Histoire des Canadiens-français, Tome III/Chapitre 5

Wilson & Cie (IIIp. 65-78).

CHAPITRE V

1633-1666.


Les ursulines et les hospitalières. — Origine des Canadiens. — Situation morale du pays. — La noblesse au canada.



E
xposée aux hasards de la guerre, établie dans un climat rigoureux au-delà de toute expérience, la jeune colonie était peuplée de plus d’hommes que de femmes, cela va sans dire. Québec ne paraît avoir reçu qu’un très petit nombre de femmes avant 1633, véritable point de départ de la colonisation de la Nouvelle-France. Les Trois-Rivières renfermaient à peu près trois hommes pour une femme. Cependant, vers 1639, nos tableaux montrent que la disproportion était moins grande, dans la colonie en général, qu’on a voulu le croire de notre temps : les femmes étaient venues presque en nombre égal de celui des hommes. L’île de Montréal, dans ses commencements (1642-5) occupée par une quarantaine de personnes, ne comptait que cinq ou six femmes. Le fort Richelieu (1642-6) n’en renfermait probablement pas plus de deux ou trois sur une quinzaine de personnes. Tadoussac, n’étant qu’une station d’été, devait être fréquenté uniquement par des hommes.

Entre 1642 et 1653, il paraîtrait qu’il arriva peu de femmes.

« La reine, écrit le père Le Mercier, ayant de la tendresse pour la conversion des sauvages, et de l’affection pour l’établissement de la colonie française en ce nouveau monde, y envoya, ce printemps dernier (1654), quelque nombre de filles fort honnêtes tirées des maisons d’honneur. On n’en reçoit point d’autres dans cette nouvelle peuplade. J’ai l’assurance que dix-huit ans se sont écoulés sans que le maître des hautes œuvres qui était en ce pays-là ait fait aucun acte de son métier, sinon sur deux vilaines, que l’on bannit après avoir été publiquement fustigées. Tant que ceux qui tiennent le timon défendront aux vaisseaux d’amener de ces marchandises de contrebande ; tant qu’ils s’opposeront au vice et feront régner la vertu, cette colonie fleurira et sera bénite de la main du Très-Haut. » L’insistance, non-seulement des jésuites, mais des hauts fonctionnaires civils à n’admettre ici que des personnes respectables est démontrée par tous les écrits du temps.

« L’histoire de l’Hôtel-Dieu de Québec rapporte qu’il s’y trouvait plusieurs demoiselles placées sous la garde d’une religieuse, la mère Renée de la Nativité. Vers ce temps (1654), les registres de Notre-Dame de Québec contiennent les actes de mariages de personnes portant de beaux noms. Parmi plusieurs autres est celui de Gabrielle Rolland d’Assonville, fille de Pierre d’Assonville, ancien gouverneur de Nancy[1].”

« Ce qu’on appelait les filles du roi étaient, dit la sœur Bourgeois, de jeunes personnes tombées orphelines ou malheureuses en bas âge, et qui étaient élevées aux frais de l’État à l’hôpital-général de Paris. C’était de cet établissement que l’on dirigeait des envois sur le Canada ; malheureusement, ces jeunes filles étaient élevées trop délicatement[2] pour le climat et les travaux du Canada. En 1670, M. Colbert pria M. de Harlay, archévêque de Rouen, de faire choisir désormais par les curés de trente ou quarante paroisses des environs de cette ville, une ou deux filles en chaque paroisse pour les envoyer en Canada, en remplacement des anciennes filles du roi. »

« Il est facile, ajoute M. Rameau, de juger de la sollicitude que les communautés religieuses et les ecclésiastiques qui s’intéressaient au Canada apportaient au choix et à l’envoi des filles destinées à épouser les colons établis dans ce pays. Tout nous porte à croire que les prêtres des missions étrangères de Québec, les ursulines de cette ville, les jésuites et autres maisons religieuses agissaient de même de leur côté… En 1658, les ecclésiastiques de Saint-Sulpice exhortèrent et aidèrent de leur bourse bon nombre d’hommes vertueux et de filles pieuses à aller s’établir à Montréal. Il partit ainsi soixante hommes et trente-deux filles. M. l’abbé Vignal, qui partait pour Montréal, engagea deux hommes à le suivre ; M. l’abbé Souard, quatre, et M. de Queylus, qui partait aussi, en détermina vingt-trois à partir avec lui. Les trente-deux filles furent confiées à la sœur Bourgeois, qui veilla sur elles jusqu’à leur établissement. Il y avait aussi, dans le même convoi, dix-huit filles pour Québec, qui lui furent remises en garde. En 1672, la sœur Bourgeois amena de France onze filles, dont six destinées à entrer dans son ordre, et cinq autres pour les marier à Québec. En 1679, revenant encore d’un nouveau voyage, elle amena plusieurs filles pour Montréal, dont plusieurs étaient envoyées par les prêtres du séminaire de Saint-Sulpice[3]. »

Nous suivrons attentivement cette question des envois de filles, et le lecteur pourra juger si les mauvais propos de certains auteurs de lettres légères méritent créance. Plus tard, il en sera de même au sujet des criminels (hommes) que l’on nous prête si aisément… et que nous ne pouvons pas rendre parce que nous ne les avons jamais possédés.

Ici commence sérieusement le travail des religieuses ursulines dans notre pays, c’est-à-dire vers l’année 1644, après l’arrivée de plusieurs hommes non encore mariés. Inspirées d’abord, comme les jésuites, par le désir d’amener à la foi chrétienne les tribus sauvages de la Nouvelle-France, les ursulines s’étaient dévouées à la conversion des filles de ces malheureux peuples ; mais la mère de l’Incarnation comprit plus vite que les jésuites la répugnance des aborigènes à adopter nos mœurs, à se plier aux règles de l’Église, en un mot à se transformer. « Dès le lendemain de notre arrivée (1639), écrivait-elle en 1669, l’on nous amena les filles sauvages et celles des Français qui trafiquaient en ce pays, ce que l’on a continué jusqu’à présent. Comme ce pays a augmenté, nous avons, pour l’ordinaire, vingt à trente pensionnaires. Les françaises nous donnent cent et vingt livres de pension (par an, chacune) ; nous prenons les filles sauvages gratuitement : encore leurs parents, qui sont passionnés pour leurs enfants, croient nous obliger beaucoup… Pour les externes, je ne puis pas dire le nombre, parce qu’il y en a partie que le froid très grand et les neiges obligent de demeurer l’hiver en leur maison. Enfin, nous avons toutes celles de la haute et basse-ville ; les Français nous amènent leurs filles de plus de soixante lieues d’ici, quoique monseigneur notre prélat ait établi des maîtresses d’école à Montréal pour suppléer en ce lieu en attendant que nous y soyions établies. Nous sommes vingt-deux religieuses, dont trois sont encore novices ; en ce nombre il y a quatre sœurs converses. Nous sommes encore six professes de France ; les autres ont fait profession en ce pays. Sept d’entre elles et deux novices sont filles du pays ; les autres sont de France. » C’était bien là une institution nationale qui, au lieu d’exclure les enfants de la colonie, les appelait à elle et les faisait entrer dans ses rangs. Nous entendons par « nationale » la nationalité canadienne, que les religieux français n’ont reconnue en aucun temps, sauf les femmes de forte trempe, comme la mère de l’Incarnation, mademoiselle Mance et la sœur Bourgeois.

La résidence des ursulines brûla en 1650. Les parents français retirèrent leurs enfants, en attendant des jours meilleurs. Ce fut, pour toute la colonie, une calamité vivement ressentie. En 1651, la courageuse supérieure écrivait : « Nous logeons dans une petite maison qui est à un bout de notre clôture, de trente pieds de longueur et vingt de largeur. Elle nous sert d’église, de parloir, de logement, de réfectoire, d’office et de toute autre commodité, excepté la classe que nous faisons dans une cabane d’écorce. Avant notre incendie, nous la louions, mais aujourd’hui nous sommes trop heureuses d’y loger. Elle nous est commode en ce que nous pouvons veiller à nos bâtiments sans sortir de notre clôture. » L’année suivante, elle disait que madame la Peltrie ne voulait pas retourner en France ; qu’elle était décidée de bâtir une église pour les ursulines, et qu’elle achetait des matériaux pour cet objet. « Elle fera ramasser quelques pauvres filles françaises dans les établissements écartés, afin de les faire élever dans la piété et de leur donner une bonne éducation, qu’elles ne peuvent avoir dans leur éloignement… M. de Bernières lui a envoyé, cette année, cinq poinçons de farine, qui valent ici cinq cents livres. Il nous a aussi envoyé une horloge, avec cent livres pour nos pauvres Hurons. » L’instinct si juste, nous oserons dire si canadien de madame de la Peltrie lui faisait entrevoir que ces « filles françaises des établissements écartés » seraient un jour le rempart moral du pays. Les ursulines n’ont jamais perdu de vue ce grand objet.

« Quand même nos sœurs voudraient repasser en France — ce qu’elles sont bien éloignées de faire — celles du pays que nous avons faites professes, ayant été élevées dans nos règles et n’ayant jamais goûté d’autre esprit, seraient capables de le maintenir. C’est pour cela que nous ne nous pressons pas d’en demander. » Ceci est daté de 1652. Il n’y avait pas encore un seul garçon français instruit par les jésuites. Affermissant la colonie par l’éducation des femmes, la mère de l’Incarnation se mettait à la hauteur de sa noble tâche. Elle est le seul homme du groupe religieux du temps. Ses lettres reviennent souvent sur ce sujet. « Sans l’éducation que nous donnons aux filles françaises (disait-elle en 1653) qui sont un peu grandes, durant l’espace de six mois ou environ (par année), elles seraient des brutes pires que les sauvages. C’est pourquoi on nous les donne presque toutes, les unes après les autres, ce qui est un gain inestimable pour ce pays. » N’était-il pas honorable pour ces pauvres cultivateurs de tant désirer l’instruction de leurs filles ? Et ne doit-on pas être reconnaissant aux saintes femmes qui allaient au devant d’eux dans ce dessein ? Nous devons à cette heureuse rencontre, douce consolation de la Providence, une partie de notre caractère national. Les hommes, livrés aux durs travaux des champs, appelés à la guerre, embauchés par la traite, oubliaient ces traditions de la famille française où la politesse, la douceur, l’urbanité, le bon langage, les manières aimables dominent. De civilisés, nous allions devenir des demi-barbares, retourner à la rudesse des Gaulois, sans peut-être conserver la joyeuse humeur de ces grands ancêtres. Mais non ! les ursulines étaient au milieu de nous, et elles inspiraient à nos filles, destinées à devenir des femmes canadiennes, ces admirables vertus de la famille chrétienne et française qui nous ont empêché d’être emportés à la lame par les événements de la politique, de la guerre, du commerce, des intérêts mesquins et l’esprit d’aventure si fort chez notre race. Les hommes dépensaient au dehors les forces du pays ; nos sœurs et nos femmes contrebalançaient ces désavantages en nous appelant aux pures traditions. Le langage même — cette langue vivace et savante de la vieille France — était placé sous la sauvegarde des femmes ; car, plus instruites que nous, elles maintenaient dans la famille l’accent, le vocabulaire, la grâce, « le ton de bonne compagnie » que le défricheur, le coureur de bois et le canotier devaient mettre en oubli si souvent. Qui donc a corrigé les chansons grivoises de la France et en a fait ces admirables mélopées dont nous sommes si fiers ? Les femmes, sans doute. Pas les hommes, assurément. La tournure polie et à la fois digne du langage des habitants actuels dénote à son origine une influence qui n’est point ordinaire : les communautés de femmes ont passé par là.

M. de Maisonneuve, et l’esprit admirable qui inspirait les fondateurs de Montréal, ne pouvait méconnaître les bienfaits d’une institution comme celle des ursulines ; aussi voulait-on appeler dans ce lieu des sœurs si parfaitement disposées à servir à la fois la religion et la patrie — une seule et même chose lorsqu’on veut les comprendre. En 1654, la mère de l’Incarnation écrivait : « L’on nous propose et l’on nous presse de nous établir à Montréal ; mais nous n’y pouvons entendre si nous ne voyons une fondation, car on ne trouve rien de fait en ce pays, et l’on y peut rien faire qu’avec des frais immenses. Ainsi, quelque bonne volonté que nous ayons de suivre l’inclination de ceux qui nous y appellent, la prudence ne nous permet pas de faire autrement. » La France ne se pressait pas de fortifier la colonie ; les Cent-Associés traitaient du castor à Miscou ; les Iroquois promenaient le fer et le feu dans nos établissements — tout allait bien ! La mère de l’Incarnation ne se découragea pas cependant. En 1660, rendant compte de ce qui se passait, car la situation était toujours la même elle disait : « Nous faisons de grands frais pour notre séminaire ; non qu’il y ait un grand nombre de filles sauvages sédentaires, mais parce qu’on nous donne plusieurs filles françaises pour l’entretien desquelles les parents ne peuvent fournir que peu de choses, et d’autres ne peuvent rien donner du tout : et ce qui est à remarquer, les Françaises nous coûtent sans comparaison plus à nourrir et à entretenir que les sauvagesses. »

Les filles françaises étaient l’espoir du pays. Toutefois, on caressait la pensée que les sauvagesses[4] finiraient par entrer dans la civilisation. Ni filles ni garçons sauvages ne voulaient se conformer à ce désir. « Pour les filles sauvages, dit la mère de l’Incarnation (1668), nous en prenons de tout âge… D’autres n’y demeurent que jusqu’à ce qu’elles soient tristes, ce que l’humeur sauvage ne peut souffrir : car dès qu’elles sont tristes, les parents les retirent, de peur qu’elles ne meurent. Nous les laissons libres en ce point ; car on les gagne plutôt par ce moyen, que de les retenir par contrainte et par prières. Il y en a d’autres qui s’en vont par fantaisie et par caprice ; elles grimpent comme des écureuils notre palissade, qui est haute comme une muraille, et vont courir dans les bois. Il y en a qui persévèrent et que nous élevons à la française ; on les pourvoit ensuite si elles font très bien. L’on en a donné une à M. Boucher, qui a été depuis gouverneur des Trois-Rivières. D’autres retournent chez leurs parents ; elles parlent bien français et sont savantes dans la lecture et dans l’écriture… Nous avons, tous les jours, sept religieuses de chœur employées à l’instruction des filles françaises, sans y comprendre deux converses qui sont pour l’extérieur. Les filles sauvages logent et mangent avec les filles françaises ; mais pour leur instruction, il leur faut une maîtresse particulière, et quelquefois plus, selon le nombre que nous en avons. Je viens de refuser, à mon grand regret, sept séminaristes algonquines, parce que nous manquons de vivres, les officiers ayant tout enlevé pour les troupes[5] du roi, qui en manquaient. Depuis que nous sommes en Canada, nous n’en avions refusé aucune, nonobstant notre pauvreté ; et la nécessité où nous avons été de refuser celles-ci m’a causé une très-sensible mortification. Nous nous sommes restreintes à seize françaises et à trois sauvages, dont deux iroquoises et une captive, à qui l’on veut que nous apprenions la langue française… L’on est fort soigneux, en ce pays, de faire instruire les filles françaises, et je puis vous assurer que s’il n’y avait des ursulines, elles seraient dans un danger continuel de leur salut. La raison est qu’il y a un grand nombre d’hommes ; et un père et une mère qui ne voudront pas perdre la messe, une fête ou un dimanche, laisseraient leurs enfants à la maison, avec plusieurs hommes pour les garder. S’il y a des filles, quelqu’âge qu’elles aient, elles sont dans un danger évident, et l’expérience fait voir qu’il faut les mettre en lieu de sûreté. Enfin, ce que je puis vous dire est que les filles, en ce pays, sont, pour la plupart, plus savantes[6] en plusieurs matières dangereuses que celles de France. Trente filles nous donnent plus de travail[7] dans le pensionnat que soixante ne font en France. Les externes nous en donnent beaucoup, mais nous ne veillons pas sur leurs mœurs comme si elles étaient en clôture. Elles sont dociles, elles ont l’esprit bon, elles sont fermes dans le bien, quand elles le connaissent : mais, comme plusieurs ne sont pensionnaires que peu de temps, il faut que les maîtresses s’appliquent fortement à leur éducation, et qu’elles leur apprennent, quelquefois dans un an, à lire, écrire, calculer, les prières, les mœurs chrétiennes, et tout ce que doit savoir une fille. Il y en a que les parents nous laissent jusqu’à ce qu’elles soient en âge d’être pourvues, soit pour le monde, soit pour la religion. Nous en avons huit, tant professes que novices, qui n’ont point voulu retourner au monde, et qui font très bien, ayant été élevées dans une grande innocence ; et nous en avons encore qui ne veulent point retourner chez leurs parents, se trouvant bien dans la maison de Dieu. Deux de celles-là sont petites-filles de M. de Lauson, bien connu en France, lesquelles n’attendent que le retour de M. de Lauson-Charny pour entrer au noviciat. L’on nous en donne pour les disposer à leur première communion ; pour cet effet elles sont deux ou trois mois dans le séminaire… Si les Relations ne disent rien de nous, ni des compagnies ou séminaires dont je viens de parler, c’est qu’elles font seulement mention du progrès de l’Évangile et de ce qui y a du rapport : et encore lorsqu’on en envoie les exemplaires d’ici, l’on en retranche en France beaucoup de choses. Madame la duchesse de Sennessay, qui me fait l’honneur de m’écrire tous les ans, me manda, l’année dernière, le déplaisir qu’elle avait eu de quelque chose qu’on avait retranché, et elle me dit quelque chose de semblable cette année. M. Cramoisy, qui imprime la Relation et qui aime fort les hospitalières d’ici, y inséra, de son propre mouvement, une lettre que la supérieure lui avait écrite, et cela fit bien du bruit en France.[8] »

N’oublions pas, à l’époque dont nous nous occupons, les services rendus par les hospitalières de Québec. Les marins, les immigrants, les employés de la traite et surtout les familles déjà établies autour de la capitale, ainsi que celles des Trois-Rivières, recouraient aux soins si dévoués et si intelligents des bonnes religieuses. Les difficultés de la navigation maritime occasionnaient alors grand nombre de maladies ; en débarquant des navires, bien des personnes étaient forcées de passer à l’hôpital. D’un autre côté, la guerre des Iroquois, qui faisait tant de victimes, amenait souvent des blessés à la maison des sœurs. Et puis, tout favorable que soit le climat de notre pays, il ne laissait point de causer des dérangements dans certaines santés, surtout parmi les nouveaux colons. C’était une œuvre des plus méritoires que celle des hospitalières ; aussi voit-on, par tous les témoignages qui nous sont parvenus, qu’elle était entourée du respect général.

Aux citations nombreuses que nous avons déjà mises devant le lecteur relativement à l’origine des Canadiens, ajoutons celles qui suivent. M. Pierre Boucher écrivait en 1663 : « Il est vrai que ce pays de la Nouvelle-France a quelque chose d’affreux à son abord ; car, à voir l’île de Terreneuve, où est Plaisance, les îles Saint-Pierre, le cap de Raye, l’île Saint-Paul et les autres terres de l’entrée du golfe, tout cela donne plus d’effroi et d’envie de s’en éloigner que le désir d’y vouloir habiter ; c’est pourquoi je ne m’étonne pas si ce pays a demeuré si longtemps sans être habité. Je trouve, après tout considéré, qu’il ne lui manque que des habitants. C’est la raison qui m’a obligé à faire ce petit traité, pour informer avec vérité tous ceux qui auraient de l’inclination pour le pays de la Nouvelle-France et qui auraient quelque volonté de s’y venir habiter, et pour ôter la mauvaise opinion que le vulgaire en a ; et que mal à propos on menace d’envoyer les garnements[9] en Canada, comme par punition ; vous assurant que, tout au contraire, il y a peu de personnes de ceux qui y sont venus, qui aient aucun dessein de retourner en France, si des affaires de grande importance ne les y appellent ; et je vous dirai sans déguisement que, pendant mon séjour à Paris et ailleurs, l’année précédente, j’ai fait rencontre de plusieurs personnes assez à leur aise, qui avaient été par ci-devant habitants de notre Canada, et qui s’en étaient retirés à cause de la guerre[10] ; lesquels m’ont assuré qu’ils étaient dans une grande impatience d’y revenir : tant il est vrai que la Nouvelle-France a quelque chose d’attrayant pour ceux qui en savent goûter les douceurs… Québec est donc la principale habitation où réside le gouverneur-général de tout le pays ; il y a une bonne forteresse et une bonne garnison[11], comme aussi une belle église qui sert de paroisse, et qui est comme la cathédrale de tout le pays. Le service s’y fait avec les mêmes cérémonies que dans les meilleures paroisses de France ; c’est aussi dans ce lieu que réside l’évêque. Il y a un collège de jésuites, un monastère d’ursulines qui instruisent toutes les petites filles, ce qui fait beaucoup de bien au pays ; aussi bien que le collège des jésuites pour l’instruction[12] de toute la jeunesse dans ce pays naissant. Il y a pareillement un couvent d’hospitalières qui est un grand soulagement pour les pauvres malades. C’est dommage qu’elles n’ont davantage de revenu… Pour la justice, elle se rend ici ; il y a des juges : et quand on ne se trouve content, on en appelle devant le gouverneur et un conseil souverain établi par le roi à Québec. Jusques à cette heure, on a vécu assez doucement, parce que Dieu nous a fait la grâce d’avoir toujours des gouverneurs qui ont été des gens de bien, et d’ailleurs nous avons ici les pères jésuites qui prennent un grand soin d’instruire le monde ; de sorte que tout y va paisiblement : on y vit beaucoup dans la crainte de Dieu, et il ne s’y passe rien de scandaleux qu’on n’y apporte aussitôt remède : la dévotion est grande en tout le pays. » Le père Vimont disait dans la Relation de 1641 : « Les hommes de travail arrivent ordinairement ici le corps et la dent bien sains, et si leur âme a quelque maladie, elle ne tarde guère à recouvrer une bonne santé. L’air de la Nouvelle-France est très sain pour l’âme et pour le corps. On nous a dit qu’il courait un bruit dans Paris qu’on avait mené au Canada un vaisseau tout chargé de filles dont la vertu n’avait l’approbation d’aucun docteur ; c’est un faux bruit : j’ai vu tous les vaisseaux ; pas un n’était chargé de cette marchandise. » Le père Le Clercq déclare de son côté qu’il tient ces faits pour véritables, ayant interrogé nombre de témoins parfaitement renseignés : « On a, dit-il, rendu une grande injustice au Canada, dont il semble qu’on commence (1691) à revenir, de croire (en France) que la colonie ne s’est formée que de personnes de néant, de débauchés, de libertins, de filles déshonorées, de gens repris de justice, ou tout au plus de sujets et de familles poussés dans ces nouveaux pays par une disgrâce et une décadence de fortune. J’avoue que ce serait flatter de dire que, durant l’époque que nous parcourons (1665-1691), aussi bien que dans la précédente (1608-1664), il se soit habitué en Canada des personnes de naissance, à l’exception de quelques-uns qui sont reconnus pour bons gentilshommes et à qui le pays sera éternellement redevable, comme messieurs de Tilly, de Repentigny, de la Poterie, Denys, d’Ailleboust, Robineau de Bécancourt et Chasteauneuf, mais aussi on doit reconnaître que les autres chefs de famille qui ont passé en Canada étaient en France de bons bourgeois de ville médiocrement accommodés, ou des artisans de différents métiers, des laboureurs peu aisés, ou des soldats, mais tous honnêtes gens de leurs personnes, ayant de la probité, de la droiture et de la religion, et, quand bien même la disgrâce de la fortune, à l’égard d’un petit nombre, aurait contribué à leur éloignement, ils ne laissaient pas d’être gens d’honneur dans leur état et dans leur condition. L’on sait même que quantité de chefs (de familles) sont passés en Canada à dessein de contribuer à la conversion des sauvages — témoin la compagnie des messieurs de Montréal, sous la direction du séminaire de Saint-Sulpice… Je vois que, du côté de France, on y a souvent fait passer des personnes suspectes, parmi quantité de gens d’honneur, mais on doit cette justice aux gouverneurs et aux missionnaires du pays de n’y avoir rien souffert d’impur, de libertin ou de mal réglé. L’on a examiné et choisi les habitants et renvoyé en France les marchandises de contrebande et les personnes vicieuses ou marquées, aussitôt qu’on les a connues, et s’il en est resté, de l’un et l’autre sexe, qui n’avaient pas été en France tout-à-fait exemptes de reproche, on a remarqué que le passage de la mer les avait purifiées ; qu’elles effaçaient glorieusement, par leur pénitence, les taches de leur première conduite — leur chute n’ayant servi qu’à les rendre plus sages et plus précautionnées, en sorte qu’elles sont devenues et ont été les exemples et les modèles de la colonie. » Charlevoix, puisant aux sources que nous avons consultées nous-même, formulait ainsi son opinion : « Toute l’île de Montréal ressemblait à une communauté religieuse. On avait eu dès le commencement une attention particulière à n’y recevoir que des habitants d’une régularité exemplaire ; ils étaient d’ailleurs les plus exposés de tous aux courses des Iroquois, et, ainsi que les Israélites au retour de la captivité de Babylone, ils s’étaient vus obligés, en bâtissant leurs maisons et en défrichant leurs terres, d’avoir presque toujours leurs outils d’une main et leurs armes de l’autre, pour se défendre d’un ennemi qui ne fait la guerre que par surprise ; ainsi les alarmes, qui les tenaient toujours dans la crainte, avaient beaucoup servi à conserver leur innocence et à rendre leur piété plus solide. » Le père Le Jeune disait en 1636 : « Les exactions, les tromperies, les vols, les rapts, les assassinats, les perfidies, les inimitiés, les malices noires ne se voient ici qu’une fois l’an, sur les papiers et sur les gazettes que quelques-uns apportent de l’ancienne France. » Le père Jérôme Lalemant notait ce qui suit dans le Journal des Jésuites, dix années plus tard : « En arrivant à Québec, je trouvai qu’on avait volé et crocheté un coffre ; on avait pris tout le pauvre butin d’un homme, montant à plus de vingt-cinq écus ; on déclama fort là contre en chaire, comme contre un commencement de vice qui n’avait point encore été vu par deçà, où on allait sans défiance. » La sœur Morin, parlant de Montréal, vers 1654, nous dit : « Rien ne fermait à clef, ni les maisons, ni les coffres, ni les caves — tout demeurait ouvert, sans que personne eût à se repentir de sa confiance. Ceux qui jouissaient de quelque aisance s’empressaient d’aider les autres, et leur donnaient spontanément, sans attendre qu’ils réclamassent leurs secours, se faisant, au contraire, un plaisir de les prévenir et de leur donner cette marque d’affection et d’estime. »

« Les seigneurs et les communautés religieuses, dit M. Rameau, faisaient venir d’Europe des familles de cultivateurs et des domestiques engagés. Ces engagés finissaient presque toujours par rester dans le pays, en prenant des terres à rente dans les seigneuries et en se mariant dans les familles déjà établies de 1640 à 1650. Nous connaissons ainsi environ trente mariages d’émigrants dans le seul district de Québec… Ce fut l’immigration réelle d’un élément intégral de la nation française, paysans, soldats, bourgeois et seigneurs — une colonie dans le sens romain du mot, qui a emporté la patrie toute entière avec elle. Le fond de ce peuple, c’est un véritable démembrement de la souche de nos paysans français. Leurs familles, cherchées et groupées avec un soin particulier, ont transporté avec elles les mœurs, les habitudes, les locutions de leurs cantons paternels, au point d’étonner encore aujourd’hui le voyageur français… Ce sont aussi des soldats licenciés s’établissant sur le sol, officiers en tête, sous la protection du drapeau… Les premiers Canadiens semblent être, en quelque façon, la population d’un canton français transplanté en Amérique ; le fond dominant fut toujours une importation de paysans français, paisibles, laborieux, régulièrement organisés sous leurs seigneurs, avec l’aide et l’encouragement du gouvernement… Les campagnes canadiennes ont toute la rusticité de nos paysans, moins la brutalité de leur matérialisme. La simplicité des existences, la douce fraternité des familles, l’heureuse harmonie qui réunit toute la paroisse sous la direction paternelle et aimée de son curé, y rappellent quelquefois ces rêves de l’âge d’or, qui d’ici ne nous semblent appartenir qu’aux fantaisies de l’imagination… Il y a deux cents ans que les Canadiens passent pour le peuple le plus gai et le plus affable de toute l’Amérique, sans avoir eu besoin de faste ni d’apprêt dans leurs plaisirs. »

« Le clergé, écrit M. Garneau, a exercé une grande influence sur le choix des émigrés. Si nous n’en avions pas d’autres témoignages, nous pourrions le présumer sur quelques circonstances dont la signification ne peut être douteuse. Une entre autres : le choix d’épouses fort jeunes, dont l’âge répondît de l’innocence et de la vertu, se faisait sans doute d’après une idée qui venait bien plus de la religion que de la politique. »

« On avait apporté une très grande attention au choix de ceux qui s’étaient présentés pour aller s’établir dans la Nouvelle-France, ajoute Charlevoix, et il n’est pas vrai que les filles qu’on y envoya de temps en temps pour les marier avec les nouveaux habitants aient été prises dans des lieux suspects, comme des voyageurs peu instruits l’ont avancé dans leurs relations. On eut toujours soin de s’assurer de leur conduite avant que de les embarquer, et celle qu’on leur a vu tenir dans le pays est une preuve qu’on y avait réussi. Ainsi en très peu de temps on vit presque tous ceux qui composaient la nouvelle colonie faire, à l’exemple de leur gouverneur, une profession sincère et ouverte de piété… On continua, les années suivantes, d’avoir la même attention, et l’on vit bientôt dans cette partie de l’Amérique commencer une génération de véritables chrétiens, parmi lesquels régnait la simplicité des premiers siècles de l’Église, et dont la postérité n’a point encore perdu de vue les grands exemples que leurs ancêtres leur ont laissés… Tout le monde sait de quelle manière la plupart des colonies se sont formées en Amérique ; mais on doit rendre cette justice à celle de la Nouvelle-France, que la source de presque toutes les familles qui y subsistent encore aujourd’hui est pure et n’a aucune de ces taches que l’opulence a bien de la peine à effacer : c’est que les premiers habitants étaient ou des ouvriers qui y ont toujours été occupés à des travaux utiles, ou des personnes de bonne famille qui s’y transportèrent dans la seule vue d’y vivre plus tranquillement et d’y conserver plus sûrement leur religion, qu’on ne pouvait faire alors dans plusieurs provinces du royaume, où les religionnaires étaient fort puissants. Je crains d’autant moins d’être contredit sur cet article que j’ai vécu avec quelques-uns de ces premiers colons presque centenaires, de leurs enfants et d’un assez bon nombre de leurs petits-fils ; tous gens encore plus respectables par leur probité, leur candeur et la piété solide dont ils faisaient profession, que par leurs cheveux blancs et le souvenir des services qu’ils avaient rendus à la colonie. Ce n’est pas que dans ces premières années, et plus encore dans la suite, on n’y ait vu quelquefois des personnes que le mauvais état de leurs affaires ou leur mauvaise conduite obligeaient de s’exiler de leur patrie, et quelques autres dont on voulait purger l’État et les familles ; mais, comme les uns et les autres n’y sont venus que par petites troupes, et qu’on a eu une très-grande attention à ne les pas laisser ensemble, on a presque toujours eu la consolation de les voir en très peu de temps se réformer sur les bons exemples qu’ils avaient devant les yeux, et se faire un devoir de la nécessité où ils se trouvaient de vivre en véritables chrétiens, dans un pays où tout les portait au bien et les éloignait du mal. »

M. Ferland a beaucoup étudié cette question : « À l’appui des témoignages rendus à la pureté des mœurs de nos ancêtres, dit-il, nous citerons une autorité qui ne peut être soupçonnée de flatterie : ce sont les registres mêmes où furent inscrits presque tous les baptêmes qui se firent dans le gouvernement de Québec jusque vers l’année 1672. Sur six cent soixante-quatorze enfants qui furent baptisés, depuis l’an 1621 inclusivement jusqu’à l’année 1661 exclusivement, on ne compte qu’un seul enfant illégitime. Il faut remarquer que, pendant une partie de cette période, tous[13] les enfants nés de parents français dans la colonie entière, étaient baptisés à Québec. Depuis 1661 jusqu’à 1690, on rencontre le nom d’un seul autre enfant né de parents inconnus. En sorte que, dans l’espace de soixante-neuf ans, au milieu d’une population composée de militaires, de marins, de voyageurs, de nouveaux colons, deux enfants seulement sont nés hors du légitime mariage de leurs parents. Ces chiffres fournissent une réfutation péremptoire des calomnies inventées par les La Hontan et quelques aventuriers de même aloi contre la réputation de nos aïeules canadiennes. »

Les registres des Trois-Rivières, ouverts en 1634, et dans lesquels figurent cent cinquante familles avant l’année 1665 (par conséquent à peu près autant d’enfants qu’à Québec durant la même période), ne renferment pas une seule mention de naissance illégitime.

M. Garneau revient plus d’une fois sur cette question de nos origines. Écoutons-le encore : « Les émigrants étaient des chercheurs d’aventures, plutôt que des hommes poussés hors de leur pays par la nécessité ; des jeunes gens, plusieurs de bonnes familles, attirés en Amérique par la traite des pelleteries, et qui espéraient que la fortune les dédommagerait de leurs travaux et des dangers qu’ils auraient courus ; des marins, las de la vie sur mer ; d’ardents catholiques, fuyant le voisinage des huguenots puissants dans quelques provinces, dans le Poitou, par exemple, où il y eut beaucoup de protestants. »

M. Pierre Boucher, parlant du sujet qui nous occupe, conclut en ces termes : « En un mot, les gens de bien peuvent vivre ici bien contents ; mais non pas les méchants, vu qu’ils y sont éclairés de trop près : c’est pourquoi je ne leur conseille pas d’y venir ; car ils pourraient bien en être chassés, et du moins être obligés de s’en retirer, comme plusieurs ont déjà fait ; et ce sont ceux-là proprement qui décrient fort le pays, n’y ayant pas rencontré ce qu’ils pensaient. Je ne doute pas que ces gens-là, qui ont été le rebut de la Nouvelle-France, quand ils entendront lire cette même description, ne disent que j’ajoute à la vérité : et peut-être encore quelques autres personnes diront de même, non pas par malice, mais par ignorance : je vous assure, mon cher lecteur, que j’ai vu la plus grande partie de tout ce que j’ai dit, et le reste je le sais par des personnes très dignes de foi. »

Raynal, écrivant un siècle plus tard, sans avoir été à même d’étudier notre histoire, a tracé les lignes suivantes que plusieurs auteurs ont citées, contribuant par là à répandre une fausse impression sur les commencements du peuple canadien : « Les premiers Français étaient venus se jeter plutôt que s’établir en Canada ; la plupart s’étaient contentés de courir les bois ; les plus raisonnables avaient essayé quelque culture, mais sans choix et sans suite. Un terrain où l’on avait bâti et semé était aussi légèrement abandonné que défriché. » La vérité est que l’immense majorité des Français établis et auxquels on a donné le nom d’Habitants, sont venus exprès de France prendre des terres et se sont attachés à les cultiver, en dépit des efforts que les traiteurs faisaient pour ruiner la colonisation, et c’est ce qui rend notre caractère si distinct lorsqu’on le compare avec ceux des autres colonies.

Un écrivain canadien, M. L.-O. Letourneux, disait en 1845 : « Pour prendre notre société comme un type à part et isolé, jeté par la Providence sur ce coin d’un immense continent, au milieu de populations étrangères qui la pressent de toutes parts ; pour examiner et mettre en relief ses mœurs, son originalité, son allure — pour montrer les transformations diverses que déjà elle peut avoir subies et qu’elle pourrait encore prendre et éprouver, il faudra nécessairement mêler à notre sujet des considérations et des faits de politique nationale qui s’y rattachent, et surtout laisser voir l’influence si naturelle des lois sur les mœurs, et de la politique sur les destinées d’une nation. Celui qui veut étudier la société canadienne depuis les premiers établissements de la Nouvelle-France jusqu’à nos jours, qui veut en approfondir l’histoire et surtout bien connaître l’esprit des temps et des époques qu’il faut traverser, s’apercevra bientôt avec combien peu de justice on a jusqu’aujourd’hui apprécié le passé, et combien on l’a injustement calomnié ; et pourtant le cœur de tout Canadien-français devrait se réchauffer au souvenir de ce qui existait autrefois, en songeant que cette brillante civilisation qui aujourd’hui se répand partout, et qui entraîne toutes les nations dans sa dévorante activité, efface chaque jour en passant quelque chose de nos mœurs primitives. »

Il est rare que l’on parle des origines de la race canadienne-française sans faire mention de la noblesse. Les écrivains étrangers surtout se plaisent à affirmer que tout, ici, était sous la dépendance des nobles — ce qui signifie de gens qui jouissaient tandis que nous travaillions. Cette erreur, dans laquelle il entre autant de malice que d’ignorance, est plus répandue aujourd’hui dans notre population qu’on ne le croirait généralement, et c’est pourquoi nous allons nous y arrêter un instant.

La France avait, au dix-septième siècle, un grand nombre de familles nobles, dont les privilèges étaient depuis longtemps une source d’abus. Ces familles étaient divisées en deux classes bien distinctes : les nobles qui exerçaient des charges importantes ou possédaient des domaines, et ceux qui, n’ayant plus ni fortune ni talent, vivaient des miettes de la table royale. Au Canada, nous n’avons vu personne de la première catégorie ; pourquoi ? — parce nous étions trop pauvres pour tenter ces sangsues. Quelques membres de la seconde classe se sont établis parmi nous, mais à titre d’habitants, et par conséquent ils appartiennent au peuple canadien-français, et non pas à la noblesse comme on veut l’entendre ordinairement. Leur position dans ce pays a pu être favorisée, plus ou moins, par leurs parents de France ; mais ils n’ont exercé ni charge à titre de nobles, ni tiré de revenus autrement que du travail de leurs mains. Il serait temps que l’on nous montrât sur quoi repose cette accusation d’avoir été gouvernés par la noblesse ! Ce que nous reprochons à la France, dans le présent ouvrage, est surtout de nous avoir livrés aux marchands, d’avoir gêné les libertés politiques des Habitants, d’avoir mal compris la valeur réelle de la colonie — mais non pas d’avoir permis aux honnêtes gens de venir travailler à nos côtés !

En suivant l’ordre des temps, les Juchereaux, les Le Gardeurs et les Le Neufs sont les premiers nobles que mentionnent nos annales. Qu’ont-ils fait ici ? Leur devoir comme cultivateurs. Ils avaient de l’instruction, et lorsqu’ils ont eu à remplir des fonctions publiques, ils se sont comportés dans l’intérêt des habitants. Après eux vint M. de Lotbinière, qui s’est identifié à tous nos sentiments, et dont la descendance, de même que celles de Juchereau, Le Gardeur, Le Neuf, Denys, Gautier de Varennes et autres, a servi le Canada durant deux siècles. Et encore, qu’on le remarque bien, nous mettons ces familles au rang de la noblesse à cause de la forme de leurs noms ; mais qu’elles fûssent d’extraction noble ou roturière, elles ont « noblement » agi en consacrant leurs travaux à la Nouvelle-France, et nous ne connaissons aucun fait qui puisse leur être reproché.

Il a été dit que le roi, voulant se débarrasser des chenapans dont sa noblesse rougissait parfois, les envoyait de force au Canada. Cette assertion a du vrai et du faux. Tout d’abord, constatons que cela n’eut lieu qu’après le décès de Colbert, entre 1685 et 1715, alors que la colonie était parfaitement fondée. Les garnements en question étaient retenus dans les troupes ou servaient le plus souvent à la traite chez les sauvages : nous défions qui que ce soit de prouver qu’on ait établi de ces sortes de gens dans nos campagnes. Les rejetons de la noblesse, mis de cette façon en pénitence dans les bois et les lieux écartés, n’y demeuraient pas longtemps, et cela pour deux motifs : les uns désertaient et allaient se joindre aux Anglais ; les autres trouvaient grâce devant leurs familles et étaient rappelés. Quelques récits, rédigés par deux ou trois de ces tristes sires, démontrent à l’évidence qu’ils n’ont rien connu de nos paroisses, et qu’ils n’ont point été lâchés par leurs gardiens au milieu d’une population qui les eût lapidés à la première incartade. Nous reviendrons sur ce sujet vers la fin du dix-septième siècle. Aujourd’hui, occupons-nous de la première couche de la noblesse du Canada, celle qui était arrivée avant 1670.

MM. de Chavigny, Robineau, d’Ailleboust, de Fleury d’Eschambault, De Celles, de la Tesserie, Gourdeau et autres, établis avant 1670 et qui ont laissé leur descendance dans le pays, mêlée aux Habitants, ont tous exercé des fonctions publiques, il est vrai, mais dans des conditions qui les honorent et qui honorent également leurs administrés ; car l’arbitraire et le caprice du souverain n’y entraient pour rien. En tous temps, ces familles ont été respectées par un peuple qui se gêne cependant bien peu d’exprimer ses antipathies ! L’introduction de ces personnes dans le Canada comblait un vide : à part les cultivateurs, groupe essentiel de la colonie, il fallait quelques hommes de profession, quelques gens habitués aux affaires, non pas du commerce, mais de l’administration en général, et, comme les Habitants ne pouvaient encore tirer de leurs rangs cette classe dont ils devaient plus tard fournir tant d’excellents sujets, ils furent heureux de se voir aidés par des familles bien disposées et qui, ayant leur fortune à faire comme le commun des mortels, se mirent à l’œuvre avec eux, oubliant leur noblesse de sang et de rang — si toutefois elles sortaient de ce milieu, ce qui, nous le répétons, n’est point prouvé, sauf peut-être dans deux ou trois cas.

Il y a donc une ressemblance notable entre la physionomie des premiers habitants, des premiers officiers civils et des premiers seigneurs du Canada, c’est-à-dire avant 1670. Les uns et les autres n’avaient qu’un but : créer un avenir pour leurs enfants. Si les mots « noblesse » et « seigneurs » n’avaient pas embrouillé les historiens, la vérité serait mieux connue aujourd’hui ; on ne parlerait plus de privilèges qui n’ont jamais existé ; on saurait que tout le mal de la colonie provenait du monopole du commerce, et non pas des seigneurs ni de la noblesse ; car les intérêts de ces deux classes d’hommes étaient identiques à ceux de l’habitant.

Plus tard, de 1670 à 1700, d’autres membres de la noblesse, ou soi-disant tels, s’établirent parmi nous. Les écrivains étrangers s’attachent à faire voir que ce fut l’époque des privilèges, des abus, de l’écrasement du peuple par les grands ; mais ils ne disent pas que ces choses se passaient en France — jamais au Canada !

On a supposé qu’un grand nombre de gens qui s’établissaient ici « devaient appartenir à la noblesse » à cause de leur nom. Le « de » exerce toujours de l’empire sur les imaginations, et pourtant il n’a qu’une origine roturière : la noblesse ne s’en servait que le moins possible. Le tiers des familles de nos Habitants portent la fameuse particule ; pourquoi ? parce que l’on désignait autrefois les roturiers et le menu peuple par ce mot : un tel de tel endroit ; exemple : de Blois, de Lorme, de Vaux, comme aussi du Charme, du Breuil, du Rocher. Règle générale, le « de » provient d’une localité ou d’une terre. Condé, Vendôme, Bourbon, Montmorency, la haute noblesse n’a point porté le « de ». Il reste à établir : 1o la provenance véritablement « noble » d’une foule de noms canadiens — ce qui est un objet de simple curiosité ; et 2o les privilèges dont jouissaient ces nobles — ce qui nous manque absolument jusqu’aujourd’hui.

Que devient donc la noblesse d’origine canadienne dans ce calcul ? Nous répondons qu’elle avait le rang de la noblesse créée par la reine Victoria. Sir Louis-H. Lafontaine, sir Narcisse Belleau, sir Georges-Étienne Cartier, sir Hector Langevin ont reçu leurs titres en raison de services rendus au pays, et non pas pour être placés au-dessus du droit commun ; sir Antoine-Aimé Dorion, opposé en politique aux quatre hommes que nous venons de citer, n’en a pas moins pris place à leurs côtés dans les rangs des nouveaux nobles de ce pays. Même chose à l’égard des Anglais du Canada.

Le roi de France délivrait des lettres de noblesse aux Canadiens qui s’imposaient, par leurs talents, à la reconnaissance de notre peuple. Boucher, Godefroy, Lemoine, Hertel et d’autres Canadiens, anoblis durant le dix-septième siècle, ne jouissaient pas de plus de privilèges que ceux d’aujourd’hui : le mérite était reconnu par des titres, voilà tout.




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  1. Ferland : Cours d’histoire, I, 420.
  2. L’expérience a prouvé qu’il fallait faire venir des paysannes de France et les instruire en ce pays.
  3. Rameau : La France aux colonies, II, 283.
  4. L’Académie n’accepte pas le mot « sauvagesse » dans ce sens ; elle dit : fille sauvage. Il en sera de ce mot comme de tant d’autres que l’Académie a sanctionnés parce que le peuple les avait rendus français. Et français il est !
  5. C’était l’époque où le régiment de Carignan marchait contre les Iroquois.
  6. Ceci est particulier à l’Amérique, tant aux États-Unis qu’au Canada. Encore aujourd’hui, nos filles ont des allures beaucoup plus libres que leurs cousines de France, et c’est pour le mieux.
  7. Le Canadien ne subit de règle qu’en autant qu’il le juge à propos.
  8. Nous dirons plus tard pourquoi les Relations furent supprimées.
  9. Dans un autre endroit, il dit qu’on « sait aussi bien les pendre ici qu’ailleurs. »
  10. Au lieu d’augmenter, la colonie diminuait.
  11. Il est difficile de s’expliquer de pareilles assertions, même à la date 1663 ; car le pays était encore à ce moment sous les coups des Iroquois, et les renforts de France commençaient à peine à nous arriver.
  12. Instruction religieuse ; car les jésuites avaient à peine songé à ouvrir des classes pour les fils d’habitants.
  13. Non. Mais plus de la moitié du nombre total.