Histoire des Canadiens-français, Tome III/Chapitre 6

Wilson & Cie (IIIp. 79-102).

CHAPITRE VI


Le climat du Canada.



D
epuis plus de trois siècles que les bords du Saint-Laurent sont fréquentés par les Français, la température de cette région a-t-elle subi des changements ? Il paraît que non. Les documents indiquent à toutes les époques un climat semblable à celui d’aujourd’hui. Ceci nous enlève la consolante pensée que nos descendants pourraient, à cet égard, être mieux partagés que nous-mêmes. Néanmoins, tout espoir n’est pas perdu, disent quelques-uns. La Gaule, sauvage et glacée du temps de Jules César, ne ressemblait pas à la belle France de nos jours : les historiens l’affirment. Avec les forêts qui la couvraient ont disparu[1] ces hivers rigoureux qui gelaient les rivières au point de permettre le roulage de pesants chariots. Il est évident que le parti-pris s’en mêle, et que nous sommes tenus d’y croire parce que « tout le monde le dit. » Mettons-nous à la place du conquérant des Gaules. Ce Romain parlait en homme habitué aux ardeurs du soleil. Et puis, de son temps, on se nourrissait de préjugés encore plus que de nos jours. « N’allez pas dans l’île de Crète : il y a là un monstre qui vous dévorerait. » Durant des siècles, on alla le moins possible dans ce lieu redoutable, quoique l’on n’y vît point de monstre — mais on voulait bien croire qu’il ne ferait pas bon de trop s’exposer à le rencontrer. « Au nord de la Grèce est un pays inhabitable, disaient les contemporains de Périclès. Pourtant, l’Autriche n’est pas à dédaigner ; mais il a fallu beaucoup de temps pour s’en convaincre. La Grande-Bretagne passa, aux yeux des lieutenants de Rome, pour une région pleine d’horreurs et parfaitement inabordable, à moins que de porter des pantalons, ce qui n’entrait pas dans les idées des pères conscrits. Au temps de Jacques Cartier, on regardait la Prusse et la Pologne comme de simples champs de glace. Jusqu’à présent, l’Afrique a eu la réputation d’être mortelle aux populations blanches. Pourquoi ? Personne n’en sait rien. Et, cependant, que de voyageurs ont, tour à tour, démontré aux Grecs, aux Romains, aux Français l’absurdité de ces croyances ! Cela n’empêchait pas les professeurs et les instituteurs de la jeunesse de continuer à émettre de fausses notions, dont la conséquence était naturellement toujours la même : les peuples s’endurcissaient dans les préjugés et dans l’ignorance en ces matières. Çà et là, de siècle en siècle, à la faveur d’un événement inattendu, une secousse se produisait dans les esprits : le mystère se laissait entrevoir : les hommes se prenaient à vouloir agrandir leur horizon — mais bientôt, honteux de tant d’audace, ils rentraient dans leur coquille.

Reprenons l’examen des Gaules. César a fait la guerre de préférence le long du Rhin et sur les plateaux de l’Auvergne, précisément dans les contrées les plus humides et les plus froides de sa conquête. Entre le Rhin, l’Atlantique, la Garonne et la Manche, le pays était alors couvert de forêts entrecoupées de défrichements situés, comme toujours, dans les vallées, ce qui procurait aux habitants des campagnes une température supportable ; car les hauteurs sont froides en tout pays. La région qui se trouve au sud et à l’est de la Garonne était tellement florissante et civilisée qu’il n’est pas possible de la comparer à la Bretagne, à Paris, à la Normandie, par exemple, et encore moins aux territoires montagneux du sud-est : l’Auvergne, les Cévennes et le Jura. Ces derniers lieux, d’où César s’est montré si habile à lancer ses légions dans les plaines, étaient froids et ils le sont encore.

« Le pays et terroir du Canada, écrit Thevet (1555), est beau et bien situé et de soi très bon, hormis l’intempérature du ciel qui le défavorise, comme pouvez aisément conjecturer… Le capitaine Jacques Cartier, avec lequel me suis tenu cinq mois en sa maison de Saint-Malo, en Bretagne, et autres capitaines et gentilshommes dignes de foi, m’assurèrent tous la chose être véritable. » Elle est véritable, en effet ; mais il faut en rabattre si l’on parle des moyens d’existence que cette terre offre à ses habitants. Dès les premières années de notre établissement ici, « l’intempérature du ciel » ne nous empêcha pas de récolter assez de blé pour nous nourrir, et bientôt en exporter des masses aux Antilles.

« Et, ajoute Thevet, pour éviter prolixité en l’histoire de nos Canadiens (les sauvages), vous noterez que les pauvres gens universellement sont affligés d’une froideur perpétuelle par l’absence de soleil[2], comme pouvez entendre… Nonobstant cette froidure tant excessive, ils sont puissants et belliqueux, insatiables de travail. Semblablement sont tous ces peuples septentrionaux ainsi courageux, les uns plus, les autres moins ; tout ainsi que les autres tirant vers l’autre pôle, spécialement vers les tropiques et équinoctial sont tout au contraire : pour ce que la chaleur si véhémente de l’air leur tire dehors la chaleur naturelle et la dissipe[3] — et par ainsi sont chauds seulement par dehors et froids en dedans. Les autres (ceux du nord) ont la chaleur naturelle serrée et contrainte dedans par le froid extérieur, qui les rend ainsi robustes et vaillants — car la force et faculté de toutes les parties du corps dépend de cette chaleur naturelle. »

Après avoir dit que le voisinage des bancs de glace était en bonne partie la cause du froid excessif du Canada, Charlevoix observe : « Même, malgré ce voisinage, si le Canada était aussi découvert et aussi peuplé que la France, les hivers y seraient moins longs et moins rudes. Ils le seraient pourtant toujours plus qu’en France, à cause de la sérénité et de la pureté de l’air ; car il est certain qu’en hiver, toutes choses égales d’ailleurs, la gelée est plus rude quand le ciel est pur et que le soleil a raréfié l’air. »

M. Pierre Boucher (1663) dit à son tour : « Les froids y sont-ils grands l’hiver ? Il y a quelques journées qui sont bien rudes ; mais cela n’empêche pas que l’on ne fasse ce que l’on ait à faire : on s’habille un peu plus qu’à l’ordinaire, on se couvre les mains de certaines moufles appelées dans ce pays ici des mitaines ; l’on fait bon feu dans les maisons, car le bois ne coûte rien ici qu’à bûcher et à apporter au feu. On se sert de bœufs pour le charrier sur certaines machines qu’on appelle des traînes : cela glisse sur la neige, et un bœuf seul en mène autant que deux bœufs feraient en été dans une charrette. Et, comme j’ai déjà dit, la plupart des jours sont extrêmement sereins, et il pleut fort peu pendant l’hiver. Ce que j’y trouve de plus importun, c’est qu’il faut nourrir les bestiaux à l’étable plus de quatre mois, à cause que la terre est couverte de neiges pendant ce temps-là ; si la neige nous cause cette incommodité, elle nous rend d’un autre côté un grand service qui est qu’elle nous donne une facilité de tirer les bois des forêts, dont nous avons besoin pour les bâtiments, tant de terre que d’eau, et pour autres choses. Nous tirons tout ce bois de la forêt par le moyen de ces traînes dont j’ai parlé, avec grande facilité, et bien plus commodément, et à beaucoup moins de frais que si c’était en été par charrette. L’air y est extrêmement sain en tout temps, mais surtout l’hiver ; on voit rarement des maladies dans ces pays ici ; il est peu sujet aux bruines et aux brouillards ; l’air y est extrêmement subtil. À l’entrée du golfe et du fleuve, les bruines y sont fréquentes à cause du voisinage de la mer ; on y voit fort peu d’orages… Puisque je suis tombé sur l’hiver, je dirai un petit mot en passant des saisons ; on n’en compte proprement que deux, car nous passons tout d’un coup d’un grand froid à un grand chaud, et d’un grand chaud à un grand froid ; c’est pourquoi on ne parle que par hiver et été. L’hiver commence incontinent après la Toussaint ; c’est-à-dire les gelées et quelque temps après les neiges viennent qui demeurent sur la terre jusques environ le quinzième d’avril pour l’ordinaire, car quelques fois elles sont fondues plus tôt, quelques fois aussi plus tard, mais d’ordinaire c’est dans la seizième que la terre se trouve libre et en état de pousser les plantes et d’être labourée. Dès le commencement de mai, les chaleurs sont extrêmement grandes, et on ne dirait pas que nous sortons d’un grand hiver ; cela fait que tout avance, et que l’on voit en moins de rien la terre parée d’un beau vert ; et en effet, cela est admirable de voir que le blé qu’on sème dans la fin d’avril et jusques au vingtième de mai, s’y recueille dans le mois de septembre et est parfaitement beau et bon ; et ainsi toutes les autres choses avancent en proportion ; car nous voyons que les choux pommés, qui se sèment ici au commencement de mai, se replantent dans le vingt ou vingt-quatrième de juin, se recueillent à la fin d’octobre et ont des pommes qui pèsent de quinze à seize livres. Pour l’hiver, quoiqu’il dure cinq mois et que la terre y soit couverte de neige, et que pendant ce temps le froid y soit un peu âpre, il n’est pas toutefois désagréable : c’est un froid qui est gai, et la plupart du temps ce sont des jours beaux et sereins, et on ne s’en trouve aucunement incommodé. On se promène partout sur les neiges, par le moyen de certaines chaussures faites par les sauvages, qu’on appelle raquettes, qui sont fort commodes. En vérité, les neiges sont ici moins importunes que ne sont les boues en France. Les saisons ne sont pas égales par tout le pays : aux Trois-Rivières, il y a près d’un mois moins d’hiver ; à Montréal, environ six semaines, et chez les Iroquois, il n’y a qu’environ un mois d’hiver. Québec, quoique moins favorable pour les saisons et pour l’aspect du lieu qui n’a pas tant d’agrément, a, toutefois, un très-grand avantage à cause du nombre d’habitants, et qu’il est l’abord des navires qui viennent de France. » Ce témoignage d’un Habitant est exact en tous points.

« Comparant, dit M. Ferland, les observations faites au seizième et au dix-septième siècles, avec celles du milieu du dix-neuvième, on pourra se convaincre que le climat du Canada, du moins dans les environs de Québec, est aujourd’hui à peu près ce qu’il était il y a deux cents ans. Alors, trois ou quatre pieds de neige, aujourd’hui autant ; les premières neiges dans la première quinzaine de novembre ; la débâcle de la rivière Saint-Charles, du dix-huit au vingt-sept avril ; la navigation entre Québec et Montréal interrompue par les glaces dans la dernière semaine de novembre, et s’ouvrant vers la fin d’avril ; les cerisiers, pruniers et pommiers fleurissant dans les derniers jours de mai et les premiers jours de juin — voilà ce que nous reconnaissons aux deux époques. Sous ce rapport, rien ne paraît changé ; et les défrichements faits jusqu’à ce jour ont exercé bien peu d’influence sur la température générale du Canada. »

Faites à quelqu’un une mauvaise réputation, et vous pourrez le pendre sans procès. Sous ce rapport, si le Canada était un individu, il y longtemps qu’il n’aurait plus les pieds sur la terre. Cette affreuse neige ! Ce froid à tout casser ! ! Quand il y songe,

« À Pise, au pied de l’Apennin ;
À Cologne, en face du Rhin ;
À Nice, au penchant des vallées ;
À Florence, au fond des palais…
À Gênes, sous les citronniers ;
À Vevay, sous les verts pommiers…


un frisson de glace, une onglée, saisissent l’Européen. Celui-là ne demande qu’à croire les exagérations des voyageurs et des faiseurs de théorie sur ce thème à effet.

Puisqu’il est constant que nous subissons treize mois de neige par année, notre existence ne peut être que des plus misérables. Donc : habitations à la mode des Esquimaux, ou à peu près ; costumes à l’avenant ; chasse et pêche ; manque absolu de gaîté et de culture intellectuelle. Que dire de mieux, surtout de plus conforme à la situation climatérique qui nous est imposée ? Tout raisonnement plie devant ce fantôme que Voltaire a si bien crayonné : « quelques arpents de neige. »

Pourtant, le froid existe ; la neige ne peut être niée ; la longueur de nos hivers est incontestable. Les Européens ont bien l’air de ne pas se tromper. Hélas ! c’est ce qui nous désole : vues de l’autre côté de l’Atlantique, les apparences sont pour eux. Mais, vue de Québec, Montréal, Ottawa, la question change. Si tout ici n’est pas couleur de rose, il faut au moins convenir de l’erreur dans laquelle tombent, partout et toujours, nos amis de là-bas.

Prenons, au hasard, des citations, des aperçus, des commentaires puisés dans les livres que nous avons sous la main. Rien n’empêche d’y attacher un mot d’éclaircissement au besoin.

Un Anglais, qui venait de parcourir le Canada, au commencement de ce siècle, écrivit ces lignes empreintes de bon sens : « On devrait juger du climat d’un pays par le degré de santé, de fertilité et d’agréments qu’il nous procure. Sous ce rapport, le Canada est favorisé. Les étés sont très chauds, il est vrai, mais l’atmosphère est si pure et si claire que la chaleur n’en est point aussi oppressive que dans les climats dits chauds, où l’air est chargé d’émanations qui fatiguent la vie animale. Les hivers sont très froids, mais c’est un froid continu, sans intervalles de giboulées ; l’air est pur et clair comme en été ; c’est par excellence une saison où l’homme et la bête puisent de la vigueur et de la santé rien qu’en respirant sur le seuil de la porte ; le froid, au milieu de cet air vif et vivifiant, pénètre beaucoup moins que dans les pays où l’atmosphère est alourdie par l’humidité. Les brumes du golfe Saint-Laurent viennent de la mer ; on les ressent à peine à Québec ; les trois-quarts du Canada n’en ont aucune connaissance. Le froid n’exerce son action que sur la couche de neige qui couvre le sol ; il n’atteint pas la terre assez profondément pour gêner l’agriculture ; les semences ont lieu sitôt que la neige a disparu. »

Du froid à la chaleur, la transition est brusque. Risquons-la toutefois ; c’est un Français qui parle : « C’était au milieu de l’été que nous parcourions le Canada ; la chaleur était presque insurmontable, et déjà les fièvres périodiques de cette saison accablaient les laboureurs exténués des fatigues de la récolte. Quelques mots français, prononcés au hasard, nous rappelaient de temps en temps notre première patrie ; mais le teint jaune et livide des habitants, leur air mélancolique, démentaient cette gaîté indigène qu’ils conservent encore et s’efforcent de faire germer sous ce climat rigoureux. » Ce dernier écrivain visita le Canada en 1832, l’année du choléra, dont il ne dit pas un mot, aimant mieux mettre sur le compte de notre prétendue dégénérescence les maladies qui nous accablaient alors et qui répandaient la terreur dans le monde entier. Nous ne doutons nullement du succès que ces sortes de descriptions obtiennent dans les cercles où le mot Canadien est synonyme d’homme blanc dégénéré. C’est charmant d’entendre « quelques mots français prononcés au hasard » dans une province où il n’y a que des Français. Les « fièvres périodiques de cette saison » demandent qu’on s’en explique avec l’apothicaire. À Paris comme à Londres, à Québec comme à Lisbonne, une demi-douzaine de tranches de melon produiraient un dérangement d’estomac. Nous n’avons pas d’autres fièvres périodiques. Les maladies endémiques sont inconnues chez nous. Comment aurions-nous une édition des marais Pontins, entre la fin d’un hiver et le commencement de l’autre ?

Disons que notre climat est froid, c’est son côté désagréable. Avouons qu’il est souverainement sain ; par là, il compense au centuple ses désavantages.

Combien y en a-t-il parmi les étrangers qui s’exclament sur les incommodités de nos hivers et qui aient réfléchi aux inconvénients des climats chauds où ils vivent eux-mêmes ?

Inutile d’invoquer ici la science. Prenons les faits tels qu’ils sont. Notre pays est l’un des plus sains, sinon le plus sain qui existe au monde.

Mais cette affreuse neige ! Ce froid à tout casser ! !

Que de bons amis se sont apitoyés sur notre sort, et en sont à jamais inconsolables ! « La vie doit être longue à passer au sein de ces sombres retraites ; et en effet, comment peut-on être porté à s’épanouir au milieu d’une terre ingrate, qui, à peine échauffée d’un rayon d’août, reprend en octobre son manteau de glace, et élève entre chaque habitant une barrière de neige ? » C’est M. Pavie qui signe.

Répondons-lui que rien n’est court comme les moments où l’on s’amuse. La saison des neiges étant l’époque du plaisir par excellence, il faut s’écrier avec le poète canadien :

Que tout l’automne et tout l’hiver on fête !

Syllogisme : Quand on fête on s’amuse ; quand on s’amuse, on ne trouve pas le temps long ; quand on ne trouve pas le temps long, la vie n’est pas longue.

Et puis le soleil qui n’apparaît qu’au mois d’août ! Croirait-on, en lisant cela, qu’il s’agit d’une contrée où cet astre brille avec majesté durant onze mois sur douze ? C’est à peine si, en novembre, quelques jours ternes nous sont donnés. L’été nous amène des chaleurs très fortes, un soleil qui mûrit vite le grain, qui gonflerait aussi la vigne ; mais si l’ardeur des rayons faiblit en octobre, il n’en est pas moins vrai que de décembre à mai ils gardent leur beauté.

Nos jours de nuages, nos jours de pluie vont par couple, et non pas par douzaine. Après quarante heures sombres, le soleil reparaît radieux pendant dix ou quinze jours, et quelquefois plus longtemps. En hiver, sur la neige, son éclat est incomparable. Traversez les rues de nos villes ou les campagnes en janvier : l’horizon pur, bleu, immense s’étend devant vos regards. Il n’est pas de jour plus clair. L’auteur que nous venons de citer a confondu cette splendeur avec les zig-zags des lumières polaires. C’est un savant qui porte des lunettes jaunes.

Allons toujours dans la voie des citations : « En hiver, le Saint-Laurent, malgré les rapides et l’impétuosité de son courant, ne présente plus qu’un vaste miroir sur lequel voyagent des bandes de cariboux, d’orignals et de lièvres blancs qui se répandent ensuite dans les États de Vermont et de New-Hampshire ; toute communication est interrompue entre les habitants. Toutes ces plaines de verdure, ces champs de moissons dorées que nous voyions autour de nous, ne sont alors qu’un vaste désert couvert de neige, qu’éclaire faiblement le soleil, et où étincelle la lune pendant les longues nuits d’hiver. Au milieu de cette nature triste et désolée, l’Indien voyage sans bruit, tout enveloppé dans les peaux de cariboux, les jambes couvertes de bottes de renard, le poil en dedans ; avec ses longues raquettes aux pieds, et des gants de peau d’ours qui garantissent à peine ses mains d’un froid violent. Cette époque est néanmoins celle du plaisir pour les laboureurs ; après avoir ouvert une brèche à travers les ramparts de neige glacée qui ferment leurs maisons, ils se frayent un chemin dans la campagne, une pioche à la main ; puis les familles se réunissent, les musiciens du village donnent le signal de la danse, une joie bruyante retentit dans ces maisons presque souterraines, et un morceau de venaison arrosé d’une bouteille d’eau-de-vie termine la fête. » Ce tableau nous transporte dans les profondeurs de la Baie-d’Hudson ou du Groenland, chez les Esquimaux, mais il ne ressemble point à notre pays. Les cariboux et les orignals (en Canada, nous aimons mieux dire orignaux) ne se montrent jamais dans le voisinage du Saint-Laurent, parce qu’ils s’y trouveraient en pays tout autant civilisé que sur la route de Fontainebleau à Paris. Voilà deux siècles que ces intéressants quadrupèdes ont fait retraite devant la charrue des Canadiens. On les retrouve dans les forêts du nord, et si loin, que rarement les étrangers se donnent la peine de les aller déranger ; les Canadiens n’y vont jamais ; il faut excepter les chasseurs de profession, peu nombreux, qui les relancent jusque là. Le Vermont et le New-Hampshire doivent se trouver bien étonnés des caravanes que l’écrivain leur envoie gratuitement d’ici, sans compter que ces deux États « avoisinent de trop loin » le Saint-Laurent pour qu’il soit permis d’oublier les terres situées entre eux et la rive droite de ce fleuve. Durant l’hiver, les communications ne sont point interrompues entre nos campagnes. Voilà cent cinquante ans que la route est ouverte entre Québec et Montréal, hiver comme été. On peut porter à deux siècles ronds l’établissement de la partie de cette route qui va des Trois-Rivières à Québec, trente lieues. Charlevoix dit que de son temps (1720), on la parcourait en un jour ; c’est encore le plus que puisse faire un bon cheval, preuve qu’elle était dès lors excellente. Nos paroisses, échelonnées sur le bord du fleuve en vue de faciliter les communications soit par eau soit par terre, n’ont jamais été isolées les unes des autres par suite des neiges, tant hautes qu’elles fussent. On y passe en plein janvier et février au grandissime galop. Il pourra paraître étrange à un Européen que la neige nous incommode si peu, mais c’est ainsi. L’Indien qui va en chasse au milieu de cette « solitude désolée » est un produit de l’imagination européenne. Les rares Indiens adonnés à la chasse qui demeurent ici en été s’éloignent vers le nord en automne, pour ne revenir qu’au printemps, sauf parfois une apparition en hiver, pour vendre dans les villes les produits de leur chasse et renouveler leurs munitions. Cet Indien, placé au premier plan du tableau, jette dans l’ombre le triste laboureur canadien qui va nous apparaître tout-à-l’heure, sortant avec misère de sa retraite enfouie sous la neige. Avec quelle peine le pauvre diable déblaie sa route, une pioche à la main (une pelle serait plus dans le rôle), pour se rendre au bal du village, manger un morceau de venaison lorsqu’il a dans le garde-manger de si bon bœuf, de si bon lard, etc. Il est vrai que la venaison pourrait avoir pour lui, comme pour le touriste étranger, un certain attrait ; mais n’en a pas qui veut et quand il veut ; il faut la faire venir de si loin que les gens riches peuvent à peine s’en régaler — tout comme à Paris.

Comparez donc cette description avec nos joyeuses et jolies maisons de campagne, lesquelles, règle générale, sont infiniment supérieures à celles des paysans d’Europe, et pour le moins aussi accessibles — l’hospitalité aidant — l’hiver que l’été.

Restons dans la neige, cette affreuse neige et ce froid à tout casser ! « Devant chaque maison canadienne, écrit un monsieur de la presse, il y a un porche assez semblable au stoop des Américains sous lequel se réfugie le voyageur errant au milieu des neiges de l’hiver, en attendant qu’une main hospitalière lui ouvre la porte et l’invite à prendre place autour de son feu ; il est toujours le bienvenu ; et qu’importe au Canadien un homme de plus, quand cet isolement dans lequel le plonge la nature sévère de son pays lui fait sentir le besoin de la société ! » Le stoop ou « tambour » n’est pas là pour recueillir les passants. Il sert, aux personnes qui entrent, de lieu où l’on secoue la neige de ses habits, avant de pénétrer dans l’intérieur ; il sert aussi à empêcher que les portes de nos maisons de campagne ne s’ouvrent directement sur la route, c’est-à-dire en plein froid. Quant aux voyageurs, jamais ils ne font antichambre dans cette espèce de guérite : on les reçoit plus vite qu’ils ne peuvent entrer ; ils n’ont pas enlevé leur pardessus que le verre d’eau-de-vie est déjà sur la table à leur côté. Le Canadien a ses traditions. Nous avons lu plus de cinquante auteurs qui répètent que l’hospitalité des Canadiens est une affaire de cœur, quelque chose de surprenant en ce siècle de calculs plus froids que nos hivers. Néanmoins, ceci est trop beau pour être porté tout entier à notre crédit ; aussi a-t-on découvert que l’isolement dans lequel nous plonge la nature sévère du pays nous fait sentir le besoin de la société. Une jolie société que celle qui nous traite si savamment une fois retournée chez elle !

Que dire de cet officier de l’armée britannique, transi de froid et couvert de givre, qui ne cesse de se lamenter sur la rigueur de nos hivers ? Il a inventé un conte bien propre à persuader ses admirateurs des bords de la Tamise. « N’est-ce pas pitoyable, s’écrie-t-il, que la terre gèle si profondément qu’il devient impossible d’inhumer les morts ! Chaque famille garde les siens chez elle, dans un appartement affecté à cet usage, d’où on les tire au printemps lorsque le fossoyeur reconnaît que le sol est devenu praticable ! »

De la Nouvelle-Orléans à Québec, un touriste nous raconte ses impressions. Reste à savoir si tout son livre n’a pas été écrit à Paris par quelqu’un qui n’a jamais dépassé les abords de Versailles : « Des voyageurs espagnols qui faisaient route avec nous, dit-il, rebroussèrent chemin à Montréal, habitués qu’ils étaient à une végétation équatoriale ; ils reculèrent devant les roches gigantesques et les cimes chauves des montagnes, et si je n’eusse été Français, je ne sais pas même si j’aurais guidé mes pas errants au-delà de l’Ontario… » Ceci, d’après la date de la lettre qui nous le raconte, avait lieu en plein été, alors que le soleil darde ses plus chauds rayons sur nos terres couvertes de moissons jaunissantes. Le spectacle qu’offrent en ce moment les rives du grand fleuve, de Kingston à Montréal, est ravissant. La végétation équatoriale est différente, mais pas plus belle. Ces pauvres Espagnols étaient-ils tout à fait dans leur assiette, lorsqu’ils voyaient des montagnes et des rochers gigantesques au milieu d’un pays aussi plat et aussi cultivé que la Beauce de France ?

Cette affreuse neige ; ce froid à tout casser ! N’avons-nous pas lu le récit du malheur arrivé à un touriste anglais qui avait voulu chausser la raquette ? Le pauvre homme n’avait réussi qu’à se geler les pieds, et par conséquent, raconte son biographe, quand on le débotta, ses orteils se cassèrent comme du verre ! Il faut être gradué de plusieurs sociétés savantes pour expliquer ce phénomène.

Et puis, l’eau gelée qui coule ! Il paraît que l’eau d’un ruisseau ou d’une rivière gèle et continue sa marche comme si de rien n’était. C’est imprimé, en Angleterre.

Partout dans le monde, on trouve des gens que la fièvre travaille ; que les insectes et les bestioles de toutes formes incommodent ; que les émanations putrides de la contrée autour d’eux gênent horriblement, mais qui y sont accoutumés. Ces mêmes personnes ne sauraient se faire à l’idée du froid. Pourtant, il faut savoir ce que c’est que le froid. Mieux vaut une température qui pince la peau qu’une atmosphère chargée de miasmes. Mieux vaut encore un climat qui rend l’homme robuste et confiant en lui-même, que ces chaleurs dont le résultat est la détente des nerfs, l’amollissement et la paresse. Quand on connait la valeur du froid, il n’est plus question de revoir, autrement qu’en passant, les orangers en fleurs et les cannes à sucre des pays soi-disant « favorisés ».

On peut lutter contre le froid. Il y a le vêtement, la voiture, le poêle. Allez donc lutter contre la chaleur, surtout contre les maladies particulières aux pays chauds !

Lutter contre le froid, dit l’Européen, ce n’est pas si gai ! Le frisson, le rhume, l’engourdissement — vous en parlez à votre aise !

Pardon, en Canada, quand on a froid, on se chauffe. Une livre pesant de bois ne suffit pas à nous contenter ; nous prenons une belle flambée, un feu à ravigoter les paralytiques, et la maison est aussi chaude qu’en juillet. Au dehors, le froid est intense si vous voulez, mais nous nous en moquons. Les moyens de le combattre abondent. Vous ne verrez pas chez nous de gens qui « subissent » un froid d’hiver ou un temps humide : ici, on le « combat ». On allume le poêle. La chaleur tient tout le monde en mouvement. Partout la vie et l’animation se manifestent. On se croirait sous le soleil de messidor !

Si nos intérieurs n’étaient pas, en hiver comme en été, d’agréables retraites où le corps et l’esprit se complaisent, comment expliquerions-nous la gaîté des Canadiens ? Les Esquimaux ont-ils de ces allures ?

Un journaliste anglais raisonnable, de retour du Canada, écrivait dans une revue d’Angleterre pour réfuter les articles de ses collègues, où les Canadiens et le Canada étaient décrits d’après la méthode de fantaisie dont nous nous plaignons : « Quant au climat, je puis vous dire que la plus mauvaise profession en Canada est la médecine ; car les Canadiens ne sont jamais malades avant l’heure de leur mort. Leur pays est l’un des plus salubres qui existent. Le froid ne se fait pas sentir autant en Canada qu’en Angleterre, et quand le thermomètre descend à 30° au-dessous de zéro, on ne ressent pas là le froid dont nous souffrons ici, par suite de l’humidité de notre atmosphère. »

Disons aussi qu’un froid de trente degrés est une bagatelle. Son influence est nulle. On le brave en habit ouvert. Il ne devient piquant, incommode, froid, en un mot, que lorsqu’un peu de vent s’élève. Rien n’est agréable à respirer comme le froid sec. Mais si le vent le pousse, il nous caresse l’épiderme par trop vigoureusement — et alors, il est bon de boutonner notre enveloppe et de relever le cache-nez à la hauteur voulue.

Parlant sur ce thème, les orateurs de la chambre des Communes, en Angleterre, s’efforçaient de dissuader le gouvernement de nous envoyer des colons, il y a un demi-siècle. « Avec quoi les nourrirez-vous ? s’écriaient-ils. La chasse va bientôt disparaître. Aucun animal domestique ne saurait prospérer dans cet affreux climat. Nos colons en seront réduits à attendre qu’on leur envoye de la viande du Royaume-Uni — et alors voyez dans quelle position vous les mettez ! »

Réponse : aujourd’hui, en 1882, c’est nous, le Canada, qui fournissons de la viande aux marchés de l’Angleterre !

L’éloge du froid est plus facile à faire que celui de la chaleur. La raison en est fort simple. La chaleur entraîne des inconvénients qu’on ne peut éviter, tandis que le froid apporte avec lui un principe de santé indiscutable. Mais… cette affreuse neige ; ce froid à tout rompre… !

Voyons ce que sera la température de notre pays dans les âges à venir :

L’humidité produite par les grands boisés est incontestable. Dans ces conditions, le soleil ne pénètre pas jusqu’au sol ; le terrain spongieux, au pied des arbres, retient facilement une partie des eaux du ciel ; la respiration des plantes, petites et grandes, rejette dans l’atmosphère des masses d’air vicié. L’influence de la forêt est donc énorme sur la température, surtout dans les pays placés, comme la France, sous la zone dite tempérée. Supprimez les arbres, l’astre du jour chauffera la terre, celle-ci sera irriguée par l’agriculture — un climat plus doux se fera sentir. C’est ce qui a eu lieu dans les parties basses de la France. Pour ce qui est du froid en lui-même, on a vu récemment (siège de Paris, 1870) la Seine gelée au point de servir au transport d’un matériel de guerre. C’est assez « gaulois », quoiqu’on en dise.

La disparition des forêts ayant produit une élévation de température dans la France, en serait-il de même au Canada ? Impossible ! Le nord est trop acculé sur nous. La comparaison avec la France n’est pas soutenable. Si nous abattons la lisière extrême des forêts qui nous préservent de l’influence du pôle, nous ouvrirons plus grande que jamais la porte au froid — un froid de loup, qui nous dévorera. Il est vrai que nous sommes sur la latitude de la Rochelle, Lyon et Genève, à soixante et dix lieues au sud de Paris. Plusieurs en concluent que nous finirons par jouir du même soleil que nos cousins du midi de la France ; en d’autres termes, que le nord devrait être aussi près de Versailles que du lac Saint-Jean. Géographiquement, cela est exact ; mais si on parle des frimas, des neiges, de la glace, du froid, tout change ! Le Canada est comme une annexe des contrées polaires. Les terres se touchent, se suivent, se ressemblent, sont soumises aux mêmes variations de l’air, à quelques différences près. La France a des espaces énormes de mer libre et d’îles prospères — les Hébrides, l’Écosse, l’Irlande, l’Angleterre — au nord de ses frontières : ce sont autant de murailles de Chine qui la protègent. Cela seul suffirait pour la rendre supérieure à notre pays ; mais que dire du Gulf Stream, ce courant d’eau bouillante, large et fort comme plusieurs fleuves Saint-Laurent qui, à l’ouest et au nord, lui forme une ceinture de calorique, dont l’atmosphère, véritable serre-chaude, pénètre l’air de son littoral et y fait la pluie et le beau temps ! De ce côté-ci de l’Atlantique, à l’ouest, loin de posséder une chaudière en ébullition qui dégourdit notre air, nous avons le fameux courant polaire qui frôle le Labrador et qui dépasse Terre-neuve en tirant au sud. C’est le porteur de banquises. Pour surcroît de plaisir, nous avons au dos la baie d’Hudson, chargée de glaces flottantes depuis le jour de l’an jusqu’à la Saint-Sylvestre. Le Canada, en un mot, confine aux déserts de neige où la végétation est à peu près inconnue. Et puis, le froid marche. Oui, il marche ! il pousse au midi ; il nous envahira, comme il a fait ailleurs, soit par secousses, soit par gradation, sans merci, sans crier gare ! Il n’est plus question de savoir si nos arrière-petits-neveux chaufferont leurs poêles à meilleur marché que les nôtres. Ce qui est commencé s’achèvera ; or, la marche du froid est commencée de longue date. Il fut un temps où la zone glaciale était habitée par des animaux dont les espèces n’existent plus que dans les climats chauds — l’éléphant, par exemple. La découverte d’une multitude de ces animaux dans un état parfait de conservation, au milieu des glaciers du nord, fait voir qu’un déluge de froid s’est abattu brusquement sur eux et les a tués sur place en quelques heures. Consultons l’Histoire : Il y a sept ou huit siècles, les Islandais fréquentaient les bouches du Saint-Laurent ; ce fleuve arrosait un beau pays, d’un aspect plus engageant qu’il ne l’est de nos jours. Vers cette époque, le Groënland renfermait plusieurs villes ; un évêché relevant de Rome y existait. Tout a disparu subitement, au quatorzième siècle ; le froid y a causé un cataclysme qui rappelle ceux des âges plus éloignés et dont les géologues ont constaté les ravages. Depuis cinq cents ans, le Groënland n’est plus habitable pour les races civilisées. L’Islande, jadis si florissante, se dépeuple à cause de la rigueur progressive du climat. Le Canada se trouve aujourd’hui à l’extrême limite des contrées habitables. Vienne un autre effort de la nature dans le sens mentionné ci-dessus, et ce sera à notre tour d’y passer ! Le phénomène de l’invasion graduelle du globe par la basse température est non-seulement visible sur terre, mais aussi sur mer. Géologiquement parlant, nous sommes dans l’âge des banquises. On constate que, depuis cinq cents ans, celles-ci ne font qu’augmenter en nombre et en volume, et qu’elles fréquentent de plus en plus les côtes de notre voisinage. Cela n’a rien qui doive surprendre, étant donné le double fait que le dépôt du froid fixé au pôle s’étend sans cesse, et que le courant glacé du nord se dirige de notre côté.

Récemment, quelqu’un a conçu le projet de nous doter d’un printemps perpétuel. La proposition part d’un bon cœur. Il suffirait ; dit-on, de fermer le détroit de Belle-Isle — une passe de vingt-sept lieues de longueur sur quatre de large — et tout serait changé. Les banquises ne s’y aventureraient plus, le golfe Saint-Laurent s’en porterait mieux, et nous aussi ! Par malheur, ce n’est pas des rares banquises égarées dans nos eaux que nous avons le plus à nous plaindre. Le nord avance sur le Canada. Il y a mille ans, notre pays devait jouir de la température de l’État de New-York. Dans quelques siècles, il sera semblable aux rivages du golfe de James, prolongement de la baie d’Hudson dans nos terres. La seconde édition de l’Histoire des Canadiens-français paraîtra peut-être à la Floride, parce que nous aurons été chassés par l’envahissement définitif des hautes neiges. Le globe va en se refroidissant. Il ne manque pourtant pas d’exercice physique, puisqu’il voyage à raison de neuf mille lieues à l’heure, et qu’il a commencé sa course en prenant une certaine dose de chaleur — témoins les volcans ; mais, à mesure que les années succèdent aux années, il tremblotte davantage, et les magasins de froid qui sont situés au pôle sud comme au pôle nord, déversent aux régions centrales un flot toujours grossissant de brouillards, de neiges et de glaces qui finiront par rester ici en permanence.

Laissons de côté cette perspective peu réjouissante, et parlons un peu de l’automne et du printemps.

Les mois de septembre et octobre sont les plus beaux de l’année ; car il ne fait alors ni chaud ni froid, et l’air est aussi pur qu’en hiver. Le printemps n’est qu’une longue suite de l’hiver. Qu’on nous permette de reproduire ici une lettre écrite par nous sur ce sujet :

« Ô printemps, jeunesse de l’année ! chantent les poètes d’Espagne et d’Italie. À leur imitation, les poètes du Canada s’exclament : Ô printemps, jeunesse de l’année !

« Pardonnez, messieurs, le compte n’y est pas, vous faussez la mesure ; trop de réminiscence de la Grèce et de Rome. Question de latitude et même de longitude. Ne pas confondre avec la porte à côté.

« Des plages de Gaspé jusqu’au fond des Mille-Isle

la température de l’air, comme disait Samuel de Champlain, est bigrement désagréable tant que le mois de juin n’a pas fait son apparition. Où avez-vous vu des feuilles aux arbres avant le huit ou le dix de mai ? À la Fête-Dieu, qui tombe ordinairement du premier au vingt juin, c’est à peine si nous avons des lilas.

« Vous dites :

Les lilas sont en fleurs. Déjà, fraîches écloses,
Au souffle de l’été vont s’éveiller les roses.

« Mettons la date. Pour Nice et la Bulgarie, c’est mars ; pour nous, cela arrive l’été et pas du tout au printemps. Les roses ne consentent à sourire dans nos climats que sur la fin de juillet.

« Et dire que nos poètes saluent avec enthousiasme les froidures de mai, les glaces d’avril, les giboulées de mars ! Cela se pratique en Europe, voyez-vous !

« M. Siméon Lesage m’a jadis reproché trois petits couplets intitulés : Mai, trop chauds pour la saison, disait-il. J’étais si jeune ! Je croyais encore au calendrier. Et puis, l’inspiration était venue dans les bocages enchanteurs de Chippewa, à quelques arpents des chutes Niagara, par un beau vingt-quatre mai, après avoir bu un toast à la santé de la reine, en bonne et joyeuse compagnie. Niagara donne des cerises de France à la Saint-Jean-Baptiste. C’est loin de Québec ! Le Canada, pour nous, c’est la province de Québec.

« Je vais lui dire son fait, à ce joli mois de mai ! » s’écriait Lesage. Et là-dessus il rédigeait des alinéas terribles… qui ne paraissent pas avoir produit grand résultat ; car on chante toujours les délices imaginaires de notre printemps, comme si nous avions un printemps.

« Hier encore, on me disait : « Voilà la navigation qui s’ouvre. » Je répondis : « Attendez le dernier jour d’avril, selon la coutume. »

« Nous avons enlevé les doubles-châssis, » dit un autre. Un mois trop tôt, comme de coutume. »

« Il faudrait démonter les poêles, » assure celui-ci. Pas avant le quinze de mai, mon bon, et encore vous le regretterez au temps de la canicule, par une journée de pluie et de vent froid, comme de coutume.

« Pourquoi portez-vous ce casque de fourrure en plein milieu du mois d’avril ? — Parce que j’ai la tête glacée ; et vous ? — C’est vrai, le rhume n’est pas loin. » Eh bien ! mettez aussi votre casque. Il faut se guider sur la température, et non pas d’après le calendrier.

« Mais le ciel est bleu comme en Italie ; pas de brouillards ; la terre est découverte, les corneilles sont de retour, les forestiers reviennent en foule, c’est la fin de l’hiver. » Oui, une fin qui ressemble à un épilogue en deux volumes. À quoi vous sert d’être né sur nos bords, de père en fils, depuis sept générations, si vous n’avez pas appris à mieux juger du temps ? Vous êtes de force à acheter un almanach.

« Lorsque je rencontre, à la ville ou à la campagne, une apparence de printemps, il me prend fantaisie de réciter ces vers de Victor Hugo :

Si vous n’avez rien à me dire,
Pourquoi passez-vous par ici ?

« Il est vrai que le printemps fait, chaque année, le tour du monde ; mais, en voyageur capricieux, il ne suit pas une latitude fixe. Son plaisir est de contourner les îles et les continents. Un rien le fait biaiser. La moindre montagne le rend peureux. Ce n’est pas lui qui se mettrait à la recherche des enfants du capitaine Grant. Après avoir réjoui des contrées qui ne sont pas plus au nord que la nôtre, il fait un raccroc et incline au sud, exerçant contre nous une sorte de vengeance. Où cela remonte-t-il ? À quelque désagrément qu’il aurait eu avec les sauvages du Canada ; car, dès avant Jacques Cartier, il exécutait strictement le même programme, preuve que ce n’est pas à nous qu’il en voulait. Faudrait lui apprendre que les sauvages sont disparus, et tâcher de conclure la paix avec lui pour notre compte particulier. Il ne s’agit pas d’être fiers, puisque nous ne sommes pas fautifs. Peut-être aussi vaudrait-il mieux confier l’affaire au gouvernement et à ses ingénieurs. On assure qu’il suffirait de barrer le détroit de Belle-Isle, d’attirer sur nos côtes un bras du gulf stream et de dégeler la baie d’Hudson. Le « public intelligent » se prononcera sur l’àpropos de l’entreprise. Nous n’en voulons qu’aux poètes, gens fort aimables mais têtus, qui persistent à vouloir nous faire prendre des mottes de terre pour des coquelicots. »

La part des récriminations est belle, comme on voit. L’éloge et le blâme peuvent sortir de la même plume, et l’on ne dira point que nous soufflons le froid et le chaud, bien qu’il s’agisse ici de la température.

Ce qu’il faut étudier avant tout, c’est le type canadien, emprunté à la France par le sang et la langue, modifié par le climat, le mode d’existence et les besoins du pays nouveau. Les citations appropriées valent de l’or dans ces matières : « Cette rude saison, écrit M. Rameau, n’était point au Canada si effrayante que l’on veut bien croire ; c’était, au contraire, l’époque des divertissements. Les Français avaient importé dans ce pays, nous l’avons dit, la patrie tout entière, et avec elle la gaîté, la sociabilité, l’entrain traditionnel ; ils avaient conservé avec soin les chroniques populaires, les chansons, les danses de la mère-patrie. Aujourd’hui encore, après plus de deux cents ans d’émigration, le Français entend avec ravissement dans les campagnes du Canada les refrains champêtres qui ont bercé son enfance. Ces chants, mêlés de récits et de danses, jetaient une vive animation au sein des nombreuses familles pendant les veillées ; les journées étaient employées en chasses et en longues courses sur la neige. L’impossibilité de tout travail, jointe à la verve du caractère français, faisait donc de cette saison difficile la véritable saison du plaisir : les relations et les voyageurs américains ne tarissent point d’étonnement, d’admiration et d’éloges sur le bonheur gai et simple de la vie quasi-patriarcale de ces bonnes gens. Ceux-ci du reste, à notre sens, entendaient l’existence beaucoup mieux que leurs voisins, dont les tristes jours de fête, avec leur air désolé, ont été une des causes essentielles de cette morosité américaine, pleine d’ennui, sans être au fond plus vertueuse que notre folle gaîté. Un certain abandon et un peu de joie au cœur sont aussi nécessaires dans la vie humaine que le travail lui-même. Pour faire un homme complet et fort, il faut sans doute une juste mesure dans le goût du plaisir, mais il en faut une aussi dans la contrainte que l’on impose aux ressorts de l’esprit : il faut que ceux-ci puissent se détendre, sous peine d’être faussés ; et il n’est point douteux que cet excès de maussaderie, qui est le fond du caractère américain, ne soit pour une grande part dans l’imperfection disgracieuse de leur intelligence et dans les défauts graves de leur société. L’Anglais n’était point naturellement ainsi ; s’il n’a pas la même gaîté que nous, il a la sienne propre, il a cette humour pretty célébrée par ses vieux chansonniers, par Chaucer, par Walter Scott, et qui n’est point dénuée de charmes. Mais chez l’Américain, le puritanisme, puis ensuite la passion du comptoir, ont dénaturé ces instincts primitifs. Le colon français avait mieux partagé sa vie, et il en a gardé un plus heureux caractère. Si l’on nous objecte qu’il a perdu ainsi bien du temps mieux employé par les Américains, nous répondrons que ce n’est pas même sur un siècle que l’on peut juger l’avenir d’un peuple ; il y a des points, surtout dans le monde moral, où l’on cherche en vain à gagner de l’avance et où le temps est un élément indispensable, qui trouve toujours tôt ou tard son compte. — Le temps est de l’argent — soit, mais il y a du temps qu’il faut savoir perdre, comme il y a des dépenses qu’il faut savoir faire, et de même que l’avare est un mauvais économe, de même aussi ces Harpagons des heures pourraient bien avoir perdu beaucoup de temps tout en croyant en gagner ; ce n’est point un siècle qui suffit à apprécier ces choses, et ce n’est que la suite de l’histoire qui nous apprendra si ces progrès trop hâtifs des premiers jours ne se payeront pas plus tard par une impuissance prématurée. C’est entre le travail et la gaîté que se poursuivait en Canada l’établissement de la colonie, et chacun était entretenu dans cette riante liberté d’esprit autant par son aisance que par la modestie de ses goûts… Le grand froid même de ces climats n’était point ce que l’imagination le fait, et nous devons signaler ici une des grandes erreurs dans lesquelles sont tombés la plupart de ceux qui se sont occupés de colonisation. Nous voulons parler de la préférence donnée généralement aux pays chauds sur les pays froids ; cette opinion provient peut-être des gens de bureau qui dirigent ces sortes d’affaires ; car les pays chauds sont plus agréables pour l’homme de loisir et pour celui qui ne se livre point à des occupations pénibles ; mais ils n’offrent au travailleur que des inconvénients : il y travaille moins et s’y fatigue plus vite ; il ne peut se défendre contre la chaleur, tandis que l’activité même de son labeur le met naturellement à l’abri du froid. D’autre part, les pays chauds sont généralement moins salubres que les pays froids ; la mort et la maladie y éclaircissent les rangs des colons ; enfin, considération capitale, la race européenne — et nous le prouvons par maints exemples — ne multiplie pas dans les pays chauds comme dans les pays froids ; il faut donc dans les premiers beaucoup plus d’émigrants et de frais pour arriver au même résultat de travail et de population. C’est pourquoi nous concluons que, pour toute colonie où l’on cherche à établir un supplément, une extension de la mère-patrie, les régions d’un froid modéré sont très supérieures aux pays qui séduisent d’abord par la douceur de leur climat, et entre les deux excès, le plus nuisible est celui du chaud. L’hiver du Canada ne fut donc jamais une difficulté majeure pour l’installation des colons : le bois abondait pour se faire de solides et chaudes demeures, et pour prodiguer dans l’âtre le feu gai et pétillant des veillées d’hiver ; une vie active et laborieuse faisait le reste. »

Le père Bressani assure qu’en seize ans qu’a subsisté la mission dans le pays des Hurons, il s’y est trouvé en même temps jusqu’à soixante Français, dont plusieurs étaient d’une complexion assez délicate ; que tous étaient fort mal nourris, et qu’ils avaient, d’ailleurs, à souffrir au-delà de ce qui se peut imaginer — et que personne n’y mourut.

Les étrangers se disent : « Il tombe chaque année, sur le sol du Canada, trois ou quatre pieds de neige ; l’hiver doit y être exécrable. » Renversons ce raisonnement de fantaisie. Apprenons aux Français qui grelottent chez eux de novembre à avril, et aux Anglais figés par les brumes et les « soupirs du vent », que l’hiver canadien ne nous a jamais fait regretter les oignons d’Égypte. Nous n’avons rien qui ressemble à l’état misérable des sauvages découverts par nos pères. Si le climat de ce pays est parfois rigoureux, nos habitations, notre nourriture, nos vêtements sont des préservatifs efficaces contre ses atteintes. Une foule de bienfaits découlent des changements radicaux de température par lesquels nous passons de janvier à juillet, bienfaits que les populations de l’Europe n’éprouvent point, malheureusement. Le soleil luit pour tout le monde, et ici plus que partout ailleurs, tant au réel qu’au figuré.

« C’est un fait bien remarquable, dit encore M. Rameau, que la race européenne devient de moins en moins féconde à mesure qu’elle dépasse une certaine zone plus ou moins rapprochée de l’équateur, selon les climats divers, si bien qu’en certains climats il ne paraît même pas qu’elle puisse constituer une souche véritable, comme on le voit dans les colonies fort anciennes du Sénégal, de l’Hindoustan et des îles de la Sonde, où les Européens se sont rendus en grand nombre, et où se trouvent à peine quelques familles créoles. Dans les Antilles, la race blanche ne progresse pas, et si elle s’y maintient, ce n’est guère que grâce à l’immigration continue de nouveaux Européens. Les Espagnols et les Portugais nous offrent bien quelques exceptions dans l’Amérique centrale et méridionale ; mais, si on distingue dans la population de ces contrées, à travers son assimilation, la portion qui descend des indigènes et celle qui appartient au sang mêlé, on s’apercevra que la véritable race européenne est encore bien peu nombreuse dans ces pays, et que sa progression a été fort peu sensible. Aux États-Unis mêmes, nous sommes persuadé qu’une différence doit être établie déjà entre la progression naturelle des États du nord et celle des États du sud, et nos Français de la Louisiane n’offrent rien qui puisse être comparé avec le développement de ceux du Canada et de l’Acadie. »

Nous ne nous imposerons point la tâche de prouver que les Canadiens-français sont beaucoup plus robustes, tout aussi agiles, et doués d’une intelligence qui n’en cède aucunement à leurs frères de France — cela est superflu. Loin d’avoir dégénéré, le Canadien s’est refait une santé, une vigueur corporelle dont le Français n’offre que de rares exemples.

Loin d’avoir laissé décroître son intelligence, le créole canadien, abandonné il y a un siècle, dans une pénurie complète d’instruction, s’est mis à l’œuvre et il a atteint le niveau où se maintiennent les peuples les plus intelligents du globe. Notre histoire abonde en preuves de cette nature. N’avons-nous pas été les pionniers des idées politiques, non-seulement en Canada, mais dans toutes les colonies anglaises ? N’est-ce pas nous qui avons donné le branle dans les colonies à ce mouvement de l’administration des affaires publiques basée sur la responsabilité entière des représentants du peuple et des ministres ? Bien des pays d’Europe n’en sont pas encore là, quoi qu’ils fassent pour y parvenir.

Trop de théories extravagantes ont reçu le jour à notre sujet pour qu’il soit possible de les réfuter toutes. Contentons-nous ici d’en parler à la légère.

D’abord, nous jeûnons beaucoup ! C’est au point que la privation de viande nous a fait dégénérer de nos ancêtres, et que nous sommes presque incapables de travailler ! ! ! À cette assertion ridicule, il y a mille réponses.

Le docteur Hingston, un Anglais de Montréal, disait dans une convention médicale tenue récemment à Paris : « La nourriture de l’Habitant consiste principalement en viande, surtout en lard dont on fait une grande consommation. En supposant que l’état fourni par M. Louis Blanc sur la quantité de nourriture consommée par les classes ouvrières, dans les différentes parties de l’Europe, soit correct, la quantité consommée par les Canadiens-français est de beaucoup plus considérable. Au Canada, la plupart des familles mangent de la viande à chaque repas. Le désir des viandes grasses devient presque irrésistible, surtout lorsque les hommes sont obligés de faire des travaux très pénibles à une température basse. Les Canadiens-anglais n’ont pas encore donné les mêmes signes de progrès. Au physique, ils ne sont pas, comme les Canadiens-français, supérieurs à leurs ancêtres, parce qu’il ne s’est pas encore écoulé assez de temps depuis leur arrivée pour ressentir les effets de l’acclimatation. Cependant il s’est écoulé assez d’années pour détruire la prophétie du docteur Knox, lequel soutient que, si l’émigration européenne n’alimentait pas constamment les peuples de ce continent, ce dernier retournerait à l’homme rouge — le sauvage — à titre de propriétaire unique. »

Le fils d’un européen, s’il naît dans une colonie, est appelé créole. Les dictionnaires, les encyclopédies, les romans nous apprennent que les créoles sont faibles de corps, maigres, grêles, nerveux. Il y a même un mot, « créoliser », qui exprime l’inactivité, la nonchalance, la mollesse. Cela peut être vrai sous les tropiques, mais ce verbe n’a certainement jamais été conjugué au Canada.

Nous n’avons rien du type créole convenu, et voici pourquoi : Le globe se divise en plusieurs régions ou zones, que nous appellerons le grand nord, le petit nord, les pays tempérés, puis les contrées tropicales. Comment une règle uniforme s’appliquerait-elle aux habitants de lieux si divers ? Pourquoi donc mettre tous ensemble, dans un même moule, les peuples américains ? Nous différons autant les uns des autres, que les Italiens, les Allemands, les Anglais et les Russes entre eux. Ainsi, nous, créoles canadiens-français, nous sommes à cheval sur le petit nord et la région tempérée, site éminemment favorable à la constitution physique, tant de l’homme que de la bête. À deux degrés de nous, vers le pôle, il fait trop froid ; à trois degrés au sud, la température est accablante. Les créoles français des Antilles ne nous ressemblent pas plus qu’un Asiatique ne ressemble à un Normand.

Sous le ciel brûlant du tropique, les exhalaisons du sol, les pluies incessantes de l’hiver et mille causes particulières à ces climats abattent les forces de l’individu, le réduisent à l’état de « créole créolisant », et s’opposent en fin de compte au développement de la race.

Chez nous, l’hiver, qui nous impose le casque et les mitaines, accroît nos ressources physiques au lieu de les amoindrir.

Ces vérités, si simples, n’ont pas cours en Europe. À nous de les y répandre… mais, hélas ! notre presse n’atteint pas si loin.

Que n’a-t-on pas écrit à notre sujet ? Traités en Esquimaux par les uns, relégués dans la catégorie des sous-races par les autres, nous comparaissons fréquemment devant le tribunal d’une certaine science, qui rend ses arrêts d’après les cancans de voyageurs inventifs, ou sur des raisonnements que faussent les préjugés.

Celui-ci remarque que les Canadiens-français ont le teint basané, et en conclut qu’ils sont des métis ; cet autre est surpris de leur pâleur, mais il l’explique par l’usage des poêles de fonte, que, dit-il, nous chauffons à outrance.

En voici un troisième qui constate que notre nourriture se compose, presque exclusivement, de laitage et de légumes. Plus loin, on démontre qu’il n’en peut être autrement, vu le grand nombre de jeûnes que la religion catholique nous prescrit. Maigres, fluets, petits de taille, tel est notre portrait. Cela est si vrai que, lorsqu’il s’est agi de construire le Grand-Tronc, nous n’avons pu fournir que des hommes en état de travailler par demi-journées ! Des créoles créolisant ! Il faut mettre ici, lecteur, quinze points d’exclamation.

Que deviennent donc nos habitants, nos voyageurs, nos coureurs de bois ? L’histoire du Canada se refait en Europe sur un modèle étrange !

S’il est un endroit au monde où l’on mange copieusement, et d’excellentes viandes, c’est ici. Cette abondance date de plus de deux siècles. En nous comparant, du haut en bas de l’échelle, avec les populations de l’Europe, nous l’emportons de cinquante par cent, sinon davantage, sous ce rapport.

Pour la force musculaire, la vitalité, la somme de résistance à la fatigue, nous dépassons la mesure ordinaire.

Dans toutes nos luttes où la vigueur physique a dû se manifester, nous avons éclipsé les hommes des autres origines.

Nous étions, il y a un siècle, soixante et dix mille âmes. Nous sommes maintenant un million et demi : vingt-cinq fois plus !… sans avoir reçu de secours du dehors. Des familles de quinze, vingt et vingt-cinq enfants se rencontrent dans toutes nos paroisses — le vingt-sixième, on le donne au curé, qui l’adopte et le fait instruire. Charlevoix écrivait, il y a cent cinquante ans : « Dieu répand sur les mariages, dans ce pays, la bénédiction qu’il répandait sur ceux des patriarches. » La statistique nous enseigne que le peuple canadien-français est celui qui fournit le plus de centenaires.

Pareille vitalité ne peut exister que chez des individus physiquement parfaits.

Un écrivain qui porte un nom retentissant, M. Duvergier de Hauranne, a classifié les deux races qui habitent le Canada. Sa méthode est neuve : Petits hommes, amaigris, souffreteux, noirs — Canadiens ; beaux garçons, grands, replets, vigoureux, teint animé — Anglais.

Liseurs de romans, nourris d’idées en l’air, les sept-huitièmes des touristes qui nous entrevoient ne prennent pas la peine de nous tâter le poulx. On leur opposerait tous les fiers-à-bras célébrés par M. Montpetit qu’ils persisteraient encore à méconnaître les nerfs et les muscles des Canadiens !

La mère de l’Incarnation disait, il y a juste deux cents ans : « Cela est étonnant de voir le grand nombre d’enfants, très-beaux et bien faits, sans aucune difformité corporelle. » M. Aubert de la Chesnaie, quelques années plus tard, s’exprimait ainsi : « Les Français du Canada sont de corps bien faits, agiles, vigoureux, jouissant d’une parfaite santé, capables de soutenir toutes sortes de fatigues, et belliqueux ; ce qui a fait que les armateurs français, pendant la dernière guerre, ont toujours donné le quart de plus de paie aux Français-canadiens qu’aux Français de l’Europe. Toutes ces avantageuses qualités corporelles, dans les Canadiens-français, viennent de ce qu’ils sont nés dans un pays d’un bon air, nourris de bonne nourriture et abondante ; qu’ils ont la liberté de s’exercer, dès l’enfance, à la pêche, à la chasse et dans les voyages en canot, où il y a beaucoup d’exercice. » Vers le même temps, Bacqueville de la Potherie disait la même chose.

Ainsi, après soixante ans d’existence au Canada, la race française se ressentait déjà considérablement de l’heureuse influence du pays.

Un peu plus tard, vers l’époque de la conquête, Bougainville observe que nous surpassons de beaucoup nos ancêtres dans les exercices fatigants et dans les longs voyages.

Depuis lors, les Anglais et les Américains ont toujours préféré nos voyageurs à ceux des autres nationalités. Les explorateurs, comme Carver, Franchère, Simpson, Franklin, n’ont confié leur sort qu’à nos compatriotes, pour des entreprises qui, aujourd’hui encore, effraient l’imagination. Au moment où nous écrivons, le Canadian Illustrated News proclame la nécessité de recourir à l’aide des Canadiens-français, si l’on persiste à vouloir atteindre le pôle nord. Ce journal constate, avec tous ceux qui ont lu les récits d’expéditions de ce genre, que les Européens faiblissent régulièrement à un point nommé du voyage où nos gens commenceraient à peine à trouver le temps dur, suivant leur expression. De pareils témoignages, venant de ceux qui nous connaissent, valent mieux que les théories conçues à quinze cents lieues de nous.

Tant que l’on ne nous transportera pas à la Havane, sous la ligne, dans les pays où fleurit l’oranger, les créoles créolisant seront inconnus parmi nous.

Écoutons M. Ferland : « Se formant sous un climat sain quoique rigoureux, menant une vie frugale, éprouvée par les travaux de la terre, par les fatigues des voyages, par les dangers de la guerre, la population du Canada se développait forte et vigoureuse. Les constitutions affaiblies succombaient sous ces rudes épreuves, tandis que les individus à tempérament robuste résistaient, et devenaient les fondateurs de races acclimatées et vivaces. »

Charlevoix dit : « Tout est ici de belle taille et le plus beau sang du monde, dans les deux sexes. » Cent ans plus tard, M. Pavie parle tout autrement : « Un long séjour en Amérique, dit-il, a fait perdre au créole canadien les vives couleurs de sa carnation. Son teint a pris une nuance d’un gris foncé. Ses cheveux noirs tombent à plat sur ses tempes, comme ceux de l’Indien. Nous ne reconnaissons plus en lui le type européen, encore moins la race gauloise. »

Et tout ce déploiement d’imagination est fait pour soutenir une théorie, à savoir : que l’Européen transplanté en Amérique doit nécessairement produire des sauvages !

Grande dispute au-delà de l’Atlantique, à notre sujet. Les uns ne voient en nous que des métis ; les autres nous classent encore parmi les blancs, mais à condition qu’on leur permettra de dire que nous sommes dégénérés et que la race s’éteint ; une troisième école prétend que les Anglais ont seuls le privilège de subsister et de multiplier dans les colonies.

Pendant que la science nous étudie, rien ne nous empêche de continuer à vivre et à jouir de la constitution physique dont le ciel nous a si libéralement doués.

Charlevoix, qui a si mal compris certaines choses qu’il n’a pas vues, mais dont l’esprit observateur a saisi ce qui se passait sous ses yeux, écrivait en 1720 : « On ne voit point en ce pays de personnes riches, et c’est bien dommage, car on y aime à se faire honneur de son bien, et personne presque ne s’amuse à thésauriser. On fait bonne chère, si avec cela on peut avoir de quoi se bien mettre, sinon, on retranche sur la table pour être bien vêtu. Aussi faut-il avouer que les ajustements font bien à nos créoles. Tout est ici de belle taille, et le plus beau sang du monde dans les deux sexes ; l’esprit enjoué, les manières douces et polies sont communs à tous ; et la rusticité, soit dans le langage, soit dans les façons, n’est pas même connue dans les campagnes les plus écartées. Les Canadiens, c’est-à-dire les créoles du Canada, respirent en naissant un air de liberté qui les rend fort agréables dans le commerce de la vie ! »

Si Charlevoix est ancien, il n’en est pas moins vrai que le type qu’il retrace est encore au grand complet dans nos campagnes. À la ville, d’inévitables changements se sont produits, mais seulement dans certains détails. Le fond est resté partout le même.

Comment donc un écrivain de notre siècle, M. Pavie, a-t-il pu dire : « L’Acadien, le Canadien, ou mieux le Français a puisé au fond des forêts du Nouveau-Monde ce qui lui manquerait en France, grâce à son heureux climat : le désir irrésistible de changer de lieux, de tout entreprendre, d’être dans une année cultivateur, marin, constructeur, pêcheur et charpentier. Il a perdu l’air gai[4] la physionomie expansive de nos paysans, mais ses membres robustes, endurcis à la fatigue, aux privations, sont dignes des anciens Francs ; son visage grave et parfois mélancolique dénote l’homme consommé dans les choses de ce monde, qui n’a jamais su lire[5] ni spéculer, mais éprouver et sentir. Ainsi c’est au Canada qu’il faut aller chercher les traces de ce que nous fûmes jadis, quand la Gaule n’était que forêts à peine entamées par les bourgades et les villages, tant il est vrai que le climat influe d’une manière toute puissante sur notre organisation, et que l’aspect de la solitude[6] emplit l’âme au point de faire perdre les primitives idées de société ? »

L’abbé Brasseur de Bourbourg raconte qu’un Américain, résumant une conversation qui avait roulé sur l’altération non-seulement des traits physiques, mais aussi du caractère qui distinguent les Yankees des Anglais, lui aurait dit : « Par la figure et par le caractère, nous sommes devenus des Hurons. » Il faut être de la force de l’abbé Brasseur pour écrire que les Américains ont emprunté quoi que ce soit des Hurons ou de n’importe quelle tribu sauvage ! Cet écrivain est le même annaliste phénoménal qui s’est mêlé de « composer » une histoire du Canada. Des gens consciencieux et très bien posés le citent comme une autorité en matières américaines. Il a écrit sur les antiquités du Mexique, sans réussir à contenter les antiquaires ; mais son raisonnement sur la dégénérescence des Canadiens est fort du goût de M. Pavie, qui est venu au Canada et qui, comme nous l’avons vu, confirme les opinions de l’abbé.

Eh bien ! est-ce que nous ne serons pas plus longtemps Gaulois ? Il va donc falloir redevenir sauvages ?

Sauvages ! Pourquoi ne serions-nous pas différents des Français, puisque notre sang est mêlé avec celui des Indiens ?

Ce raisonnement a été, jusqu’ici, victorieux partout. Il n’a qu’un défaut, c’est d’être basé sur un fait imaginaire.

Dès l’origine de la colonie, on mit des obstacles aux mariages des blancs avec les sauvages, et cela parce qu’on s’apercevait que les Français, loin de civiliser les indigènes, adoptaient leur genre de vie, devenaient sauvages, en un mot, tant la vie des bois exerce de l’empire sur les imaginations vives.

La généalogie de chacune de nos familles est retracée. On peut se convaincre, en analysant ces travaux, que dix ou douze mariages seulement entre blancs et Indiens ont eu lieu dans le cours du premier siècle de la colonie. La plupart de ces unions n’ont laissé aucune descendance. Et voilà sur quoi on s’appuie pour nous mettre au rang des « fils de la nature. »

L’erreur que l’on commet sur ce point est doublement curieuse. Sans l’aide des renseignements les plus simples, on nous infuse du sang algonquin dans les veines ; puis on s’empresse de raisonner sur ce « fait acquis, » et d’en conclure que nous sommes dégénérés. Or, il n’y a qu’à voir, dans le Nord-Ouest, si la trempe du Français s’est amollie au contact des tribus sauvages. Nous avons, là-bas, un groupe de nos gens qui s’y sont mariés avec des femmes indiennes. Leurs enfants composent la population la plus intrépide, la mieux charpentée physiquement qui existe dans l’Amérique du Nord.

Il s’en suit que si les familles françaises des bords du Saint-Laurent s’étaient alliées aux indigènes, le peuple qui serait sorti de cette combinaison posséderait encore plus de force physique que celui d’à présent. Où sont les calculs de la science ?

Knox affirme que les sous-races, c’est-à-dire les descendants de race saxonne et de race gauloise, qui ont peuplé les États-Unis et le Canada (les Yankees et les Canadiens-français) portent des marques de modifications du type primitif qui attestent que ces races ne peuvent se propager et subsister sur le nouveau continent.

Jusqu’ici, les faits ne lui donnent guère raison en ce qui regarde les Canadiens.

Nous servons de sujet aux études de deux écoles savantes adverses : les monogénistes et les polygénistes.

Qui dit monogéniste dit partisan de la croyance biblique que l’humanité est issue d’un seul et unique couple : Adam et Ève.

Les polygénistes croient à la pluralité d’origine des races humaines. Selon eux, il y aurait eu autant d’Adam et d’Ève qu’il y a, par exemple, de couleurs dans les races, noir en Afrique, jaune en Asie, blanc en Europe — sans compter l’Amérique et certaines îles du grand Océan.

Entre les deux écoles, la dispute est ouverte depuis longtemps.

En dépit du principe qu’ils soutiennent, les polygénistes ont été forcés de reconnaître que quelques races, transplantées dans un autre pays, y ont subi des modifications, soit pour le mieux, soit pour le pire. On cite les Yankees comparés aux Anglais, les créoles de Saint-Domingue comparés aux Français, et les Canadiens (créoles du Canada) comparés encore aux Français.

Puisque, en moins de trois siècles, ces nouveaux peuples se sont modifiés au point d’offrir des traits physiques, moraux et intellectuels qui les distinguent des races européennes dont ils sortent, on doit en conclure que le type primitif de l’humanité, représenté par Adam et Ève seuls, a pu se modifier aussi, dans une longue suite de siècles, et produire les variétés de races, peuples et peuplades qui couvrent le globe. C’est la thèse des monogénistes.

Ces derniers donnent raison à la Genèse, mais ils tombent dans l’excès lorsqu’ils citent les Canadiens comme des exemples de modification avancée. Il y a entre les Français et nous des différences faciles à noter, mais non pas très grandes et surtout point à notre désavantage. Ces messieurs de la science ne sont pas exempts des préjugés européens. Rien ne les autorise à nous transformer en sauvages ou en crétins. Le moindre examen, sur les lieux, ferait voir que nous nous sommes améliorés notablement sous le rapport physique, et que nous n’avons rien perdu du côté intellectuel.

Knox, polygéniste enragé, s’empare de l’argument de l’école rivale, et, posant en principe que chaque race d’hommes est un produit local qui, par conséquent, ne saurait vivre en dehors de la région et du climat qui l’ont vu naître, il montre que nous ne pouvons que marcher vers la décadence, nous les Français transplantés d’un bord à l’autre de l’Atlantique. Selon lui, le type européen s’efface chez nous ; le Franc et le Gaulois s’amoindrissent ; le nouveau sol, qui n’est propre qu’à produire des sauvages, nous transfigure dans ce même sens !

— Oui, fort bien, répondent les adversaires ; mais ce n’en est pas moins un signe de la formation ou « création » d’une nouvelle race d’hommes. Cela prouve, une fois de plus, qu’il n’y a eu qu’un type original — Adam et Ève — et qu’il s’est modifié d’âge en âge, sur divers points du globe, de manière à nous faire voir les différences parfois surprenantes qui existent entre les races.

— Ta, ta, ta ! répliquent les polygénistes, ce qui s’observe chez les Canadiens ne peut être qu’un signe de dégénérescence et de mort. Cette race n’étant plus chez elle, c’est-à-dire dans le seul milieu qui lui convienne, elle s’éteint. Nombre de voyageurs et de savants nous portent à le croire.

Voilà bien des preuves contraires !

Il est évident que ceux qui argumentent de la sorte ne savent rien du Canada ; mais leur position dans la science les met à l’abri du doute. On leur donne des professorats, des pensions ; ils sont décorés et respectés à peu près autant que les diplomates, et beaucoup plus que les prêtres.

Ce que nous en disons est uniquement pour faire voir à nos compatriotes, combien d’influences diverses et parfois élevées contribuent à nous nuire dans l’esprit du lecteur européen. La science offre, à l’heure qu’il est, le spectacle étrange d’hommes considérables s’exerçant à trouver des signes de décadence dans le peuple qui réunit précisément le plus de preuves de sa vitalité passée et présente.

Envoyons aux académies scientifiques une collection de crânes canadiens, avec prière de définir les rapports d’origine qui peuvent exister entre les Québecquois modernes et le peuple de Sorel, ou entre ce dernier et celui du Mont-Royal, ou encore entre la race qui borde l’Ottawa et celle qui habite les Trois-Rivières, et surtout pour établir la distinction qu’il y a entre French Canadians et Canadiens-français. On nous procurera, sans doute, un pendant à la fameuse dissertation qui place les Saulteux et les Chippewa dans deux classes d’hommes bien distinctes quant à leur origine respective. Les crânes de ces sauvages ont été comparés, étudiés, etc., et ils attestent de deux créations différentes, ce qui n’empêche pas que les Chippewa et les Saulteux sont, comme les Englishmen et les Anglais, une seule et même race !

Les mariages entre Européens et sauvages n’ont fourni qu’une très faible part de sang mêlé à la race canadienne. Voici les plus anciens que nous connaissons :

1647, à Québec, Martin Prévost épouse une Algonquine, Marie-Olivier-Sylvestre Manitouab8ich. Ils eurent neuf enfants, dont six se sont mariés.

1648, Pierre Boucher se marie à Québec, en premières noces, avec une Huronne instruite. Pas de descendance.

1654, ou même auparavant, aux Trois-Rivières, François Blondeau épouse la fille du chef algonquin Pigarouich ; ils ont laissé plusieurs enfants.

1657, aux Trois-Rivières, Pierre Couc dit Lafleur épouse une Algonquine qui paraît avoir été parente des Pachirini, comme aussi la première femme de Pierre Boucher.

1660, François Pelletier se marie à Québec avec « Dorothée la Sauvagesse ». Pas d’enfant ; mais un des fils de Pelletier, d’un second mariage avec une Française, épousa en 1697, à la Sainte-Famille, une Algonquine.

1662, Laurent du Bocq épouse Marie-Félix Arontio, Huronne, à Québec. Ils ont laissé plusieurs enfants mariés, et une religieuse ursuline.

1662, Jean Durand épouse, à Québec, Catherine Annennontak ou Ananonta, Huronne, surnommée « créature de Dieu ». Elle avait treize ans. Ils laissèrent plusieurs enfants. En 1672, Catherine, devenue veuve, se remaria avec Jacques Couturier, et, en 1679, en troisièmes noces, à Batiscan, avec Jean, fils d’Étienne de Lafond et de Marie Boucher, sœur de Pierre Boucher.

1667. La mère de l’Incarnation mentionne une sauvagesse confiée à ses soins qui se maria « à un Français qui a une bonne habitation. »

1683. Louis Couc dit Montour (fils de Couc dit Lafleur mentionné plus haut) prend une Socokie pour femme « à la manière des sauvages ». Sa descendance existe dans le district des Trois-Rivières.

1685. Jean-Baptiste Darpentigny paraît avoir épousé, cette année, une sauvagesse du nom de Madeleine-Thérèse. Il existe encore des sauvages du nom de Darpentigny.

La dernière invention est due au Times de Londres — un journal qui devrait nous connaître mieux et depuis plus longtemps que tous ses confrères européens : « Voyez, dit-il, les Canadiens-français, songez de quelle énergie étaient doués leurs ancêtres quand ils quittèrent la Normandie pour s’établir sur les bords du Saint-Laurent. Que sont-ils aujourd’hui ? C’est le peuple le plus aimable de l’Amérique ; mais la tutelle de la France, puis celle de l’Angleterre, ont abaissé son intelligence presque au niveau de l’aborigène dont il avait su conquérir le territoire. »

Voilà deux cents ans que nous habitons ce pays. On nous a trouvé constamment en lutte avec la forêt ou avec les hommes — défrichant le sol, fondant des villes, ouvrant des routes, établissant des villages, des écoles, des colléges. Les guerres des sauvages nous ont coûté de l’argent, du sang et des peines. Les guerres des Anglais nous ont écrasés, parce que la France nous abandonnait contre des forces dix fois supérieures. Après la conquête, les persécutions ont commencé ; nous nous sommes réfugiés sur nos terres, sur ce sol arrosé des sueurs et du sang de nos pères ; les habitants sont restés le corps et la force du pays. Malgré les abus du pouvoir, malgré notre pauvreté, il y avait en nous assez de courage et de valeur intellectuelle pour entreprendre les luttes politiques : nous les avons entreprises résolument. Elles ont duré trois-quarts de siècle, et, pied à pied, nous avons regagné le terrain perdu par la faute de l’ancienne mère-patrie ; nous nous sommes refait politiquement, commercialement, et avec tous les caractères qui constituent une nationalité bien vivace. D’un océan à l’autre, sur les vastes contrées ouvertes à la civilisation par nos pères et par leurs fils, nous sommes aujourd’hui le principal groupe autour duquel se rangent ou contre lequel combattent les phalanges politiques. Le rang que nous occupons, après avoir subi des désastres immenses, ferait honneur à n’importe quel peuple, car il atteste de la trempe morale et physique de la nouvelle race, la race canadienne-française.

Il y aurait bien des commentaires à écrire sur cette étrange accusation de dégénérescence. Prenons le paysan d’Europe, l’ancêtre de la famille canadienne : il est resté ce qu’il était il y a deux siècles : ignorant, pauvre, excessivement borné dans les choses de l’ordre politique ; en un mot, il n’est rien et a toujours valu zéro dans les affaires publiques. Tandis que le niveau s’élevait autour de lui, tant du côté de l’intelligence que sous le rapport du bien-être matériel, le paysan d’Europe demeurait stationnaire. Le reste de la population, qui compose avec lui ce que l’on appelle ordinairement « le peuple », loin de progresser, s’est au contraire imbu de passions mauvaises et de principes dégradants qui annoncent plutôt la déchéance que le relèvement de la famille européenne. Nous ne sommes pas aussi avancés que cela.



Séparateur

  1. Ceci est une manière de parler ; car les hivers rigoureux de la France, hivers comparables à ceux du Canada, se répètent de dix ans en dix ans depuis plus de quinze siècles.
  2. Il n’y a pas de pays où le soleil brille plus constamment qu’au Canada.
  3. Voilà une explication !
  4. Notre gaîté est proverbiale.
  5. L’instruction des Canadiens est supérieure à celle de la plupart des peuples civilisés.
  6. Une solitude comparable à celle des plus belles provinces de France.