Histoire des Canadiens-français, Tome III/Chapitre 2

Wilson & Cie (IIIp. 17-32).

CHAPITRE II

1649-51.


Premières troupes envoyées au Canada. — Dispersion des Hurons. — Situation du pays en général. — M. d’Ailleboust rappelé.

J
usqu’à la mort de Champlain (1635), la force armée de la colonie était demeurée à peu près nulle. La vieille querelle des Algonquins et des Iroquois n’avait pas encore mis en cause le sort des Français ; d’ailleurs, ceux-ci, armés à l’européenne, eussent fait bon marché d’un ennemi qui ne lançait que des flèches et qui redoutait si fort les tonnerres des visages pâles. M. de Montmagny amena (11 juin 1636) sans doute des soldats et du matériel de guerre, puisque nous le voyons, dès le premier été de son séjour, faire reconstruire plus en grand le fort Saint-Louis de Québec, dresser le plan de cette ville, agrandir le fort des Trois-Rivières et y ajouter une batterie de canons. Au mois d’août de la même année, le père Le Jeune écrivait : « Nous avons nombre de très honnêtes gentilshommes, nombre de soldats de façon et de résolution ; c’est un plaisir de leur voir faire les exercices de la guerre, dans la douceur de la paix, de n’entendre le bruit des mousquetades et des canons que par réjouissance, nos grands bois et nos montagnes répondant à ces coups par des échos roulants, comme des tonnerres innocents qui n’ont ni foudres ni éclairs. La diane nous réveille tous les matins ; nous voyons poser les sentinelles. Le corps de garde est toujours bien muni ; chaque escouade a ses jours de faction ; en un mot, notre forteresse de Kébec est gardée dans la paix comme une place d’importance dans l’ardeur de la guerre. Le reste des habitants fait un gros de diverses sortes d’artisans, et de quelques honorables familles, qui s’est notablement accru[1] cette année. »

En 1637, on trouve la mention du soldat Jolicœur, de la garnison de Québec. Tel est bien le nom du troupier français : Portelance, Bellepointe, Laparade, Bellehumeur, Sansfaçon, Vadeboncœur, Lamoureux, Belavance, Lafleur, Lecocq, Bienvenu, Jolicœur !

Les chaloupes et les brigantins qui faisaient le service entre Québec et les Trois-Rivières portaient des petits canons de fonte appelés espoirs, ce qui suppose des artilleurs pour les manœuvrer.

En 1640, les Iroquois apprirent l’usage des armes à feu. Nos établissements se trouvèrent en danger. Chaque habitant devint son propre défenseur. Les soldats étaient en si petit nombre, qu’il fallut en quelque sorte que tout le monde se fît milicien. « Faute de troupes, dit M. Garneau, le gouverneur se voyait témoin passif de la lutte des sauvages, exposé souvent à leurs insultes, sans pouvoir faire respecter son drapeau, qu’ils venaient braver jusque sous le canon des forts. »

Le jeune Pierre Boucher, revenant du pays des Hurons, entra dans la garnison de Québec comme simple soldat, en 1641. Si cette garnison était composée de troupes royales, ou des Cent-Associés, on voit qu’elle recevait aussi des volontaires canadiens.

Le roi n’était pas obligé de prendre sur lui la charge de défendre la Nouvelle-France. C’était là le devoir de la compagnie des Cent-Associés ; mais, en cela comme dans presque tout le reste, ces tristes seigneurs négligeaient de remplir leurs obligations.

M. de Maisonneuve partait pour le Canada (1641) lorsque, sur la demande d’un père jésuite, la duchesse d’Aiguillon se chargea d’exposer au cardinal de Richelieu la situation dangereuse dans laquelle se trouvaient les habitants du Canada, « ce qui lui succéda si heureusement, écrit le père Vimont, qu’elle obtint un puissant secours contre nos ennemis ». La nouvelle en parvint à Québec vers l’automne, et M. de Montmagny « fit aussitôt disposer la charpente d’une maison, devant même que les vaisseaux qui devaient apporter les ouvriers eussent paru, se doutant bien que, si on attendait leur venue, ils ne pourraient loger durant l’hiver au lieu où l’on désire poser les fortifications… La joie que les Français et sauvages ont senti par deçà à la venue de ce secours n’est pas concevable. La crainte qu’on avait des Iroquois avait tellement abattu les cœurs qu’on ne vivait que dans les appréhensions de la mort ; mais sitôt que la nouvelle fut venue que l’on allait dresser des fortifications sur les avenues des Iroquois, toute crainte cessa, chacun reprit courage et commença à marcher tête levée, avec autant d’assurance que si le fort eut déjà été bâti ». Le secours en question arriva l’année suivante. Le fort dont il est parlé ci-dessus devait être celui de Richelieu[2], où se distingua le caporal Durocher (août 1642).

Au mois d’octobre (1642), nous rencontrons au registre des Trois-Rivières les noms des soldats Sevestre, Desvittets, Joli et Laharpinière.

La plupart des hommes conduits à Montréal en 1642 paraissent avoir été engagés à titre de soldats et d’artisans ; mais c’était là un simple effort particulier, un acte de dévouement de M. de Maisonneuve et de ses associés. Ni la grande compagnie ni le roi n’y avaient pris part.

Dans la Vie du Père Jogues, le R. P. Martin dit que, en 1642, il y avait quinze soldats à Québec qui coûtaient au trésor douze mille cent quatre-vingts livres ; aux Trois-Rivières, soixante et dix soldats, et à Montréal, autant. Ceci n’est pas très clair, puisque Montréal commençait et ne renfermait guère plus de quarante personnes.

Au mois de mai 1643, nous avons vu Pierre Caulmont dit La Roche conduire une patrouille de soldats dans le lac Saint-Pierre ; M. de Montmagny se plaça à la tête d’une seconde escouade, pour le même objet, quelques jours plus tard. Un appel venait d’être fait — non pas aux Cent-Associés, car ils affectaient d’être sourds sur le chapitre de la dépense, mais à la reine régente, Anne d’Autriche — pour qu’on augmentât la force armée du Saint-Laurent. Depuis trois ans, la petite population canadienne s’était mesurée plusieurs fois contre les Iroquois, et l’on peut affirmer que, à partir de cette époque, le mot colon signifie également soldat ou milicien.

Après l’enlèvement du père Jogues (1642), les Français s’étaient décidés à fournir des arquebuses à quelques Hurons bien notés. Le premier usage que ces derniers firent de leurs armes, en chassant le long de la route, attira les Iroquois, qui les battirent et enlevèrent le père Bressani, leur compagnon (1644). Le danger des embuscades était continuel. « À Montréal, dit le Journal des Jésuites, les Français ne marchaient jamais qu’armés et sur la défiance ; ils allaient toujours au travail et en revenaient tous ensemble, au temps marqué par le son de la cloche. » Même chose aux Trois-Rivières. Si ce n’est pas là le métier du milicien, cela lui ressemble beaucoup.

La reine, voyant l’inertie des Cent-Associés, accorda cent mille francs pour l’entretien d’une compagnie de soixante soldats levée en France, et dont le commandement fut confié à un nommé De La Barre, « qui n’avait rien de saint que son chapelet. » Elle lui donna, en même temps, deux petites pièces de fonte qui étaient depuis longtemps dans les rues de la Rochelle, et que, selon toutes les apparences, M. de la Dauversière y avait remarquées. Les soldats devaient être distribués dans les différents postes du pays. Ils arrivèrent en 1644. Les cent mille francs paraissent avoir été confiés au baron de Renty, qui fut pendant quelque temps directeur de la compagnie de Montréal. Au mois d’août (1644), le gouverneur-général se fit accompagner d’une partie de ces soldats à l’assemblée des Trois-Rivières, et, lorsque les missionnaires partirent pour les « pays d’en haut, » vingt-deux de ces hommes leur servirent d’escorte ; ceux-ci revinrent, l’automne de 1645, rapportant pour leur compte la valeur de trente à quarante mille francs de peaux de castors. Le Journal des Jésuites explique comment fut distribuée cette pelleterie, et aussi le mode de casernement de la troupe. La Barre, qui s’était trop promené avec les femmes sauvages, dut repasser en France.

L’automne de 1645, on ne laissa au fort Richelieu que huit ou dix soldats, sous les ordres du capitaine Jacques Babelin dit Lacrapaudière.

Martin Duclos, soldat, était aux Trois-Rivières en 1644 et 1645.

À Québec, les soldats de la garnison tirèrent trois salves, le soir de la fête de saint Joseph (1646). Le 18 juin, Denise Sevestre épousa Antoine Martin dit Montpellier, soldat et cordonnier ; aux noces, cinq soldats dansèrent « une espèce de ballet ». Le jour de la Conception, un soldat, nommé de Champigny, natif de Fontainebleau, fit abjuration du calvinisme, avant la grand’messe ; comme il savait la musique « et pouvait chanter un dessus, nous commençâmes, le jour de saint Thomas, à chanter à quatre parties. » Aux Trois-Rivières, deux soldats, La Groye et La Fontaine, se battirent à l’épée. « La Groye[3] fut blessé en deux endroits pour s’être comporté sagement et chrétiennement, ce qui ayant été vérifié par les sauvages, La Fontaine fut mis en une fosse, » autrement dit dans un cachot. Au même endroit (juillet 1646), le parrain d’un petit Attikamègue fut Marin Terrier de Francheville, sieur de Repentigny, soldat, lequel devint colon et fut tué par les Iroquois en 1653.

Un nommé Jacques Clique, soldat, de Rouen, se noya en 1646, ainsi qu’un autre soldat de Rouen appelé Jacques Auclaire ou Aucleine. Le soldat… Decovenne est cité aux Trois-Rivières en 1647. « Dominus de Boisvert, miles, » est mentionne en 1648, ainsi que… Largille, soldat. Au mois de septembre (1648), on amena de Montréal à Québec un tambour condamné aux galères ; au lieu de subir sa peine, il accepta l’office d’exécuteur des hautes œuvres. Trois soldats, emprisonnés aux Trois-Rivières, sont suffoqués « par la fumée de charbon et l’eau-de-vie, » vers la fin de décembre 1648. Le 3 avril suivant, même lieu, Louis Mariche de Saint-Maurice, soldat et chirurgien, est parrain d’une Algonquine. Au mois d’août 1649, douze soldats allèrent au pays des Hurons. Simon Desfossés et son frère, tous deux soldats, partis pour les mêmes contrées en 1648, revinrent l’automne de 1649, apportant sept cent quarante-sept livres de castor qui leur fut payé quatre francs et cinq francs cinq sous la livre. Les autres Français formant partie de la même expédition apportaient vingt-cinq mille livres pesant de castor, qu’ils faillirent perdre en arrivant aux Trois-Rivières ; car les Iroquois les surprirent à une demi-lieue du fort, et ne furent repoussés qu’après un combat très animé. François Turpin dit Lafleur, de Paris, est cité comme soldat du camp volant en 1649.

Ce camp volant, dont le projet datait au moins de 1647, fut organisé au printemps de 1649, et ses quarante hommes mis sous les ordres de Charles-Joseph d’Ailleboust, lequel les conduisit aussitôt à Montréal, où l’on en avait le plus besoin. Le 1er janvier 1650, à Québec, des soldats tirèrent une salve en l’honneur des révérends pères jésuites, sur l’ordre du gouverneur. Le 17 mars, on « assembla la jeunesse pour aller sur les Iroquois. » Le 30 août, la mère de l’Incarnation écrit : « Le secours ne peut venir que de la France, parce qu’il n’y a pas assez de forces en tout le pays pour résister aux Iroquois. » La situation était, en effet, comme désespérée : les cinq cantons pouvaient mettre en campagne au moins deux mille hommes, et c’est à peine si le Canada eut pu en fournir deux cent cinquante, dont la plupart ignoraient et le métier des armes et la vie du coureur de bois. Le camp volant devait aider les habitants à repousser les Iroquois, ce « qui lui fut plus aisé que de les battre, observe M. Dollier de Casson ; car aussitôt qu’ils entendaient le bruit des rames de ses chaloupes, ils s’enfuyaient avec une telle vitesse qu’il n’était pas facile de les rejoindre… Si l’on avait eu l’expérience que l’on a aujourd’hui… mais nous n’avions pas les lumières… et nous étions moins habiles à la navigation du canot qui est l’unique dont on doit user contre ces gens-là. » Le père Vimont écrivait, en 1642, parlant du projet de construire un fort au lac Saint-Pierre : « Ces fortifications ne tranchent point le mal par la racine ; les barbares font la guerre à la façon des Scythes et des Parthes ; la porte ne sera point pleinement ouverte à Jésus-Christ, et les dangers ne s’éloigneront point de notre colonie, jusqu’à ce qu’on aie ou gagné ou exterminé les Iroquois. » Telle était la bonne manière de voir ; on ne le comprit qu’après un quart de siècle de dévastations, d’horreurs et de souffrances inouïes.

Lorsque M. d’Ailleboust arriva de France, automne de 1648, la destruction des tribus huronnes était commencée dans le Haut-Canada. C’est le lieu d’apprécier le caractère de ce peuple et le chiffre auquel il s’élevait. Souvenons-nous d’abord qu’il était semblable, par l’origine, la langue et les coutumes, aux cinq tribus qui portaient le nom d’Iroquois : en d’autres termes, il avait toute leur férocité ainsi que leur perfidie. Sans les malheurs qui ont dispersé et anéanti les Hurons, personne ne songerait aujourd’hui à en faire des héros de douceur et des amis des Français. Les missionnaires et Champlain ont été, à leur insu, les auteurs de cette légende des « bons Hurons, » par opposition aux cinq tribus dont la politique entrava si longtemps les progrès du Canada. Les pères jésuites ne voyaient point, dans les premières années, que les Hurons faisaient toute chose par calcul. Ces sauvages demandaient le baptême pour plaire aux robes-noires, qu’ils regardaient comme des chefs parmi les Français ; de là cette croyance à leur penchant pour la religion chrétienne. C’est par exception que l’on compte des Hurons véritablement convertis. Il n’en était pas de même des Algonquins, moins hypocrites, plus fiers et « remplis de superbe » ; aussi les regardait-on comme de fort mauvaises gens, ce qui n’empêche pas que les Algonquins convertis l’étaient véritablement ; il n’y a qu’à lire les Relations pour s’en convaincre. Prises dans leur ensemble, ces deux races n’étaient susceptibles ni d’être civilisées, c’est-à-dire amenées à la vie européenne, ni à être imbues de notre foi religieuse. Honneur aux missionnaires qui ont tout sacrifié pour le salut de leurs âmes ! Honneur aussi aux Français qui ont travaillé à rendre leur existence terrestre moins misérable ! Quant aux résultats, ils furent nuls, ou à peu près, si ce n’est que, par l’intervention généreuse et persistante des jésuites, nous avons contrebalancé avec avantage l’influence des Anglais parmi ces barbares.

Les écrivains ont commis plus d’une erreur en parlant du chiffre des populations sauvages. Ils ont évalué à trente mille âmes et plus les familles huronnes. « Champlain lui-même tombe dans cette erreur, qu’il corrige, cependant, d’une certaine façon, en disant que cette nation comptait seulement deux mille guerriers, ce qui suppose environ dix mille âmes. Et, en effet, un recensement régulier fait par les missionnaires en 1639, c’est-à-dire à l’époque de la plus grande concentration des Hurons, constate alors trente-deux bourgades, sept cents cabanes (chez les Hurons-Iroquois des bourgades sédentaires, ces logements en tonnelles servaient à un plus ou moins grand nombre de familles), deux mille feux, douze mille personnes. Il faut remarquer que les Hurons cultivaient le sol, pêchaient dans le lac Huron et chassaient dans une assez grande étendue de forêts inhabitées, à l’est de leur pays de séjour. La guerre d’extermination que se firent entre elles les diverses tribus de race huronne-iroquoise habitant la vallée des lacs Ontario, Érié, Huron et voisinage, amena la presque extinction des Hurons en 1648 et 1649, et réduisit le nombre des autres tribus au point que la confédération des cinq cantons iroquois, la plus puissante organisation aborigène connue, ne comptait, en 1665 et 1677, malgré l’annexion des restes d’autres peuplades, que quelques milliers d’âmes[4]. » De dix à douze mille âmes, disent les documents.

Vers 1648, bon nombre de Hurons, défaits par les Iroquois, s’étaient alliés à ceux-ci et grossissaient les bandes qui couraient sus aux Français comme à leurs propres compatriotes. Ces gens adoptés rendaient la situation des Canadiens plus difficile ; car, bien souvent, au moment d’en venir aux mains avec l’ennemi, les Hurons reconnaissaient leurs parents dans le camp opposé, allaient les visiter, dévoilaient le secret du parti avec lequel ils marchaient, et refusaient de combattre. « Ils viennent à Montréal (1648) et font mille trahisons, » dit un auteur. Nous avons raconté, dans un autre ouvrage, la conduite qu’ils tinrent aux Trois-Rivières, en tout semblable à ces tristes exemples.

En 1646, il y avait quinze pères jésuites aux Hurons, desservant sept petites églises, dont six dans les bourgades huronnes et la septième parmi les Algonquins de ces contrées. En 1648, M. d’Ailleboust y envoya soixante Français et des munitions de guerre, secours insuffisant, néanmoins, puisqu’il ne recula point le désastre imminent, et ajouta au nombre des victimes des Iroquois. Ces derniers parurent le 4 juillet (1648) à la mission de Saint-Joseph, composée de quatre cents familles, tuèrent le père Daniel et massacrèrent ou amenèrent prisonniers sept cents individus, après avoir brûlé le village et commis des cruautés dont le seul récit fait frémir. Vers l’automne, les débris de la peuplade huronne trouvèrent un refuge aux Trois-Rivières et semèrent la consternation sur les bords du Saint-Laurent. Les Hurons s’étaient bien défendus, mais le coup moral fut encore plus sensible que la calamité qu’ils venaient de subir ; le découragement gagna les Algonquins de l’Ottawa ; presque toutes les familles se replièrent dans le territoire compris entre cette rivière, le Saint-Maurice et les bords du fleuve.

Les lignes qui suivent, écrites par La Hontan, trente-cinq ans plus tard, exposent la manière de combattre des Iroquois : « Ils luttent dans une forêt avec des armes à feu ; car ils tirent fort adroitement, outre qu’ils savent très bien ménager leur avantage, se couvrant des arbres, derrière lesquels ils tiennent ferme sans lâcher le pied, après avoir fait leur décharge, quoique leurs ennemis soient quelquefois doublement supérieurs. Mais comme ils sont plus grands et moins agiles que les méridionaux, ils sont moins propres à manier la massue, et, à cause de cela, ils sont presque toujours défaits en pleine campagne, où l’on se bat avec cet instrument, ce qui fait qu’ils évitent les prairies autant qu’il leur est possible. »

Le père Ragueneau écrivait du pays des Hurons, le 1er mars 1649 : « Nous sommes ici dix-huit pères. Nous avons avec nous quatre coadjuteurs, vingt-trois domestiques qui ne nous quittent jamais, et sept autres dont le temps de service n’est point déterminé ; ces derniers seuls reçoivent des gages ; de plus, nous avons quatre enfants et huit soldats. Le naturel belliqueux et féroce des sauvages qui nous environnent nous a obligé à réunir un si nombreux personnel… Nous avons onze missions : huit chez les Hurons, trois chez les Algonquins ; autant de pères, choisis parmi les plus anciens, se partagent le travail. Quatre autres apprennent la langue ; ce sont ceux qu’on nous a envoyés l’année dernière ; nous les avons donnés comme compagnons à ceux des missionnaires dont le travail est plus étendu. Trois pères seulement restent à la maison : le préfet des choses spirituelles, le procureur, qui est en même temps ministre, et un autre père chargé de prendre soin des chrétiens qui arrivent de tous côtés à la résidence. Vous saurez, en effet, que, malgré notre pauvreté, nous venons en aide à nos sauvages ; c’est nous qui soignons leurs maladies, non-seulement celles de l’âme, mais aussi celles du corps. Et je puis le dire, c’est un grand avantage pour notre religion. L’année dernière, nous avons ainsi donné l’hospitalité à plus de six mille hommes. N’est-ce pas là tirer le miel de la pierre et l’huile du rocher, que nous, au milieu d’une terre étrangère et d’une solitude affreuse, nous ayions pu non-seulement fournir à nos besoins, mais encore à ceux d’une multitude nécessiteuse ? »

Le 15 mars (1649), eut lieu le plus terrible de ces massacres dont les annales du temps nous fournissent les détails. Mille Iroquois, la plupart armés d’arquebuses achetées des Hollandais, attaquèrent la mission de Saint-Ignace, et s’en emparèrent sans perdre eux-mêmes plus de dix hommes. Ils livrèrent ensuite aux flammes le bourg de Saint-Louis, et firent périr dans les supplices les pères de Brebeuf et Gabriel Lalemant. Les scènes horribles qui marquèrent la prise de ces villages sont les premières qui se présentent à la pensée de ceux qui ont lu l’histoire du Canada. Les noms de Brebeuf, Lalemant, Daniel sont entourés d’une auréole de grandeur que le temps ne saurait diminuer. Tous nos écrivains leur ont payé un tribut d’hommage.

Les Hurons de quinze autres bourgades abandonnèrent leurs cabanes après le 15 mars (1649), y mirent le feu et se dispersèrent au loin. Les jésuites se décidèrent, le 15 mai, à incendier la résidence de Sainte-Marie, leur principal poste, et se retirèrent, avec trois cents familles, dans l’île Saint-Joseph, où les Iroquois les assaillirent de nouveau, le 25 mars 1650, et en firent une boucherie générale, comme ils avaient déjà fait de plusieurs autres détachements de fugitifs hurons, dans le voisinage des grands lacs.

Dès le printemps de 1649, les Iroquois exerçaient leurs ravages par tout le Haut-Canada, et pénétraient aux sources du Saint-Maurice, où ils commettaient des massacres continuels. Leur puissance ne fit que s’accroître à partir de ce moment. Au mois de septembre (1649), les Hurons, les Nipissiriniens, les Algonquins, les Attikamègues, chassés par la terreur, demandèrent asile aux Trois-Rivières et à Québec. L’hiver se passa dans des transes dont il est facile de se faire une idée.

Le 13 mars 1650, le père Ragueneau écrivait du pays des Hurons : « Nous sommes encore treize pères dans cette mission, avec quatre frères coadjuteurs, vingt-deux domestiques qui ne nous quittent jamais, et onze autres, gagés, pour un temps plus ou moins considérable ; six soldats et quatre enfants : en tout soixante personnes… Pour toute nourriture, nous avons un peu de blé, des racines et des herbages, et notre boisson, c’est l’eau du lac. Nous n’avons plus guère pour vêtements que des peaux de bêtes. Nous n’avons gardé que dix poules, une paire de cochons, deux bœufs et deux vaches pour la reproduction, et du blé-d’Inde pour un an. »

Le 1er avril 1650, les jésuites de Québec décidèrent d’affecter cinq cents écus par an pour loger les Hurons sur leurs terres de Beauport, « mais il fallait que ce fussent familles les plus choisies. » Bientôt, ce projet ne suffit plus aux nécessités du moment. En effet, quatre cents personnes étaient parties du pays des Hurons avec les missionnaires, et, après cinquante journées de marche, arrivèrent à Québec le 16 juillet (1650). Nous allons voir ce que devinrent ces sauvages.

Les ursulines et les hospitalières avaient reçu des terres des jésuites, prises dans la seigneurie de Notre-Dame-des-Anges. Aux mois de juin et juillet 1646, il y eut échange pour des terrains situés à la Longue-Pointe, et, en même temps, la compagnie qui possédait l’île d’Orléans en accorda d’autres à ces deux maisons religieuses ; les titres de ces derniers furent signés en 1650, par Olivier Le Tardif, agent de MM. Cheffault, Rozée, etc. Quelques habitants cultivaient sur l’île avant cette date. Nous voyons que, le 14 janvier 1648, le père De Quen y fit une mission et constata que, de Beauport au cap Tourmente ainsi que dans l’île d’Orléans, il y avait « plus de deux cents âmes et plus de cent quarante communiants. » Au mois d’avril suivant, le père Bailloquet alla dire la messe à l’île aux Oies, qui est dans le voisinage, et à la Pointe-Lévis pour la première fois. Olivier Le Tardif accorda à René Maheu, le 15 janvier 1651, la plus ancienne terre d’habitant dont la date précise nous soit connue ; c’était plutôt un fief, car elle mesurait quinze arpents de front. Éléonore de Grandmaison demeurait alors sur l’île ; son mari était parti pour la France, où il mourut bientôt. Le 19 mars 1651, les pères jésuites passèrent contrat avec cette dame pour l’achat d’une partie de ses terres à l’endroit appelé l’anse du Fort, et, le 18 avril, on les divisa en trente lots, le plus grand d’un demi-arpent, les autres de vingt, trente et quarante perches, sur lesquels les Hurons commencèrent à semer ; car ils avaient encore cela de commun avec les Iroquois qu’ils s’adonnaient à la culture de la terre. Cette année, il fallut les nourrir ; en 1652, ils ne récoltèrent pas suffisamment pour le nombre de bouches que renfermait la bourgade ; car il augmentait par l’arrivée de nouveaux fugitifs, et atteignit bientôt six cents. La chapelle de la paroisse de Saint-Jean, commencée en 1651, fut bénite le 2 juillet 1653 ; elle servit aux sauvages et aux Français ; le père Chaumonot alla y demeurer.

La reprise de la guerre avait attiré à Sillery, comme dans un lieu de refuge, plusieurs petites bandes d’Algonquins. L’hiver de 1646-7, le poste renfermait à peu près deux cents âmes. « Deux chemins, écrit M. Ferland, conduisaient de Québec à ce lieu : celui du Cap-Rouge et un autre qui suivait le grève. Deux moulins à farine étaient érigés dans les environs ; l’un sur le ruisseau Saint-Denis, qui traverse le chemin du Cap-Rouge… il appartenait, ainsi que le fief sur lequel il était, à M. Juchereau[5]. Un second moulin était sur le ruisseau Belleborne… il se trouvait sur une terre concédée aux sieurs Jean Nicolet et Olivier Le Tardif[6]. » L’automne de 1646, un nouveau four avait été construit, et, durant l’hiver, on installa le bâtiment et les appareils d’une brasserie, laquelle donna de la bière au mois de mars 1647. Une brasserie existait déjà à Québec, une autre aux Trois-Rivières et une troisième à Montréal. Le peuple du nord de la France consomme de la bière et du cidre ; c’est pourquoi les premiers Canadiens, nés la plupart dans cette région, amenèrent des brasseurs avec eux, sans s’occuper des buveurs de vin, qui ne parurent dans le Canada que plus tard, avec les classes militaires, civiles et religieuses. L’année 1649, dit le Journal des Jésuites, « on commença la muraille de Sillery sur les deniers de la communauté, c’est-à-dire les dix-neuf mille francs affectés par le roi pour les affaires du pays. » Plus tard (13 mars 1651), la compagnie de la Nouvelle-France accorda le titre qui suit : « Notre désir étant de rassembler les peuples errants en certains endroits, afin qu’ils y soient instruits en la foi et en la religion chrétienne, et ayant reconnu que quelques-uns d’entre eux avaient choisi, depuis quelques années, un lieu appelé en leur langue Kamiskda d’Angachit, vulgairement appelé des Français Sillery ou l’anse de Saint-Joseph ; considérant, en outre, que les pères jésuites, reconnaissant que le lieu était agréable aux sauvages, ils leur avaient fait bâtir une église en laquelle ils administrent les sacrements à ceux qu’ils ont baptisés en ces quartiers-là ; voulant favoriser un si grand ouvrage et retenir ces bons néophytes proche de leur église, nous leur donnons l’étendue d’une lieue de terre, depuis le cap qui termine le cap de Saint-Joseph, en montant sur le grand fleuve Saint-Laurent, sur quatre lieues de profondeur — le tout sous la conduite et direction des pères jésuites, sans toutefois déroger aux concessions de quelques portions de terre que nous avons faites par ci-devant à quelques particuliers français, dedans cette étendue — lesquels relèveront du capitaine chrétien des sauvages, comme ils relevaient de nous avant cette donation que nous faisons pleine et entière, avec tous les droits seigneuriaux que nous avons, sauf et réserve la justice que nous nous réservons à faire exercer par nos officiers[7] à Québec, leur cédant tous les autres droits qu’un seigneur peut jouir… (Signé) A. Cheffault, secrétaire de la compagnie[8]. » Le chef sauvage de Sillery se trouvait donc seigneur comme M. Giffard et autres. En 1657, la résidence des jésuites, la maison d’un sauvage et l’église furent consumées par un incendie. La bourgade sauvage était réduite à l’abandon, vers 1688, par suite de l’épuisement des terres et la destruction des bois de chauffage : les jésuites avaient acheté ailleurs des propriétés pour y continuer leurs missions et empêcher les néophytes de retourner à la vie nomade. En conséquence, le 23 octobre 1699, M. de Callière donna « en propre aux révérends pères les fief, terre et seigneurie de Sillery, d’une lieue de large sur le fleuve Saint-Laurent et d’une lieue et demie ou environ de profondeur, jusqu’à la seigneurie de Saint-Gabriel qui la termine par derrière, commençant du côté du nord-est à la pointe de Puisseaux, et d’un côté, au sud-ouest, à une ligne qui la sépare du fief de Gaudarville, lesquelles lignes ont été tirées, l’une il y a environ vingt-cinq ans, et l’autre il y a environ quarante. »

Si Québec, l’île d’Orléans, la côte de Beaupré et Sillery couraient le danger d’être ravagés par les Iroquois en 1650, combien plus les Trois-Rivières, et surtout Montréal, devaient-ils craindre ! M. Louis d’Ailleboust avait, il est vrai, ajouté aux moyens de défense de cette dernière ville (1646), et en faisant construire (1648), sur la place Dalhousie actuelle, un moulin à vent qui pouvait au besoin servir de redoute et commander les environs, il rendait double service. Des défrichements, commencés en 1648 et poursuivis avec vigueur, éclairaient la place du côté de la forêt et permettaient de découvrir les approches de l’ennemi. Toutefois, la situation des affaires du Canada empêchait M. de Maisonneuve, qui était en France (1646-47), de recruter des colons. La compagnie de Montréal se démembrait, par suite du peu de progrès réalisé durant les six ou sept années écoulées ; un certain découragement s’était emparé des associés, et plusieurs tournèrent leurs vues du côté de l’Orient, où les attiraient quelques nouveaux projets. M. de la Dauversière, embarrassé dans ses finances, ne pouvait plus prêter son aide. La nouvelle organisation de la traite (1648) détruisait celle de Montréal, et, cependant, le changement avait été surtout provoqué par le zèle bien louable de la compagnie de Montréal. Mademoiselle Mance repassa la mer (1649) pour conjurer l’orage qui menaçait d’anéantir son œuvre et celle de M. de Maisonneuve. Elle reconnut, avec surprise, que les associés penchaient plutôt du côté des missions huronnes que pour l’entretien de Villemarie. On conservait encore, en France, l’illusion de la conversion des sauvages. Après bien des pourparlers, il fut résolu que Montréal ne serait point abandonné, et que l’Hôtel-Dieu recevrait deux cents arpents de terre, ce qui le mettrait en état de se soutenir en attendant la paix et d’autres libéralités ; selon sa coutume, madame de Bullion contribua sa large part des secours destinés à la jeune colonie. Outre MM. d’Ailleboust et de Maisonneuve, les membres de la compagnie de Montréal étaient alors MM. de Fancamp[9], de la Dauversière, Alexandre le Rageois de Bretonvilliers, prêtre ; Nicolas Barreau, prêtre ; Roger Duplessis de Liancourt, Henri-Louis Habert de Montmor, Bertrand Drouart, Louis Séguier de Saint-Germain et Jean-Jacques Olier, prêtre, qui fut nommé directeur, en remplacement du baron de Renty, décédé au mois d’avril 1649. M. Le Rageois, très zélé pour Montréal, n’épargna point sa bourse ; il passait pour l’ecclésiastique de France le plus riche en biens de patrimoine. Revenue au Canada (8 septembre 1650), mademoiselle Mance imprima comme une nouvelle vie à Montréal. Aux colons qui avaient pris des terres en 1648, savoir : Pierre Gadois, Simon Richomme, Blaise Juillet, Léonard Lucault dit Barbot, François Godé, Godefroy de Normanville, se joignirent Lambert Closse, Augustin Le Ber, Urbain Tessier dit Lavigne, Louis Prudhomme, Gilbert Barbier, Jean de Saint-Père, Jacques Archambault, Jacques Messier, Antoine Primot, Jean des Carries, Jean Leduc, Nicolas Gode, Jean Desroches, Charles Lemoine, Henri Perrin, André David, François Davenne et d’autres. La récolte de blé, en 1651, fut abondante. Mais quelle existence que celle de ces cultivateurs ! Journellement aux prises avec les Iroquois, ils se battaient aussi souvent qu’ils poussaient la charrue. Cinquante Français étaient tout ce qu’il y avait d’hommes à Montréal (1651), chiffre que l’on peut regarder comme le cinquième de toute la population en état de porter les armes dans le Canada. Et la guerre redoublait d’intensité. Les Hurons réfugiés à l’île d’Orléans ne changeaient rien à leur caractère : ils avaient déjà recommencé la course aux Iroquois, en compagnie des Algonquins aussi peu raisonnables qu’eux, et, comme la vengeance de l’ennemi était inévitable, les Français devinaient aisément que le danger approchait de leurs habitations de jour en jour.

M. Louis d’Ailleboust augmenta de trente hommes sa force du camp volant. Il organisa les cadres de la milice, première démarche de ce genre qui nous soit connue. Les instructions données (6 juin 1651) au capitaine Pierre Boucher, des Trois-Rivières, divisaient les habitants en escouades, prescrivaient les exercices, les gardes, les patrouilles, enfin tout le service des places en temps de guerre. Quelques troupes arrivèrent de France (1651) ; on les destina aux Trois-Rivières, poste plus exposé que les autres ; des Français et des Hurons y avaient été tués, et, d’après la rumeur, on craignait un coup de main sur le village même. Montréal était pour le moins autant menacé. « Il n’y a pas de mois en cet été où notre livre des morts ne soit marqué en lettres rouges par la main des Iroquois, » dit M. Dollier de Casson. À Québec, on était si tranquille qu’on y commença, sous la direction de Martin Boutet, paraît-il, une école pour les enfants des Français, voyant que les jeunes sauvages ne profitaient pas de l’instruction qu’on tentait de leur fournir depuis treize ou quatorze ans. Il était temps que l’on se mît à songer un peu à la population, qui seule pouvait faire la force du pays.

Les colonies anglaises, nos voisines, avaient manifesté, vers 1647, le désir de nouer des relations commerciales. Le père Druilletes et Jean-Paul Godefroy les visitèrent en 1651, mais sans résultat, parce que nous exigions, ou que l’on arrêtât les déprédations des Iroquois, ou que les commerçants anglais ne leur donnassent plus les moyens de tenir la campagne contre nous. Cet esprit égoïste des chambres de la Nouvelle-Angleterre ouvrit un champ plus vaste que jamais aux massacres des sauvages ; il fut la cause que, plus tard, nous eûmes à prendre les armes contre les Anglais — et cela eut lieu alors que nos habitants, formés à la guerre par une cruelle nécessité, étaient en état de faire payer chèrement à leurs voisins la fausse politique derrière laquelle ils s’étaient retranchés, dans l’espoir de nous voir succomber sous les coups des Iroquois.

M. Louis d’Ailleboust déployait toute l’activité d’un militaire et d’un administrateur ; mais la partie n’était pas égale. Les Cent-Associés jouissaient de grands privilèges, en retour desquels ils ne donnaient à peu près rien. La compagnie des Habitants avait assumé un rôle au dessus de ses forces, vu que la guerre était plus terrible qu’autrefois. Les jésuites ne faisaient point corps avec la population. Plusieurs personnes parlaient ouvertement d’abandonner le Canada aux Iroquois, puisque les colons y étaient livrés à ces barbares par l’indifférence de la mère-patrie. C’était une situation lamentable sous tous les aspects.

Les lignes suivantes du père Le Clercq, récollet, exposent la rivalité qu’il y avait entre les jésuites et ceux de son ordre :

« Il arriva qu’au mois de novembre 1650, un de nos amis de la compagnie du Canada prit la peine de venir à notre couvent de Paris rendre visite au révérend père Placide Gallemau, son ami particulier et gardien de la maison, à dessein de nous demander si nous ne voulions pas envoyer des religieux en Canada, assurant que nous y étions de plus en plus souhaité de la plus grande partie des habitants français, comme les députés arrivés de Canada l’en avaient assuré, singulièrement messieurs Geodfroy amiral de la flotte, de Tilly gentilhomme et Maheu, syndic du pays ; que nous pouvions les voir là-dessus, qu’il en avait communiqué à plusieurs de ses associés, qui lui avaient dit n’y trouver aucune difficulté, mais au contraire que notre retour était absolument nécessaire, que c’était un acte de justice, que les habitants n’avaient point le repos de leur conscience à cause de certaines difficultés d’intérêts qui se rencontraient dans le Canada avec ceux auxquels il fallait se confesser (ce sont les termes de son exposé). Il ajouta que, si nous ne prenions ce parti, les députés et la compagnie prendraient leurs mesures à notre défaut pour y faire passer des prêtres séculiers. Sur ces avances, le révérend père Raphaël Le Gault, qui se trouvait alors provincial, voulut éprouver à son tour s’il serait plus heureux que ses prédécesseurs. Il fit venir à Paris le père Paul Huet, qui était de la communauté de Rouen, et les frères Gervais Mohier et Charles Langoisseux, qui connaissaient le Canada, et leur donna pour adjoint le R. P. Zacharie Moreau, homme d’esprit et d’intelligence, afin de négocier tout de nouveau notre retour. On alla trouver notre ami, qui ne nous conseilla pas d’aller à la cour, mais bien de nous adresser directement à messieurs de la compagnie, à qui nous pourrions présenter requêtes à l’assemblée générale qui se tiendrait le 16 janvier 1651, et qu’assurément on n’y trouverait point d’opposition ; que M. de Lauzon même était entièrement changé, pourvu qu’il n’en coûtât rien à ces messieurs ; qu’il fallait leur rendre visite en particulier, et surtout prendre langue des députés du Canada. On n’oublia rien de tous ces avis. Les députés nous en apprirent plus que nous n’en voulions savoir et plus que la charité ne me permet d’en donner au public, et enfin nous dirent résolument qu’ils cherchaient quelqu’un pour mettre curé à Québec et en quelques-uns des endroits principaux — leurs consciences se trouvant trop gênées d’avoir affaire aux mêmes gens, tant pour le spirituel que pour le temporel, n’ayant personne à qui ils pussent communiquer confidentiellement les difficultés de leurs consciences, et qu’à notre refus, ils en iraient chercher d’autres. Messieurs de la compagnie, instruits par ces députés, nous tenaient à peu près les mêmes discours, singulièrement monsieur Rosé, directeur, messieurs Margonne des Portes, Beruhier et Chamfton, ajoutant en termes exprès : « Mes pères, il eût bien mieux valu que vous fussiez retournés au Canada que d’autres personnes ; c’est une haute injustice qu’on vous fait et aux habitants ; nous voyons bien d’où cela provient ; présentez vos raisons, et on vous fera justice et à ceux du pays. » Ensuite l’on visita le sieur Cheffault, secrétaire de la compagnie, qui nous dit : « Autrefois, mes pères, j’ai été contre vous et j’en ai demandé pardon à Dieu ; on m’avait surpris ; à présent, je vois bien que j’ai manqué ; plut à Dieu que vous y fussiez passé il y a longtemps et y faire votre charge de curé ; l’on vous y désire pour le repos des consciences. »

« Les pères Zacharie Moreau et Paul Huet lui déclarèrent et le prièrent de rendre témoignage à ces messieurs, que quand ils nous permettraient de retourner en Canada, nous ne prétendrions pas y exercer les fonctions curiales, pour ne point faire de jalousie à personne, à moins que les révérends pères jésuites ne nous rendissent les mêmes honnêtetés que nos anciens pères leur avaient faites en 1625, lorsque le père Joseph Le Caron, supérieur, leur permit et même les pria, pour entretenir l’amitié, d’exercer avec nous, à l’alternative, les fonctions curiales à Québec ; qu’au reste, nous nous contenterions d’y exercer notre ministère comme en France et partout ailleurs pour le soulagement des consciences et de concert avec les révérends pères jésuites.

« On rendit pareillement visite à monsieur de Lauzon, intendant de la compagnie, lequel, à son ordinaire, parut décider en notre faveur. On lui présenta même les cautions de notre syndic et autres pour le certifier que nous ne serions pas à charge au pays ni à la colonie, avec un projet de la requête, qu’il approuva. Il demanda combien nous désirions faire passer de religieux ; on lui répondit qu’il en passerait trois : deux prêtres et un frère, pour aller reconnaître les lieux. Il ordonna, enfin, de lui remettre la requête quand elle serait en état, et qu’il nous répondait de notre affaire.

« En effet, nos pères étaient assez bons pour ne pas douter du succès. Ils prirent même toutes les mesures avec les députés du Canada. On prépara les religieux à l’embarquement. Enfin, la requête fut portée à monsieur de Lauzon, le 15, signée : le père Raphaël Le Gault, provincial, Vincent Paladuc, definiteur, Placide Gallemand, gardien de Paris, au nom de toute la province, accompagnée d’un manifeste contenant le détail de nos raisons et notre droit.

« L’assemblée, qui se tenait le 16 du dit mois de janvier, dans la maison même de M. de Lauzon, se commença, poursuivit et finit sans que mon dit sieur de Lauzon produisit notre requête, jusqu’à ce que l’assemblée fût rompue, et messieurs ayant levé le siège pour sortir, monsieur Clarantin dit à monsieur de Lauzon : « Vous ne parlez pas de la requête des pauvres pères récollets… » Messieurs reprirent leur place. Le dit sieur de Lauzon fit lecture d’une partie de la requête, qu’il interrompit pour faire une harangue toute contraire à nos intérêts. Enfin, la décision fut prononcée qu’attendu que la compagnie avait remis la traite entre les mains des habitants, et qu’ainsi ils (la compagnie) n’envoyaient point de vaisseaux en Canada, il remettait notre affaire à la disposition des habitants, et qu’au cas qu’ils n’y trouvassent point de difficultés, il nous permettait d’y passer. C’est ainsi que trois de ces messieurs et de nos intimes amis, nous en firent le rapport, et ils nous avertirent de nous défier du sieur de Lauzon parce qu’il n’avait pas voulu que le résultat fût écrit à l’instant sur le livre de la compagnie, ni au bas de la requête.

« Suivant cette décision, nous avions sujet de croire notre affaire assurée puisque quatre habitants du Canada, qui étaient députés en France, les trois ci-dessus nommés nous demandaient absolument des récollets et que nous étions certains de leur fermeté ; mais nous fûmes bien surpris, le 19 janvier, lorsqu’on nous envoya notre requête répondue de la sorte : « Attendu que les officiers ont remis la traite du castor aux habitants du pays et qu’ainsi ils n’envoyent point de vaisseaux en la Nouvelle-France, la compagnie a résolu que la requête sera communiquée au conseil de Québec et syndic du pays, pour, leur avis rapporté, être pourvue par les directeurs et associés. Ainsi qu’il appartiendra, par raison fait le 16 janvier 1651, en l’assemblée de la Nouvelle-France. Signé : A. Cheffault, secrétaire de la dite compagnie, avec paraphe. »

« On voit assez que la réponse écrite n’était pas conforme à la résolution de l’assemblée puisque, dans cette réponse, M. de Lauzon avait fait glisser quelle serait communiquée au conseil de Québec, au lieu que messieurs de la compagnie, comme la plupart nous en assurèrent, n’avaient demandé autre chose que de communiquer notre requête aux députés et habitants du pays qui étaient alors en France.

« Nos pères eurent recours aux susdits députés, qui nous donnèrent tous leurs certificats et nous dirent en même temps qu’ils avaient appris de bonne part que notre affaire s’en irait à rien si messieurs de la compagnie ne donnaient une autre réponse sur une nouvelle requête ; que c’était nous amuser inutilement de nous renvoyer par devant le conseil de Québec qui était composé du gouverneur, créature des révérends pères jésuites, du supérieur de la mission, d’un syndic et habitants que l’on gagnerait aisément pour empêcher notre retour. Ils nous ajoutèrent même que l’on était sur le point d’envoyer M. de Lauzon en qualité de gouverneur, et que nous pouvions prendre là-dessus nos mesures.

« Nouvelle requête présentée à messieurs de la compagnie le 20 janvier (1651), dont l’assemblée se tenait chez monsieur des Portes ; M. de Lauzon fit si bien qu’il ne s’y trouva de nos amis que messieurs Margonne et Robinot : les autres, particulièrement monsieur de la Madeleine, déclarèrent qu’il s’en fallait tenir aux termes de la réponse couchée sur notre requête ; qu’au reste il nous donnait toute permission de passer, pour solliciter notre affaire auprès des messieurs du conseil de Québec, laquelle réponse nous fut signifiée dans les formes.

« Ainsi finit notre négociation, qui se termina à envoyer le résultat à Québec, avec des lettres de recommandation de plusieurs personnes ; l’on en obtint même du révérend père provincial des jésuites et du révérend père Lallemant, supérieur de la maison professe qui était alors en France, supérieur des missions, celui-ci nous promettant toutes sortes de faveurs lorsqu’il serait au pays ; il voulut bien en écrire une lettre de protestation à notre révérend père provincial, et à la province, si bien que nous ne désespérions pas encore de notre retour (au Canada).

« Le lecteur peut juger que, si les révérends pères jésuites avaient été en notre place et les récollets à la leur, nous n’aurions pas manqué de faire valoir et entériner leur requête et d’y employer notre crédit, puisqu’autrefois nous avions tenu ferme contre tout le pays pour les appeler en Canada, et ensuite pour les y soutenir lorsqu’ils y furent arrivés en 1625 et que le gouvernement et les habitants s’opposaient à leur réception. La charité, qui est droite et simple, nous persuade que ces révérénds pères ne manquèrent point de bonne volonté pour nous rendre le réciproque dans l’occasion présente, et qu’ils ne manquèrent que de crédit et de pouvoir dans le conseil de Québec, comme ils nous en assurèrent l’année suivante par leur lettre. On juge assez que la résolution ne fut pas en notre faveur, et que M. de Lauzon, qui passa ensuite au pays en qualité de gouverneur, ne manqua pas de continuer aux récollets les offices qu’il leur avait rendus jusques alors[10]. »

Au mois de juin (1051), les personnes suivantes écrivirent, au nom de la compagnie des Cent-Associés, une lettre adressée au général des jésuites à Rome : De la Ferté abbé de la Madeleine, Margonne, Robineau, Fleuriau, Desportes, J. Beruyer et Cheffiault secrétaire. On y lit :

« Dieu ayant voulu se servir de nous pour l’établissement de la compagnie de la Nouvelle-France, dite Canada, qui n’a eu d’autre dessein que la gloire de Dieu par la conversion des peuples de ce pays, ou nous avons contribué de nos soins et de nos biens plus de douze cent mille livres, depuis vingt-deux à vingt-trois années que cet établissement a commencé, et quoique les pères de votre compagnie n’ont pas seulement employé leurs personnes, mais leurs vies qu’ils ont libéralement sacrifiées pour ce saint œuvre, et à présent que cette colonie se forme et se rend nombreuse, nous avons estimé qu’il était nécessaire pour la consolation des habitants français et des sauvages convertis d’y avoir un évêque que nous avons supplié très-instamment la reine de nous l’accorder, ce qu’elle a fait, et même promis d’en écrire à Sa Sainteté ; et comme l’obligation principale que notre compagnie et ces peuples ont à vos pères, nous avons cru qu’il était à propos d’en avoir un d’entre eux pour être évêque de ce pays. Ce qu’ayant été proposé au conseil des choses ecclésiastiques établi par Sa Majesté très-chrétienne, en présence du père Paulin, confesseur du roi, qui a sa place au conseil, il en a été nommé trois, qui sont les pères Lallemant, Ragueneau et Le Jeune et renvoyé aux pères de votre compagnie pour le choix de l’un des trois, dont, sans doute, l’on vous écrira, bien que notre dite compagnie n’ait nommé à Sa Majesté que le père Charles Lallemant, supérieur de la maison de Paris, lequel ayant été l’un des premiers qui s’est exposé dans les périls ordinaires pour la conversion des sauvages, jusqu’à trois naufrages qu’il a soufferts en ces voyages, pour lequel M. de Lauzon, gouverneur du pays, et notre compagnie avons très-grande inclination, ce qui fait que nous supplions instamment votre paternité nous faire la grâce d’agréer le choix de sa personne, dont la naissance, son emploi dans les charges, et son mérite le rendent recommandable. Votre paternité nous pourrait objecter celui qu’il a présentement de supérieur en la dite maison de Paris ; mais quand elle considérera qu’il faut du temps pour achever cette œuvre avant qu’elle soit parfaitement établie, et que, par ce moyen, il pourrait encore accomplir celui de sa supériorité ; cela réussissant selon nos souhaits, le pays[11] et notre compagnie vous aurions très-grande obligation de tout le bien qu’il y pourra faire en cette dignité, priant la divine bonté de répandre ses bénédictions abondantes sur l’heureuse conduite de votre paternité, à laquelle nous sommes, etc.[12] »

Le lecteur a pu juger si nous suivons la vérité historique, telle que les documents nous la font connaître, ou si, nous faisant avocat d’une cause quelconque, nous imposons notre manière de voir à ceux qui, ordinairement, lisent l’histoire du Canada.

La mode qui se répand d’argumenter sur notre passé devrait bien avoir sa source dans l’étude, et non pas dans une foule de fantaisies qui ressemblent aux contes dont Chateaubriand a régalé ses lecteurs.

Ne vaut-il pas mieux narrer les faits sans parti pris, et mettre de côté, une bonne fois, les questions d’école ou de système qui, jusqu’à présent, ont embrouillé l’histoire de notre pays ?

Il est vrai, pourtant, que nous défendons ici une cause — la cause des Habitants — méconnue par la généralité des écrivains ; mais nous n’agissons de la sorte que pour rétablir la vérité sur plusieurs points, et montrer le vide des auteurs qui se sont occupés des Canadiens-français, qu’ils assimilent toujours aux Européens et qu’ils confondent avec ces derniers dans la plupart de leurs ouvrages.


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  1. Voir pp. 60-61 du tome II.
  2. Voir tome II, pages 120, 122.
  3. En 1647, il y avait un nommé La Groye, censitaire des jésuites près Beauport.
  4. J.-C. Taché : Recensement de 1870, tome IV, p. lv.
  5. Quelques années après 1647, il appartenait à Jean Juchereau, sieur de Maure. (Voir Journal des Jésuites, pp. 212, 263.)
  6. Beaux-frères. Nicolet était décédé.
  7. Dans cette pièce, il est fait mention, pour la première fois, d’un grand sénéchal du Canada.
  8. Titres seigneuriaux, pp. 50-52.
  9. En 1646, il avait acheté des biens que madame de la Peltrie possédait en France. Il se fit prêtre. (Faillon : Histoire de la colonie, I, 391 ; II, 56.)
  10. Premier Établissement, I, 498-513.
  11. Le pays protestait précisément contre tout ceci !
  12. Premières missions, publié par le père Carayon, p. 254.