CHAPITRE QUATRIÈME.

missions abénakises en canada. — saint-joseph de sillery. — saint-françois de sales
de la rivière chaudière.

1680-1701.


Aussitôt après l’arrivée des Abénakis en Canada, les P. P. Jésuites songèrent à réunir ces sauvages dans la mission de Saint-Joseph de Sillery. Les deux Pères Bigot, Vincent et Jacques[1], furent choisis pour être leurs missionnaires. Ces Pères les visitèrent et en engagèrent un grand nombre à venir s’établir à Sillery. Aussi, dès l’année suivante, la nouvelle mission abénakise comptait déjà 500 à 600 âmes. Ces sauvages étaient alors presque tous infidèles, et vivaient dans la plus grande ignorance ; ce qui n’est pas étonnant, puisqu’ils n’avaient pas vu de missionnaire depuis vingt ans ; car on sait que la mission abénakise de l’Acadie avait été abandonnée en 1660, à cause des guerres des Iroquois. Cependant les Pères remarquèrent de suite en eux un grand désir de recevoir l’instruction religieuse et d’embrasser le christianisme. Aussi, dès l’année suivante, ces nouveaux néophytes édifièrent leurs frères chrétiens par leur piété et leur ferveur.

La nouvelle du bon accueil des Abénakis à Sillery fut bientôt portée en Acadie. Alors, quelques sauvages de ce pays furent députés à Québec pour représenter aux P. P. Jésuites qu’un grand nombre de familles de leur nation désiraient venir s’établir en Canada, pour embrasser le christianisme, et que la chose pourrait se faire facilement, si on leur donnait des terres pour y cultiver le maïs. Les P. P. Jésuites, ne pouvant recevoir à Sillery tous ces sauvages et connaissant que la rivière Chaudière était un endroit bien propre à l’établissement d’une nouvelle mission, demandèrent au gouverneur une concession de terre sur cette rivière, pour y réunir les Abénakis. M. de la Barre accéda à cette demande, et leur accorda un terrain de six milles de front sur autant en profondeur. Cet acte de concession, daté du 1er Juillet 1683, est ainsi conçu.

« Les Sieurs Le Febvre de la Barre, Seigneur du dit lieu, Conseiller du Roy en ses Conseils, Gouverneur et son lieutenant général en toutes les terres de la Nouvelle-France et Acadie, et de Meulles, Conseiller du Roy en ses Conseils, Intendant de la justice police et finance au dit païs.

« Les pères de la Compagnie de Jésus nous ayant exposé que plusieurs sauvages de la nation des Abnakis qui sont dispersés le long des terres anglaises du quartier du Baston leur avoient fait connoistre qu’ayant dessein de venir s’habituer proche de nous et d’embrasser le christianisme, ils se seroient venus retirer auprès de ceux de leur nation qui font profession de la religion chrestienne sous leur conduite dans leur résidence de Sillery s’il y avoit eu place suffisante pour les y recevoir et faire du bleds-d’Inde pour leur subsistance, au défaut de quoy ils supplioient les dits pères de leur procurer des terres où ils pûssent jouir des mesmes avantages. Ce qui les avoit obligés d’en chercher dans d’autres lieux voisins. Et en ayant trouvé dans la rivière du Sault de la Chaudière proche de l’habitation de François Miville dit le Suisse, de nous en demander la concession en faveur des dits Abnakis dont ils leur feront la distribution comme ils l’on fait de celle de la prairie de la Magdelaine et du Sault Saint-Louis. En conséquence des ordres du Roy, nous sous le bon plaisir de Sa Majesté avons aux dits pères de la Compagnie de Jésus concédé et accordé, concédons et accordons l’espace de deux lieues de terre de front, sur pareille quantité de profondeur le long des deux bords de la dite rivière du Sault de la Chaudière vis-à-vis joignant et au-dessus de l’habitation du dit François de Miville, avec les Isles et Islets qui se rencontreront sur la dite rivière ou autres, pour estre par les dits pères distribuées aux Abnakis qui viendront dans la mission qu’ils y establiront embrasseront le Christianisme et pour en jouir comme de choses à eux appartenant, avec défense à toutes personnes de les y troubler en quelque sorte et manière que ce puisse estre : de traiter vendre ou donner aucun vin ou eau-de-vie aux dits sauvages dans toute l’étendue de la concession. Fait au Montréal le premier jour de Juillet mil six cent quatre-vingt-trois »[2].

Sur l’invitation du P. Jacques Bigot, les Abénakis commencèrent à se réunir sur la rivière Chaudière dès l’été de 1683. Il y affluèrent de toutes parts, même de l’Acadie. On construisit de suite une chapelle au milieu de ce nouveau village. Cette mission fit des progrès si rapides que dès l’automne de la même année, elle était déjà beaucoup plus considérable que celle de Sillery.

Voici ce que dit le P. de Charlevoix de cet établissement. « Les Abénakis sont venus des côtes méridionales de la Nouvelle-France, les plus proches de la Nouvelle-Angleterre. Leur première station en quittant leur pays ; pour venir demeurer parmi nous, fut une petite rivière qui se décharge dans le fleuve Saint-Laurent, presque vis-à-vis de Sillery ; c’est-à-dire, environ une lieue et demie au dessus de Québec, du côté du midi. Ils y étaient placés aux environs d’une chute d’eau qu’on nomme le Sault de la Chaudière»[3].

D’après ces paroles du P. de Charlevoix, on serait porté à croire que cette mission était située sur la rivière Etchemin ; mais l’acte de concession que nous venons de rapporter ne laisse aucun doute sur ce sujet. D’ailleurs le nom que les Abénakis donnèrent à la rivière Chaudière s’accorde parfaitement avec cet acte : comme ils avaient des champs pour cultiver le maïs, ils l’appelèrent « kikônteku »[4], rivière des champs.

Les P. P. Jésuites appelèrent cette mission « Saint-François de Sales, » parceque c’était le jour de la fête de ce saint, 29 Janvier précédent, qu’ils avaient résolu de former ce nouvel établissement, et ils recommandèrent au P. Jacques Bigot de faire reconnaître ce saint-Patron par ses sauvages, pendant les exercices d’une mission solennelle.

Quelques jours avant la fête de Noël, le Père se rendit, dans ce but, à la nouvelle mission de Saint-François de Sales. Après y avoir célébré la naissance du Fils de Dieu, avec autant de pompe que possible, il proposa à ses sauvages de faire une grande retraite de trente jours, pour reconnaître solennellement leur saint-Patron, et se mettre spécialement sous sa protection. Cette proposition fut accueillie avec joie.

Le 28 Décembre, veille du jour fixé pour le commencement de cette retraite, on éleva un autel dans la chapelle, et on y exposa l’image du saint-Patron. Les sauvages ornèrent cette image ainsi que l’autel d’un grand nombre de colliers de wampum et de rassade. « J’y adjoutay, » dit le Père, « ce que nous avons de plus beaux ornemens dans nostre église, et autant de luminaire qu’en put fournir nostre faible mission[5]. »

Les exercices de la retraite commencèrent par l’invocation des S. S. noms de Jésus et de Marie, puis les sauvages adressèrent à leur Saint-Patron une prière, composée par le Père pour exciter leur confiance en sa protection. Ils montrèrent une ardeur admirable à apprendre cette prière, et la récitèrent quatre fois le jour pendant la retraite.

Chaque jour après la messe, le Père leur donna une instruction sur les actions les plus remarquables du Saint-Patron, s’efforçant chaque fois de leur inspirer une grande confiance en sa protection. La retraite se termina le 29 Janvier.

Pour cette grande fête, on éleva un nouvel autel, plus richement orné que le premier. Le supérieur des Jésuites en donna le plus bel ornement ; ce fut une grande image de Saint-François de Sales sur satin. « Je peux dire que je n’ay point veu en France, » dit le Père, « de plus belle image de Saint-François de Sales ny de mieux enrichie que l’est celle là ; j’ay eu mesme, pour vous le dire franchement, quelque scrupule sur la despense que j’ay faite pour cela estant si pauvre que je n’ay pas mesme de quoi avoir les vivres nécessaires pour l’enstretien de nostre mission et principalement des plu-misérables, mais mon scrupule n’a pas duré long temps, jugeant que dans une occasion si importante que celle la on doit mesme retrancher du nécessaire pour contribuer avec plus d’efficacité à faire entrer dans les sentiments de piété ces pauvres sauvages qui on veut gaigner à J. C. Nostre image ainsi ornée fut mise sur un petit tapy de satin bordé de frange d’or et d’argent. Ce tapy était placé tout au haut de l’autel du saint et faisait paroistre l’image dans tout son jour »[6].

On plaça au bas de cet image un grand collier de wampum, sur lequel on lisait les mots suivants : « S. Fran. Sales io Abnaq. D. », don des Abénakis à Saint-François de Sales. Ce collier fut envoyé à Annecy, pour être déposé sur le tombeau de Saint-François de Sales[7].

Le missionnaire désirait récompenser une sauvagesse, pour la part qu’elle avait prise à la confection de ce bel ouvrage, mais cette bonne chrétienne ne voulut rien recevoir, disant « qu’elle attendait sa récompense de son Père à qui elle faisait ce petit présent »[8].

Voici ce que dit le Père de ce jour de fête. « Tous les sauvages assistèrent à la cérémonie et à la communion générale. Je commencay ce jour là à faire présenter dans l’église des pains bénis par les sauvages mesmes ; ce fut François de Sales de la piété de qui je vous ay desjà escrit les années précédentes qui donna ces pains bénis le jour de la feste de son patron ; il en présenta deux fort grands ; c’estoit tout ce qu’il pouvoit porter et les distribua après à tous les sauvages avec une modestie et un ordre admirables. Après que tous nos sauvages eurent passé presque toute la matinée de la feste à l’église, je leur fis le festin pour la feste »[9].

C’est ainsi que se termina ce jour de fête où les Abénakis reconnurent solennellement Saint-François de Sales pour leur Patron.

Nous dirons maintenant quelques mots du bien qui s’opéra dans cette mission, ainsi que dans celle de Sillery.

La plupart des sauvages avaient un tel respect pour les noms qu’ils recevaient au baptême que, ne voulant plus désormais en porter d’autres, ils abandonnaient ceux qu’ils avaient reçus auparavant, et refusaient même de les faire connaître. « Nous sommes obligés, » dit le P. Bigot, « de donner deux noms à plusieurs pour éviter la confusion dans le grand nombre, et ils ne veulent estre appelez la pluspart que par leur nom de baptesme, tellement que j’eus dernièrement toutes les peines du monde à tirer de quelques personnes leurs noms de familles, on me répondit qu’ils n’avoient point ici d’autre nom que celuy de leur baptesme »[10].

Ils avaient une telle dévotion à leur Saint-Patron qu’ils témoignaient toujours le plus grand désir de connaître même ses moindres actions, afin de s’exciter, par son exemple, à la pratique de la vertu. Plusieurs parvinrent, par ce moyen, à un haut degré de perfection, et se firent remarquer surtout par leur pureté, leur humilité et leur charité[11]. Ils écoutaient attentivement et retenaient ordinairement dans leur mémoire tout ce qui leur était dit sur ce sujet ; celui qui l’oubliait se considérait comme bien coupable, et priait aussitôt le missionnaire de le lui répéter. Ils s’estimaient heureux, lorsqu’on leur donnait une image de leur Saint-Patron ; ils la conservaient religieusement et l’exposaient dans leurs wiguams.

Ils avaient aussi une grande dévotion à la Mère de Dieu. Aussi, toutes les femmes voulaient porter le nom de Marie, et le missionnaire était obligé de donner deux noms à chacune d’elles, afin d’éviter la confusion. Mais la dévotion à Jésus en croix était la plus universelle parmi ces sauvages. Ils invoquaient sans cesse le nom de Jésus, et se faisaient tous un honneur de porter sur leur poitrine une petite croix. Voici ce qu’écrivait le missionnaire à ce sujet. « Je peux dire que ce n’est pas la simple curiosité ny le désir d’avoir qui en portent plusieurs icy à demander des crucifix, j’en vois un grand nombre qui en font un si saint usage se servant de leur crucifix pour s’exciter à s’unir à J. C. Aussi je leur dis souvent qu’ils doivent d’abord porter le crucifix dans le cœur et qu’ils ne sont que des enfans s’ils se contentent de le porter à leur cous. Ils conçoivent parfaitement cette instruction ; je leur ay mis une oraison jaculatoire à Jésus fort courte en toute sorte d’airs de chant qu’ils scavent desja ; je les porte à la dire dans leur travail, dans leurs cabanes, en marchant, allant bucher, mais surtout quand ils se sentent saisis de chagrin. Tous les airs de cette petite chanson spirituelle sont la pluspart joyeux et je vous avoue en passant que je croy n’en pouvoir trop faire pour les entretenir dans une grande joye spirituelle ; et d’abord que je les aperçois tristes, je les engage doucement à me dire le sujet de leur tristesse pour les consoler : souvent ils ne le scavent pas eux-mêmes, je donne bientôt à ceux là des sentimens de joye sur le bonheur qu’ils ont maintenant de servir Dieu et de connoistre J. C. Souvent cette tristesse vient du souvenir de leurs parens qu’ils ont laissés dans leur païs, je les porte à prier pour eux et leur donne espérance de les voir icy bons chrestiens comme eux »[12].

Ces sauvages étaient extrêmement sensibles aux insultes. Lorsque quelqu’un d’eux se laissait aller au chagrin, après avoir été insulté, le missionnaire lui représentait que, s’il voulait être bon chrétien, il fallait oublier et pardonner cette injure, parceque Jésus l’ordonnait, et il lui faisait répéter ces mots : « Je vous aime, mon Jésus, et ne voudrais pas vous offenser en me fâchant contre cette personne »[13]. Ce sauvage reprenait aussitôt sa gaîté ordinaire, et oubliait tout.

La plupart de ces sauvages menaient la vie la plus exemplaire ; quelques uns avaient même la conscience si timorée qu’ils manifestaient souvent à leur Père les plus grandes inquiétudes sur leur état, se considérant comme de grands coupables devant Dieu, tandis qu’ils n’avaient que des fautes forts légères à se reprocher. « Penses-tu, » lui disaient-ils, « que nous puissions nous rendre agréable à Jésus lorsque nous sommes si méchants ? Crois-tu qu’il nous pardonne lorsque nous le trompons si souvent dans la parole que nous lui avons donné de ne plus l’offenser »,[14] ? Ils poussaient leur scrupule si loin qu’ils n’ôsaient entrer dans l’église, disant qu’ils souillaient le lieu saint par leur présence. « Je réponds à ceux qui me donnent plus de peine là dessus, » dit le P. Bigot, « J. C. connoist la douleur que tu as de tes péchez, je connois comme tu aymes la prière, je ne voudrois pas te tromper, ny te cacher tes défauts, si je te voyois encore en péché. Je te le dis, en tant que me l’ordonne J. C., va, entre dans l’église ; prie y comme les autres, et n’omet rien de tout ce qui se fait pour la prière. Ils obéissent et reprennent leurs exercices de piété : — quelques uns ne laissent pas de venir à la charge quoyqu’effectivement je connoisse qu’ils soient dans une grande innocence de vie, et dans une horreur actuelle de ce qui peut tant soy peu offenser Dieu »[15].

Ces sauvages, étant naturellement colères, se laissaient quelquefois entraîner dans des mouvements violents ; mais ils le regrettaient aussitôt, et en éprouvaient une telle confusion qu’ils s’éloignaient de l’église, n’osant plus paraître devant leurs frères. Une sauvagesse très-vertueuse, du nom d’Agnès, s’étant un jour livrée à la colère, en conçut aussitôt un tel regret qu’elle se rendit à la chapelle pour demander publiquement pardon de sa faute, répétant plusieurs fois cette prière. « Pardonne-moi, aimable Jésus, l’emportement où je suis tombée, afin que je ne soie éternellement damnée »[16].

Voici ce qu’écrivait le P. Bigot, touchant ce défaut et quelques autres imperfections qu’il remarquait chez ces sauvages. « Tous ces deffauts que je marque pour faire connoistre comme on le souhette les manières dont ces gens icy prennent les choses de Dieu n’empeschent pas qu’ils n’ayent véritablement un fond de piété et de vertu ; et je connois certainement par ce que je vois icy que Dieu ne permet ces sortes de fautes dans la pluspart de nos sauvages que pour les porter à une plus grande vertu, et plusieurs sont véritablement saints maintenant que je n’aurois jamais pu porter à cette saineteté si je n’en avois eu l’occasion par quelque faute où ils sont tombez. Il ne laisse pas néantmoins d’y en avoir un assez grand nombre icy dans lesquels je puis dire que je n’ay jamais pu remarquer ces deffauts et cette inconstance naturelle aux sauvages. Il semble que depuis qu’ils sont baptisez, ils sont devenus des hommes tous nouveaux »[17].

On voit par ces paroles du missionnaire que plusieurs de ces sauvages étaient parvenus à une véritable sainteté. Nous en citerons quelques exemples.

Une jeune sauvagesse, du nom d’Agnès Pulchérie, poussée par le désir de se faire chrétienne, était venue de l’Acadie, avec son mari, s’établir à la mission de la rivière Chaudière. Son ardeur pour s’instruire était telle qu’elle apprit bientôt toutes les principales prières. Elle fit preuve de suite d’une ferveur extraordinaire. Le missionnaire la suivit avec soin pendant trois mois, et, ne pouvant apercevoir aucune faute en elle, il crut devoir lui conférer le baptême, après ce temps d’épreuve. « Je ne voyais point encore », dit le Père, « les desseins particuliers de Dieu sur elle pour l’eslever à la haute saineteté où elle est »[18].

Un mois après son baptême, elle fut pénétrée de sentiments extraordinaires d’amour de Dieu, de confiance en lui et de douleur des fautes de sa jeunesse. Pendant un mois, elle passa la plus grande partie de son temps à l’église, priant et méditant. Elle disait souvent au missionnaire. « J’ai de la douleur d’avoir offensé Dieu, et j’espère, s’il m’aide, ne le plus offenser. Je suis disposée de faire tout ce qui sera nécessaire pour satisfaire à Jésus »[19]. Elle persévéra dans ces beaux sentiments.

Mais Dieu, voulant lui accorder de suite le bonheur de l’autre vie, lui envoya une grave maladie. Comprenant qu’elle allait mourir, elle reçut cette maladie avec la plus grande joie. Ne pouvant plus alors travailler, elle passait tout son temps à prier et à méditer, ne se plaignant jamais des douleurs qu’elle éprouvait. Lorsque le missionnaire lui parlait de Dieu, elle devenait transportée de joie. Elle mourut après cinq ou six mois de maladie[20].

Son mari s’était aussi donné à Dieu. Voici ce qu’en dit le P. Bigot. « Cet homme est un des plus accomplis sauvages que nous ayons, je n’ay connu aucune ombre de vice en luy, jamais je n’ay entendu une parole plus haute l’une que l’autre, il est ardent pour la prière et quand il est icy il me fait de grande instance pour l’instruire particulièrement. Ils ont tous deux un zèle admirable pour instruire au plus tost un de leurs enfans qui commence à parler, et vivent ainsi dans la plus grande joye du monde sans que je les aye peu voir jamais chagrins »[21].

Une autre famille se consacra à Dieu de la même manière, et édifia beaucoup les sauvages. « Ces deux familles ensemble », dit le missionnaire, « sont irréprochables en tout ; en les voyant il me vient souvent certains désirs : ah ! que je souhaiterois qu’on vit en France la manière dont ces sauvages se portent à Dieu ; car on ne peut le concevoir à moins qu’on ne le voye »[22].

Tous les Abénakis avaient une grande ardeur pour se faire instruire, et montraient beaucoup d’empressement et de courage à pratiquer ce qui leur était enseigné. « De l’adveu de tout le monde de ce païs, » dit leur missionnaire, « on n’a point encore veu icy une nation recevoir avec tant de docilité les instructions de nos mistères »[23].

Mais il n’en était pas de même des Sokokis. Voici ce qu’en dit le même missionnaire. « Pour les Soquoquis dont je connois le caractère inconstant et qui sont fort portez à l’ivrognerie, j’ay cru que je n’en devois recevoir aucun icy sans en faire un grand choix et que nostre mission n’est pas encore assez établie dans la piété chrestienne pour admettre cette sorte de meslange qui dans les commencemens gaste quelque fois tout. J’avois proposé il y a quelque temps iey de faire une mission volente de temps en temps chez ces Soquoquis et chez les Algonquins des Trois-Rivières, j’en connois desja la pluspart, et je crois qu’au bout de deux ou trois petites missions on verroit quelque fruit »[24].

Dans les maladies, les Abénakis montraient toujours la plus grande résignation à la volonté de Dieu. Presque tous ceux qui allèrent à la guerre contre les Iroquois, en 1684, revinrent malades des fièvres. Cette maladie se répandit bientôt dans la mission, et enleva un grand nombre de sauvages. Laissons dire au P. Bigot comment ces bons chrétiens supportèrent cette grande affliction. « Dans toute cette désolation qui m’a paru d’abord devoir quasy détruire la mission je puis vous dire que j’ay commencé à faire prendre à nos sauvages le tout du costé de Dieu et à toutes leurs familles qui estoient dans l’affliction ; tous universellement m’ont fait paroistre une résignation totale à la volonté de Dieu ; et je crois que si je rapportois en particulier les actes de patience, de conformité et d’amour de Dieu que j’ay veu faire à un chacun cela paroistroit incroyable en France ; je ne dis pas de douze ou de vingt malades seulement, mais généralement de tous. Il est vrai qu’il y en a qui en faisoient de plus héroïques. L’unique chose en quoy ils m’ont donné de la peine c’est que plusieurs à mon insçu d’abord que la fièvre relaschoit un peu se trainoient jusqu’à l’église d’où ils estoient assez éloignez, et se trouvant plus mal à l’église, ils ne s’en retournoient qu’à peine, leur fièvre redoublant. Deux choses les ont extrêmement touchez dans leur maladie : la première est l’exemple de patience dans Saint-Louis, roy de de France, qui fut attaqué avec son armée de peste. La seconde est la vue de leurs propres désordres lorsque je leur disois que Dieu en bon père les chastioit par cette maladie pour les faire satisfaire pour leurs péchez, et que bien loin d’estre brulez en enfer comme ils l’avoient mérité par tant d’yvrogneries, d’impuretés, de paroles sales, Dieu les mettroit dans son paradis et les y récompenseroit de tous les actes de patience qu’ils faisoient maintenant. Aussy une bonne partie des pénitences données aux malades qui se confessoient étoit de faire doucement des actes d’amour de Dieu, de douleur de l’avoir offensé et d’offrande à Dieu de leur maladie. L’un par exemple après sa confession disoit à Dieu dix fois : Je vous ayme mon Jésus, je suis mary de vous avoir offensé, je vous offre ma maladie, je suis content d’estre malade, que je ne brule point éternellement dans l’enfer. L’autre qui estoit un peu plus fort faisoit vingt fois ces actes et ainsi du reste… L’admiration continuelle où je suis auprès de tous ces malades est de penser : verroit-on une telle patience, une telle résignation, tels sentimens de Dieu dans les personnes les plus vertueuses de France. Les autres sauvages qui assistent nos malades et qui souffrent pour ainsi dire avec eux font paroistre la mesme patience, et aussy tost que j’aperçois quelqu’un s’affliger de la maladie d’un de ses proches, je lui fais prendre les sentimens qu’il doit prendre de patience, de résignation et de charité à soulager son parent dans la vue de J. C. »[25].

Comme cette terrible maladie menaçait d’envahir la mission, le missionnaire crut devoir en éloigner les malades. Un grand nombre de ces malheureux furent transportés sur le bord du Saint-Laurent, à Saint-Michel et au Cap Saint-Ignace. Le Père et son compagnon, le P. Gassot, passèrent la plus grande partie de leur temps à aller visiter ces malades. « On nous envoye quérir de tous costez », dit le Père, « et il faut estre tout le jour continuellement sur pied et très souvent une partie de la nuit. Ils sont tous assez éloignez les uns des autres, car ils sont pour la pluspart dans les cabanes de la campagne ; les uns estant à la coste de Saint-Ignace, les autres à Saint-Michel. Il m’a fallu continuellement depuis un mois faire ces excursions de demy lieue à demy lieue »[26].

La maladie se répandit aussi à Sillery, et un grand nombre y succombèrent pendant l’hiver 1684-1685. Effrayés des ravages de cette épidémie, la plupart des sauvages laissèrent la mission, et allèrent se cabaner dans les environs. Ils érigèrent une petite chapelle dans la forêt où ils s’y réunissaient pour prier. Malgré la rigueur de la saison, le missionnaire s’y rendait quelquefois pour prier avec eux.

Il y avait alors à Sillery un Abénakis fort remarquable sous tous rapports. Il était le premier Chef de la mission, et se nommait « Tak8arimat »[27]. Ce bon chrétien menait la vie la plus exemplaire. Dans le cours de l’hiver 1684-1685, dans un voyage qu’il faisait à la côte de Beaupré avec son épouse, il fut soudainement atteint de la fièvre. Comprenant de suite qu’il allait mourir, il parut d’abord effrayé de la mort qui se présentait si subitement à lui ; mais, encouragé par sa vertueuse épouse, il se résigna bientôt à la volonté de Dieu, et, après deux jours de maladie, il expira entre les bras d’un prêtre, venu pour lui donner les secours de l’église. Ce bon chrétien avait demandé son missionnaire ; mais celui-ci ne put se rendre assez tôt pour recevoir son dernier soupir.

Ce Chef fut inhumé avec pompe dans l’église du Chateau-Richer. « Je n’ay pas encore veu faire », dit le P. Bigot, « dans les églises de ces costes icy de services plus solennels que les François ont fait à ce capitaine »[28].

Ce sauvage jouissait d’une haute considération auprès des Français. Monseigneur de Laval et M. de la Barre l’affectionnaient beaucoup. « M. le Général », dit le P. Bigot, a esté fort touché de sa mort et je crois que Monseigneur l’évesque lorsqu’il apprendra sa mort en sera fort touché, car il l’aymoit tendrement à cause de sa piété »[29].

Voici ce que le missionnaire dit de la piété de ce fervent chrétien. « Je n’arrivay qu’après sa mort, qui a été fort regrettée des François et des sauvages dont il estoit connu pour estre un fervent chrestien. Je puis dire que depuis six ans que je l’ay connu je ne lui ay veu commettre que deux fautes et encore ce fut par surprise et estant revenu aussy tost il en fit des satisfactions qui marquaient sa véritable douleur, une fois entr’autres faisant une aumosne fort considérable à une pauvre sauvagesse de cette mission il déclara à tout le monde qu’il la faisoit pour satisfaire à Dieu de la faute où il estoit tombé un jour devant. Je vous assure que dans ses confessions ordinaires je ne pouvois presque trouver matière d’absolution »[30].

Enfin, pour donner une idée de la piété de la plupart de ses savages, le missionnaire ajoute. « Je me contenteray de vous dire pour vous donner en général une idée de l’estat où sont les chrestiens de cette mission que dans la première bande de ceux qui gagnèrent le jubilé qui fust la plus nombreuse, je ne crois pas avoir trouvé un seul péché mortel ; je vous avoue que j’en fus quelques jours dans une admiration continuelle ; j’ajoute que d’une trentaine d’hommes qui estoient dans le désordre je n’en vois pas trois qui ne soient dans l’honnesteté chrestienne ; c’estait de cette trentaine de sauvages que j’avois sujet d’appréhender pour nostre mission et mon occupation continuelle est d’avoir la vue sur eux pour les maintenir dans leurs bonnes résolutions ; pour les autres ils vont mesme dans la pratique de la vertu et me pressent continuellement de les instruire plus amplement de ce qu’ils doivent faire pour vivre en bons chrestiens »[31].


  1. Les deux Pères Bigot furent missionnaires des Abénakis pendant plus de vingt ans, et leur rendirent d’importants services.
  2. Nous devons la découverte de ce précieux document aux recherches de M. l’abbé H. R. Casgrain, qui a eu l’obligeance de nous en donner une copie. Nous avons en outre reçu de cet écrivain habile et distingué beaucoup de renseignemens, qui nous ont été d’un grand secours dans notre travail.
  3. Le P. de Charlevoix, Journal Hist. d’un voyage de l’Amérique. Vol. V. 178.
  4. De là ils appelaient le village de cette mission « Kikônteg8iudana, » village de la rivière des champs. Ces noms sont encore connus aux Abénakis.
  5. Relation du P. Jacques Bigot, 1634. 6.
  6. Relation du P. Jacques Bigot, 1684. 7, 8.
  7. Idem, 1684. 9.
  8. Idem, 1684. 9.
  9. Relation du P. Jacques Bigot, 1684. 9, 10.
  10. Relation du P. Jacques Bigot. 1984. 11.
  11. Relation du P. Jacques Bigot. 1684. 12.
  12. Relation du P. Jacques Bigot. 1684. 12, 13.
  13. Relation du P. Jacques Bigot, 1684. 14.
  14. Relation du P. Jacques Bigot. 1684. 15.
  15. Relation du P. Jacques Bigot. 1684. 16.
  16. Relation du P. Jacques Bigot. 1684. 18.
  17. Relation du. P. Jacques Bigot. 1684 19.
  18. Relation du P. Jacques Bigot. 1684, 20.
  19. Idem. 1684. 21.
  20. Relation du P. Jacques Bigot. 1684. 22.
  21. Relation du P. Jacques Bigot. 1684, 23.
  22. Idem, 1684. 23, 24.
  23. Relation du P. Jacques Bigot. 1684. 32.
  24. Relation du P. Jacques Bigot. 1684. 39.
  25. Relation du P. Jacques Bigot, 1684. 51. 59.
  26. Relation du P. Jacques Bigot. 1684, 48. 49.
  27. « Tak8erima », qui a de l’importance, celui dont l’avis est d’un grand poids.
  28. Relation du P. Jacques Bigot. 1685. 14. 15.
  29. Idem. 1685. 14.
  30. Relation du P. Jacques Bigot. 1685. 14.
  31. Relation du P. Jacques Bigot. 1635. 20, 21.