Histoire des Canadiens-français, Tome VIII/Chapitre 3

Wilson & Cie (VIIIp. 27-36).

CHAPITRE III

1796 — 1800


Membres de l’administration. — Députés à l’assemblée législative. — La langue française. — Les Chouayens. — La milice. — Régiments canadiens.

D
ans le cours de l’été de 1796 eurent lieu les élections des députés de la chambre basse. Sur cinquante membres, trente-six nouveaux furent nommés. Le conseil exécutif, voulant augmenter la représentation anglaise, avait usé de tous les moyens à sa disposition pour parvenir à ce but, mais sans succès. On comptait alors un peu moins de quinze mille Anglais dans la province, à côté de plus de cent soixante mille Canadiens-Français ; la part des Anglais se trouva être de mille âmes pour chaque membre et celle des Canadiens-Français de près de cinq mille pour chaque membre.

Voici comment était composée l’administration : le général Robert Prescott,[1] lieutenant gouverneur du Bas-Canada ; François Le Maistre, lieut.-gouverneur de Gaspé. Le conseil exécutif : — Paul-Roch de Saint-Ours, Hugh Finlay, François Baby, Thomas Dunn, Jos-Dom-Emm. de Longueuil, Pierre Panet, Adam Lymburner, James McGill, le juge en chef William Osgoode, le juge en chef Monk, Pierre-Amable de Bonne, John Lees, Juchereau-Duchesnay, John Young, l’évêque anglican ; et Herman Witsius Ryland, greffier ; Jacques-François Cugnet et Xavier de Lanaudière, traducteurs et secrétaires français.

Conseil législatif : — le juge en chef Osgoode, président ; J.-G. Chaussegros de Léry, Hugh Finlay, Thomas Dunn, Paul-Roch de Saint-Ours, François Baby, Jos.-Dom.-Emm. de Longueuil, Charles de Lanaudière, sir George Pownall, René A. de Boucherville, Henry Caldwell, l’évêque anglican, le juge en chef James Monk ; et William Smith,[2] greffier, J.-F. Cugnet, traducteur, Charles-E. de Léry, assistant-traducteur, Guillaume Boutillier, huissier de la verge noire.

Assemblée législative : — Edward O’Hara, Gaspé ; John Cragie et G. W. Allsopp, Buckinghamshire ou depuis la Pointe-Lévis à Sorel ; John Lees, Trois-Rivières ; Jonathan Sewell, William-Henry, ou Sorel ; Alexander Auldjo, Montréal Est ; Jacob Jordan, Effingham ou l’île Jésus, Blainville et Terrebonne ; Nathaniel Coffin, Bedford, ou depuis Sorel Est à la frontière ; James Cuthbert, Warwick ou Lavaltrie, Lanoraie, Berthier et St.-Cuthbert ; Thomas Coffin, Saint-Maurice ; John Black, comté de Québec ; William Grant, haute-ville de Québec ; J. Young, basse-ville de Québec ; J. Fisher, Northumberland ou depuis la côte de Beaupré en descendant ; Pascal Sirois[3] et Alexandre Menut, Cornwallis ou depuis Sainte-Anne de la Pocatière jusqu’au cap Chatte ; Nicolas Dorion et François Bernier, Devon ou de Sainte-Anne la Pocatière à la rivière du Sud ; Louis Dunière et Félix Têtu, fils, Hertford ou depuis la rivière du Sud jusqu’à la Pointe-Lévis ; Charles Begin et Alexandre Dumas, Dorchester ; Benjamin Cherrier et Charles Millet, Richelieu ; Philippe de Rocheblave et Olivier Durocher, Surrey, ou depuis Saint-Ours ouest jusqu’aux limites de Varennes ; Antoine Ménard-Lafontaine et Jacques Vigé, Kent, ou depuis Varennes ouest jusqu’à Longueuil ; Joseph Périnault et Joseph Perrault, Huntington, ou depuis Longueuil jusqu’à la frontière ; Hubert LaCroix et Joseph Hétier, York, ou de Soulanges à la rivière du Chêne ; Joseph Papineault et Denis Viger, quartier ouest de Montréal ; L. C. Foucher, quartier est ; J. M. Ducharme et Étienne Guy, comté de Montréal ; Charles-Bap. Bourc, Effingham, ou l’île Jésus, Blainville et Terrebonne ; Joseph Vigé et Bonaventure Panet, Leinster ou de Terrebonne à Saint-Sulpice ; C. Gasp. de Lanaudière, Warwick ou Lavaltrie, Lanoraie, Berthier et Saint-Cuthbert ; P.-A. de Bonne, Trois-Rivières ; Nicolas Montour, Saint-Maurice et Champlain ; Joseph Planté et François Huot, Hampshire, ou le comté de Portneuf aujourdhui ; Louis Paquet, comté de Québec ; Jean-Antoine Panet, haute-ville de Québec ; J.-A. Raby, basse-ville de Québec ; Pierre Bédard, Northumberland, ou depuis la côte de Beaupré en descendant ; Jérôme Martineau, île d’Orléans.

Il n’est pas sans intérêt de mentionner aussi les principaux fonctionnaires publics de cette époque : —

L’honorable Sir George Pownall, secrétaire et greffier ; l’honorable Hugh Finlay, directeur général des postes, greffier de la couronne en chancellerie et auditeur de la province W.-H. Ryland, secrétaire du gouverneur général ; T.-A. Coffin, auditeur des comptes et inspecteur général des comptes provinciaux ; l’honorable Henry Caldwell, receveur-général ; S. Holland, arpenteur général ; John Craigie, garde-magasin général ; Joshua Winslow, député paiemaître général ; John Lees, approvisionneur de l’armée ; Thomas Faunce, officier naval et major de ville à Québec ; John Frost, capitaine du port de Québec ; R. Cumberland, agent provincial ; G. E. Taschereau, grand-voyer de Québec ; John Antrobus, grand-voyer des Trois-Rivières ; l’honorable R. A. de Boucherville, grand-voyer de Montréal ; Edward O’Hara, grand-voyer de Gaspé ; M. Valentine, officier de marine à Oswégo ; John Coffin, inspecteur des forêts et police à Québec ; Saint-George Dupré, inspecteur de police à Montréal ; Philippe de Rocheblave, greffier du papier terrier ; Patrick Conroy, inspecteur des douanes à Saint-Jean ; Thomas Ainslie, percepteur des douanes.

La chambre ouvrit ses séances le 20 janvier 1797 et les ferma le 2 mai. Le général Prescott remplaçait lord Dorchester, parti pour l’Angleterre le 9 juillet 1796. Durant la session, les débats roulèrent sur le traité de commerce récemment conclu entre l’Angleterre et les États-Unis ; l’arrestation des sujets suspects ; les fraudes pratiquées dans les élections de 1796 ; la proportion du revenu des douanes que pouvait réclamer le Haut-Canada ; et le pilotage du fleuve jusqu’au Bic. Il y eut aussi le scandale de la gestion des terres à coloniser que l’on attribuait au conseil législatif vu que plusieurs membres de ce corps avaient des intérêts dans ces spéculations et que les agents du domaine public étaient nommés par eux. Le juge Osgoode, président du conseil, plus impliqué que les autres, finit par quitter le pays.

Avec la nouvelle chambre reparut la question de la langue française. Au lieu de vouloir la proscrire des registres et des actes écrits de la législature, comme en 1792, les Anglais se bornèrent à l’attaquer dans la personne de M. Jean-Antoine Panet, l’ancien président qui fut réélu toutefois. M. de Bonne, qui venait d’être fait juge du banc du roi ; M. Foucher qui venait d’être nommé solliciteur-général à la cour suprême ; M. Montour et M. de Lanaudière votèrent contre M. Panet, augmentant ainsi de quatre voix le parti anglais resté compacte et déterminé à ne céder qu’au nombre.

L’occasion était belle pour parler de l’indiscipline des Canadiens qui se « singularisaient » en prétendant maintenir la langue française dans une colonie de la Grande-Bretagne. Les discours ne manquèrent pas, en effet. D’abord nous défendions un droit sacré ; et puis notre élément dominait de beaucoup par son nombre, le groupe des Anglais. De là une résistance légale, honnête, honorable, que l’on voudrait en vain confondre avec la rébellion. Il ne faut pas croire que ceci est de l’histoire oubliée. Encore à présent, si un Canadien se lève en chambre pour réclamer une explication, l’examen des comptes publics, le pourquoi ou le comment d’une certaine mesure, vite ! on lui fait les gros yeux et le mot « rebelle » est murmuré autour de lui. Si un Canadien reste froid devant les dépêches de Downing Street, il est accusé de manquer de respect à la couronne. Les institutions politiques de l’Angleterre sont justement vantées. Dès que nous sommes devenus sujets britanniques nous avons demandé la plénitude de ces institutions. Les idées européennes s’opposaient à ce que les colonies participassent aux avantages de ce régime. Il est temps de prouver que nous avions tort. Le prouve-t-on ? On prétend le faire : 1. en disant que nous mettions le trouble dans le pays — étrange raison ; 2. en faisant l’éloge des résidents anglais de cette époque — qui ont fini par nous comprendre et accepter ce que nous proposions !

Le juge de Bonne devenait le chef des Chouayens. Il faut remonter au 14 août 1756 pour expliquer l’origine de cette expression — les Chouayens. C’était le jour de l’attaque des forts d’Oswégo. Les Canadiens voulaient traverser la rivière à la nage ; le général Montcalm croyait la chose impraticable. Rigaud de Vaudreuil enleva les milices et prit le principal fort — mais durant cette manœuvre un certain nombre de soldats français, croyant la journée perdue, avaient déserté aux Anglais. On les qualifia de « chouayens », du nom de Chouaguen ou Oswégo. L’épithète s’appliqua par la suite aux transfuges de notre cause dans la politique, et elle fit fureur au milieu des basses classes. Elle était donc vieille de quarante ans lorsque le juge de Bonne se vit désigné comme le grand Chouayen, c’est à dire le déserteur par excellence et le chef du parti en question. Les faveurs du pouvoir allaient aux Chouayens car l’oligarchie comptait, à l’aide de cette faction, diviser ou amoindrir le parti canadien. Les « bureaucrates », dont nous parlerons vers l’époque de 1837, étaient les continuateurs des chouayens.

La session de 1798 ouverte le 20 février et close le 11 mai, fut peu intéressante. Il y eut des débats au sujet des routes publiques et tout le reste fut paralysé par les nouvelles d’Europe. Aurait-on ou n’aurait-on pas la paix avec la France ? Par le traité de Campo-Formio, le général Bonaparte avait acquis un ascendant extraordinaire en Europe, et l’on pensait que l’Angleterre allait se prêter à la proposition d’une paix universelle qui semblait être devenue l’ordre du jour de la diplomatie. Mais les mois s’écoulèrent ; la chambre se réunit de nouveau, du 28 mars au 3 juin 1799, et flotta indécise, comme l’année précédente. Le 31 juillet, le général Prescott partit pour l’Angleterre. Tous les esprits se reportaient vers cette fin de la guerre de France qui n’arrivait pas.

Nous voici en présence de quelques noms nouveaux dans la politique du Bas-Canada :

Antoine Foucher, né en France (1716) notaire à Montréal, de 1746 à 1799 et décédé en 1801, avait pour fils Louis-Charles Foucher (né en 1760) qui fut admis au barreau en 1784 et prit une part active à la politique de son temps. Des écrivains, comme il y en a plusieurs, ont dit : « M. Foucher devait être un homme de mérite puisqu’il devint solliciteur-général à une époque où l’on ne favorisait aucunement les Canadiens-Français. » Pourquoi ne pas avertir le lecteur que M. Foucher trahissait ses compatriotes ? Il ne refusa pas non plus la charge d’inspecteur des domaines de la couronne. Nommé juge aux Trois-Rivières (1803) il persista à se maintenir dans la chambre d’assemblée et défendit sa propre cause en face du sentiment public qui répugnait à voir des juges et autres fonctionnaires siéger parmi les représentants de la nation. Obligé par le vote populaire de s’en tenir à son rôle de magistrat, il devint juge de la cour du banc du roi (1812) et sut se créer des ennemis qui ne lui firent pas la vie heureuse. Il mourut le 26 décembre 1829.

Alexandre Dumas, originaire de Nègrepelisse, petite ville du Languedoc, était entré dans le commerce à la Rochelle. Il était cousin de John Dumas Saint-Martin qui paraît être venu de France vers la date de la cession du pays. En 1766, Alexandre Dumas était marchand à Québec et avait aussi une maison à Montréal. Au mois de juin 1767 on le trouve parmi les associés de la compagnie des forges Saint-Maurice avec John Dumas Saint-Martin,[4] juge de paix à Montréal, le même qui, en 1769, fut nommé maître en chancellerie ; ce dernier était protestant. En 1775, Alexandre fut nommé capitaine dans la milice de Québec et à la défense du Sault au Matelot se conduisit avec une habilité et une bravoure qui lui valurent des félicitation universelles. Devenu seul propriétaire des forges, en 1778, il les céda quelques temps après et se fit recevoir notaire. Son greffe va de 1783 à 1802. En 1784 il devint avocat. Major de milice avant 1797, il entra cette année à l’assemblée législative où il ne resta que trois ans.

Jean Taché, de la paroisse de Garganvillars, diocèse de Montauban, né le 6 avril 1697, d’un père qui était commissaire des vivres à Saint-Malo, reçut son éducation à Paris, et se disposa à embrasser la carrière du commerce. S’étant embarqué pour le Canada (1739) s’établit à Québec et y épousa (1742) Marie-Anne Jolliet de Mingan, petite-fille de Louis Jolliet. Il devint syndic des marchands, conduisit un trafic considérable jusqu’au temps de la conquête, et alors se trouva ruiné par la prise de ses vaisseaux. Ayant acquis les bonnes grâces du gouverneur Murray, on le fit notaire, bien qu’il n’eut pas étudié cette profession. Versificateur habile, l’esprit de salon qu’il déploya lui valut une place honorable dans la société de son temps. Il mourut en 1768. Son fils, Pascal-Jacques, seigneur de Kamouraska, devint membre du deuxième parlement.

Jacques Ménard dit Lafontaine, établi aux Trois-Rivières en 1657 se transporta à Boucherville et fonda une famille nombreuse dont l’un des fils Antoine Ménard dit Lafontaine fut envoyé au deuxième parlement (1796) ; le petit-fils de ce dernier, sir Louis-Hypolite Lafontaine, a laissé un grand nom dans notre histoire.

Étienne Potier dit Laverdure marié à Québec en 1670 avait eu un fils du nom de Toussaint dont le petit-fils s’engagea dans le commerce de fourrures, y amassa de l’argent, prit sa retraite et fut nommé lieutenant-colonel des milices de Lacadie, au sud de Montréal De ce dernier naquit (1770) Toussaint Pothier qui s’adonna de bonne heure au trafic des fourrures du nord-ouest. En 1790 il était associé de la compagnie fondée en 1783 par son père, MM. de Rocheblave, McTavish, Cotté, Frobisher et autres marchands de Montréal. Il devint comme l’âme de la compagnie, dont les affaires avec l’Angleterre atteignaient jusqu’à trois cent mille louis sterling par année. Vers 1812, le gouvernement le chargea d’organiser un corps de voyageurs pour la défense des lacs et il en fut nommé major. Membre du conseil législatif, il occupa temporairement plusieurs charges, telles que commissaire pour améliorer le port de Montréal, arbitre dans la question du partage des revenus des douanes, pour la construction du canal Lachine. Il fut seigneur de Sainte-Marie de Lanaudière, comté de Maskinongé, où il exécuta de grands travaux. Il mourut à Montréal le 25 octobre 1845.

Pierre Couc dit Lafleur, natif de Cognac en Angoumois, s’établit aux Trois-Rivières en 1651 et y épousa (1657) Marie Meti8ameg8k8e, algonquine, d’une famille influente parmi les sauvages. Leur fils aîné, Louis dit Montour, épousa, vers 1683, Marie-Madeleine, de la nation des Sokokis. La descendance de ces derniers donna plusieurs interprètes de langues sauvages, tant au service de la Nouvelle-France que des colonies anglaises. On mentionne surtout André Montour, interprète et capitaine d’une tribu, qui de 1750 à 1768, joua un rôle marquant sur l’Ohio et au Détroit. Nicolas Montour, engagé dès sa jeunesse, dans le commerce des fourrures, devint l’un des associés de la compagnie du Nord-Ouest et réalisa une fortune de cent mille piastres, ce qui le mit en état d’acheter la seigneurie de la Pointe-du-Lac, où il vécut, à partir de 1790, avec tout le luxe imaginable — dévorant son argent en peu d’années. Sa femme se nommait Geneviève Wills. Nommé juge de paix en 1790, il fut élu, six ans plus tard, représentant du comté de Saint-Maurice, qui s’étendait alors depuis Berthier jusqu’à Batiscan, cette dernière paroisse comprise, et se montra assez indifférent envers les intérêts canadiens-français. Il fut remplacé en 1800, par Matthew Bell qui était encore moins que lui favorable à notre nationalité.

Le lecteur ne doit pas s’étonner de la place qu’occupait la milice dans l’attention de la chambre et du conseil durant les années 1792-1810. De tous temps, sous le régime français, les capitaines de paroisse avaient été considérés. Le gouvernement anglais se fit une règle de ne pas trop déranger cet état de choses. Il eut même le soin de veiller à ce que ses troupes régulières prissent en quelque sorte la place des corps français dans l’estime des Canadiens et pour cela il enjoignit aux officiers d’épée de faire respecter les croyances religieuses de la population. Anbury, qui formait partie de la garnison de Montréal en 1776, raconte que, la veille de la Fête-Dieu, il vit apporter en ville, sans trop savoir pourquoi, des « masses de branches de verdure, et le lendemain matin, ma surprise fut grande, dit-il, de voir les rues balayées, les petits arbres plantés de chaque côté, les uns formés en arches, les autres bordant le passage, de sorte que les rues ressemblaient à des vallons verdoyants. Le général Philips rappela aux troupes l’ordre en conseil de Londres, qui datait de quelques années déjà, et fit suivre cette lecture de recommandations conçues à peu près dans ces termes : « Demain, il y aura grande procession par la ville et je n’ai pas besoin de dire aux officiers quel respect et quelle attention Sa Majesté leur enjoint de rendre au saint Sacrement à son passage. Les sous-officiers devront tout particulièrement informer les soldats de l’ordre qui exige le salut, comme aussi d’ôter le chapeau s’il leur arrive de rencontrer le dais, et de rester à la position de attention tant qu’il n’est pas passé. Les cas de désobéissance seront punis avec la plus grande sévérité. » Pour revenir à la milice, les Canadiens n’aimait pas à voir les autorités impériales confier des grades d’officiers aux créatures qui se montraient favorables à sa politique d’absorption. Les « patriotes » comme on les a appelés plus tard, agitaient les campagnes à ce sujet. Dans l’espoir de faire disparaître les mécontentements, Ducalvet avait demandé la formation d’un régiment canadien de deux bataillons, comme l’étaient tous ceux du service régulier à cette époque (1784) sauf les gardes du roi qui comptaient quatre bataillons. Prenant un terme moyen, qui ne pouvait rendre le corps nouveau tout-à-fait indépendant, lord Dorchester (1786) obtint d’ajouter deux bataillons au 60e régiment, caserné en Canada sous les ordres de lord Jeffery Amherst, et qui prit en cette circonstance le nom de Royal American. Pour plaire aux Canadiens lord Dorchester choisit l’un d’eux officier au 109e régiment, Louis-Joseph Fleury d’Eschambault, le créa lieut.-colonel, et poussa l’enrôlement des volontaires. Les deux bataillons réguliers du 60e servaient ordinairement aux colonies ; dans les bureaux de Londres, on les regardait un peu comme étrangers à cause de cela ; bientôt ils furent envoyés aux Antilles, et lorsqu’ils demandèrent à retourner dans la Grande-Bretagne, après avoir servi à Jersey, Guernesay et ailleurs, les autorités accédèrent à leur désir avec répugnance. Chacun des quatre bataillons était indépendant l’un de l’autre pour les fins du service, de l’avancement et du commandement. La chronique raconte que, dans une revue, à Longueuil, (vers 1793) les 7e et 60e régiments luttèrent d’adresse, sous les ordres du duc de Kent et de M. d’Eschambault, au grand honneur de ce dernier.

Lord Dorchester, partant pour l’Angleterre (1796) laissa des instructions pour organiser un régiment qui prit le nom de Royal Canadien[5], avec Joseph-Dominique-Emmanuel de Longueuil pour commandant du premier bataillon, levé dans le Bas-Canada ; le second appartenait au Haut-Canada ; en tout ils étaient fort de six cents hommes. Louis-Ignace-Michel-Antoine de Salaberry, qui avait servi dans l’armée régulière, fut nommé major et le capitaine François Dambourgès mis à la tête de la compagnie de grenadiers. Les autres officiers étaient : capitaines : Désaunier Beaubien, François Piedmont, Pierre Marcoux, C. Sabrevois de Bleury, J.-B.-Pierre Louvigny de Montigny, François Vassal de Montviel, J.-Bte. d’Estimauville ; lieutenants : Daniel Dupré, Pierre Duchoquet, A. Juchereau Duchesnay, Joseph de Beaujeu, C.-Gasp. Lanaudière, Hypolite Hertel, Pierre Bazin, Henry Hay, Joseph Bouchette, Benjamin Joubert ; enseignes : J.-B. Juchereau-Duchesnay, Antoine Pétrimoulx, Louis Montizambert, Maurice-Roch de Salaberry, Honoré Boillé, Charles-Gaspard de Lanaudière, Antoine Lanaudière, Étienne La Morandière, Richard Hay, François Boucher, Robert Anderson ; François Duval ; chapelain : Salter Mountain ; adjudant ; Robert Anderson ; quartier-maître : Louis Fromenteau : chirurgien : James Davidson ; assistant-chirurgien : J.-B.-L. Ménard. Le drapeau portait la devise Try Us.

Sur les rapports qui lui furent faits en 1797, le duc de Kent, commandant en chef, écrivit d’Halifax au major de Salaberry pour le féliciter des progrès de son bataillon, lequel était alors à Montréal où il passa deux ans ; puis ce corps fit deux autres années à Sorel. En 1799, il fut question de fondre le Royal Canadien ou les Volontaires comme on les appelait, dans les Fencibles, afin de les rendre aptes, en leur donnant des officiers supérieurs pris dans la ligne, de servir dans toutes les colonies. L’année suivante, un détachement se trouvait en garnison à Québec, le reste à Saint-Jean d’Iberville ; le major de Salaberry se retira à Beauport, quelque peu découragé de la tournure que prenaient les choses. Dès le commencement de 1801, le nouveau ministère écrivit au gouverneur-général touchant la nécessité de désarmer les volontaires, vu, disait-il qu’il n’était pas prudent de les discipliner, le Canada étant un pays de conquête. Le général Bonaparte préparait alors sa campagne de Marengo et l’horison s’assombrissait en Europe. Comme toujours, on redoutait en Canada le contrecoup des affaires de France. Le Royal Canadien fut licencié. M. de Longueuil qui avait dépensé de fortes sommes pour soutenir ce corps,[6] reçut, en guise de remerciements, les reproches les moins mérités de la part du ministre des colonies. Juchereau, le jeune Louis de Salaberry, Maurice-Roch de Salaberry entrèrent dans des régiments anglais et gagnèrent leurs grades avec honneur.

La carrière de quelques uns des officiers du Royal Canadien nous est connue : —

J.-B.-Philippe d’Estimauville, né le 12 mars 1714 à Trouville en Normandie, avait été attaché, en 1729, en qualité de page, au service de la duchesse de Bourbon, et était entré, l’année suivante, dans la compagnie des cadets gentilshommes à Metz. De là, passant au régiment du Lyonnais (1733) il avait été successivement lieutenant, capitaine de brûlot et capitaine d’une compagnie franche (détachement dit de la marine) pour servir à l’île Royale (cap Breton). Le 15 avril 1755, il reçut la croix de Saint-Louis ; en 1761, il était encore à l’île Royale et ne prit sa retraite qu’en 1766. Marié (1749) avec Marie-Charlotte d’Aillebout, deux de ses fils furent militaires : Jean-Baptiste né en 1758, marié en 1783 à M.-Josephte Couraud de la Côte, officier au bataillon canadien du 60e régiment (1796) ; et le chevalier Robert d’Estimauville, né en 1752, qui servit dans les armées prussiennes et revint s’établir en Canada vers l’époque du traité d’Amiens (1801).

Jacques Testard sieur de la Forêt, natif de Rouen, avait eu deux fils, Jacques de la Forêt et Charles de Folleville, qui s’établirent dans la Nouvelle-France avant 1660. Jacques Testard sieur de Montigny, fils de Jacques ci-dessus, naquit à Montréal en 1663 ; nous l’avons vu figurer dans nos récits sous le nom du sieur de la Forêt ; militaire distingué, il reçut la croix de Saint-Louis après une dizaine de campagnes ; son nom était célèbre, de 1690 à 1730 dans toute l’Amérique du Nord. Il mourut en 1737, couvert de blessures. Son fils Jean-Baptiste, né en 1724, suivit la carrière des armes, de 1736 à 1760 avec beaucoup d’éclat ; retiré en France après la cession du Canada, il y mourut en 1786. L’un de ses fils prit du service en France, puis, à la révolution, passa en Allemagne ; les autres revinrent en Canada et soutinrent avec honneur le nom de Montigny ; leurs descendants n’ont pas dégénéré de leurs ancêtres.

La famille Rocbert de la Morandière remonte au dix-septième siècle parmi nous dans la personne d’Étienne, qui était conseiller au conseil souverain du temps de M. de Frontenac, et dont les fils ont été employés au nord-ouest et dans les garnisons du Canada, car plusieurs officiers de ce nom figurent dans nos archives.[7] Louis-Joseph, fils d’Étienne ci-dessus, garde-magasin à Québec en 1737, obtint, cette année une seigneurie au lac Champlain et fut envoyé, en 1742, pour rétablir le fort Niagara. Son frère Étienne, entra au service militaire à l’âge de vingt ans à peu près, devint lieutenant en 1745, prit part à la bataille de Monongahéla, servit dans le corps des ingénieurs et mourut le 25 novembre 1760. Le fils de celui-ci était enseigne en 1761 ; il revint de France en 1763 ; plus tard s’enrôla pour repousser l’invasion américaine et fut amené prisonnier de guerre à Albany (1776). De son mariage avec Louise-Charlotte Bailly de Messein il eut un fils, Étienne que nous trouvons dans les troupes du Canada en 1797.

Jacrau de Piedmont, enseigne aux canonniers-bombardiers de l’île Royale (1748) puis enseigne au Canada (1750) avait été fait lieutenant de la même compagnie en 1753, capitaine en 1759 ; il se trouva à la bataille des plaines d’Abraham ; ce fut lui qui, avec le major de Joannès, insista auprès de M. de Ramesay pour que l’armée française abandonnât la basseville de Québec après la défaite de Montcalm, au lieu de capituler précipitamment. Il fut nommé chevalier de Saint-Louis en 1760. François, son petit-fils, épousa Thérèse de Montizambert, et prit du service dans les Royaux Canadiens.

Louis Fromenteau de la Boucherie, fils, aide-major de milice de la ville de Québec en 1797, était descendant d’un officier d’artillerie employé en 1757 aux fortifications de Québec et plus tard (1761) à l’île Royale.

Jean-Baptiste Bouchette, surnommé la Tourte, à cause de la célérité de ses voyages, commandait un brigantin sur le fleuve, l’automne de 1775, lorsque le général Carleton, obligé de fuir Montréal tombé au pouvoir des Américains, s’offrit pour conduire ce gouverneur à Québec en passant à travers les patrouilles de l’ennemi. Parvenu dans la capitale, après avoir couru plusieurs fois le danger d’être capturé, Carleton amena son sauveur au château Saint-Louis, le remercia en présence de ses conseillers et des citoyens réunis — et de ce jour la fortune de l’humble capitaine de goëlette fut assurée. Le gouvernement ayant établi un dépôt de marine sur les lacs, M. Bouchette fut nommé, vers 1784, à l’un des principaux commandements et fixa sa résidence à Kingston. Il accompagna le duc de Kent aux chutes de Niagara en 1793. La Rochefoucauld écrivait, en 1795 : « Le capitaine Bouchette, commodore de la marine du lac Ontario est à la tête de tout l’établissement naval du lac, mais sans rien ordonner pour les dépenses. C’est un homme en qui lord Dorchester et le gouverneur Simcoe ont une grande confiance. Canadien d’extraction, resté au service de l’Angleterre quand le Canada a passé sous sa domination, c’est lui qui, dans le moment où Arnold et Montgomery assiégeaient Québec, (1775) y a fit entrer, sur son bateau, lord Dorchester déguisé en Canadien ; il a, dans cette occasion, donné une grande preuve d’activité, d’audace et de courage ; on ne peut s’étonner que lord Dorchester n’ait pas oublié ce service signalé. Ses manières sont celles d’un homme incorruptible et d’un officier facile pour ses subalternes… Le commodore Bouchette est un des plus grands détracteurs du projet de faire de Yorck (Toronto) le centre de la marine du lac, mais il a sa famille et ses terres, à Kingston ; de pareilles raisons sont assez communément influentes pour déterminer les opinions publiques. » Il mourut dans ce poste en 1802. Son fils Joseph, né le 14 mai 1774, instruit en Angleterre, ardent travailleur et savant géographe, a fait grand honneur au Canada par ses ouvrages dont le fini et l’exactitude sont justement admirés. On lui doit une superbe carte du Canada et trois volumes de descriptions topographiques, etc., que tous les hommes d’études de notre pays consultent encore à présent avec avantage. Nommé colonel de milice, arpenteur-général, estimé de tous les partis, M. Bouchette s’est éteint au mois d’avril 1841, laissant deux fils, l’un, Joseph arpenteur-général de la province de Québec actuellement, et l’autre Robert Shore Milnes, patriote de 1837-38, et député ministre des douanes à partir de 1867.

François Boucher, né à l’île aux Coudres le 8 août 1778, descendait de Marin Boucher établi à Beauport en 1634. À dix ans il naviguait, à la Nouvelle-Écosse avec son père ; à douze ans, il entrait dans une maison de commerce de Québec, mais en 1796, il se sentit entraîner vers la vie militaire et aida son beau-frère, le capitaine Dambourgès, à recruter le régiment canadien qui se formait alors. En 1802, après avoir servi cinq ans, il se fixa à Maskinongé et y ouvrit un commerce qui prospéra au delà de ses espérances, même pendant la guerre de 1812, bien que le vaillant officier eut repris du service — en qualité de quartier maître au quatrième bataillon de milice. Son père, François Boucher, marin de profession, avait été nommé capitaine du port de Québec (1803), en récompense des services qu’il avait rendus au duc de Kent en portant des dépêches à Halifax. Le lieut.-colonel Boucher a été pour la paroisse de Maskinongé un bienfaiteur intelligent. À mesure que sa fortune grandissait il faisait drainer les terrains plats qui avoisinent le lac Saint-Pierre et encourageait la grande culture et l’industrie locale. Il est mort en 1861, après avoir mené une vie très active et sur les derniers temps une existence patriarcale. C’était le dernier survivant des officiers des Royaux Canadiens.


  1. Très aimé des Canadiens-Français, écrit M. de Gaspé. « Il ne s’en rapportait pas toujours aux avis que lui donnait son conseil exécutif, mais consultait les bourgeois qui lui paraissaient les plus honnêtes — aussi a-t-il laissé le Canada brouillé avec tous ses conseillers. »
  2. Il a écrit une Histoire du Canada qui s’arrête à 1796.
  3. Décédé en 1797 ; remplacé par Pascal Jacques Taché.
  4. Il prit soin du jeune fils de Ducalvet, durant la captivité de ce personnage (1780-83.)
  5. À la fin l’année 1796, il y avait en Canada les 4e, 5e, 24e, 25e 60e régiments. Au 60e les officiers Canadiens-Français étaient : Fleury de Chambault premier capitaine, et H. des Rivières second lieutenant. Dans le deuxième bataillon des Royaux Canadiens, étaient les lieutenant Taschereau et Pierre-Ignace Mayot (Malhiot), et les enseignes Pierre Boucherville et Charles Launière.
  6. À part cela il fit parmi ses officiers et ses soldats une souscription qui rapporta la somme de cinq cents louis sterling au fonds de guerre de la Grande-Bretagne, 1799.
  7. Une branche de la famille d’Amours des Chauffours était aussi représentée par des militaires du nom de la Morandière dont l’un commandait aux Missions en 1740.