Histoire de trois générations (Jacques Bainville)/Chapitre 1

Nouvelle Librairie nationale (p. 157-168).


CHAPITRE PREMIER

L’ÉVANGILE DE SAINTE-HÉLÈNE


« Nous demeurons les martyrs d’une cause immortelle. Nous luttons ici contre l’oppression des dieux et les vœux des nations sont pour nous. »
Mémorial de Sainte-Hélène.


MA généalogie ne remonte pas haut et je ne suis pas riche en papiers de famille. Bien des fois, dans mon enfance, j’ai entendu raconter que, sous la Terreur, tandis que tremblait le monde, un de mes arrière-grands-oncles avait profité du vaste remue-ménage pour épouser, malgré ses parents, une blanchisseuse dont il était épris.

Lorsque nous lisons l’histoire, il semble toujours qu’aux périodes de grand drame les hommes n’aient pas détaché les yeux du théâtre des affaires publiques. Pourtant, les luttes de la Convention et la guillotine avaient laissé à ce jeune homme l’esprit libre et le cœur léger. Du bouleversement général, il avait retenu ce qui était propice à ses amours. La chute de l’ancienne morale et de l’autorité paternelle lui avait paru le résultat le plus clair de ces immenses événements. Quatre-vingt-dix ans plus tard, on parlait encore chez nous de ce mariage comme d’un scandale, en sorte que la principale horreur de la Révolution semblait consister dans la fantaisie de ce libertaire qui avait pris femme à la boutique de Madame Sans-Gêne.

L’idée de mésalliance a ses degrés. Tel qu’il s’est transmis jusqu’à moi, le récit de ce mariage sous la Terreur permet de déduire qu’il s’agissait d’une famille de bourgeoisie modeste et fraîchement promue qui s’estimait pourtant supérieure à l’ouvrier et au paysan. De l’époque révolutionnaire et napoléonienne, cette famille n’avait pas gardé un mauvais souvenir. Les aventures prodigieuses de la nation pendant ces vingt années de guerre s’étaient traduites en millions d’aventures individuelles, quelquefois profitables, toujours romanesques. Les courses de la Révolution et de l’Empire avaient laissé la France épuisée, finalement battue et dépouillée, mais couverte de gloire militaire et ivre de cette gloire. Et puis, ce roman épique avait renouvelé les destinées. Les Français s’étaient divertis comme des dieux. Voilà pourquoi, loin d’en vouloir à Napoléon, ils lui ont si longtemps voué un culte. A défaut d’un autre empire, il leur avait légué celui de l’imagination, et ce n’est pas en vain qu’il les avait promenés à travers les cités conquises, à travers les pays de soleil et d’Orient. Qui oserait jurer que, plus tard, les Allemands, même battus, ne sentiront rien de pareil pour leur empereur ?...

Je sais peu de chose du capitaine Corasse, officier de fortune dans la Grande Armée et dont ma grand’mère conservait le sabre, sinon que, quand il logeait chez l’habitant, il avait coutume de dire « Tu as l’oreille rouge, tu dois avoir du bon vin. » Et, comme Napoléon à ses maréchaux, il pinçait le lobe vermeil, manière d’avertir l’hôte qu’il eût à chercher du meilleur. Je ne sais guère mieux quelle parenté unissait ce brave à une jeune femme dont le portrait est venu jusqu’entre mes mains. C’est un simple crayon de David d’Angers, mais où brille le feu de l’amour. David était à l’école de Rome dans le temps où, lectrice chez le roi de Naples, la belle courait les grands chemins. Il est clair que ces jeunes gens se sont aimés. D’une écriture estompée, sur la tranche du livre posé devant sa maîtresse, David a écrit son nom : Gabrielle. Beaux jours, sans doute, qui durèrent moins encore que le royaume de Murat. J’ai entendu dire de cette aimable grand’tante qu’elle était morte avant l’âge, un soir qu’elle chantait au clavecin. Elle est allée rejoindre le capitaine Corasse, amateur de bon vin, avec les autres ombres de la féerie napoléonienne.

De ces événements, nul témoin, nul acteur, n’avait mieux compris la portée, mieux dégagé le sens général que Napoléon lui-même. Sur son rocher de Sainte-Hélène, il conçut une idée qui valait ses plans de bataille et le Code civil pour lui ou pour quelqu’un de sa race, il préparerait plus qu’un retour de l’île d’Elbe, plus qu’un coup de Brumaire. Devinant le siècle, il allait en façonner, en diriger la pensée à distance. Législateur et capitaine, il se révéla profond psychologue et psychologue d’action.

De son île perdue, à deux mille lieues de la France, presque sans livres et sans journaux, il sonda mieux que personne l’esprit et le cœur des Français. Par une intuition géniale, il pressentit le mélange de sentiments qui allait se former chez eux et il vit la semence à faire fructifier. En s’écoutant lui-même, en racontant son histoire prodigieuse à Las-Cases et à Montholon, il entendait distinctement ce que la France se formulait mal encore. Austerlitz et Waterloo, le drapeau tricolore tour à tour victorieux et humilié, la révolution de 1789 s’achevant par le retour des Bourbons : toutes les nostalgies, celle de la liberté et celle de la gloire, allaient tourmenter le peuple français. Des désirs un moment étouffés renaîtraient. Ils s’aviveraient par le regret et par la magie des souvenirs. Dans une sorte de captivité morale, équivalant à celle que subissait l’empereur vaincu, un état d’esprit nouveau se formerait. Sed non satiata. La France n’était pas rassasiée de gloire, même de gloire vaine, coûteuse, soldée par des invasions. Les principes de sa Révolution ne cesseraient pas de lui être chers. Le désastre final, les traités de 1815, en laissant un sentiment d’humiliation et d’impuissance, inspireraient aussi la passion d’une revanche à prendre par les idées et par les armes. L’empereur voulut que son nom fût le symbole de cette revanche.

Car ce n’était pas seulement à l’intérieur que la Révolution, continuée par Bonaparte, avait fait faillite. Elle avait échoué au dehors : pour elle, vingt ans de guerre n’avaient pas assez transfiguré le monde. Le cycle révolutionnaire se fermait chez nous par la restauration de la monarchie, par le gouvernement des prudents et des sages. En Europe, la réorganisation de Vienne et la Sainte-Alliance des rois fondaient la tranquillité du continent sur les anciennes méthodes de l’équilibre, sur une combinaison de droits et d’intérêts propre à garantir chacun et tous contre les exigences des peuples, contre les mouvements nationaux et les appétits de domination des États. Ainsi d’immenses calamités étaient épargnées à la communauté européenne, où personne ne peut bouger que tous ne se heurtent. Ainsi apparaissaient des horizons sûrs. Mais c’étaient des horizons limités. Le repos, le travail pacifique et fécond succédaient à une ère de bouleversements. Était-ce assez pour contenter les hommes ? Napoléon ne le crut pas. Toujours il avait su parler à la nation française. A Sainte-Hélène, il eut la divination des paroles qu’elle voudrait entendre encore.

Par le système européen sorti du Congrès de Vienne, les ambitions et les passions des peuples, non seulement du peuple français, mais celles des autres, bien plus dangereuses, se trouvaient comprimées. Napoléon savait que les peuples ne se gouvernent pas par la raison, encore moins par le bon sens. Les rois calmaient l’Europe. Il paria pour le réveil et pour l’explosion. Dans sa solitude, il élabora une doctrine qui devait attirer à sa cause les sentiments confus qu’il sentait destinés à grandir. Déjà, pendant les Cent Jours, il avait fait alliance avec les républicains et les libéraux. Il avait vu, après la seconde abdication, le grand Carnot pleurer sur son épaule. De ce moment lui apparut une politique nouvelle, la seule qu’il eût encore à tenter. Les années qui lui restaient à vivre en exil, il allait les employer à rajeunir l’idée napoléonienne, à changer le plumage de l’aigle.

Parfois il eut l’illusion qu’il travaillait pour lui-même et que, chassant les rois, les peuples viendraient le délivrer, enflammés par ses promesses. En tout cas, il travaillait pour son fils, il travaillait pour l’avenir. Il donnait à la cause napoléonienne un fondement plus vaste et plus solide que sa personne et son génie. Il l’associait à une force universelle. Tôt ou tard, quelqu’un des siens devait profiter de cette alliance entre les souvenirs d’Austerlitz, les aspirations des peuples, les espoirs et les regrets de la Révolution.

C’est peut-être de Sainte-Hélène que Napoléon aura eu le plus d’action sur les destinées de la France. Là-bas, il a préparé la démocratie impériale, le règne de Napoléon III, les malheurs qui s’en sont suivis. Le premier Empire, terminé par deux invasions, avait été liquidé par Louis XVIII dans les conditions les meilleures que pût espérer la France, alors que de folles entreprises avaient conduit quatre armées ennemies sur notre territoire. La France telle qu’elle était en 1789, avant ses aventures, ne se retrouvait plus tout à fait intacte. Du moins, l’essentiel était sauf. Nos anciennes frontières étaient à peu près respectées. Le vieux péril germanique, conjuré au dix-septième siècle, après tant de luttes, par les traités de Westphalie, ne reparaissait pas à nos portes. Nous gardions le contact et la protection du Rhin. Il n’y avait pas de puissante Allemagne unie pour menacer à toute heure du jour la paix et notre existence nationale. L’élément positif laissé par vingt ans de guerre nous restait aussi : un capital de gloire accru, une réputation de valeur militaire qui enseignait de quoi les Français étaient capables, qui conseillait aux convoitises étrangères de ne pas s’y frotter. La France, à l’abri du danger allemand, son grand danger de toujours, pouvait vivre, prospérer, se développer conformément à son génie. Avec un peu de prudence, cette situation serait maintenue. Avec du temps, de la patience, elle fût devenue encore meilleure. Les dernières conséquences de Waterloo eussent été réparées. Sur tous les points, sans irriter ni blesser aucune nation, nos limites naturelles auraient pu être atteintes. Il suffisait de laisser faire ceux qui savaient, ceux qui prévoyaient, ceux qui possédaient les saines méthodes et les traditions éprouvées.

Le vade mecum diplomatique rédigé par La Besnardière, sous l’inspiration de Louis XVIII et de Talleyrand, pour nos représentants au Congrès de Vienne, traçait très exactement la ligne de conduite qu’il y avait à suivre pour épargner à la France l’invasion de 1870 et celle de 1914. Il n’était pas possible d’être plus pénétrant. Cette instruction mémorable, dont la clairvoyance a été admirée trop tard, disait en quelques mots le suffisant et le nécessaire :

« En Italie, c’est l’Autriche qu’il faut empêcher de dominer ; en Allemagne, c’est la Prusse. La constitution de sa Monarchie lui fait de l’ambition une sorte de nécessité. Tout prétexte lui est bon. Nul scrupule ne l’arrête. La convenance est son droit. Les Alliés ont, dit-on, pris l’engagement de la replacer dans le même état de puissance où elle était avant sa chute, c’est-à-dire avec dix millions de sujets. Qu’on la laissât faire, bientôt elle en aurait vingt, et l’Allemagne entière lui serait soumise. Il est donc nécessaire de mettre un frein à son ambition, en restreignant d’abord, autant qu’il est possible, son état de possession en Allemagne, et ensuite en restreignant son influence par l’organisation fédérale. »

Talleyrand, qu’il ne faut ni exalter ni diminuer, n’a pas été sans montrer des contradictions et des faiblesses dans son œuvre diplomatique. Mais il a représenté au plus haut point les idées raisonnables qui s’imposaient après 1815 comme après 1830. Il était de l’école du possible. Il voyait juste et loin dans l’avenir quand il travaillait à l’alliance anglaise. En dépit des passions révolutionnaires, alors hostiles à tout ce qui était anglais, Talleyrand, suivant une pensée qui, déjà, avait été celle de Mirabeau, son ami, rêvait comme lui de « confier aux soins paternels et vigilants de la France et de l’Angleterre la paix et la liberté des deux mondes ». Talleyrand ne se trompait pas non plus lorsqu’il luttait contre le préjugé funeste du dix-huitième siècle, contre l’absurde faveur dont jouissait en France la Prusse « libérale ». Il avait écrit un jour à Napoléon, au début de l’Empire « On ne peut espérer que, d’ici à un demi-siècle, la Prusse s’associe à aucune noble entreprise. » Son seul tort était d’admettre qu’une période de cinquante années pût suffire à changer la nature prussienne. Mais enfin toutes les conditions nécessaires à la tranquillité de la France, à l’équilibre de l’Europe, Talleyrand les avait comprises ou entrevues à travers les bouleversements de son époque. Sous Louis XVIII d’abord, sous Louis-Philippe ensuite, il put faire à Vienne, ébaucher à Londres la politique de notre intérêt. Il donnait la formule française de toujours, et qui sera encore celle du vingtième siècle, lorsqu’il définissait sa position comme celle du « bon européen ». Talleyrand, ce n’est pas seulement l’opportunisme et l’habileté. C’est ce bon sens, cette modération, ce jugement qui, au cours des âges, avaient servi à créer et à conserver la France et faute de quoi la nation française est toujours allée à des catastrophes, Voilà ce qui a fait mépriser et honnir Talleyrand par les chimériques.

Victor Hugo a lancé contre lui des injures célèbres. Avant Hugo, Napoléon avait nommé son ancien ministre parmi les quelques hommes pour lesquels il demandait que la France n’eût pas de pardon. Il savait cependant que la rancune n’est pas un état d’esprit politique. Chateaubriand, par sa fameuse brochure de Buonaparte et des Bourbons, avait fait autant que l’ancien évêque d’Autun pour le retour de Louis XVIII, et pourtant le testament napoléonien n’est qu’indulgence pour Chateaubriand : avec une sûreté de jugement étonnante, Napoléon avait reconnu dans le romantisme littéraire un auxiliaire du romantisme politique auquel il attachait désormais sa cause. Quant à la personne et à la qualité morale de Talleyrand, elles lui importaient peu. C’est contre les idées dont le négociateur de Vienne était devenu le représentant qu’il provoquait l’impopularité et la défiance. Le système que Napoléon élaborait à Sainte-Hélène prenait, en effet, le contre-pied de cette diplomatie expérimentale par laquelle la Restauration et la Monarchie de juillet devaient assurer trente-trois ans de repos et de prospérité à notre pays.

La chimère a toujours été plus séduisante que les calculs des sages. Notre fabuliste l’a dit « L’homme est de glace aux vérités, il est de feu pour les mensonges. » La vérité, c’était cette raison constructive qui devait rendre à notre pays sa place dans le monde sans soulever d’orages au dehors. Le mensonge n’eut pas de peine à obtenir la préférence.

Que disait Napoléon dans ces entretiens que les compagnons de sa captivité se chargeaient de répandre ? Il se faisait l’apôtre d’une politique nouvelle, et cette politique avait les caractères et les attraits d’une religion. C’était un vaste programme idéaliste, une déclaration des droits et des devoirs du peuple français, une audacieuse refonte de l’Europe d’après les principes de liberté, d’égalité, de fraternité et de justice. Que voulaient ces gouvernements timorés, ces diplomates professionnels asservis aux vieilles recettes d’équilibre et que l’empereur déchu, à qui ils avaient succédé, traitait avec un suprême dédain ? Ce qu’ils avaient restauré, c’était la routine. Leur prudence diminuait, déshonorait la nation française, l’empêchait de se relever. Sans eux, contre eux, la politique dont Napoléon traçait les grandes lignes rénoverait le monde, et elle le rénoverait d’un seul coup, sans attendre le travail du temps, dédaignant les précautions égoïstes et lâches. La cause de la France, c’était celle de l’affranchissement universel. La liberté serait la formule magique de notre grandeur. La France se devait à elle-même de briser les chaînes des nationalités. À la Sainte-Alliance des rois, elle substituerait la Sainte-Alliance des peuples. Des maximes de 89, naîtraient les États-Unis d’Europe. Alors tous les problèmes seraient résolus. Les conflits n’auraient plus de causes. Sur les races apaisées, devenues semblables par les institutions et par les mœurs, régnerait, dans un monde fraternel, une paix et une joie sans mélange, sous l’égide de la nation française, mère aimée de tous ces bienfaits…

Ce rêve, la Révolution l’avait parfois entrevu. Il mêlait, à des chimères ignorantes, des souvenirs confus, mal compris, de la politique généreuse, raisonnée et féconde que la France avait pratiquée comme protectrice des faibles dans son dessein constant d’empêcher une hégémonie en Europe. La guerre, l’action, les victoires sous des généraux heureux, avaient dissipé cette rêverie qui, très vite, avait fait place au goût de la domination et à l’appétit des conquêtes. Mais, loin de ramener les esprits à la réalité, la chute de l’empire napoléonien fit renaître le vieux songe obscurci. Ce songe grandit, il prit des formes précises, lorsque, de Sainte-Hélène, monta la voix de celui qui, déjà, avait manié et partagé le vieux monde.

Napoléon disait ce qu’il eût voulu faire, ce que la méchanceté des rois, les retours offensifs du passé ne lui avaient pas permis de finir. Waterloo avait été la tombe des peuples libres. Napoléon convoquait le peuple français à reprendre, avec lui ou avec les siens, l’œuvre interrompue. « Il y a des désirs de nationalité qu’il faut satisfaire tôt ou tard », disait la voix du captif. Allemagne, Italie, Pologne sont nos sœurs. Elles doivent être affranchies et unifiées comme nous-mêmes. Nul peuple ne doit plus souffrir. Aucun ne doit rester sous la tyrannie d’un autre et toutes les fractions d’une même race qui veulent se rassembler, vivre d’une vie commune, ne devront plus être séparées à l’avenir. « On compte, en Europe, bien qu’épars, plus de trente millions de Français, quinze millions d’Espagnols, quinze millions d’Italiens, trente millions d’Allemands, disait le Mémorial. J’eusse voulu faire de chacun de ces peuples un seul et même corps de nation. » Voilà donc pourquoi, pendant quinze ans, Napoléon avait fait la guerre. Il s’en persuadait lui-même. À distance, il reconstruisait sa propre histoire, il lui donnait une couleur libérale et humanitaire, il en accentuait les caractères d’idéologie.

C’est ainsi qu’il se vantait d’avoir été le bienfaiteur de l’Allemagne. Pourquoi les Allemands, comme nous-mêmes, n’auraient-ils pas leur unité ? Pourquoi ne formeraient-ils pas un État ? La France et l’Europe avaient été injustes envers eux, depuis les traités de Westphalie jusqu’aux traités de Vienne. Erreur de les tenir en suspicion, de les diviser comme un peuple dangereux, de les mettre en surveillance. Napoléon se félicitait d’avoir « simplifié leur monstrueuse complication ». Son vœu eût été de « réaliser la nationalité germanique », d’en faire « une vaste et puissante monarchie fédérative, une grande union nationale ayant le même drapeau, les mêmes impôts et les mêmes intérêts ». Cette grande monarchie fédérative, la voici justement c’est celle de Guillaume II. Elle est le fléau du monde et, contre elle, le monde a dû se liguer…

Les nations, reines par nos conquêtes,
Ceignaient de fleurs le front de nos soldats.

Béranger, qui a été le poète populaire de la propagande napoléonienne, adoptait et vulgarisait, dans ces vers du Vieux Sergent, la légende et l’évangile de Sainte-Hélène. Napoléon avait porté dans les imaginations le coup qui devait lui livrer la France du dix-neuvième siècle. Sa cause se confondrait désormais avec celle de la liberté et de la Sainte-Alliance des peuples. Sa dictature elle-même, il l’avait représentée comme la dictature d’un libéral, d’un « Washington couronné », despote malgré lui et pour le bien du monde. Ses ennemis seuls ne lui avaient pas permis d’achever son dessein, de compléter l’affranchissement de l’Europe par des institutions libres à l’intérieur. J’ai été « le Messie » de la Révolution, disait-il, et mon nom sera pour les peuples « le cri de guerre de leurs efforts, la devise de leurs espérances. »

Par là, Sainte-Hélène est devenue pour le dix-neuvième siècle le Sinaï de la religion démocratique. « Les visions de Sainte-Hélène conservaient le vague des prophéties, c’était l’éclair dans la nue, » a dit Émile Ollivier, qui a eu la charge funèbre de conduire à son terme de 1870 la politique des nationalités. Ces prophéties ne devaient pas tarder à se transformer en dogmes et en articles de foi destinés à trouver bientôt leur expression politique. La chanson devait les fixer dans la mémoire des plus humbles. Le premier, Béranger, poète médiocre, mais dont le rôle n’a pas été égalé par les plus grands, mit en couplets la légende de l’Empereur et le credo de son testament. C’est plus tard seulement que Lamartine et Hugo ont repris les thèmes, consacrés par le succès, du chansonnier populaire. Ces thèmes, leur lyrisme les a grandis. Mais les hymnes les plus majestueux n’ont jamais trouvé dans le peuple l’écho des chansons de Béranger.

Ces chansons, inséparables de la vie sentimentale du peuple français de 1815 à 1870, je les ai encore entendues dans mon enfance et dans ma jeunesse. Pour en comprendre la vogue et l’action prodigieuses, il suffit de se souvenir de la place qu’elles ont occupée dans les imaginations et dans les mémoires. Renan s’est impatienté de leur philosophie vulgaire. Il n’a pas vu que la vulgarité de Béranger avait fait la puissance évocatrice de ses refrains, leur vertu de propagande politique, leur valeur pour l’histoire. C’est justement parce que Béranger était à la portée des esprits ordinaires, qu’il a pu conduire au romantisme le peuple et la petite bourgeoisie. Je garderai toujours dans l’oreille l’accent avec lequel des vieillards répétaient les vers où Chateaubriand avait reconnu un René moins aristocrate :

…   plaisirs de mon bel âge,
Que d’un coup d’aile a fustigés le temps…

Qu’une voix intérieure me chante, sur l’air de Roger Bontemps, « un portrait de maîtresse », avec l’inflexion attendrie qu’y mettaient nos grands-pères, alors, à mes yeux, se lève la France laborieuse des ateliers et des boutiques pour qui le chansonnier a exprimé les sentiments d’une génération entière, son rêve de liberté et de justice marié à ses souvenirs de jeunesse et d’amour. Alors cinquante années de notre histoire se déroulent, des « trois glorieuses » jusqu’à Sedan. Le dix-neuvième siècle et la démocratie se confondent en Béranger. Sa chanson, qui mêle Lisette et Bonaparte, Marengo et le grenier où l’on est bien à vingt ans, le cabaret de Mme Grégoire et la grand’mère qui a vu l’Empereur, annonce et contient nos révolutions politiques, nos guerres civiles et étrangères, nos invasions et nos malheurs. Ce sont les plaisirs et la mystique du peuple, ses sentiments, ses souvenirs et ses illusions. C’est l’adolescence du siècle. Les Français auront préparé leurs futures souffrances en chantant.

Les couplets de Béranger sont beaucoup moins républicains que bonapartistes, ou plutôt, comme l’avait souhaité Napoléon lui-même, ils identifient la Révolution et l’Empire. Ils unissent le culte de l’honneur national et la passion de la gloire militaire au rêve d’un monde pacifique et fraternel : c’est le fonds de la doctrine des nationalités qui est à la fois humanitaire et belliqueuse. Ces chansons associent encore à la révélation de 1789 le souvenir de l’homme prédestiné. Ainsi elles ont puissamment aidé à former l’état d’esprit qui devait permettre la fortune extraordinaire de Louis-Napoléon Bonaparte. Le second Empire et la politique napoléonienne leur doivent d’avoir existé. Sedan et une grande Allemagne aussi…

Dans l’une des plus célèbres parmi ces petites pièces que Sainte-Beuve a définies des espèces de chansons épiques, le vieux sergent de Béranger, au berceau de ses petits-fils, dit la nostalgie des victoires, l’aigle tombé, la revanche de Waterloo et des traités de 1815. L’aède chante la guerre sainte des nations qui vengera les humiliations de la Patrie. Et son refrain exprime le souhait terrible d’un prophète inconscient :

Heureux celui qui mourut dans ces fêtes.
Dieu, mes enfants, vous donne un beau trépas

Le Dieu de Béranger, celui de la liberté et de la démocratie, n’a que trop exaucé ce vœu imprudent. Terrible Moloch ! Quelques années encore et il pourra se rassasier de sang. Pour la descendance du vieux sergent, pour les neveux et les arrière-neveux de Béranger, les occasions de mort héroïque ne manqueront pas. Sur les tombes de 1870 et de 1914, au milieu des tempêtes et des rumeurs du canon, des lambeaux de ces vieilles chansons passent encore. Ironiques ou courroucées, ces voix évoquent l’erreur d’un siècle. Aux oreilles des hommes qui ont le sens de l’histoire, elles apportent un écho de ces refrains meurtriers au son desquels les enfants auront été conduits au martyre par des pères aveugles et joyeux.