Histoire de la vie et de la mort (trad. Lasalle)/Préambule

Histoire de la vie et de la mort
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres10 (p. 9-18).
PRÉAMBULE.

Lart est long et la vie est courte, disoit Hippocrate, en tête d’un de ses plus beaux traités ; cette plainte s’est fait entendre dans tous les temps ; il semble donc que nous, qui tendons de toutes nos forces à la perfection de tous les arts, nous soyons obligés, pour être fidèles à notre plan, de nous occuper de celui qui a pour objet la prolongation de la vie humaine, en implorant la faveur du grand Être qui est la double source de la vie et de la vérité.

La vie humaine, il est vrai, n’étant qu’un tissu de maux et d’erreurs, prolonger sa vie n’est trop souvent que prolonger ses misères en multipliant ses fautes ; et aux yeux de tout mortel qui n’aspire qu’à l’éternité, quelques années de plus sont à peine un véritable gain. Cependant une plus longue vie étant aussi un moyen de pratiquer plus long-temps la vertu, un tel avantage, aux yeux mêmes d’un chrétien, n’est rien moins que méprisable. Enfin, il ne seroit pas difficile de prouver, par des exemples tirés de l’ancien et du nouveau testament, qu’une vie très longue ayant été accordée à de saints personnages, à titre de récompense, peut par conséquent être regardée comme le premier des biens. Mais comment parvenir à ce but ? Cette seconde question n’est pas aussi facile à résoudre que la première ; et elle l’est d’autant moins, que, pour l’éclaircir, il faut d’abord détruire les préventions produites par ces principes faux et ces règles trop vantées sur lesquelles on se fonde ordinairement ; car toutes ces assertions du troupeau des médecins, sur l’humide radical et sur la chaleur naturelle, ne sont pas moins illusoires que séduisantes ; et les éloges excessifs donnés aux préservatifs ou médicamens chymiques, commencent par bercer de chymériques espérances ceux auxquels ils en imposent, et finissent par tromper leur attente.

Or, l’objet propre de cette recherche n’est pas ce genre de mort qui est occasionné par la suffocation, la putréfaction, ou les différentes espèces de maladies, sujet qui appartient à l’histoire médicinale, mais seulement celui qui a pour cause cette décomposition graduelle, cette atrophie, ou ce dessèchement qui est le lent effet de la vieillesse. Cependant la mort proprement dite, je veux parler de ce qui se passe à l’instant précis où la vie s’éteint totalement, et qui peut être produit par tant de causes différentes, tant extérieures qu’intérieures (causes qui, malgré leur extrême diversité, ne laissent pas d’avoir quelque chose de commun, et de conduire à la mort par des routes assez semblables) ; ce sujet, dis-je, nous paroît avoir quelque relation avec celui que nous allons traiter, mais nous le réserverons pour la fin.

Tout ce qui peut, en se réparant par degrés, subsister dans sa première intégrité, peut, par cela seul, être éternel comme le feu des vestales. En conséquence les médecins et les philosophes voyant que les corps animés pouvoient réparer, par voie d’alimentation, leurs pertes continuelles, et en quelque manière se refaire par cette voie ; que néanmoins ils ne possédoient cette faculté que durant un certain temps, et que, vieillissant peu à peu, ils finissoient par mourir, ne trouvèrent d’autre moyen pour rendre raison de cette mort inévitable, que de supposer, dans le corps animal, je ne sais quel humor radical primitif et inné, qui n’étoit pas susceptible d’une réparation totale et proprement dite, mais qui se réparoit seulement en partie par une sorte d’apposition incomplette, même dès l’enfance ; opération qui devenoit de plus en plus imparfaite, par le simple effet de l’âge, et qui, à force de décroître, finissoit par se réduire à rien ; toutes idées superficielles, et qui prouvent assez qu’ils avoient fort mal approfondi ce sujet ; car le corps de l’animal, durant l’adolescence et la jeunesse, se répare complètement et dans toutes ses parties. Nous devons dire même que la quantité de matière de ces parties va en augmentant, et leur qualité, en s’améliorant de plus en plus, pendant un certain temps ; ensorte que, par rapport à la matière, la réparation pourroit être éternelle, si le mode de cette réparation étoit toujours le même ; mais la vérité est qu’elle devient de plus en plus défectueuse ; dès l’âge où le corps commence à s’affoiblir, cette réparation n’est rien moins qu’uniforme, certaines parties réparant assez bien leurs pertes, tandis que d’autres ne réparent les leurs que difficilement et incomplètement ; déchet qui va toujours en augmentant ; en sorte que, dès cette époque, le corps humain commence à subir une espèce de supplice semblable à celui de Mézence, les parties vivantes mourant par leurs embrassemens avec les parties mortes ; je veux dire que les parties les plus réparables s’affoiblissent d’abord, et périssent enfin, parce qu’elles sont unies et entrelacées avec les parties moins réparables. Car, même dans le déclin de la vie, les esprits, le sang, la chair, la graisse, réparent aisément leurs portes, au lieu que les parties plus sèches ou plus poreuses, telles que les membranes, ou toutes les tuniques, les nerfs, les artères, les veines, les os, les cartilages, et même la plupart des viscères ; enfin, presque toutes les parties organiques, se réparent plus difficilement et toujours avec quelque déchet. Or, ces parties mêmes dont nous venons de parler, et qui doivent concourir par leur action à la réparation des parties qui, de leur nature, sont réparables, perdant peu à peu leur force et leur activité deviennent ainsi de moins en moins capables d’exercer les fonctions qui leur sont propres. D’où il arrive qu’en très peu de temps toutes les parties de l’édifice se dégradent assez rapidement (même les parties qui ont naturellement la faculté de réparer leurs pertes), parce que les organes ou instrumens de réparation s’affoibllssant par degrés elles ne peuvent plus elles-mêmes se réparer aisément ou complètement, mais diminuent et s’affoiblissent peu à peu, jusqu’à l’époque où elles sont entièrement détruites[1]. Or, si la vie du corps humain est ordinairement astreinte à une période limitée et assez courte, c’est parce que l’action de l’esprit (semblable à une flamme douce) qui en consume sans cesse la substance ; cette action, dis-je, combinée avec celle de l’air extérieur, qui dessèche aussi cette substance, en en suçant et en pompant pour ainsi dire, l’humor, finit par détruire tout cet appareil d’organes, d’instrumens, de machines dont le corps n’est que l’assemblage, et le rend ainsi inhabile aux fonctions réparatoires. Telles sont les voies réelles, les véritables causes de la mort naturelle, et celles qui doivent fixer toute notre attention. Car, enfin, comment un mortel à qui les voies de la nature seroient inconnues, pourroit-il prévenir son action, ralentir sa marche, et quelquefois même la faire rétrograder ?

Ainsi la recherche actuelle a deux objets principaux : l’un est la consomption du corps humain, ou l’action déprédatrice exercée sur sa substance ; l’autre est sa réparation ou réfection ; deux effets que nous envisagerons en vue d’empêcher l’un, autant du moins qu’il sera possible, et de renforcer l’autre. Or, le premier de ces deux effets doit être attribué et rapporté principalement à l’action combinée de l’esprit et de l’air extérieur ; les deux agens qui exercent ces déprédations dont nous parlons, Le second se rapporte à tout l’appareil d’instrumens et de mouvemens nécessaires pour l’alimentation ; d’où résulte la réparation. La première partie de cette double recherche, je veux dire celle qui a pour objet la consomption, est, à bien des égards, commune aux corps animés et aux corps inanimés. Car tous ces effets, que l’esprit inné qui réside dans tous les corps tangibles, soit morts, soit vivans, et l’air ambiant, produisent sur les corps inanimés, ils les produisent ou tendent à les produire aussi sur les corps animés avec cette différence toutefois que l’effet de cette double action est tantôt détruit ou affoibli ; tantôt augmenté et renforcé par celle de l’esprit vital qui se trouve de plus dans les derniers ; l’expérience et l’observation prouvant assez qu’il est une infinité de corps inanimés qui, sans aucune espèce de réparation, ne laissent pas d’être d’une fort longue durée : au lieu que sans l’alimentation et la réparation qui en est l’effet, les corps animés dépérissent et s’éteignent aussi-tôt, à peu près comme le feu. Ainsi, la recherche dont nous sommes occupés a deux parties ; car on peut envisager le corps humain d’abord comme inanimé et non alimenté puis comme animé et alimenté. Après ces observations préliminaires, passons aux différens points de considération qu’embrasse cette recherche.

  1. Cet exposé nous met en état de déterminer avec précision le problème que l’auteur résout dans cet ouvrage : y a-t-il, dans le corps humain, des parties moins réparables que les autres ? Quel est l’âge, et quelles sont, à chaque âge, les circonstances où le corps humain, pris en totalité, répare le mieux ses pertes ? et quelles sont aussi celles où il les répare le moins ? Qu’y a-t-il de commun entre les circonstances de chacune de ces deux espèces opposées ? Quelle est la différence caractéristique entre la jeunesse et la vieillesse ? Quelles sont les causes qui agissent dans toutes les circonstances (y compris l’âge) où ces parties sont plus réparables  ? Qu’y a-t-il de commun entre ces causes  ? Cette cause générale, ou quelques-unes de ses espèces sont-elles en notre disposition ? Tout considéré, il paraît que l’inaptitude de certaines parties, ou de la totalité du corps, à la réparation, ou, ce qui est la même chose, la cause de la vieillesse et de cette mort graduelle dont il s’agit de reculer le terme, est l’imperméabilité, et que la vieillesse est une sorte de raccornissement universel ; et, s’il est permis de risquer ce mot, une sorte de terrification ; les molécules de notre corps se rapprochant peu à peu, et toutes étant comprimées ou comme forgées, par la double action de l’air extérieur, ou des autres corps oui agissent extérieurement, et par la réaction du principe vital qui agit du centre à la circonférence.