose nombre de jeûnes, ils sont maigres et élancés… Pour ce qui est de la danse,

les Canadiens sont de parfaits Français. Ils se rassemblent dans ce but presque tous les soirs… Les Canadiens des hautes classes sont très polis envers les étrangers. J’ai été invité chez M. Roberdeau et le repas était tout à la française. Malgré l’excellence des plats, mon estomac anglais ne put s’y faire, mais la dame de la maison me dit : « Vous ne faites que d’arriver : quand vous aurez été avec nous un certain temps, vous aimerez beaucoup notre cuisine… Si vous revenez, j’aurai du roast beef et du plumb pudding. » Et pour finir le dîner le maître de la maison lui dit « versez, et vive le roi d’Angleterre »… Les femmes sont vives et très obligeantes, mais les hommes n’entendent pas badinage ! Pour un rien ils vous répondent « je vais le dire au général Carleton », et, comme le gouverneur est ouvert à tous leurs caprices, il est continuellement interbolisé de leurs plaintes. Les seigneurs surtout l’obsèdent. Ceux-ci ne cessent de le tracasser… Aussi les Canadiens de la basse classe, sont-ils insolents envers les officiers qu’ils attaquent en toute rencontre. C’est à ce point que le général Carleton est accusé partout de les trop endurer. L’autre jour, un habitant ne s’est pas gêné le moins du monde de passer devant la carriole du frère du gouverneur, en traversant le fleuve, et l’a bel et bien accrochée en la brisant. Le colonel Carleton sortit son fouet et en donna une raclée à l’habitant, qui se contenta de dire « je m’en plaindrai au général Carleton » — Fort bien, je suis le frère du général, riposta l’officier « Ah si j’eusse su cela, c’eût été différent » et voilà ce que le colonel obtint pour consolation… D’après les précautions que prennent les Canadiens pour se garantir du froid, les Européens doivent penser que le climat de ce pays est insoutenable. On colle du papier sur les fentes des fenêtres et sur toutes les crevasses par où le moindre filet d’air peut pénétrer. Au lieu de feu dans la cheminée, on se sert de poêles de fer, ce que je regarde comme très malsain… C’est pourquoi le teint des Canadiens est si pâle… Mais l’habitude, qui est une seconde nature, fera que je m’y accoutumerai. Les Canadiens sont très sujets à la consomption. Le docteur Kennedy, attribue cette affection à l’usage des poêles que l’on chauffe à outrance… Bien que le climat soit très rigoureux, les habillements que l’on porte ici et ces fameux poêles, nous préservent de ces atteintes. On ne connaît pas les temps humides ni ces crudités de l’atmosphère si incommodes dans notre pays… Les maisons des habitants de la baie Saint-Paul sont presque toutes construites de bois et se composent pour la plupart de deux ou trois chambres dans l’une desquelles il y a un poêle de fonte chauffé au point qu’il communique sa chaleur au reste de l’appartement. Le toit est en planche. Les crevasses des murs extérieurs sont remplis de glaise et les bâtiments du dehors sont bardés de paille… La plupart des maisons d’habitant près de Montréal sont de pierre et ne renferment que trois ou quatre chambres. On y voit annexés des vergers… À Montréal (ville) les maisons sont en pierre, avec portes et contrevents de fer ou de tôle, ce qui leur donne un aspect assez triste… La fertilité du sol et le climat du Canada vous feraient croire que c’est une contrée des plus prospères, néanmoins les moyens de communications sont tellement limités, par suite de la difficulté des glaces, durant six mois de l’année, que tout ceci arrête le mouvement. Il en résulte que l’on ne saurait lutter avec les pays où de semblables obstacles n’existent pas. Ces misères sont à présent supprimées. Le Saint-Laurent se trouve balisé, la vapeur a démodé les bâtiments à voile, les chemins de fer remplacent le vieux système de roulage et vont plus loin que les traîneaux et surtout plus vite ; l’obstacle matériel a disparu.

Anbury demandant des pommes de terre à un habitant de la baie Saint-Paul, reçut cette réponse « Je suis bien fâché mon cher monsieur, de ne pouvoir comprendre ce que vous souhaitez ». Lorsqu’on eut expliqué à ce brave homme qu’il s’agissait de « patates » il mit son champ à la disposition de ses hôtes.

« Depuis la fondation du Canada, continue le même voyageur, on s’est plaint que cette colonie n’enrichissait pas la France ni aucun de ses habitants, mais seulement les commerçants de fourrures. Ce n’était pas la faute du pays, qui abonde en ressources et des choses de première nécessité. On peut attribuer la pénurie en question à l’état de guerre continuelle entre le Canada et la Nouvelle-Angleterre ; à l’oppression du gouvernement et à la rapacité du clergé, toutes causes qui tenaient les colons en arrière et les empêchaient d’élever leur ambition au-dessus du niveau ordinaire, c’est à dire payer les dîmes aux curés et amasser quelque chose pour la saison d’hiver. À présent la situation est changée. On rencontre partout des moulins à scie, des moulins à farine ; les Canadiens exportent du bois et des grains aux Antilles et aux provinces maritimes… Je me demande pourquoi les Français tenaient le Canada dans cet état d’infériorité… Avant 1755, les habitants exportaient de grandes quantités de blé et autres grains dans les provinces anglaises et aux Antilles. »

La construction des navires commença à Québec sur un grand pied vers 1790. Les guerres qui suivirent, durant un quart de siècle firent prospérer cette industrie. La Rochefoucauld écrivait en 1795 : « Le commerce du Canada emploie environ trente bâtiments pour ses importations et ses exportations. C’est seulement avec l’Angleterre, et par elle qu’il a lieu. Un état de la douane pour 1786, qu’a obtenu M. Guillemard, porte les exportations à 325,116 livres monnaie d’Halifax, et les importations dans la même année à 248,262 ; il y avait dès lors une très grande quantité de grains exportés. Elle est sûrement accrue aujourd’hui, et par l’augmentation quelconque de la culture même du Bas-Canada, et par la plus grande augmentation de celle du Haut-Canada. On estime aujourd’hui à 400,000 boisseaux la récolte générale du blé dans le Bas-Canada, qui en consomme les trois quarts. Le commerce des fourrures a son principal entrepôt à Montréal. Tous les vaisseaux qui font le commerce du Canada sont anglais ; aucun n’appartient aux négociants du pays, au moins ils n’en ont qu’un très petit nombre qui se construisent à Québec, encore sont-ils employés au commerce d’Europe. Il ne se bâtit d’ailleurs dans toutes les possessions anglaises en Amérique d’autres vaisseaux qui naviguent sur les lacs ; à Halifax même on radoube, on répare, mais on ne construit pas. La navigation européenne est interdite en Canada à tout autres vaisseaux qu’aux vaisseaux anglais, d’où il arrive que quand la navigation dans ce pays est interrompue ou retardée, on y est dans la disette entière des denrées européennes. Cette année 1795, par exemple, où les vaisseaux qui communément arrivent vers le 15 mai ne sont arrivés que le 20 juillet, les magasins étaient vides dans tout le Canada ; il n’y avait pas dès le 1er juillet, une seule bouteille de vin à vendre à Québec ni à Montréal, pas une aune de drap… Les terres de l’île de Montréal sont réputées les meilleures du Bas-Canada ; près des habitations, elles se vendent au plus cinq dollars l’acre ; dans l’île de Montréal vingt à vingt-quatre. Quelques fermes auprès de Québec, cultivées avec un peu plus de soin, ou ornées d’une belle maison et de bons bâtiments, sont payées beaucoup plus encore : en tout, il se vend peu de terre et par la pauvreté des habitants et par la difficulté des ventes… La culture est, dans le Bas-Canada, aussi mauvaise qu’elle puisse l’être. On n’emploie de fumier que dans les environs de Québec et de Montréal, encore n’est-ce que le fumier d’écurie, qu’il n’y a pas longtemps on jettait dans la rivière pour s’en débarrasser ; on n’y connaît pas d’autres engrais. Ce qu’on appelle les terres en culture, même sur le bord de la rivière, sont des champs défrichés d’une étendue de quarante à cinquante acres, plus ou moins, entourés de clôtures grossières, au milieu desquels sont différentes cultures par petites portions, blé, maïs, seigle, pois, prairie, mais remplissant rarement la totalité du champ enclos. Le fermier est frugal, mais ignorant et paresseux. Le gouvernement anglais ne fait rien pour encourager l’extension et l’amélioration de la culture, et il faudrait qu’il fit beaucoup, avec une grande prévoyance et une longue patience pour obtenir des succès en ce genre, car, aux inconvénients des préjugés communs aux fermiers de tous les pays, les Canadiens ajoutent une grande défiance pour tout ce qui vient des Anglais ; elle tient à leur idée constante que les Anglais sont leurs conquérants, et les Français leurs frères… Sur la route de Québec, les habitations sont quelques fois de pierrailles ou de bois, blanchies extérieurement avec de la chaux, dont le pays abonde ; mais intérieurement ces habitations sont sales, vilaines — je parle de celles du peuple canadien. Dans presque toute celles qui sont sur le bord du chemin, et où la mort du roi de France n’est plus ignorée, on voit son portrait, la gravure de ses adieux à sa famille, et son supplice avec son testament en entier. Ces images sont l’objet d’une espèce de dévotion, qui ne change rien, d’ailleurs, à l’attachement des Canadiens, pour les Français… Les mœurs anglaises pour les ameublements, les repas, etc., prévalent dans les maisons anglaises ; quelques familles canadiennes, plus riches, et tenant à l’administration, les ont aussi acceptées. Les autres familles canadiennes aisées ont conservé les mœurs françaises… La classe des Canadiens gentlemen habitant les villes est plus pauvre que celle des Anglais, que de bons émoluments ou de grandes affaires y ont amenés. Les Canadiens vivent généralement entre eux, et comme ils dépensent moins que les Anglais, ceux-ci leur prêtent le caractère d’avarice et de vanité — que les autres leur rendent d’une autre manière sans doute. Les négociants anglais sont riches et sont ce qu’ils appellent hospitaliers… Il est peu de nations le crime soit plus rare que parmi les Canadiens ; jamais de meurtres ; très rarement de vols. Le peuple est d’ailleurs ignorant, mais cette faute appartient plus au gouvernement qu’au peuple lui-même. Elle est même volontaire dans le gouvernement qui s’en fait un principe. Peu ou point d’écoles ; point de collèges en Canada ; d’où il arrive aussi que le Canadien, même le plus riche, est mal élevé ; peu savent l’orthographe ; un moindre nombre encore ont de l’instruction, quoique quelques uns d’eux soient employés dans la législature de la province. Mais ce sont les Anglais de qui je tiens cette information, et ils ne sont pas tout-à-fait croyables sur ce qu’ils rapportent des Canadiens, parce que le trait le plus remarquable du caractère de ce peuple est, comme je l’ai dit, l’attachement à la France qui se manifeste, plus ou moins, dans toute occasion, selon la classe de la société à laquelle appartiennent les individus, et selon que, par conséquent, ils désirent et attendent plus ou moins du gouvernement anglais… J’ai dit que les manières françaises étaient conservées dans toutes les familles canadiennes, que peu, c’est à dire à peine un Canadien sur cent, savent l’anglais ; qu’ils ne veulent pas l’apprendre ; que, parmi ceux qui le savent, presqu’aucun ne veut le parler, excepté ceux à qui leurs places imposent des rapports continuels avec le militaire… Le gouvernement anglais a, depuis la conquête de ce pays changé, avec affectation, les noms des îles, des villes, des rivières, des plus petites criques, mais les Canadiens ne se prêtent point à cette nouvelle nomenclature, et mettent, de leur côté, autant d’affectation que d’habitude à les appeler constamment par leurs anciens noms français… À Québec, il paraît que la présence du gouverneur général et la grande quantité d’officiers et de personnes employées pour l’armée donnent dans la société la prééminence au militaire ; elle est à Montréal pour le négociant… Tout ce que nous voyons des Canadiens, habitants ou matelots (voyageurs ) — et nous n’avons pas laissé que d’en voir un assez grand nombre — exprime une extrême satisfaction de retrouver des Français de la vieille France, et nous montrent un respect et une prévenance auxquels, depuis longtemps, nous n’étions plus accoutumés. Je ne puis rien dire du caractère de ce peuple chez qui nous ne sommes pas encore, mais tous ceux que nous rencontrons sont vifs, actifs, ardents, gais, chantants. La dixième partie d’entre eux ne sait pas un seul mot d’anglais et se refuse à l’apprendre ; leur figure est expressive, ouverte, bonne et je les vois avec plus de plaisir que je n’ai vu aucun peuple depuis trois ans… Le peuple canadien a conservé le caractère français ; actif, brave, ardent, il entreprend et soutient avec courage les travaux les plus pénibles, se console et se délasse en fumant, en riant et en chantant ; rien ne le dégoûte, rien ne l’arrête, ni la longueur des voyages, ni l’excès de la fatigue, ni la mauvaise qualité de la nourriture, pourvu qu’il soit soutenu par de bons propos et par quelques plaisanteries. Ce sont eux qui sont chargés de toutes les navigations. Au commencement du printemps, ils sont demandés des deux différents points des deux provinces, soit pour le service du roi, soit pour celui du commerce. L’espèce de peuple ainsi employé habite depuis Montréal, et quelques lieues en deçà (du côté du Haut-Canada, où l’auteur écrivait) jusqu’à Québec. Beaucoup demeurent à Montréal, y ont même un métier auxquels ils s’occupent l’hiver ; l’été fournit moins à ce genre de travail (les métiers) ou, bien plus réellement ils sont portés par leurs goûts à cette vie active et errante. Quelques uns sont fermiers ; alors ils laissent leurs récoltes à faire à leurs femmes et à leurs voisins ; s’ils sont ouvriers, ils ferment leurs boutiques et partent. Nous en avons rencontrés qui étaient tanneurs, selliers, bouchers, menuisiers et, nous disait-on, de bons ouvriers. Selon la nature de l’ouvrage auquel ils sont appelés, ils quittent leur pays pour l’été, ou pour une année, ou pour plusieurs ; quelques fois seulement pour la courte durée de la navigation momentanée à laquelle ils sont employés… Ils commencent à présent à servir comme matelots dans les vaisseaux du lac ; le commodore Bouchette en est très content… M. Mackenzie, dans son voyage vers la mer du sud (le Pacifique) s’est fait accompagner par plusieurs d’entre eux : ils vient de ramener les mêmes dans un voyage qu’on croyait qu’il pousserait aussi loin que le précédent, mais qu’il bornera au dernier comptoir. Ce sont, au dire même des Anglais, qui ne les aiment pas, les meilleurs rameurs, les plus industrieux pour sortir d’embarras, les plus endurcis à la peine, les plus durs à la fatigue, les plus sobres, quoique buvant quelques fois un peu trop de rhum ; alors leur gaîté les porte au tapage, comme elle porte souvent les Anglais au morne silence… Nous avons été ramenés par des Canadiens qui, selon leur coutume, n’ont pas cessé une minute de chanter. L’un d’eux entonne une chanson que les autres répètent, et la mesure de ces airs règle le coup de rame, toujours donné en cadence. Les chansons sont gaies ; souvent un peu plus que gaies ; elles ne sont interrompues que par les ris qu’elles occasionnent et, dans toutes les navigations dont sont chargés les Canadiens, les chants commencent dès qu’ils prennent la rame et ne finissent que lorsqu’ils la quittent : on se croit dans les provinces de France, et cette illusion fait plaisir. »

M. Guillemard qui parcourut le Bas-Canada en 1795, a fourni au duc de la Rochefoucauld les notes suivantes : « La première classe parmi les Canadiens, composée des seigneurs et des hommes attachés au gouvernement anglais, haïssent la révolution française dans tous ses principes, et paraissent plus exagérés sur ce point que le ministère anglais lui-même. La seconde classe, opposée aux seigneurs et aux seigneuries, aiment la révolution française, et quant à ses crimes, ils les détestent sans cesser d’aimer la France et les Français, sans penser à la révolution et sans en rien savoir. »

Isaac Weld, visitant la province en 1799, s’exprime ainsi : « Les cinq-sixièmes des résidents du Bas-Canada sont d’origine française, la plupart cultivateurs vivant dans les seigneuries. Il y a peu d’Anglais occupés de culture qui soient établis sous des seigneurs, bien que plusieurs seigneuries appartiennent maintenant à des Anglais. Le plus grand nombre de nos compatriotes tiennent les terres qu’ils ont en vertu de certificats du gouverneur et presque tous résident dans les cantons de l’Est qui bordent le haut Saint-Laurent. Les seigneurs Canadiens ou Anglais, vivent modestement ; les seigneuries rapportent peu de revenus, quoique très grandes en général… Sauf les certificats ci-dessus mentionnés personne ne peut encore montrer un titre clair pour la terre qu’il a défrichée. Cela ne concerne naturellement que les colons Anglais, mais ils sont empêchés par là même de vendre toute ou partie des propriétés qu’ils ont défrichées et par conséquent de se refaire de leurs dépenses et de leurs travaux. On dit que le gouvernement a adopté ce moyen pour prévenir les spéculations sur les terrains… La culture est faite avec nonchalance. On ne se sert presque pas d’engrais. La charrue enlève à peine une croûte du sol et là-dedans on sème. La moitié des champs n’ont pas de clôture ; les bestiaux y paissent. Les marchands anglais demandent à présent plus de grain que l’on n’est dans l’habitude d’en récolter et il s’en suit un peu plus d’activité parmi les cultivateurs… Il n’y a guère de défrichements éloignés de plus de douze milles du fleuve. Cela vient de ce que les Canadiens n’aiment pas à s’isoler les uns des autres, et ils vont même jusqu’à morceler à l’infini la terre paternelle avant que de concéder un lot en bois debout. Ceci est tout différent de la coutume suivie dans la Nouvelle-Angleterre… ils continuent à semer les même champs des mêmes grains, sans égard pour ce qui devra en résulter. Néanmoins le sol n’est pas encore épuisé comme aux États-Unis… Le tabac vient parfaitement, mais on ne le cultive pas sur un grand pied ; la moitié de ce qui s’en consomme dans le pays est importé. Le tabac canadien est beaucoup plus doux que celui du Maryland et de la Virginie ; il donne une poudre à priser très bien reçue… L’air du Bas-Canada, est extrêmement pur, et le climat est considéré comme des plus salubres. De Montréal en descendant, il ressemble beaucoup à celui de la Nouvelle-Angleterre. Les habitants vivent vieux… Les gens qui ont passé un hiver ici ne redoutent nullement la sévérité de la température, et quant aux Canadiens, ils préfèrent cette saison à toutes les autres. En réalité, je n’ai entendu qu’une voix dans la province sur ce sujet ; on n’en saurait être surpris lorsque l’on songe comment les habitants passent l’hiver. Si les Canadiens voyaient nos hivers d’Angleterre, ils soupireraient comme nous après le printemps. Chez eux, c’est la saison du plaisir. Dès que le froid sec commence, l’air devient très pur et les affaires sont abandonnées. On se donne à la joie. Ce n’est plus que réunions d’amis, allant d’une maison à l’autre ; des fêtes où la musique, la danse, le jeu de cartes et tous les amusements sont employés… La première habitation que nous rencontrâmes à Batiscan était une ferme d’habitant où l’on nous donna de suite un logement pour la nuit. Les gens de l’endroit étaient extrêmement polis et se mettaient à nos ordres de tout cœur. On dressa prestement une petite table, couverte d’une belle nappe blanche, de beurre, de lait, d’œufs, de pain et de tout ce qu’il y avait de meilleur dans la maison. Toutes les femmes du Bas-Canada ont de ces victuailles en abondance, mais on y trouve rarement de la viande, si bien que les voyageurs ont la coutume d’en apporter avec eux. Les maisons possèdent d’excellents lits, genre français, très large, hauts de quatre à cinq pieds du plancher, avec paillasse, matelat et couche de plume. La plupart de ces demeures sont bâties de bois, pièce sur pièce, mais beaucoup mieux faites que celles des États-Unis. Les pièces de bois sont plus adroitement jointes et la face extérieure en est applanie et blanchie à la chaux. En dedans les murs sont doublés de planches, tandis que, aux États-Unis on les laisse dans leur forme brute, aussi bien qu’en dehors. Par exemple, les Canadiens ont le défaut de ne pas assez ouvrir les fenêtres et l’air se raréfie par trop dans leurs maisons. Si vous demandez aux habitants pourquoi ils font cela, ils répondent : « Ce n’est pas notre manière. » Weld voyageait au mois d’août, et chacun sait que, à cette époque de l’année, il vaut mieux fermer portes et fenêtres… « Sur la route de Laprairie, en arrivant du lac Champlain, une foule de choses vous démontrent que vous êtes dans un autre pays. Le drapeau anglais, les soldats, les habitants français allant de ci de là avec leurs tuques rouges, les enfants sortant des maisons pour vous saluer au passage, coutume inconnue aux États-Unis, la belle apparence des maisons ; les calèches, les calvaires, les grandes églises catholiques, les chapelles, les couvents, les prêtres avec leurs soutanes, les religieuses, les frères ; tout vous explique que vous avez changé de pays. Le langage aussi est différent : c’est le français qui domine… Presque tous les établissements du Bas-Canada sont situés le long des rivières, ce qui rend le paysage bien différent de celui des États-Unis. Les bords de l’Hudson, plus cultivés que ceux du Saint-Laurent, sont sauvages et désolés en comparaison de ceux-ci. En descendant de Montréal, et sur plusieurs lieues, les maisons sont tellement rapprochées les unes des autres qu’elles font penser à un village s’étendant sur tout ce parcours. Ces maisons ont une apparence remarquable de properté, et même dans le plus petit village il y a une église, que l’on entretient avec un soin jaloux… Vous rencontrez un village et une église à peu près toutes les lieues… Il n’y a pas de province dans l’Amérique du Nord où un voyageur se trouve traité plus commodément que sur la route de Québec à Montréal. Une série régulière de maisons de postes existe tout le long de la route ; on s’y procure des calèches ou des carrioles, selon la saison. Chaque maître de poste tient quatre de ces voitures, sans compter qu’il tire de l’aide de ses voisins qui sont entendus avec lui pour cela. Il est obligé, durant les heures du jour de se tenir prêt à quinze minutes d’avis et la nuit sous une demi-heure. La traite est de deux lieues à l’heure, à raison d’un chelin par lieue… Bien que le froid soit intense, les Canadiens le supportent parfaitement, parce qu’ils savent comment s’en garantir. Ils ont des poêles qui chauffent et tiennent leurs demeures aussi comfortables qu’on peut le désirer. Chaque grande maison compte quatre ou cinq de ces poêles, tant dans le passage d’entrée que dans les chambres du rez-de-chaussée. Ils ont aussi des feux de cheminées et de grille, mais plutôt par luxe qu’autrement. Les doubles portes et les doubles châssis des fenêtres coupent parfaitement le vent. Les panneaux des fenêtres sont suspendus sur des pentures et s’ouvrent par le milieu comme des portes, ce qui vaut mieux que les fenêtres à guillotine. Lorsqu’ils affrontent l’air du dehors, les habitants sont chaudement vêtus. La coiffure couvre les oreilles et le derrière du cou et même la majeure partie de la face, ne laissant exposé que les yeux et le nez. Leurs larges et épais vêtements recouvrent tout le corps, sans compter les mitaines, les manchons et les chaussures appropriées au climat. La masse des citoyens de Montréal est d’origine française, mais tous les marchands de quelque importance sont ou Anglais, ou Écossais ou Irlandais, ou descendants de ces trois races, lesquels passent tous aux yeux des Canadiens-Français pour des Anglais. Les Canadiens-Français ont conservé les manières et les coutumes de leurs ancêtres, aussi bien que leur langage ; ils ont une aversion insurmontable pour la langue anglaise, et il est très rare de rencontrer l’un d’eux parlant un semblant d’anglais. Toutefois, les citoyens anglais parlent la plupart un bon français… Sorel, qui ne renferme qu’une centaine de maisons, isolées les unes des autres, est la seule ville sur le Saint-Laurent, entre Montréal et Québec, où la langue anglaise prédomine. Les résidents sont des « loyalistes » des États-Unis réfugiés depuis la guerre. On y construit surtout des navires… Le principal commerce de Montréal est celui des pelleteries ; c’est de là que partent la plupart des fourrures expédiées du Canada en Angleterre. Ce genre de trafic est en partie aux mains de la compagnie du Nord-Ouest et en partie exercé par des compagnies particulières… Les canots de traite sont montés par des Canadiens-Français, tous très adonnés à ces courses et qui les préfèrent à la culture des champs… Deux mille hommes, à peu près, sont employés par la compagnie dans les postes des pays d’en haut… Des quantités de pelleteries sont exportées des Trois-Rivières et de Québec où elles arrivent par les rivières qui tombent du nord dans le Saint-Laurent… Les principaux articles d’exportation sont donc les pelleteries, puis le blé, la farine, le lin, la potasse, le bois, les douves, le poisson séché, les huiles, le ginseng et plusieurs plantes médicinales… La manufacture domestique existe partout dans le Canada. Elle consiste en toiles et en grosses étoffes de laine, mais la plupart des articles d’habillement sont d’importation anglaise… Le peuple a toute la gaîté et la vivacité de celui de France. Il danse et chante et semble ne vouloir s’imposer aucun soucis ; un certain nombre d’entre eux, cependant, paraissent aussi moroses et renfrognés que les gens des États-Unis. La vanité pourtant est leur trait caractéristique et en les flattant, vous en faites tout ce que vous voulez. Les femmes sont du petit nombre de ceux qui savent lire et écrire. Un Canadien ne conclut jamais un marché, ni ne fait une démarche de quelque conséquence sans consulter sa femme, dont les avis font lois, généralement… Les Canadiens aiment à se réunir, à causer de leurs longs voyages, à se vanter de leurs prouesses. Ils ne sont pas satisfaits d’avoir défriché une terre et d’en tirer de quoi vivre, il faut qu’ils puissent raconter les périls qu’ils ont bravés et les courses lointaines qu’ils ont faites. Les femmes et filles des habitants sont jolies et la simplicité de leurs habits en été les rend très attrayantes. Comme les sauvagesses, elles perdent promptement leur beauté et cela est dû aux rudes travaux auxquels elles se soumettent. »

Voyons à présent ce que John Lambert disait, en 1808, après avoir parcouru le pays : « Le costume de l’habitant est simple et commode. Il consiste en un long capot d’étoffe gris foncé, avec capuchon, retenu à la taille par une ceinture de laine aux couleurs voyantes. Veste et pantalon de la même fabrique. Aux pieds des mocassins ou des chaussures de cuir de bœuf. Ses cheveux épais et longs, sont attachés en arrière par une lanière de peau d’anguille ; de chaque côté du visage, des mèches droites retombent en queue de rat. Il porte la tuque rouge. L’ensemble se complète par une courte pipe qui ne quitte presque jamais la bouche de l’habitant, car il est fumeur comme un Hollandais. La figure est longue et mince, brunie par le hâle ou le soleil, parfois plus sombre que celle du Sauvage. Les yeux petits, vifs, foncés ; le nez accentué et à peu près aquilin, ou de forme romaine ; les joues lâches et maigres ; les lèvres minces et petites ; le menton pointu… Les manières des habitants sont aisées et polies. Leur conduite à l’égard des étrangers n’est jamais influencée par l’habit ou la coiffure de ceux-ci. Ils sont civils et respectueux à tout le monde, sans distinction de personne. Ils traitent leur supérieur avec cette déférence qui n’est ni la bassesse de l’un ni l’exaltation de l’autre. Envers leurs subordonnés, ils n’usent point de rudesse et n’affligent aucunement la pauvreté. Leur comportement est libre et sans gêne ; on dirait plutôt qu’ils ont vécu à la ville que dans la campagne. Les uns et les autres s’entretiennent en bons rapports… Les hommes ont un bon sens naturel et une forte dose d’intelligence ; mais faute d’écoles, ils ne peuvent guère s’instruire. Les femmes ont plus d’éducation, et ceci doit provenir du clergé, qui s’arrange pour qu’elles gouvernent leurs maris… Les Canadiens sont vraiment très polis les uns envers les autres ; ils se saluent et se font la révérence en se rencontrant. Lorsque je vois deux habitants le chapeau à la main, le corps penché en avant avec grâce, je ne puis m’empêcher de penser à l’effet qu’une pareille scène produirait dans les rues de Londres ! Les Canadiens sont extrêmement polis et empressés à l’égard des étrangers et ils lèvent leurs chapeaux à tous ceux qu’ils rencontrent par les chemins… Je ne sais pas ce qu’a été autrefois le clergé catholique du Canada, mais je puis dire en toute assurance qu’aujourd’hui il se distingue par une conduite et un caractère, partout les mêmes en ce pays, parfaitement conformes à l’idée que l’on se fait de ceux qui ont mission de prêcher l’évangile. Sa vie est exemplaire ; on ne saurait guère lui reprocher de donner des avis qu’il ne suit pas lui-même. Si d’un côté le gouvernement anglais mérite des éloges pour sa conduite envers ce clergé, on peut d’autre part affirmer que celui-ci lui rend bien le service de maintenir la paix dans toute la contrée… Le nombre des catholiques comparé à celui des protestants est de dix contre un. On compte à peu près cent quatre-vingts prêtres, et douze ministres protestants… Les catholiques ne se mêlent jamais de ce qui concerne les protestants… En voyant la tranquillité qui règne ici parmi les fidèles de ces deux croyances, je ne puis m’empêcher de songer à l’Angleterre, un pays ou quinze millions de protestants refusent de rendre leurs droits à trois millions de catholiques, leurs propres compatriotes. Si les Canadiens étaient des gens intolérants tels qu’on les représente, il y a longtemps qu’ils auraient fait déguerpir tous les Anglais du Canada… Ces années dernières, les Canadiens ont commencé à manifester du penchant pour la littérature. Sous ce rapport, ils semblent vouloir rattraper le temps perdu… Le Courrier de Québec est une petite feuille, dirigée par deux ou trois jeunes écrivains qui y publient des pièces fugitives, et qui ont récemment formé un cercle littéraire[1] digne d’encouragement… La seule bibliothèque ouverte au public est celle de Québec. On y obtient des livres par voie d’abonnement… Les romans sont fort recherchés par les Canadiennes. Les seules librairies du pays se rencontrent dans les bureaux des imprimeurs, elles ne renferment à peu près que des livres d’école… La musique et le dessin sont presque inconnus au Canada. »


  1. Le docteur Jacques Labrie et autres. Proportion gardée, on s’occupait plus de littérature et on publiait plus de livres, de 1800 à 1830 qu’à présent.