Histoire de la philosophie moderne/Livre 3/Chapitre 7

Traduction par P. Bordier.
Félix Alcan, Paris (Tome premierp. 390-393).

7. — Christian Wolff

Ce que Leibniz avait exprimé dans des lettres et dans des traités, accessibles et compréhensibles au petit nombre seulement, Wolff le développa amplement, platement, systématiquement dans de gros in-folios. Il exerça une influence considérable en répandant dans le grand public des pensées rationnelles et en faisant valoir le « principe de raison suffisante » dans tous les domaines. Leibniz écrivait la plupart du temps en français ou en latin (bien qu’il ait eu un moment l’intention d’écrire sa Théodicée en allemand, à cause précisément de la « virginité » philosophique de cette langue) ; Wolff se servait de la langue allemande et créa en partie la terminologie philosophique allemande. Le Wolffianisme populaire fut une partie essentielle de l’émancipation intellectuelle de l’Allemagne au xviiie siècle. Grâce à Wolff, toute une série de pensées des grands systèmes du xviie siècle trouvèrent accès auprès du public lettré. Un autre ordre de pensées vint, ainsi que la chapitre suivant le montrera, d’Angleterre au moyen du mouvement créé par John Locke.

Christian Wolff, né en 1679 à Breslau, étudia, outre la théologie, les mathématiques et la philosophie, et fut nommé en 1706 professeur de mathématiques à Halle ; mais il exposa surtout la philosophie. Il était influencé principalement par les écrits de Descartes et de Leibniz, mais, par l’intermédiaire de Tschirnhausen, par ceux aussi de Spinoza, dont Tschirnhausen avait (sans citer le nom de Spinoza) développé amplement la théorie de la connaissance dans sa Medicina mentis. Wolff ne tenait pas personnellement à être considéré comme disciple de Leibniz ; il a d’ailleurs modifié de diverses façons les pensées de Leibniz ; cependant la philosophie qu’il introduisit dans les universités allemandes et qui régna jusqu’à l’époque de Kant, fut nommée à bon droit la philosophie de Leibniz et de Wolff. Il est vrai que l’essence de la pensée de Leibniz, son idéalisme métaphysique, la théorie des monades ne se prêtaient pas aussi facilement à une vulgarisation systématique telle que celle de Wolff. Mais chez Wolff76 comme chez Leibniz se fait sentir partout et toujours l’inclination à unir la science de la nature avec la théologie, en concevant le monde comme un grand mécanisme destiné à servir les fins divines et mis en accord avec la vie psychique par l’harmonie « préétablie ». Il conçoit le monde comme un ensemble d’êtres individuels déterminé par des lois, avec Dieu pour raison dernière. Et le support logique de tout le système, c’est le principe de la raison suffisante.

Il est intéressant de voir que Wolff non seulement popularise la philosophie dogmatique, mais qu’il l’achève. C’était un progrès considérable de Leibniz d’avoir posé le principe d’identité et le principe de raison suffisante comme deux principes différents, valables, le premier pour toutes les vérités de raison, le second pour toutes les vérités de fait. Wolff cherche maintenant à dériver le second du premier. Il veut rendre évident par lui-même que tout ce qui arrive a une raison ou une cause et il regarde comme une faute de la part de Leibniz de n’avoir pas donné de preuve du « principe de raison suffisante » qui avait dans son système ainsi que dans les autres grands systèmes une importance si considérable. La preuve de Wolff (voy. Pensées rationnelles sur Dieu, le monde et l’âme de l’homme, et sur toutes choses en général, communiqué aux amis de la vérité par Christian Wolff, 1719, § 30) est la suivante : « Là où il n’y a pas de raison donnée, il n’y a rien non plus qui puisse faire comprendre pourquoi il y a quelque chose, et ainsi ce quelque chose doit venir du néant… Or, comme il est impossible que de rien il puisse se former quelque chose, tout ce qui est doit avoir une raison suffisante pour laquelle il existe. » Il est facile de voir que cette preuve se meut dans un cercle ; car dire que de rien il ne peut se former quelque chose, c’est dire que tout a sa raison ou sa cause, et c’est ce qu’il fallait justement démontrer. Au moyen de cette marche d’idées, Wolff parvint cependant à mettre complètement le dogmatisme en système. Toute certitude fut ramenée au principe de contradiction, et la philosophie devint un système de théorèmes qui pouvaient tous se fonder par la logique pure. Le principe de contradiction contient, ce dont il faut bien tenir compte pour ne pas être injuste envers Wolff, la garantie de toutes les conceptions empiriques ainsi que de tous les raisonnements. Quand je perçois quelque chose, je ne puis sur le moment faire autrement que de le percevoir ; chaque perception doit satisfaire à cette exigence. Wolff ne veut nullement transformer toute science en logique formelle. Toutefois il veut démontrer que les principes rationnels règnent partout. Le rationalisme fêta alors son triomphe.

Wolff l’applique non seulement à la conception du monde, mais encore à la théologie. Du principe de raison suffisante il avait fait dériver des propositions appartenant à la science de la nature, telles que la loi d’inertie et la loi de continuité (la nature ne procède pas par bonds, sans quoi le passage d’un état à un autre serait incompréhensible) ; de même il veut également faire dériver de ce principe non seulement l’existence de Dieu (le monde doit avoir une raison qui a sa raison en soi-même), mais encore les conditions auxquelles doit être soumise toute révélation positive. Il doit y avoir certaines marques distinctives qui permettent de discerner la révélation de la vaine imagination et de la supercherie. La révélation ne peut être contraire à la perfection de Dieu et ne peut renfermer de contradictions. Bien qu’elle soit un miracle, et qu’en cela elle répugne aux vérités « contingentes » (de fait), elle ne peut néanmoins être contraire aux vérités nécessaires : Dieu peut faire arrêter le soleil, mais ne saurait changer le rapport du diamètre à la périphérie du cercle. Et Wolff prétend qu’un monde où il ne se produit que rarement des miracles est plus parfait qu’un monde où ils sont trop fréquents ; les miracles n’exigent que de la puissance, mais l’ordre naturel demande en même temps une sagesse qui pense à l’ensemble et non pas seulement au détail.

Wolff lui-même fut victime du « principe de raison suffisante ». Les théologiens piétistes de Halle voyaient un danger dans le rationalisme qu’il proclamait, et lorsque dans un discours universitaire, il vanta le philosophe chinois Confucius pour la pureté de sa morale, déclarant qu’elle s’harmonisait avec sa propre morale, l’orage se déchaîna. Pour gagner le roi Frédéric-Guillaume Ier, on eut recours, paraît-il, contre lui à l’application du principe de raison suffisante aux actions humaines : on représenta au roi-sergent que si ses grenadiers désertaient, on ne pouvait d’après la théorie de Wolff, leur en demander raison. Comme Wolff le déclare dans sa biographie, on montra au roi dans un des ouvrages écrits par les théologiens ses adversaires, un passage où l’on tirait cette conséquence de son déterminisme. Alors parut (en 1723) un ordre du cabinet aux termes duquel Wolff était révoqué de ses fonctions à cause de ses théories impies et devait quitter dans les quarante-huit heures — « sous peine d’être pendu » — les provinces et États du roi. Wolff s’en alla à Marbourg, où il continua d’exercer jusqu’à ce que Frédéric II, qui était lui-même de ses admirateurs, le rappela à Halle, où il professa jusqu’à sa mort (1784).



NOTES

76. P. 391. Wolff dit dans la préface à la première édition des Pensées rationnelles, etc. « Au début je m’étais proposé de laisser absolument sans solution le problème de la communauté du corps avec l’âme et de l’âme avec le corps, mais les raisons exposées dans l’autre chapitre m’ayant conduit naturellement, contre mon attente, à l’harmonie préétablie de M. de Leibniz, j’ai conservé cette ingénieuse invention en l’éclairant d’une lumière plus vive qu’il n’a été fait jusqu’ici. » — Dans la préface à la deuxième édition, il s’étend davantage sur les rapports de sa doctrine avec celle de Leibniz. Leibniz, dit-il, alliait l’idéalisme (la liaison ininterrompue des phénomènes spirituels), avec le matérialisme (la liaison ininterrompue des phénomènes matériels), sans examiner davantage chacune d’elles en particulier. C’est ce que Wolff croit avoir fait et il aboutit au résultat suivant : les dualistes peuvent unir la doctrine des idéalistes avec celle des matérialistes. — Voici en effet une définition exacte de la différence qui existe entre Leibniz et Wolff en ce point. Leibniz professe l’hypothèse d’identité (bien qu’avec une modification spiritualiste), et Wolff professe le dualisme (bien qu’avec cette opinion, empruntée à l’hypothèse d’identité, que les phénomènes spirituels et les phénomènes matériels, forment, chacun de leur côté, une liaison ininterrompue). — Quantité d’objections qu’on élève d’ordinaire contre l’hypothèse d’identité, peuvent s’adresser à la théorie de Wolff à laquelle le terme de « duplicisme » qui ne convient pas du tout à l’hypothèse d’identité proprement dite, s’applique très bien.