Histoire de trois générations (Jacques Bainville)/Chapitre 11

Nouvelle Librairie nationale (p. 274-287).


CHAPITRE XI

LE PREMIER JOUR DE LA MOBILISATION EST LE DIMANCHE 2 AOUT


_______________— Plus d'un
Ne viendra plus chercher la soupe parfumée,
Au coin du feu, le soir, auprès d'une âme aimée.

Baudelaire.


À vingt et un ans, tout Français entre en possession de deux papiers redoutables : sa carte d’électeur et son fascicule de mobilisation. De l’usage qu’il fait de l’une dépend le sort que lui réserve l’autre. Mais ce rapport s’établit dans des régions lointaines, inaccessibles à la vue du simple citoyen, trop naturellement soucieux de ses intérêts immédiats pour porter son regard au delà de ses commodités présentes et de son horizon privé. Combien de Français, jusqu’au 2 août 1914, seront morts de leur mort naturelle en se disant qu’en somme il avait fait bon vivre, depuis l’année terrible, et que la France républicaine n’était pas une si mauvaise maison ! La bourgeoisie touchait ses rentes, ses loyers, ses dividendes et payait des impôts supportables. « Nous prenons notre bien en patience », disait une grande dame au temps du ralliement. En effet, de quoi se serait-on plaint ? Une justice distributive bien réglée faisait que chacun avait son tour et rendait très faible le nombre des mécontents : la chose publique était la seule négligée. Quand les ouvriers étaient servis, on n’oubliait pas les patrons. Le bien-être des possédants était un droit comme le « mieux être » des prolétaires. Le socialisme n’effrayait plus sérieusement personne depuis qu’il avait perdu les aspects farouches du communisme partageur et que, de révolutionnaire, il était devenu évolutionniste. Il faisait même bon ménage avec la ploutocratie, véritable reine, au dire d’Anatole France, de ce système de gouvernement. La France était comme une vaste société d’assurances mutuelles qui n’oubliait qu’une chose : c’était de garantir les vies et les biens contre les risques de la guerre et de l’invasion.

Mais pourquoi prévoir la guerre ? On ne l’aurait que si on la voulait et il était certain que la France ne la voulait pas. Et puis, il y avait la Russie, la vaste Russie avec ses millions de soldats, qui tiendrait l’Allemagne en respect, et qui, au cas où il faudrait tirer l’épée, jetterait dans la balance l’immensité de ses forces. Jamais on n’aura vu plus fausse sécurité. A cet égard, les vingt-cinq années de l’alliance russe forment un chapitre, peut-être le plus étrange, de l’histoire politique et sentimentale de la démocratie française.

Lorsqu’au mois de décembre 1917, par de sombres jours d’hiver et de neige, les soldats français eurent appris, dans leurs tranchées, que la Russie de la révolution avait conclu un armistice avec l’ennemi et qu’en pleine bataille elle trahissait ses alliés, ce jour-là, les aînés, les territoriaux, purent se souvenir. Reparurent-elles à leur mémoire, ces journées d’automne parisien où l’amiral Avellan, ses officiers et ses marins avaient parcouru la ville délirante ? Des flots d’une mer humaine, jaillissait le cri de l’enthousiasme et de la confiance, ce « Vive la Russie », qui avait remplacé le « Vive la Pologne » des temps anciens. C’était l’expression ardente et naïve d’un sentiment de gratitude pour ces frères lointains, inespérés, qui, les premiers, depuis nos désastres, voulaient bien nous tendre la main. Leur tsar n’était plus le tyran, le « vampire » du romantisme révolutionnaire. Le mythe avait changé. L’autocrate du Nord devenait une sorte de divinité tutélaire, l’ange gardien de la France. Longtemps encore, sous le chaume de nos campagnes, on trouvera son image, comme une icone, épinglée à l’humble mur.

Et il était vrai que, du côté russe, l’alliance était l’œuvre d’une dynastie, une conception d’empereur, d’aristocrates et de diplomates. En vue de l’équilibre, idée abstraite et savante, ils avaient conclu avec la France un mariage de raison, et la France avait cru faire avec tout un peuple un mariage d’amour. Dans cette illusion, elle en passait par tous les caprices du colosse. Elle lui portait son or, sans compter. Elle envoyait même ses vaisseaux à Kiel, saluer Guillaume II, car, à ce moment, dans l’esprit de la politique russe, l’alliance devait servir de transition à une entente entre Pétersbourg, Berlin et Paris. La France l’ignorait et d’ailleurs ne l’eût pas cru. Le symbole de l’alliance, c’était la revanche pour les uns. Pour les autres, c’était au moins la protection contre l’Allemagne. Et le symbole était le plus fort.

C’est pourquoi, au bout de peu de temps, une politique renouvelée de Jules Ferry put être reprise sous le couvert de la Russie. Des modérés, des républicains décents s’étaient laissés tenter à leur tour. L’alliance, croyaient-ils, stabilisait l’Europe. Elle était donc propice à de vastes desseins exotiques. Alors on se jeta dans la politique « mondiale », nouveau nom de la politique coloniale. S’aperçut-on, en France, que le ferrysme recommençait ? Nullement. L’alliance russe dissimulait, embellissait tout. La France ne voyait pas que, pour la seconde fois, elle se rapprochait insensiblement de l’Allemagne et qu’elle allait droit à un conflit avec l’Angleterre. Soudain, c’est Fachoda. Le vaisseau a touché un écueil et toute l’armature en tremble. Quel sentiment prévalut alors chez le peuple français ? Il le distinguait mal lui-même. Sans doute il y avait l’humiliation du recul. Il y avait aussi la révélation d’un péril couru sans que personne l’eût vu venir, le sentiment juste que cette lutte inégale de la France, avec ses escadres négligées, contre la première puissance maritime du monde, eût été une folie désastreuse, un crime contre la raison, après lequel l’Allemagne, sur le continent, nous eût tenus à sa merci. Nous venions de côtoyer un abîme…

Fachoda signifiait une chose grave : c’est qu’il n’y avait pas de neutralité possible en Europe pour la France. Entre l’Allemagne et l’Angleterre, il fallait opter. Pas de repos : l’abdication elle-même était une chimère et la triade germano-franco-russe rêvée à Pétersbourg n’eût conduit qu’à d’autres complications. En cette fin du dix-neuvième siècle, l’Europe se cherchait, et dans quelle obscurité ! Depuis 1871, on peut dire qu’elle avait essayé de tout pour composer avec l’existence d’une grande Allemagne et pour s’adapter à cet immense fait nouveau. En vain ! Quelque chose de plus fort que les volontés ramenait les nations vers le problème central. Ce pauvre dix-neuvième siècle, tout chargé de ses illusions et de ses fautes, ne mourait que pour léguer au vingtième la tâche de liquider ses erreurs.

« Et pourtant, si je veux échapper au passé ? » semblait dire alors la démocratie française. L’avertissement sibyllin de Fachoda était survenu au milieu d’une nouvelle crise politique et morale de la France : l’affaire Dreyfus, à maints égards, a fourni une réplique du boulangisme. Seulement les points de départ étaient bien différents. Au lieu d’être, comme dix ans plus tôt, l’agresseur, de prendre l’initiative, le nationalisme fut alors un sentiment de défense. C’est pourquoi ses pulsations furent moins nettes, moins vives, plus diffuses. Contre quoi réagissait l’instinct national qui prenait parti pour l’armée et pour l’état-major ? Contre la conception démocratique qui cherchait, par l’antimilitarisme, sa réalisation intégrale. Toute la partie idéaliste du programme dreyfusien, Droit, Justice, cosmopolitisme, c’était le pavillon qui recouvrait la politique du moindre effort. De bonne foi, quelques esprits généreux, nourris de doctrine libérale, ont pu s’y tromper. L’histoire, qui distingue les causes et les effets, ne s’y trompe pas. Les chefs du mouvement n’y virent pas moins clair. Il s’agissait d’organiser définitivement en France un régime sur l’idée du renoncement et de la paix, une société affranchie des traditions et des disciplines d’un autre âge, libérée du passif légué par la génération antérieure, un État dont le principal souci serait d’assurer à l’individu la somme des satisfactions que peuvent procurer les lois sans ruiner l’ordre public. Le droit au bonheur deviendrait le premier des droits. Et quiconque troublait cet épicurisme social, en rappelant, comme Déroulède, le souvenir de 1870, le devoir à l’égard des provinces perdues, était voué aux maisons de fous. « Déroulède à Charenton ! » Ce cri de la rue n’était que la traduction injurieuse et grossière d’une idée de gouvernement, celle de Thiers et de Jules Grévy, épanouie dans une pleine maturité. A la fête du « triomphe de la République », lorsque le drapeau rouge, naguère proscrit, apparut, le président Loubet, fils, petits-fils de propriétaires, ne s’effaroucha pas de ce symbole, non plus que ses ministres bourgeois. On savait ce qu’il voulait dire. La République radicale-socialiste était née.

Tout de suite elle prospéra. Des charges militaires réduites, un vaste budget qui, par les mille canaux des emplois publics, des indemnités, des subventions, distribuait les richesses du pays sans en tarir brutalement la source, il y avait de quoi séduire les masses électorales. M. de Freycinet observe, dans ses Souvenirs, qu’en 1893 un tiers de la France refusait encore de reconnaître le régime républicain. Depuis, cette opposition n’avait cessé de fondre ou de s’atténuer. A partir de 1902 elle cessa presque entièrement de compter au point de vue parlementaire. Une circonscription qui n’avait pas un député gouvernemental était une circonscription déshéritée, et l’électeur le savait bien. Son bulletin de vote était devenu un billet à ordre dont il s’entendait à tirer les intérêts. On a beaucoup flétri la surenchère électorale. L’admirable, c’est qu’elle ne soit pas allée plus loin, que l’impôt ait continué d’être payé par plus de trois ou quatre cent mille personnes, et qu’une armée encore puissante, malgré tant de lacunes, tant de relâchements successifs, ait coexisté avec cet état de pure démocratie. Le bon sens, l’instinct national des Français avaient servi de correctif. Ils avaient fait ce premier miracle.

Il y avait plus de dix ans que la politique intérieure et la politique extérieure de la France ne se pénétraient plus qu’à peine ou ne se pénétraient plus du tout. En 1905, sept ans après Fachoda, il s’était produit une nouvelle secousse. Cette fois, c’était avec l’Allemagne que la guerre avait failli éclater. Quels soubresauts ! Quels coups de tangage ! Après Charybde, c’était Scylla. Le rapprochement franco-anglais, la liquidation de la vieille et funeste rivalité coloniale, cette œuvre politique si raisonnable et dont le seul défaut était d’avoir trop tardé, avait donc produit cet effet ? L’entente cordiale s’ajoutait à l’alliance russe. Les deux Empires qui, en 1875, s’étaient interposés quand Bismarck voulait en finir avec la France, nous avions enfin réussi à nous les attacher, à ébaucher avec eux un système diplomatique. Et voilà que cette garantie se changeait en un risque nouveau ! Mais, en y regardant de plus près, on découvrait déjà quelques-unes des faiblesses de la Russie, travaillée par la révolution et imprudemment lancée, sous l’impulsion maléfique de l’Allemagne, vers les aventures d’Extrême-Orient. Guillaume II avait réussi à faire battre les Russes et les Japonais, comme Bismarck, lorsqu’il nous envoyait en Afrique, rêvait de nous faire battre avec les Anglais et les Italiens. Et nous lui étions liés, à cette Russie. Notre sort dépendait du sien. De tout ce qui lui arriverait, nous subirions le contre-coup. Non, décidément, il n’y avait pas de sécurité parfaite. Il n’y avait pas de repos.

Depuis le traité de Francfort, pouvions-nous nous appartenir ? Pouvions-nous vivre à notre guise d’une vie indépendante au milieu des nations ? Il y avait trente ans que les gouvernements républicains cherchaient la formule magique qui eût concilié la paix et l’honneur, écarté le risque de guerre sans laisser abdiquer la France. Et l’on se trouvait ramené au point de départ, en face d’une Allemagne qui nous donnait à choisir d’être ses alliés et ses vassaux ou d’être implacablement notre adversaire. Pouvait-on échapper à ce dilemme ? On voulut encore s’en flatter.

Lorsque l’empereur allemand parut à Tanger, la menace à la bouche, pour contester l’accord par lequel l’Angleterre, en échange de nos droits sur l’Égypte, laissait le Maroc à la France, un homme dirigeait depuis sept ans notre politique étrangère. Au milieu de l’inattention générale, il l’avait conduite à son gré. Théophile Delcassé avait écouté, compris, suivi la pensée du roi Édouard VII et des dirigeants anglais. La Triple Entente s’ébauchait. La République radicale-socialiste se trouvait, à son insu, engagée dans un grand système européen qui, pour l’observateur averti, ressemblait à s’y méprendre à ceux du dix-huitième siècle, d’où les deux guerres de Sept Ans étaient nées. Ainsi les traditions que la démocratie extirpait à l’intérieur repoussaient à l’extérieur. Le fameux conseil des ministres du 6 juin 1905 mit en lumière cette contradiction. M. Delcassé y parut comme un accusé, coupable d’avoir péché contre la logique du régime, coupable d’avoir attiré des orages sur la France par sa politique personnelle : on disait presque sa politique occulte, bien que les accords franco-anglais de 1904 eussent été ratifiés par les Chambres. Mais, à la vérité, l’ultimatum de Guillaume II était pour tout le monde une révélation. Il ne servait à rien de fermer les yeux. Qu’on n’eût pas de politique étrangère, ou qu’on en eût une, et quelle qu’elle fût, il fallait compter avec le monde extérieur.

Restait une attitude à prendre, une dernière expérience à tenter : on s’inclinerait devant l’Allemagne, on chercherait à désarmer son courroux par des concessions. M. Delcassé fut sacrifié sur l’autel de la paix. « Humiliation sans précédent », soupirèrent des républicains qui n’avaient pas cru qu’on verrait jamais un ministre français renversé sur l’injonction de Guillaume II. Pourtant il fallait en passer par là ou par la guerre. Et l’on alla à la Conférence d’Algésiras que l’Allemagne avait exigée. Autre prodige : il y parut que l’Empire allemand était isolé dans le monde, à peine soutenu par quelques comparses dans ses prétentions. L’aréopage international lui résistait, le déboutait et lui marquait sa méfiance : la vaste coalition avec laquelle l’Allemagne est aux prises aujourd’hui s’est esquissée à Algésiras. Dès lors, c’était bien clair : l’Allemagne ne croirait plus qu’à l’intimidation et à la force. Quoiqu’il arrivât, plus de conférence, plus d’arbitrage, plus de tribunal européen où elle se savait d’avance condamnée par la majorité. En acceptant d’aller à Algésiras, on n’avait abouti qu’à fermer une porte. Plus que jamais, l’Allemagne était convaincue que sa seule issue serait la guerre et elle ne passa plus un jour sans y penser et sans s’y préparer.

Chez nous, il y eut encore des hommes pour croire que nous échapperions à ce destin. Suivant la pensée qui avait guidé les fondateurs du régime, adaptant à la République radicale-socialiste les axiomes de la République conservatrice et opportuniste, ils conçurent et ils désirèrent une entente avec l’Allemagne. De nouveau, dans le pays, les deux courants désormais historiques se reformèrent. Mais, cette fois, l’ensemble de la nation n’y participait que faiblement et de loin. C’est dans les régions supérieures de l’opinion et dans les états-majors du personnel parlementaire que les deux tendances se retrouvèrent aux prises.

Il y avait toujours ceux qui se disaient à eux-mêmes que la France devait se résigner à ne plus être qu’une nation de deuxième ordre, glorieuse dans le passé, modeste dans le présent et dans l’avenir, comme l’Espagne, comme la Hollande. Son tour était fini, la roue de l’évolution ayant fait monter la puissance allemande. Cette Allemagne, si grande par le nombre, par l’organisation, par les richesses, le mieux était de s’incliner devant elle, de collaborer avec elle. Au moins fallait-il s’écarter de son chemin et, quand on la rencontrait, s’effacer. Telle était la logique du régime électif et de notre démocratie. C’était la thèse de Jean Jaurès qui, périodiquement, à la tribune de la Chambre, agité des tremblements de la pythonisse, annonçait des catastrophes, si, au Maroc, en Orient, on ne se rangeait pas aux vues de l’Allemagne. C’était l’idée de Joseph Caillaux, et il la mettait à exécution en 1911, après le « coup d’Agadir », lorsqu’il cédait à l’Allemagne une vaste part du Congo français, amorce d’un « rapprochement » qu’un député lorrain, en son nom et au nom des représentants des pays frontières, vint dénoncer dans une déclaration qui rappelait celle de Keller à l’assemblée de Bordeaux.

Ainsi, depuis qu’elle était fondée, la République ne cessait de tourner dans le même cercle. Elle n’était pas libre, mais prisonnière de ses origines, et un déterminisme pesait sur elle. Quoi qu’elle tentât, quelque forme qu’elle prît, elle finissait toujours par se retrouver en face de la grande question, celle qu’avaient posée l’ancienne défaite, la perte des deux provinces et l’écrasant voisinage de l’Empire allemand. Alors, après une période de fléchissement et d’abandon, le sentiment national, obscur chez les uns, lucide chez les autres, se ranima. Le coup d’Agadir et le traité du 4 novembre 1911 furent de nouveau le signal d’un de ces réveils. La même voix âpre qui, vingt-cinq ans plus tôt, avait condamné Ferry, accusait Caillaux. Mais comme les temps étaient changés ! Ce vent de fronde, ces chansons, cette alacrité des foules, qui avaient été la marque du boulangisme, avaient fait place à un sentiment grave et anxieux, celui d’un peuple menacé dans son existence, provoqué à tout instant par un adversaire redoutable. Et ce sentiment était celui d’un petit nombre. Ces cortèges qui se rendaient en silence aux autels de la patrie, à la statue de Jeanne d’Arc et à la statue de Strasbourg — voisine de celle de Lille, qui serait bientôt en deuil, — c’étaient des cortèges à la polonaise, c’était l’élite savante, prévoyante et douée de mémoire, nourrissant le feu sacré de la nationalité dans un pays que l’invasion menaçait et qui ne s’en doutait pas.

L’élection de M. Poincaré à la présidence de la République avait été l’expression politique de cette renaissance du sentiment national. Puis, que d’hésitations, que de rechutes, jusqu’à l’heure où la République devrait appeler les citoyens aux armes ! Les élections d’avril-mai 1914 montrèrent que la foule restait insensible à son bien et à son mal, indifférente et aveugle au danger. Si jamais consultation populaire signifia une volonté de paix et de désarmement, ce fut celle-là. Le service de trois ans, rétabli à la demande des chefs de l’armée et de quelques ministres avertis et anxieux qui voyaient monter l’orage, sortait condamné du scrutin. « Inveni portum, avait répondu le suffrage universel. Dans le havre démocratique, je suis en sûreté et je suis bien. Je ne cherche querelle à personne et, si quelqu’un nous en cherche une, n’y a-t-il pas le faisceau de nos alliances et de nos amitiés pour rendre la guerre impossible ? »

Encore quelques semaines, et l’heure redoutée sonnera après quarante-trois ans. La République n’a pu tenir sa promesse de paix : l’illusion était de croire que la guerre ou la paix dépendissent d’elle. Et ses chefs craignent alors les effets de cette promesse répétée, de ce narcotique si longtemps administré à hautes doses, que la démocratie demandait et qui l’a endormie dans la paresse et dans l’insouciance. Ils savent aussi que la France n’est pas prête comme elle devrait l’être, que l’électeur, juge souverain de son propre sort, ne s’est pas forgé à lui-même des armes suffisantes pour le jour de l’assaut.

Ce grand jour inévitable, le voilà arrivé. Un roulement de tambour dans les villages, une dépêche qu’on affiche : c’est le destin qui prononce, pour des millions d’individus et pour la nation. « La mobilisation générale est ordonnée. Le premier jour de la mobilisation est le dimanche 2 août. » Ce premier jour, comme il est loin ! Il s’en est écoulé plus de mille pendant lesquels on a combattu et souffert, pendant lesquels on est mort. Quarante ans de liberté politique auront eu pour contrepartie des années d’invasion et des années de tranchée. Que de sang, que de larmes et que de ruines ! Dans quelle trompeuse sécurité ce peuple avait vécu ! Mais, au fond de lui-même, il y avait quelque chose d’indestructible. La France avait tout à refaire pour sauver son indépendance et sa nationalité, pour réparer cent ans d’erreurs. Devant l’énorme tâche, elle n’a pas reculé un instant.

Nos anciens combattants de 1870 qui, depuis peu, portaient le ruban vert du souvenir, commençaient à se clairsemer, lorsqu’une nouvelle génération de Français s’est trouvée face à face avec une nouvelle génération d’Allemands. Était-ce toujours la même Allemagne ? Non, elle était pire.

Et d’abord les Français ne voulaient pas croire qu’un peuple entier fût capable d’un tel forfait, d’une agression si perfidement calculée. Ces Allemands, c’étaient des hommes comme les autres. Eux aussi, ils étaient mobilisés jusqu’aux limites de l’âge mûr et ils avaient des femmes, des enfants, un foyer. C’était leur vie qu’ils exposaient. Et ils auraient voulu cela ? Allons donc ! Ils n’avaient pas leur libre arbitre. Ils étaient gouvernés par un empereur et par une caste militaire qui les envoyaient à la boucherie. Mais ils ne tarderaient pas à secouer ce joug, à se révolter. N’y avait-il pas des millions de socialistes en Allemagne ? Leurs députés ne rencontraient-ils pas les nôtres dans des Congrès ? Scheldemann, en 1912, à la fête du Pré-Saint-Gervais, n’était-il pas venu affirmer la fraternité de l’Internationale ? Cette guerre allemande était une « guerre d’officiers ». Mais il y avait deux Allemagnes, et la seconde, la vraie, la bonne, ne tarderait pas à se révéler…

Jadis, en effet, il y avait eu non pas deux Allemagnes, mais trois. Auprès de la Prusse, colonie militaire en marge des pays germaniques, il y avait une Allemagne réactionnaire et particulariste qui somnolait, une Allemagne libérale et unitaire qui rêvait. Cette pâte avait levé par le ferment prussien. Alors il n’y avait plus eu qu’une seule Allemagne, inspirée par la plus puissante des idées du siècle, l’idée de nationalité, qui peu à peu, avait absorbé toutes les autres. Ils avaient disparu ces libéraux, ces révolutionnaires qui, en 1871, au nom du droit des peuples, avaient protesté contre l’annexion de l’Alsace-Lorraine au risque de la prison. Ils avaient disparu, ces catholiques qui, avec Windthorst, résistaient à Bismarck. Comme les libéraux, les premiers, en avaient donné l’exemple, les socialistes et les catholiques étaient devenus « nationaux ». Avec les années, le courant n’avait fait que devenir plus fort. Par deux fois, en 1887 et en 1893, sous Bismarck et sous Caprivi, il avait fallu dissoudre le Reichstag pour obtenir le vote de nouvelles lois militaires. Depuis, cette opposition n’avait pas reparu. Des charges de plus en plus lourdes étaient imposées au peuple allemand et il approuvait, par le suffrage universel, que ce formidable instrument de guerre lui fût forgé.

En somme, sa révolution politique, l’Allemagne l’avait eue de 1866 à 1870. Cette révolution était dans son passé et continuait à la diriger. Pour redevenir une nation, il avait fallu qu’elle brisât l’ancien système des petites cours, qu’elle redevînt un Empire, appuyé sur la force de l’État prussien et organisé par lui. L’Allemagne était fière et heureuse d’être « une ». Et dans la même mesure où elle était attachée à son unité, si longtemps désirée, source de richesse, de puissance et de gloire, elle était attachée aux conditions de son unité, telles que l’histoire les avait établies. Ces conditions, c’était la monarchie des Hohenzollern et de fortes institutions militaires. Ainsi l’Allemagne, sa dynastie impériale et son militarisme formaient un bloc, dans lequel il était vain de chercher à distinguer. Quelquefois des orages passaient. Pendant les fameuses « journées de novembre » 1908 le peuple allemand avait grondé haut contre Guillaume II. Tout de suite, de lui-même, il apaisait ses tempêtes à la pensée qu’il touchait à l’arche. Un remords l’arrêtait sur le chemin au terme duquel il craignait d’entrevoir la dissociation de l’Allemagne par un divorce entre la nation et l’empereur.

Ainsi ce nationalisme germanique, sorti des grands courants intellectuels du dix-neuvième siècle, associé, à ses origines, à l’idée libérale, s’était développé dans le sens de l’impérialisme. La liberté qu’avaient conçue les Allemands, ç’avait été d’abord celle de former, au lieu d’une « mosaïque disjointe », un seul peuple affranchi des entraves de la vieille Confédération. Maintenant, ils la concevaient comme la liberté de rayonner à travers le monde, de conquérir, selon le mot de Guillaume II, leur « place au soleil ». Et pour cela, il fallait supplanter les puissances anciennement constituées, la France et l’Angleterre surtout, assises, par droit d’héritage, dans tous ces lieux favorisés qu’à travers les âges se sont toujours disputés les Européens. L’Allemagne était grande. Elle était forte. Elle avait travaillé tandis que les autres se reposaient. Elle se disait donc que son tour était arrivé. Ce qui ne lui était pas accordé parce qu’elle était la dernière venue, elle devait le prendre. Une loi historique le voulait. Sur les mers, dans la Méditerranée, dans cet Orient où une convoitise et une nostalgie n’ont cessé d’attirer les peuples, l’Allemagne devait trouver la large part, la place éminente qui revenaient à son pouvoir.

Voilà pourquoi il était vain d’attendre que le peuple allemand pensât comme nous. Il formait un monde à part qui, depuis 1871, avait eu son évolution particulière, une sorte d’hommes à l’esprit desquels les choses ne se peignaient pas comme à l’esprit du reste des humains, et qui, aux notions élémentaires de la liberté, du droit, du devoir, du juste et de l’injuste, donnaient un sens différent. Quelle erreur avait été celle du dix-neuvième siècle, quand il avait cru, sur la foi du principe des nationalités, que l’unification de l’Allemagne, en simplifiant le système de l’Europe, abolirait les anciennes causes de conflits et préparerait l’harmonie du monde par la naissance d’une nation égale et semblable aux autres nations ! Battre l’Allemagne, il n’y avait plus d’autre ressource pour la France. Il n’y avait plus d’autre moyen de rendre le monde libre et juste, et même habitable seulement.

On s’était imaginé que tout finissait et tout ne faisait que recommencer. La démocratie française croyait s’être affranchie du passé. Et pendant ces longues, lourdes années de guerre, il a fallu se battre pour l’évêché de Verdun comme sous Henri II, aux Dunes et à Lens comme sous Louis XIV. Des profondeurs du temps, toute notre histoire surgissait. Et c’est aussi ce patrimoine historique, c’est ce riche héritage qui ont assuré le salut de la France. Vieille nation aux fondements solides, elle a pu puiser dans un capital formé par mille ans de travaux et de vie en commun. A ces jours critiques de son existence, elle payait ses erreurs et elle recueillait aussi le fruit de ce qu’elle avait fait de bien et de beau. Ses traditions et ses souvenirs militaires concouraient avec le labeur persévérant, souvent si mal récompensé, de ceux qui, depuis 1871, s’étaient appliqués à lui donner une armée, à lui instruire des états-majors et des soldats. Et, au moment le plus tragique, lorsque, déjà toute saignante, elle était trahie par l’idée révolutionnaire qui détruisait la Russie, l’Amérique, se souvenant qu’elle avait été sauvée grâce à Louis XVI et à Vergennes, grâce à La Fayette et à Rochambeau, venait aider la France à se sauver à son tour.

Si ces lointaines puissances du temps se sont fait sentir, comment des influences plus proches n’auraient-elles pas agi ? Dans la guerre, le grand conflit qui, tant de fois, avait mis les Français aux prises avant la guerre s’est représenté. Ceux qui pensaient au fond d’eux-mêmes qu’il eût mieux valu s’entendre et composer avec l’Allemagne plutôt que de lui résister, ceux-là n’abandonnaient pas leur idée, ou bien ils n’y renonçaient que du bout des lèvres. Mais combien cette idée s’aggravait lorsque l’Allemagne en armes occupait le territoire, lorsqu’une expérience atroce enseignait que tout fléchissement, toute faiblesse morale eussent livré la France à l’ennemi et qu’au mois d’août 1914, l’Allemagne eût exigé la remise de nos places fortes, les clefs de notre maison, en garantie de notre neutralité Ce qui avait été une politique, et une politique qui jamais n’avait pu être avouée ni pratiquée au grand jour, tournait à la haute trahison. Le jour où Clemenceau, pareil à ce qu’il avait été lorsqu’il dénonçait Jules Ferry, a envoyé Joseph Caillaux devant la justice, c’est le procès ouvert depuis les origines de la République qu’il a fait juger.

Et maintenant, il s’agit de savoir ce qu’on fera, ce qu’on pensera demain. Il y aura l’Europe à reconstruire. Tous les problèmes du passé sont remontés à la surface, et il s’en est ajouté de nouveaux, de plus vastes, qui, peut-être, n’ont pas encore fini de se développer. Ce ne sont plus seulement quelques peuples qui se trouvent en présence et, comme aux moments les plus difficiles d’autrefois, une demi-douzaine d’États qui avaient l’habitude de rivaliser, de guerroyer et de négocier entre eux. L’âge, que nous aurons encore connu, de la pentarchie ou de l’hexarchie européenne, est sans doute un âge révolu. Le monde entier, avec de jeunes Empires qui naguère se tenaient à l’écart des affaires d’Europe, est impliqué dans cette guerre immense. Quelle sera la place, quelle sera la politique de la France dans cet univers nouveau ?

Car il faudra avoir une politique. L’illusion qu’une fois la paix, une bonne paix obtenue, tout ira de soi-même, est la pire des illusions. Si, dans cette grande mêlée de forces et d’intérêts, la France n’apportait que le petit bagage de formules qu’elle tient de la démocratie libérale, elle serait bien dépourvue. Au cours de ces années terribles, nous avons vu renaître, tels qu’ils étaient au milieu du siècle dernier, les rêves et les idées qui, alors, avaient si cruellement desservi le peuple français. Principe des nationalités, Société des Nations, guerre aux autocraties et aux puissances réactionnaires, confiance aux peuples et au progrès : voilà de vieilles connaissances. Ces idées, il est vrai, n’ont plus l’attrait sentimental qu’elles ont exercé chez nous sur une autre génération. Un réalisme acquis par de dures épreuves les tolère par une sorte de respect humain, et s’en impatiente souvent. Elles font partie d’un verbalisme conventionnel qui n’a qu’une force de propulsion très faible, et qui, au jour de l’application pratique, s’il ne devait être corrigé par les faits, comporterait moins d’avantages que de déceptions et de dangers.

Ce qui a échoué, ce qui a causé tant de maux dans le passé, comme nous avons essayé de le montrer par ce livre, ne pourra pas être heureux ni bienfaisant dans l’avenir. La démocratie ne deviendra pas plus prévoyante. Les lois de la vie n’auront pas changé. L’espèce humaine non plus. Seulement, la concurrence sera peut-être plus âpre et les rapports entre les nations plus complexes. Un petit nombre de principes simples et assurés, d’axiomes de bon sens, pareils à ceux qui avaient fait grandir la France d’autrefois et qui la protégeaient, seront aussi la ressource de l’avenir. Comme l’avait dit, à une date critique, un Français qui n’a jamais été si bien inspiré que ce jour-là, il n’y a pas de vieille politique, il n’y en a pas de neuve il y a la politique éternelle.