Histoire de trois générations (Jacques Bainville)/Avant-propos

Nouvelle Librairie nationale (p. 155-156).


AVANT-PROPOS


ON compte, en moyenne, trois générations par siècle. Nous touchons donc presque tous, par nos grands-pères, à la période qui a suivi Waterloo.

Ces cent années, qui ont mûri la plus grande guerre de tous les temps, qui sont si proches de nous et qui nous ont faits ce que nous sommes, elles sont pourtant mal connues. Nous avons essayé d’en présenter un raccourci et une synthèse et de montrer la suite et le fil des événements.

De longtemps, l’histoire ne pourra plus être écrite qu’au point de vue de la guerre universelle, comme elle a été écrite, pendant le dix-neuvième siècle, en France au point de vue de la Révolution, en Allemagne au point de vue de l’unité allemande. L’histoire, chez nous, devra être nationale comme la politique elle-même. Dans l’exposé des causes profondes d’où a surgi l’orage de 1914, il y a un élément de démonstration. Il y a aussi un élément de conciliation.

L’étude du passé donne la clef de ces agitations, à première vue incohérentes, par lesquelles le peuple français, en cent ans, a établi et renversé tant de régimes. A tâtons, en se querellant, les pères et les grands-pères avaient cherché la solution définitive. Au bout de leurs rêves, de leurs illusions, de leurs expériences, les petits-fils se sont retrouvés en face de l’Allemagne, en présence du vieil ennemi... Nos révolutions s’éclairent quand on se place à ce point de vue pratique et national. Elles perdent leur caractère religieux et, partant, leur caractère diviseur. On ressent surtout une grande pitié pour ces foules dont la marche a ressemblé à celle des aveugles dans le tableau de Breughel. Tel est du moins l’esprit sympathique dans lequel ce livre a été conçu.

On y verra peut-être que le hasard et la force des choses n’expliquent pas toute la vie et toute la destinée des nations. La puissance des grands courants intellectuels rend compte de beaucoup de circonstances. Il n’en est pas moins vrai que la volonté et l’action des hommes interviennent pour une large part dans les affaires humaines. Seul le fatalisme de l’ « évolution » enseigne le contraire. Ce fatalisme n’a malheureusement pas cédé aux plus cruelles leçons de ces longues années de guerre. Et pourtant, de toutes les superstitions dont les conducteurs de peuples puissent être affligés, celle-là est la plus funeste. A vingt endroits de cette histoire, on verra que le sort du monde a tenu à une décision prise ou rejetée dans un cabinet de chef d’État, de ministre ou de simple ambassadeur. Mais la faute commise, — et il y en a eu au dix-neuvième siècle qui crèvent le cœur, — est née presque toujours des idées et des sentiments qui régnaient, de la tendance qui triomphait à un moment donné. Les hommes pensent d’abord. Ensuite ils se déterminent d’après leur manière de penser. C’est pourquoi il importe de penser juste. Les erreurs des gouvernements et des peuples sont celles de leur esprit.

Si la question d’Allemagne s’est posée à la France, à l’Europe, au monde, c’est que la France, l’Europe, le monde, au moment où s’est formée l’Allemagne moderne, ont été trahis par leurs idées et leurs doctrines préférées. Aujourd’hui que le mal est fait, il s’agit de le guérir. Il y aura fallu la force dont le président Wilson a fait l’éloge. Il y faudra en outre, pour que la guérison soit complète, l’expérience et la raison.

Et maintenant, en remettant ce livre au public, nous demandons indulgence pour lui et aussi pour les cent années qu’il résume. Notre cher dix-neuvième siècle ! Il est souvent maltraité dans ce récit, le vieil utopiste ! Nous lui en voulons des douleurs et des tâches qu’il a léguées au vingtième. Mais c’est de lui que nous sortons et que nous aurons vécu. Sans doute les générations à venir ne le verront plus qu’à travers le brouillard de la guerre, un brouillard couleur de sang. Cette histoire dira peut-être un peu de ce qu’il fut pour les hommes dont il a enclos les jours.

septembre 1918