Histoire de la philosophie moderne/Livre 3/Chapitre 6

Traduction par P. Bordier.
Félix Alcan, Paris (Tome premierp. 350-390).

6. — Gottfried Wilhelm Leibniz

a) Biographie et caractéristique.

Chez Descartes, Hobbes et Spinoza, nous trouvons développés trois grands systèmes qui, malgré toutes leurs différences, ont ce trait de commun, qu’ils établissent un enchaînement naturel, purement mécanique, en ce qui concerne le côté matériel de l’existence. Dans ces systèmes, les conséquences étaient dérivées des principes dont l’établissement avait rendu possible la science exacte de la nature. C’étaient des tentatives faites pour montrer quel aspect prend l’existence, si ces principes sont absolument valables pour tous les phénomènes matériels (qu’on croie ou non qu’il y a d’autres phénomènes que les phénomènes matériels). Pour quantité de gens de la vieille école, ces principes et ces systèmes nouveaux étaient le type de l’arbitraire et de l’impiété. Une réaction est sensible vers la fin du XVIIe siècle, sous des formes différentes. Au point de vue de la philosophie cette réaction offre un très grand intérêt. Elle ne voulait pas renoncer aux résultats scientifiques vraiment acquis, et elle cherchait à dépasser la conception mécanique de la nature, non pas par le dehors, par un compromis, ou en rapprochant des éléments incompatibles, mais par le fond, en examinant les postulats qui étaient le fondement du nouveau système, qu’elle essayait de concilier avec la conception de l’antiquité et du moyen âge, avec laquelle on avait rompu avec tant d’énergie. En ce sens, Leibniz caractérise une réaction contre ces trois grands penseurs. Mais jamais peut-être réaction ne fut accomplie avec autant de profondeur d’esprit, bien que Leibniz se soit accommodé, sciemment ou non, dans son style des opinions conservatrices beaucoup plus qu’il n’avait le droit de le faire d’après son point de vue. Ce que dès le début Leibniz trouva choquant dans les idées modernes, malgré toute son admiration pour elles et pour leurs interprètes, c’est qu’elles menaçaient la considération esthétique et religieuse de la nature. On niait dans la conception du monde la légitimité de la notion de fin et le monde semblait ne plus être qu’une simple machine. Ce fut la tâche de sa vie de concilier des idées venant de régions opposées du monde intellectuel, et pendant qu’il travaillait à atteindre ce but, il déploya une profusion de pensées et de points de vue, de découvertes et d’indications qui est peut-être unique dans l’histoire de la pensée. Dans presque tous les domaines son activité fut créatrice ou inspiratrice, et bien qu’il ait traité des matières très différentes, ses pensées possèdent néanmoins une harmonie intérieure, un type commun.

Gottfried Wilhelm Leibniz naquit le 21 juin 1646 à Leipzig. Son père, savant juriste et professeur de philosophie morale, mourut de bonne heure, et le jeune garçon, la plupart du temps abandonné & lui-même, se tenait de préférence dans la bibliothèque de son père, où il lisait le plus possible, d’abord surtout des romans et des ouvrages d’histoire, puis des ouvrages scolastiques. Malgré tous les obstacles dus aux langues étrangères et au caractère abstrus de la matière, il n’en cherchait pas moins à comprendre par son seul secours ce qui lui tombait sous la main. Ceux qui l’entouraient, à ce qu’il raconte dans une esquisse biographique, craignaient d’abord qu’il ne devînt poète, puis qu’il ne fît un scolastique : « ils ne savaient pas que mon esprit ne se pouvait remplir d’une seule espèce de choses ». De bonne heure commença à se manifester dans son esprit l’antagonisme entre la conception mécanique et la conception téléologique de la nature. Il raconte qu’étant tout jeune homme il se promenait dans une forêt près de Leipzig en se demandant s’il devait persister dans la philosophie scolastique ou adhérer aux doctrines nouvelles. Le besoin d’acquérir une culture universelle et de connaître les sciences exactes le détermina à quitter Leipzig. Une vexation qu’il subit lui fit renoncer au projet de chercher à obtenir le grade de docteur dans sa ville natale. Il passa le grade de docteur en droit à Altdorff, puis alla à Mayence, où malgré son jeune âge il fut placé au service du Prince Électeur. Des projets d’amélioration de la science juridique et des codes, outre des études sur la philosophie et la science de la nature, captivèrent pendant quelques années son attention. Il voulait supprimer la barbarie scolastique dans le droit, en même temps il était de plus en plus convaincu de la victoire définitive de la science moderne de la nature sur la théorie scolastique de la nature. Pendant un certain temps il éprouva, d’après une déclaration qu’il fit lui-même plus tard (dans les Nouveaux Essais) une forte inclination pour la Secte des Spinozistes. Mais la pensée prédominante en lui, c’était de soutenir l’opinion que la nature est déterminée par des fins, sans pour cela renoncer à la science mécanique de la nature. Il défend avec chaleur la nouvelle conception scientifique de la nature contre les représentants de l’ancienne époque, contre son professeur Jacob Thomasius et contre Hermann Conring, le célèbre juriste et médecin. Mais son ambition, c’était de démontrer que l’enchaînement mécanique de la nature, bien loin d’exclure la pensée d’une divine providence, la suppose absolument. Cette double tendance ressort clairement dans un petit traité (Confessio naturæ contra atheistas) et dans les lettres à Jacob Thomasius qui datent des années 1668-1669. Ici Leibniz est encore dualiste ; il y a encore pour lui un abîme entre les deux principes qu’il veut fondre. D’après ses propres dires, en étudiant Kepler, Galilée et Descartes, il se sent comme « transporté dans un autre monde » ; mais le monde ancien doit être relié au monde nouveau. Outre ses occupations pratiques et son singulier projet de la conquête de l’Égypte par les Français, qu’il présenta à Louis XIV (pour détourner sa soif de conquêtes de l’Allemagne), il s’abîma à Paris, sous la direction de Huyghens, dans l’étude des mathématiques, études qui amenèrent la découverte du calcul différentiel ; en même temps il cultivait avec ardeur la philosophie cartésienne. Ses idées vers l’année 1670 trahissent l’influence des ouvrages de Hobbes. Dans un traité de philosophie de la nature (Hypothesis physica nova, 1671) il affirme, avec Hobbes et Gassendi, la continuité du mouvement par l’idée de tendances au mouvement (conatus) dans les plus petits moments et dans les plus petites parties. Cette idée est connexe de la découverte qu’il fit dans les années suivantes du rôle des grandeurs infinitésimales en mathématiques. Dès cette époque il combat la théorie de Descartes sur la conservation du mouvement et commence à établir à sa place la conservation de la force. La différence entre l’esprit et la matière consiste pour lui en ceci : une tendance qui ne se transforme pas en mouvement ne peut, dans le domaine matériel, exister que dans un moment isolé ; mais dans la vie psychique elle peut s’étendre par le souvenir et la pensée au delà d’un instant. C’est ce qu’il exprime excellemment par cette proposition, qu’un corps est un esprit momentané pu un esprit sans souvenir. Dans une lettre de l’année 1671, il dit : « Comme l’activité des corps consiste dans le mouvement, ainsi l’activité des âmes consiste dans la tendance (conatus) ou pour ainsi dire dans un mouvement minimal ou ponctuel, du reste l’âme n’est à vrai dire qu’en un seul point de l’espace, tandis que le corps occupe une place. » Dans ces indications nous avons ce que nous pourrions appeler la deuxième philosophie de Leibniz. Il cherche à dépasser le dualisme et défend la continuité en adjugeant aux différentielles de la matière une tendance spirituelle, mais il n’a pas encore une idée claire des rapports du monde matériel avec le monde psychique. Un point de rattachement obscur se trouve dans la notion de tendance ; Leibniz ne dépasse pas ici cette vague indication. Ce qu’il y a de certain pour lui, c’est qu’on ne trouvera la solution que si l’on remonte des données des phénomènes à leurs éléments et à leurs conditions.

L’activité de Leibniz s’étendait aux différents domaines scientifiques ; de même il s’efforça de se mettre en contact avec des hommes éminents et de tendances d’esprit différentes. À Paris, il fit la connaissance de Huyghens, aux idées mathématiques et physiques duquel Leibniz doit beaucoup ; c’est sûrement par lui qu’il a été amené au principe de la conservation de l’énergie, qui joue un si grand rôle dans sa pensée. Auparavant il s’était adressé par lettre à Hobbes, mais il ne semble pas qu’une correspondance en ait résulté. Durant son séjour à Paris, son attention fut attirée par Spinoza, dont le Traité théologico-politique avait paru peu d’années avant ; l’Éthique n’était encore accessible qu’à un petit nombre d’élus. Tschirnhausen, mathématicien et philosophe qui appartenait à ce cercle, et l’un des correspondants les plus sagaces de Spinoza, se trouva à Paris avec Leibniz et lui donna un aperçu des idées de Spinoza. Par un ami commun, Tschirnhausen fit savoir à Spinoza qu’il avait rencontré à Paris « un jeune homme du nom de Leibniz, fort versé dans les différentes sciences et dégagé des préjugés théologiques courants, avec lequel il s’était lié d’amitié, car c’était un homme qui comme lui-même travaillait au développement de son esprit et voyait dans cette tâche la chose la plus importante ». Tschirnhausen estime son nouvel ami digne de connaître l’Éthique ; il demande au maître la permission de la lui montrer, en rappelant que Leibniz a déjà écrit une lettre à Spinoza à propos du Traité théologico-politique, Spinoza répond : « Je crois connaître ce Leibniz par ses lettres. Mais je ne sais pas pourquoi il est allé en France, lui qui était Conseiller aulique à Francfort. Autant que j’ai pu voir par ses lettres, c’est un homme à l’esprit libre et fort versé en toute science. Je crois néanmoins qu’il ne serait pas raisonnable de lui confier si tôt mes écrits. Je voudrais d’abord savoir ce qu’il fait en France et ce que notre ami Tschirnhausen pensera de lui lorsqu’il aura cultivé assez longtemps sa société et qu’il connaîtra mieux son caractère. » Spinoza n’avait évidemment pas bien confiance en Leibniz, dont la complexité et la souplesse n’étaient sans doute pas toujours favorables à son caractère intellectuel et donnaient en tout cas à la vie de son esprit et à son activité un cachet absolument opposé à celles de Spinoza, qui menait une vie de penseur retirée et concentrée. La méfiance de Spinoza se trouva justifiée. Leibniz approche de Spinoza dans ses derniers résultats, s’il est logique ; mais il n’en saisit pas moins toutes les occasions dans ses ouvrages postérieurs de s’écarter de lui ; même souvent il le fait dans des termes que l’on n’attendrait pas d’un homme qui était « dégagé des préjugés théologiques courants ». À cette époque toutefois il désirait très ardemment prendre contact avec Spinoza. Après un séjour de quatre ans à Paris (1672-1676), où il avait joui du commerce d’Antoine Arnauld, le grand théologien janséniste et cartésien — ce qui prouve sa faculté d’apprécier des esprits différents et de les utiliser pour son enseignement — il passa par l’Angleterre et alla en Hollande, où il séjourna deux mois. Il visita à différentes reprises Spinoza et discuta avec lui des sujets philosophiques. Ce n’est que par les découvertes littéraires les plus récentes68 qu’on connaît les relations personnelles des deux grands penseurs. L’amitié devint si intime que Spinoza finit par surmonter ses scrupules et par montrer l’Éthique. Leibniz mentionne il est vrai en un seul endroit (dans la Théodicée) sa visite à Spinoza, mais il arrange l’affaire comme si la conversation avait roulé sur des choses banales ! Ce n’était pas une recommandation d’avoir tenu de si près à Spinoza. Du reste dans l’édition des œuvres de Spinoza qui fut publiée par les soins de ses amis aussitôt après sa mort, différentes lettres sont abrégées et souvent les noms des auteurs des lettres sont omis, et Leibniz, qui attendait cette publication avec impatience, fut très décontenancé en trouvant imprimée une de ses propres lettres (une lettre tout à fait insignifiante, il est vrai) avec son nom en toutes lettres. On ne soupçonnait pas auparavant que Leibniz eût écrit plusieurs lettres à Spinoza. — La marche de la pensée de Spinoza a exercé une grande influence sur Leibniz, elle a surtout contribué à le faire sortir définitivement de la théorie dualiste. On retrouve chez lui les idées de Spinoza, quand à cette époque il représente aux Cartésiens que la différence entre l’esprit et la matière n’empêche pas qu’ils peuvent être des attributs d’une même substance. On a des gloses et des extraits de Leibniz qui proviennent de la première lecture de l’Éthique de Spinoza. En trois points il fait immédiatement des objections, et tous trois sont caractéristiques de la marche de sa pensée. Le premier est la 5e proposition du premier livre, laquelle prétend qu’il ne peut y a avoir qu’une seule substance ; le deuxième, c’est l’exclusion de l’intelligence et de la volonté de la « nature naturante » (Éth. 2, 31) ; le troisième, c’est l’appendice du premier livre avec la célèbre polémique contre les causes finales. — Leibniz ne fut jamais plus Spinoziste que Cartésien ou Hobbiste. Mais il a reçu de ses devanciers de puissantes impulsions. Pour ce qui est de Spinoza, il faut surtout remarquer que Leibniz se range à l’hypothèse de l’identité posée par Spinoza et qu’il la développe. On ne pourrait guère imaginer de méprise plus grande que de conclure que Leibniz conteste l’hypothèse de l’identité de ce qu’il affirme la pluralité des substances. Sa tendance visait directement à unir les deux manières de voir ; c’est une question à part, que de savoir dans quelle mesure il a réussi.

Vers la fin de 1676, Leibniz prit possession du poste de Conseiller aulique et de Bibliothécaire du duc de Hanovre (Braunschweig-Lüneburg). Une foule de travaux administratifs, historiques et politiques le captivèrent, et son zèle incessant à s’étendre dans tous les domaines provoqua une volumineuse correspondance. À la Bibliothèque de Hanovre on conserve sa correspondance avec plus d’un millier de personnes. Mais de même que la pensée principale de sa philosophie était que l’existence consiste en une foule d’êtres individuels possédant chacun son originalité et formant une harmonie et une continuité réciproques, de même il y a un lien intérieur entre ses recherches dans les différents domaines. Son œil était ouvert aux petits faits, aux différences imperceptibles, qui peuvent toutefois se révéler comme réalités par leur assemblage et leur totalisation. Ses mathématiques, sa physique et sa philosophie nous montrent ce trait. Mais il n’attachait pas moins d’importance à la continuité, à l’enchaînement intérieur de toutes choses. Ce qui l’intéressait dans ses études historiques, c’était le lien du passé avec le présent, et un intérêt analogue le détermina à se procurer des renseignements sur la Chine au moyen de missionnaires jésuites. Il avait le sens de ce qui est pratiquement utile comme celui de la science et de l’Église. Il veillait au développement des mines dans le duché, travaillait à la création d’académies, proposait la transformation des couvents en établissements scientifiques, négociait avec Bossuet en vue d’unir les Églises catholique et protestante, et plus tard avec des théologiens protestants en vue d’unir les Églises luthérienne et réformée. À Pierre le Grand, qu’il admirait hautement et avec lequel il eut plusieurs entretiens, il proposa des réformes et des mesures pour favoriser la linguistique et la science de la nature. Comme philosophe du langage, il avait une vue si juste et il affirmait la valeur de l’expérience pour l’étude de la linguistique avec une telle énergie, que Max Müller a pu dire de lui que, s’il avait été compris et soutenu par les savants de l’époque, la linguistique aurait été fondée un siècle plus tôt comme science inductive. De même, dans le domaine de la médecine il émit des idées considérables. — Il n’est pas étonnant qu’il puisse déclarer dans une lettre : Je ne saurais dire combien je suis extraordinairement distrait. Je fais des recherches dans les archives, retire des vieux papiers et recueille des documents inédits. Je reçois et j’envoie des lettres en grand nombre. Mais j’ai tant de nouveautés en mathématiques, tant de pensées en philosophie, tant d’autres observations littéraires que je ne voudrais pas laisser perdre, que souvent je ne sais par où commencer. — Leibniz ne réussit du reste pas à se concentrer dans une œuvre exprimant l’essence de sa personnalité et de sa pensée. Il n’était pas comme Spinoza « l’homme d’un seul livre ». Il a émis ses idées dans une multitude de lettres et de petits traités qui ne sont pas encore tous publiés. Les écrits philosophiques les plus importants qui aient été mis au jour jusqu’ici se trouvent dans l’édition de Gerhardt (7 volumes) ; mais beaucoup se trouvent encore dans la bibliothèque de Hanovre. Cet homme possédait une force de travail et une mobilité de pensée incroyables. Dans son système l’existence se reflète à l’infini dans les âmes individuelles : de même il éprouvait le besoin de rendre son système intelligible en se plaçant aux points de vue très différents avec lesquels il entrait en contact. À mesure qu’il correspondait avec le janséniste Arnauld il finit par avoir clairement conscience de son système. Mais il ne voyait pas d’inconvénient à lui donner une forme scolastique, afin que les amis qu’il comptait parmi les jésuites pussent le trouver admissible. Il le remania sous une forme plus populaire pour philosopher avec la princesse de Hanovre ou la reine de Prusse, ou pour donner au Prince Eugène un exposé de sa doctrine (qu’on a appelé plus tard la Monadologie).

Nous n’avons pas encore poursuivi le développement des idées philosophiques de Leibniz jusqu’à leur conclusion, jusqu’au point où il put dire qu’il croyait avoir trouvé « une nouvelle face de l’intérieur des choses ». Nous avons vu qu’il défendait la légitimité de la science mécanique de la nature, mais qu’il voulait concilier avec elle la conception téléologique, d’abord d’une façon plus dualiste, puis (en adhérant à Hobbes et à Spinoza) d’une façon plus moniste. Il était convaincu que « les modernes avaient poussé la réforme trop loin » en faisant de tout des machines, mais il n’était pas moins convaincu qu’on n’a fait jusqu’ici que se couvrir de ridicule en essayant de réfuter jusqu’au rigoureux enchaînement mécanique des processus matériels qui se montrent le plus étroitement liés aux phénomènes de l’esprit.

Leibniz écrit dans une lettre de 1697 : La plupart de mes sentiments ont été enfin arrêtés après une délibération de vingt ans, car j’ai commencé bien jeune à méditer. Cependant j’ai changé et rechangé sur des nouvelles lumières et ce n’est que depuis environ douze ans que je me trouve satisfait. Cette déclaration fait allusion à l’année 1680. Cette année-là, Leibniz rédigea un petit traité (Petit discours de métaphysique) qu’il envoya au commencement de l’année suivante à Arnauld. Il y déclare que l’existence consiste en substances individuelles ; dans chacune d’elles le monde est exprimé par une des faces possibles en nombre infini, sous lesquelles il peut se contempler dans la pensée divine ; chaque existence individuelle est une idée de Dieu — réalisée par une « émanation » continue. — L’étendue et le mouvement ne sont que des phénomènes tout comme les qualités sensibles. La force seule, et non le mouvement subsiste ; et la force est identique à la substance. Ce discours fut préparé par un discours antérieur (de 1680), où il développe pour la première fois que le fond intime du mouvement — du mouvement auquel les systèmes modernes réduisaient tout dans la nature matérielle ! — n’est pas encore suffisamment éclairci (intima motus nondum patent) ; après quoi il prétend que être (exister, être substance) et être actif, c’est une seule et même chose, du reste toute force ou toute tendance est activité69. La proposition que toute substance agit, et que tout ce qui agit est substance (omnem substantiam agere, at omne agens substantiam appellari) est peut-être la plus importante de toute la philosophie de Leibniz. Par elle, il mit un terme au mysticisme ou à la mythologie qui se représente l’essence des choses comme une essence immobile, comme une existence invariable en soi. Leibniz y trouva lui-même la possibilité de concilier la téléologie et le mécanisme en admettant que les forces qui forment la nature intime des êtres et des phénomènes individuels et qui persistent sous tous les changements, émanent de l’essence divine et agissent en vue de fins utiles. Les fins divines sont alors satisfaites dans la nature sans qu’il y ait rupture dans l’ordre régi par des lois, et par cet ordre justement. Le progrès réalisé du traité de 1680 au Discours de 1685 consiste surtout en ce qu’il affirme le caractère individuel des substances et qu’il les conçoit par analogie avec les âmes des hommes et des animaux. Chaque être en particulier est un monde en petit, se développe conformément à ses lois intérieures et par sa propre force, est un rayonnement spécial de la force divine, et en raison de la communauté d’origine, ce développement est en harmonie avec le développement de tous les autres êtres. — Le système de Leibniz était achevé. Il vint à la publicité d’abord dans une dissertation imprimée en 1695 dans le Journal des savants (Système nouveau de la nature et de la communication des substances). Leibniz n’employa le terme de « monade » que plus tard (1696). Il n’est pas probable qu’il ait emprunté ce terme à Bruno ; historiquement, on ne peut d’ailleurs constater aucune influence directe de Bruno sur Leibniz, quelque grande que soit l’affinité que montrent plusieurs de leurs idées. Il est plus vraisemblable (ainsi qu’on a conjecturé dans ces derniers temps) qu’il ait emprunté ce terme au chimiste mystique van Helmont le jeune, avec lequel il était entré en rapport peu de temps avant le moment où le mot se trouve pour la première fois chez lui. —

Leibniz satisfaisait à sa propre définition de la substance, qu’elle est ce qui agit constamment. Même lorsque son système fut formé, il continua à développer ses pensées fondamentales dans la forme la plus claire qu’il se pouvait. Sa vaste correspondance et ses grandes relations personnelles lui en fournirent abondamment l’occasion. C’est ainsi que pendant son séjour à Vienne (1714) il composa pour le Prince Eugène un exposé de sa théorie des monades, qui fut imprimé après sa mort sous le titre de Monadologie. En même temps il observait avec attention les mouvements de l’époque. Il eut avec deux penseurs éminents une discussion qu’il mena avec beaucoup de courtoisie. Il fit dans ses Nouveaux Essais la critique géniale, et de nos jours encore instructive, de la tentative qu’avait faite Locke de dériver toute connaissance de l’expérience ; il défendait notamment l’importance des dispositions intérieures, des conditions renfermées dans la propre nature des sujets de la connaissance. Locke étant mort avant que Leibniz eût achevé son ouvrage, il ne voulut pas le publier ; aussi celui-ci n’eut-il pas sur la discussion philosophique toute l’influence qu’il aurait certainement eue. Il ne parut qu’en 1765. Le second contemporain, contre les idées duquel Leibniz se sentit poussé à prendre la plume, était Pierre Bayle. Celui-ci avait critiqué l’essai, fait par plusieurs théologiens et philosophes, de démontrer qu’il y a harmonie entre l’hypothèse d’une action toute puissante et divine et le mal moral et physique du monde, il prétendait que philosophiquement on pouvait bien plus facilement défendre l’hypothèse de deux principes opposés, un bon et un mauvais, étant donné la nature réelle du monde. Leibniz chercha par contre dans la Théodicée, parue en 1710, à prouver la concordance de la théologie avec la philosophie et à fonder l’assertion que le monde réel est le meilleur des mondes possibles. C’est l’ouvrage le plus faible de Leibniz, long et décousu dans la forme, vague et populaire au mauvais sens du mot dans la suite des idées. Dans aucun autre ouvrage il ne s’accommode à ce point d’idées qu’il n’aurait pas dû admettre dans son système s’il avait été strictement logique. Ce fut un malheur que durant le xviiie siècle on ait connu Leibniz par cet ouvrage. Les Nouveaux Essais restaient enfouis dans la Bibliothèque de Hanovre et les petits traités magnifiques et géniaux contenus dans les périodiques qui exprimaient ses pensées fondamentales véritables n’étaient accessibles qu’à un petit nombre d’élus.

La tentative de Leibniz, d’unir et de concilier la religion et la philosophie, était certainement faite de bonne foi, cela ne fait pas de doute. C’était une pensée qui depuis sa jeunesse remplissait toute sa vie. Toutefois ce n’était pas une nature proprement religieuse. C’est ce que montre la légèreté avec laquelle il pouvait négliger les oppositions confessionnelles. Ce qui l’intéressait, c’était bien plutôt la religion naturelle que la religion positive. Et son sens de l’individuel et du caractéristique lui rendait facile et attrayante l’étude des différents systèmes religieux. De même sa foi dans l’harmonie de toutes les particularités et tendances individuelles engendra en lui le désir de réconcilier les Églises désunies. Ce désir cependant n’était pas partagé par des hommes tels que Bossuet et Spener, qui étaient incapables de trouver un détail légitime dans les confessions autres que la leur. Arnauld le convia à se convertir à la vraie foi plutôt que de réfléchir à l’harmonie des choses. Ce qui caractérise bien Leibniz, c’est l’histoire de deux frères qu’il aimait à raconter : l’un des frères, ayant passé au catholicisme, cherchait à convaincre l’autre, pendant que celui-ci mettait le même zèle à le ramener au protestantisme. Le résultat fut que tous deux se convainquirent l’un l’autre, — à la fin Dieu eut pitié des deux frères pour leur grand zèle ! — Ce qui intéressait Leibniz, c’était la force interne et la tendance interne des monades, et non pas seulement la façon particulière dont la force se manifeste dans la monade isolée, qui souvent trouve que cette façon est la seule bonne. Leibniz avait foi dans l’harmonie universelle, qui pour lui n’était pas seulement un résultat de l’avenir, mais qui existait déjà dans les esprits, pourvu qu’ils puissent en avoir conscience. Dans chaque livre que Leibniz lisait — et il en lisait beaucoup — il trouvait quelque chose d’intéressant et d’instructif, et sachant l’aspect différent sous lequel peuvent se présenter les choses, il était porté à défendre et à excuser là même où il ne pouvait approuver. Il s’entendait à parler avec les gens de toutes positions sur ce qui les intéressait. Sa croyance aux monades s’étendait même aux formes humbles. Il évitait de tuer des animaux et quand il avait pris un insecte pour l’examiner au microscope, il le remettait avec précaution sur la feuille d’où il l’avait enlevé. Doux et gai, étranger à toutes les émotions violentes, toujours occupé par la pensée et par l’étude — ainsi il traversait le monde. — Il passa ses dernières années dans la solitude. Ses nombreux travaux ne lui avaient pas, ainsi qu’il disait lui-même, laissé le temps de se marier, — jusqu’à ce qu’il fût trop tard. Alors que précédemment il était bien noté à la cour de Hanovre et était parvenu au titre de « conseiller privé », il semble que dans ses dernières années — après la mort de ses protecteurs princiers — il soit en quelque sorte tombé en disgrâce. Son orthodoxie était suspecte au clergé et au peuple parce qu’il n’allait pas au temple ; on expliquait son nom en bas-allemand par Lövenix, c’est-à-dire qui ne croit à rien (Glaube-nichts). À sa mort (1716), peu de gens seulement suivirent son cercueil. Sa devise était « Toute heure perdue, c’est une parcelle de la vie qui s’en va ». Elle fut mise sur son cercueil, ainsi qu’un symbole qu’il avait aimé : une spirale avec l’inscription : Inclinata resurget (elle ne s’incline que pour remonter).

b) Théorie des monades.

Après cet aperçu du développement historique de la philosophie de Leibniz, notre tâche sera d’en donner un exposé systématique. Les ouvrages qui doivent former surtout la base de cette étude sont : Discours de métaphysique (1685), Système nouveau, (1695), Lettre à Basnage (1698), De ipsa natura (1698) et la Monadologie (1714). Mais il faut consulter conjointement une foule de lettres et de petits traités.

Leibniz fonde sa philosophie par l’analyse des principes de la science de la nature. Il reconnaît ces principes sans restriction, comme Hobbes et comme Spinoza, mais il trouve qu’ils sont issus de conceptions plus profondes. Pour lui, la physique a sa raison dans la métaphysique. Il s’agit avant tout de voir comment d’après Leibniz il faut procéder à cette transition de la physique à la métaphysique.

Lorsque la science nouvelle vise à tout ramener au mouvement dans la nature, Leibniz approuve absolument cette tendance. Mais comme philosophe il demande : quelle réalité le mouvement possède-t-il lui-même, et quelle cause a-t-il ? — Tout mouvement est relatif. Si l’on croit qu’une chose se meut, cela dépendra du point de vue d’où l’on regarde cette chose. La réalité proprement dite, ce n’est pas le mouvement lui-même, mais la force qui en est cause et qui subsiste, alors même que le mouvement cesse. Les Cartésiens, qui enseignaient que la quantité de mouvement est toujours la même dans le monde, tout en prétendant que le mouvement passe au repos et inversement, étaient forcés d’admettre des solutions perpétuelles de continuité, car le passage du mouvement au repos, ainsi que du repos au mouvement, était inexplicable. La continuité ne peut se soutenir qu’au moyen de la notion de force (ou tendance, conatus). Il n’y a plus alors entre le mouvement et le repos qu’une différence relative : ce sont des formes phénoménales différentes de la force. C’est la force qui subsiste. Il n’y a pas d’immobilité absolue. Il n’y a pas de corps en mouvement en un seul et même endroit de l’espace, pas même pendant le plus petit moment que l’on puisse se figurer. Si l’on demande ce qu’est la force, Leibniz répond : ce qu’il y a dans l’état présent qui porte avec soi un changement pour l’avenir (Lettre à Basnage). C’est là ce qu’il y a de réel dans l’existence. Leibniz parvient à cette idée également par la critique de la notion d’atome, telle que l’atomisme d’alors la concevait. L’hypothèse d’atomes absolument durs serait contraire à la conservation de la force et de la continuité, car dans tout choc il se perdrait de la force. Voilà pourquoi les atomes doivent être élastiques (ainsi que l’enseignait déjà Huyghens), et par suite se composer de parties ; dire qu’il y a des atomes absolus, c’est par conséquent se contredire soi-même. Quand nous examinons la chose à fond, nous trouvons partout l’activité. Leibniz dit dans une lettre : « Les atomes ne sont que l’effet de la faiblesse de notre imagination, qui aime à se reposer et à se hâter à venir à une fin dans les sous-divisions ou analyses. » (Lettre à Hartsoeker, 1710). La différence entre le solide et le liquide est relative, de même que le mouvement est relatif. À ce point de vue la force seule possède une réalité véritable.

Leibniz exprime dans la langue de son temps que la force est la réalité proprement dite en disant que la force est substance et que toute substance est force. La notion de force se rattache étroitement à la notion de loi : la force est seulement dans un état ce qui fait que dans l’avenir une modification se produira. La condition de toute application de la notion de force, c’est donc un ordre régulier des états changeants. Voilà pourquoi le principe de la raison suffisante, d’après lequel tout a une raison, est le principe fondamental véritable de la philosophie de Leibniz, bien qu’il ne le pose formellement en principe que dans ses ouvrages postérieurs (dans la Théodicée et la Monadologie). À la notion de « loi » se rattache encore chez Leibniz une autre notion fondamentale : la notion d’individualité. Individualité signifie pour lui la loi suivant laquelle se succèdent les changements des états d’un être. Chaque individu a pour ainsi dire sa formule. De même que dans une série mathématique on peut trouver les termes suivants quand on a trouvé la loi de l’ordre des premiers termes, de même on observe un ordre semblable dans les modifications intérieures d’un être individuel. L’individualité consiste dans la loi de succession de ces changements : la loi du changement fait l’individualité de chaque substance particulière (Lettre à Basnage). Dans le Discours de métaphysique où pour la première fois il introduit la notion de substance individuelle, Leibniz compare les rapports entre la substance et ses états changeants avec les rapports entre le sujet et l’attribut d’un jugement logique : dans un jugement logique il doit être possible de trouver l’attribut contenu dans le sujet, dès qu’on connaît complètement celui-ci ; de même celui qui connaît la nature de l’individu pourra en dériver tous les états changeants. Il y a continuité entre eux, puisque le suivant a toujours sa raison dans le précédent. Chacune de ces substances en particulier est par conséquent un monde en petit, se développe selon ses propres tendances intérieures et a sa propre vie intérieure. Ce n’est que par miracle qu’une semblable substance individuelle peut naître ou périr. Et chaque substance a sa loi propre, différente de celle des autres substances.

Si l’on demande pourquoi le réel, ce qui existe (la substance) doit être individuel, Leibniz répond : parce qu’il ne peut exister que des unités, des êtres individuels. Il blâme les Cartésiens, non seulement d’attribuer une réalité absolue au mouvement, mais encore d’attribuer une réalité absolue à l’étendue et d’en faire la substance. Déjà dans les remarques qu’il fit en lisant l’Éthique de Spinoza, il nota qu’il n’est pas certain que les corps soient des substances ; il en est autrement des âmes. Cette déclaration indique la tendance de sa pensée. Dans ses ouvrages postérieurs réapparaît toujours sous des formes souvent variées l’ordre d’idées suivant : l’étendue suppose quelque chose qui est étendu, c’est-à-dire répété plusieurs fois. Étendue signifie multiplicité, composition, agrégat. Mais la nature du composé dépend du composant. Ce n’est pas l’agrégat qui possède la réalité, mais les unités dont il se compose. S’il n’y avait pas de substances absolument simples, il n’y aurait aucune réalité. L’hypothèse de la réalité de la matière étendue a en outre cet inconvénient que sa divisibilité va jusqu’à l’infini, par suite de la loi de continuité. Les vraies unités ne peuvent pour cette raison être matérielles, être étendues ; d’un autre côté, s’il n’existait pas de ces unités absolues, la matière ne serait qu’une vaine apparence, sans réelle signification. L’absolument simple et l’absolument indivisible peut seul être substance, et il ne peut être matériel.

Avant de nous demander ce qu’il est, nous devons encore relever une détermination importante. Leibniz partait des principes de la science de la nature. Pour lui, le plus important, c’était le principe de la conservation de l’énergie[1]. C’était pour lui le fondement des lois de la nature (fundamentum naturæ legum). Or, ce fondement des lois de la nature ne peut se comprendre d’après Leibniz (voir en particulier, De ipsa natura, édition Erdmann, p. 155) que par un raisonnement téléologique : Il est nécessaire que dans le monde la même quantité d’énergie soit conservée ; mais cette nécessité dépend de ce que la sagesse et l’ordre divins règnent dans le monde ; le premier principe ou la première « raison suffisante » du mécanisme, c’est une cause finale, un principe téléologique. C’est ce que Leibniz développe comme suit dans un petit traité dirigé contre le physicien Papin (De legibus naturæ, édition Dutens, III, p. 255) ; la cause et l’effet doivent toujours se correspondre, doivent être équivalents. S’il y avait plus dans l’effet que dans la cause, nous obtiendrions un perpetuum mobile ; s’il y avait moins dans l’effet que dans la cause, la même cause ne pourrait jamais se reproduire ; la nature reculerait continuellement, la perfection irait en diminuant. Des deux façons, ce serait contraire à la sagesse et à l’immutabilité divines. S’il y a équivalence dans la nature entre la cause et l’effet, en excluant les deux autres possibilités, cela ne se peut fonder pour Leibniz par les mathématiques ou par la mécanique pure, il faut l’expliquer téléologiquement.

La loi suivant laquelle les êtres individuels particuliers, qui sont les vraies réalités, développent leurs états changeants, est pour Leibniz une loi suivant laquelle ils passent à des états non seulement nouveaux, mais plus parfaits. Le rapport de cause à effet est donc identique ici au rapport de moyen à fin. En dernière analyse, l’existence est organisée de telle sorte que les lois purement mécaniques agissent dans le sens exigé par les lois de la justice et de l’amour. Les deux sortes de lois sont réunies à l’égard de l’individu dans la loi immanente à l’essence propre à tout individu (lex insita). — Comme on le voit, Leibniz est tellement pénétré de la loi de la conservation de l’énergie qu’il ne voit pas que téléologiquement il n’importe pas le moins du monde que la même quantité d’énergie soit conservée, mais bien qu’elle soit conservée sous une forme favorable et utile au maintien et au développement de la vie. C’est là encore une considération dont le sens n’est devenu évident qu’après des examens récents. — Bien que Leibniz fonde ainsi téléologiquement l’ordre mécanique de la nature, ce n’est pas son idée de vouloir réintroduire les causes finales et de permettre d’expliquer les phénomènes naturels en invoquant les forces internes ou la finalité. Dans le détail il faut procéder selon la méthode rigoureusement mécanique ; le mécanisme dans son ensemble, ou plutôt les premiers principes du mécanisme seuls ne peuvent s’expliquer que par la conception téléologique. L’enchaînement mécanique de la nature est le fait dont part toute la philosophie de Leibniz, tout comme celle de Hobbes et de Spinoza. —

Le nom technique de l’être individuel absolu qui forme pour Leibniz la réalité véritable, c’est la monade. Ce mot grec signifie unité et ne désigne donc les êtres que par leur côté formel. Si nous demandons ce qu’est proprement cette unité individuelle avec ses états internes développés conformément à une certaine loi, Leibniz nous répond que nous devons nous la figurer par analogie avec nos propres âmes. Il ne l’exprime pas catégoriquement dans le Discours. Mais dans la correspondance suivante avec Arnauld il dit : « L’unité substantielle demande un être accompli, indivisible et naturellement indestructible, puisque sa notion enveloppe tout ce qui lui doit arriver, ce qu’on ne saurait trouver ni dans la figure ni dans le mouvement… mais bien dans une âme ou forme substantielle, à l’exemple de ce qu’on appelle moi. » (Lettre à Arnauld, novembre 1686.) L’analyse objective est ainsi complétée ici par une analyse subjective. En nous-mêmes nous trouvons au moyen de l’observation du moi des états internes (sensations, sentiments, pensées) qui changent, et une tendance ou un appétit qui nous pousse à passer d’un état à l’autre. Au moyen de cette observation subjective nous devons — par la voie de l’analogie — nous rendre intelligible la nature des monades. Notre âme n’est qu’une monade particulière, mais nous n’avons pas lieu de croire que nous sommes seuls dans la nature. Au contraire. Suivant la loi de continuité qui exclut les passages brusques dans la nature ; nous devons admettre qu’il y a un nombre infini de degrés de l’existence que nous connaissons par nous-mêmes : c’est partout et toujours la même chose, aux degrés de perfection près. La loi de l’analogie nous commande de professer partout le principe : « tout comme ici »70. La loi de l’analogie d’après laquelle nous concevons toute autre existence comme ne différant de la nôtre qu’en degré, n’est pour Leibniz qu’une forme spéciale de la loi de continuité et est issue comme elle du principe de raison suffisante. Si l’on n’admet une animation générale aux degrés inférieurs et supérieurs, on ne comprend plus du tout comment la sensation et la conscience peuvent naître. De même que la formation du mouvement était inexplicable aux Cartésiens, parce qu’ils ne remontaient pas à la force, de même la formation de la conscience était pour eux une énigme parce qu’ils ne tenaient pas compte des degrés et des formes obscures de la vie psychique, de l’inconscient, de la tendance et de l’aspiration qui ne s’éveillent à la clarté de la conscience qu’aux degrés supérieurs de la vie. En nous-mêmes nous percevons sans cesse la succession d’états clairement conscients, obscurs et inconscients. Par analogie avec cela nous devons nous représenter des monades à tous les degrés de clarté et d’obscurité. Il y a des monades qui sommeillent, qui rêvent, qui sont plus ou moins éveillées. L’identité de la nature mène à cette conception. La partie de la matière qui forme le corps humain ne saurait être la seule qui soit douée de la faculté de sentir et de vouloir. On doit pouvoir trouver aux degrés inférieurs quelque chose d’analogue (qu’on le nomme ou non âme). Leibniz appelle cette application de l’analogie dans une lettre (mai 1704) « mon grand principe des choses naturelles ».

La voie par laquelle toutes les mythologies et les systèmes spéculatifs anciens avaient été amenés — sans en avoir conscience — à admettre la suprématie de l’esprit dans l’existence, est suivie par Leibniz en toute connaissance de cause. Il montre clairement le point où commence tout idéalisme métaphysique. Ici encore ce qui le guide, c’est l’hypothèse de l’intelligibilité pleine et entière de l’existence. De cette hypothèse découle la continuité de toutes les existences et l’analogie de tous les êtres avec notre être à nous.

Mais ce point atteint dans l’évolution de sa pensée, Leibniz est arrivé à un tournant. Il édifie sa philosophie en partant de l’analyse des phénomènes matériels, guidé qu’il est par la tendance à en trouver la réalité véritable. Une fois parvenu à l’idée qu’il n’existe à vrai dire que des êtres représentatifs avec des représentations différant par le degré d’obscurité ou de clarté, il ne voit plus dans la matière qu’un simple phénomène. C’est un phénomène sensible, qu’il semble exister des corps. Cependant les sens ne nous trompent point, pas plus qu’ils ne nous trompent lorsque nous croyons que le soleil tourne autour de la terre. Les phénomènes sont réels en tant qu’un enchaînement régulier les relie, qu’une loi détermine leur ordre de succession. Cette loi est la marque caractéristique de ce qui pour nous est réalité. Mais cela ne nous oblige pas à admettre qu’il existe autre chose que des monades et leurs représentations. — Ici un ordre d’idées complètement nouveau devenait possible : c’était de vérifier si du point de vue purement subjectif, de l’hypothèse que le monde n’existe que sous la forme de représentation, on parvenait au même résultat que par la voie objective que Leibniz avait suivie jusqu’ici. Leibniz ne s’est pas engagé sur cette voie nouvelle et lorsque dans ses dernières années il entendit parler de l’essai fait par Berkeley en ce sens, il n’y vit qu’un pur paradoxe (voy. la lettre du 15 mars 1715 à des Bosses). Leibniz n’a évidemment pas bien vu la grande différence qu’il y entre le phénomène de quelque chose et le phénomène pour quelqu’un. Ces deux relations peuvent être contenues dans la notion de « phénomènes ». Leibniz commence par la première et finit par la seconde. Ce n’est qu’après avoir posé la notion de substance comme la force et l’unité individuelle qu’il trouve — par suite de la loi d’analogie — que son essence consiste dans l’activité représentative. Le fait même que cette dernière conception est le terme de la marche de sa pensée permet de comprendre qu’il n’en tire pas toutes les conséquences71. Leibniz continue à regarder les phénomènes matériels comme les manifestations d’un ordre objectif des choses. En vertu de la loi de continuité tout dans le monde de la matière est en action réciproque ; le changement d’une partie du monde s’étend à toutes les parties. Et il en conclut que toute monade représente plus ou moins clairement l’univers entier, de même que tout point particulier de l’univers physique éprouve tout ce qui se passe dans l’univers entier. La théorie même qu’il y a une multiplicité de monades montre que Leibniz n’a pas suivi la voie purement subjective, car il n’aurait eu alors affaire qu’à une seule monade et à son image du monde. Admettre d’autres consciences que la mienne, c’est supposer déjà l’application du raisonnement par analogie, sur lequel Leibniz étaye son idéalisme métaphysique. —

Une confirmation empirique de son hypothèse que dans toute masse morte en apparence il y a de la force, de la vie et une âme, c’était à ses yeux la découverte des petits organismes que Swammerdam, Leeuwenhoek et autres naturalistes trouvèrent au moyen du microscope. Ici s’ouvrait à lui un monde d’infiniment petits dans le domaine de la vie organique ; du reste il avait contribué lui-même à révéler le monde des infiniment petits, de même qu’il avait affirmé dans sa philosophie que derrière la masse en apparence uniforme on pouvait trouver la réalité véritable, consistant en êtres individuels avec une nature proche de la nôtre. Le commencement et la fin, la naissance et la mort n’étaient pour lui que des phénomènes, les manifestations d’un processus de contraction, de développement, d’obscurcissement ou d’éclaircissement des monades. Les ruptures et les différences absolues disparaissaient (de même que l’uniformité de la masse), à mesure qu’il comprenait plus clairement les nuances individuelles infinies de la vie. Dans tous ses exposés ultérieurs Leibniz renvoie avec un visible plaisir aux travaux des grands naturalistes contemporains mentionnés plus haut.

Il semble que la notion de monade oppose nettement Leibniz à Spinoza. Pour ce dernier, il n’y avait qu’une seule substance et les êtres individuels n’étaient à cette substance que comme les vagues à la mer. Pour Leibniz, la réalité véritable, c’est une diversité de forces individuelles, agissant toutes conformément à leur loi immanente, en sorte que tous leurs effets ressortent de leur caractère original. Leibniz lui-même souligna souvent et fortement ce contraste, contraste qui apparaît le plus nettement dans une lettre à Bourguet (décembre 1714) : « Je ne sais comment vous en pouvez tirer quelque Spinozisme ; au contraire, c’est justement par ces monades que le Spinozisme est détruit. Car il y a autant de substances véritables… qu’il y a de monades, au lieu que, selon Spinoza, il n’y a qu’une seule substance. Il aurait raison, s’il n’y avait point de monades ; et alors tout, hors de Dieu, serait passager et s’évanouirait en simples accidents ou modifications. »

Et cependant Leibniz et Spinoza parlent de la même notion fondamentale de substance. Toutes les déterminations et tous les états de la substance doivent découler de sa propre nature interne, ne doivent pas être l’effet d’une action extérieure. C’est ce que Leibniz prétend à l’égard de ses monades aussi catégoriquement que Spinoza à l’égard de sa seule et unique substance. La difficulté de cette notion absolue de substance, c’était pour Spinoza d’expliquer comment la multiplicité des attributs et des êtres individuels pouvait s’allier avec l’hypothèse d’une seule substance. La difficulté de cette même notion, c’était pour Leibniz d’expliquer la concordance des états des différentes monades, si chacune d’elles n’est déterminée que du dedans et (pour employer les propres figures de Leibniz) si aucune d’elles n’a des trous, des fenêtres ou des portes par où quelque chose du dehors puisse pénétrer dans la monade. Et Leibniz avait encore la difficulté de concilier la théorie des monades avec ses hypothèses théologiques.

Leibniz regarde ces deux difficultés comme résolues par une pensée unique. Il considère comme un fait que les états des différentes monades se trouvent concorder : il existe une harmonie universelle ou un accord universel entre tous les êtres qui sont au monde. Il est évident qu’il part ici, ainsi que nous en avons touché un mot, de la perception de l’action physique réciproque qui est générale dans le monde et de l’idée empirique (tout en étant appuyée sur un raisonnement par analogie), que les perceptions et les représentations des individus particuliers concordent en ce sens, que l’on peut construire un tableau d’un même monde dans ses grands traits. Or, comme la réalité proprement dite est une multiplicité d’êtres absolument indépendants et autonomes, qui peuvent être regardés (selon l’expression de Leibniz dans une lettre) comme des petits dieux, parce qu’ils ont la vie en eux-mêmes, il doit y avoir — conclut-il — un créateur commun de cette harmonie. « Dieu seul, dit-il dans le (Discours, § 32), fait la liaison ou l’enchaînement des substances, et c’est par lui seul que les phénomènes d’un homme coïncident avec ceux d’un autre homme et qu’ils concordent avec eux de telle sorte que la réalité de nos représentations se forme. » Dieu a dès le début créé les monades individuelles de façon que l’une tienne compte de l’autre ; leur concordance vient de leur origine commune. Elles naissent de Dieu par émanation ou fulguration, à l’état d’individualisations de la force divine unique, de même que chacune de nos pensées en particulier est un rayonnement de la force de notre esprit. Dieu contemple le monde sous un nombre infini de points de vue différents, et chacun de ces points de vue différents est réalisé par lui dans la création du monde en une substance individuelle. Les états des monades isolées se correspondent donc, de même que les divers aspects d’une ville qui s’offrent à nous de différents points de vue, ont entre eux une concordance interne (Discours, § 14). La spontanéité et l’accommodation des monades s’expliquent toutes les deux par ce fait, que la force divine et la pensée divine constituent leur essence intime. Leur harmonie existe dès le début, est « préétablie ». Chacune d’elles est une concentration particulière de l’univers que la pensée créatrice de Dieu a contemplée, un univers en miniature, et l’univers ne consiste qu’en de semblables concentrations. Leibniz est un Copernic métaphysicien : il montre que le monde peut se considérer d’un bien plus grand nombre de points de vue que l’on ne se l’imagine d’ordinaire et que l’un de ces points de vue a en soi autant de légitimité et de valeur que l’autre. Pour lui, le monde n’est pas quelque chose qui serait en dehors ou entre les individus, il consiste au contraire dans ces mêmes êtres individuels.

Leibniz transporte ainsi tout le problème dans la pensée du Dieu créateur. Il passe de la philosophie à la théologie. Mais cela ne le dispense pas des difficultés : comment naît en effet dans la pensée divine ou dans l’imagination divine un monde qui peut être vu sous un nombre infini de points de vue ? Et ces points de vue possibles ne restent pas dans l’imagination divine à l’état d’images immobiles ; de même que Leibniz prétend toujours que toute possibilité est une réalité en petit, une réalité commençante, de même il admet ici aussi une tendance ou une inclination originale à exister (inclinatio ad existendum, exigentia existendi) : les possibilités cherchent à acquérir une réalité pleine et entière, qui n’est toutefois accordée qu’à celles qui conviennent le mieux à un tout mondial harmonieux. C’est là un prélude mythologique qui met un terme à la lutte pour l’existence, avant que l’existence véritable ne commence, afin que celle-ci puisse devenir ensuite un épanouissement harmonieux des germes intérieurs de chaque être. Nous reviendrons sur ce point en parlant de la théodicée. Le grand rôle que jouent les points de vue théologiques du commencement jusqu’à la fin nuisait décidément à la clarté et au sens de la philosophie de Leibniz. Et ce n’est pas le moins du monde faciliter la solution des problèmes que de les revêtir d’une forme théologique. Un certain sentiment de recueillement pieux fait que l’on cesse plus tôt ses questions et ses objections ; mais un arrêt de ce genre n’est pas une solution. Il est facile de voir que le problème est insoluble dans la forme sous laquelle Leibniz se le posait. Si les monades sont des substances absolues, elles ne peuvent être créées. L’invocation d’une création surnaturelle cache seule la contradiction évidente. De même que Leibniz exclut par sa notion de substance une action réciproque réelle entre les monades, de même il aurait dû logiquement nier qu’elles fussent formées d’une substance différente d’elles. Malebranche a dit ici le mot de la fin : Dieu ne peut pas créer des Dieux ! — La différence entre Leibniz et Spinoza disparaît positivement — abstraction faite de cette contradiction évidente — vu que la création des monades n’est achevée une fois pour toutes à aucun moment quelconque, et qu’elle se poursuit continuellement : le rayonnement ou l’émanation des monades se fait d’une façon ininterrompue (Discours, § 14, 32. Monadologie, § 47). Leibniz insiste sur ce fait, que c’est la source, la force de l’activité qui s’écoule ainsi sans interruption de la divinité dans les monades. Mais Spinoza déclare lui aussi que la tendance qui porte tout être individuel à se conserver, est une manifestation particulière de la puissance qui agit dans tous les êtres individuels. Logiquement, la philosophie de Leibniz ne se distingue ici de celle de Spinoza que parce que les êtres individuels sont mis plus en avant et que leur origine commune est laissée dans l’ombre, dans l’arrière-plan (lequel ne reçoit plus de lumière que lorsque Leibniz cherche à se rattacher aux théologiens), tandis que chez Spinoza les êtres individuels sont plutôt regardés comme des rejetons ou ramifications de l’Être infini, lequel est sa première et sa dernière pensée. La différence des deux systèmes peut se réduire à la même différence que celle que l’on peut trouver selon Leibniz entre deux aspects du monde qui se produisent par sa rotation. Pour tous deux l’existence est une pyramide, mais Spinoza la contemple du sommet, et Leibniz de la base72. — Ainsi que nous l’avons déjà fait remarquer, une ombre s’étend sur l’intelligence ainsi que sur le caractère de Leibniz quand nous le voyons malgré cet état de choses faire si souvent des réserves à l’égard de Spinoza, en des termes où il le traite plus ou moins d’hérétique. —

La théorie des rapports de l’âme et du corps de Leibniz est une simple conséquence de sa théorie des monades. Ce que nous appelons notre corps est un groupe de monades qui se développent toutes en particulier d’après des lois intérieures et par une force intérieure, tout comme le fait notre âme. Par suite de l’harmonie universelle, on peut conclure des états d’une monade aux états d’autres monades ; c’est ce qu’on exprime vulgairement en disant qu’un être agit sur l’autre. On dit d’une monade de l’état de laquelle on peut grâce à ce raisonnement dériver les états des autres, qu’elle agit. Quand le développement interne des monades individuelles est entravé, cela provient de l’obscurité, de l’état chaotique de leurs éléments internes. Mais la nature de chaque monade, c’est-à-dire le degré d’obscurité ou de clarté et la faculté de passer à d’autres états, dont elle est pourvue, étant déterminée dès le début par égard à d’autres monades, à côté desquelles elle a été appelée à la vie, il s’ensuit qu’aux obstacles intérieurs correspondent des états déterminés d’autres monades que pour cette raison on appelle vulgairement causes. Pour s’exprimer sous une forme bien populaire, Leibniz se sert pour désigner les rapports de l’âme et du corps de l’image de pendules réglées une fois pour toutes. Sous une forme populaire et exotérique, il appelle encore le corps une substance composée. Mais cette expression est trop compacte pour sa conception proprement dite. La matière n’est pour lui qu’un phénomène, un monde de multiplicité extérieure, dont les états expriment aux sens les modifications internes des monades, qui forment la réalité proprement dite. D’après la terminologie de Leibniz, une chose est « exprimée » ou « représentée » par une autre quand les manières de désigner ces deux choses sont entre elles dans un rapport constant et régulier (Lettre à Arnauld, octobre 1687). Ce qui dans l’intérieur des monades est concentré, combiné en unité, apparaît à la sensibilité comme une diversité étendue. Dans une lettre du 4 novembre 1696 (à l’électrice de Hanovre) Leibniz écrit : « Les âmes sont des unités et les corps sont des multitudes… Mais les unités, quoiqu’elles soient indivisibles, et sans parties, ne laissent de représenter les multitudes, à peu près comme toutes les lignes de la circonférence se réunissent dans le centre. C’est dans cette réunion que consiste la nature admirable du sentiment ; c’est ce qui fait aussi que chaque âme est comme un monde à part. » — La rigueur avec laquelle Leibniz, adhérant à Hobbes et à Spinoza, affirme l’enchaînement mécanique de la nature, l’empêche de s’en tenir à la conception dualiste ordinaire. L’hypothèse de l’identité apparaît d’après ses suppositions et d’après tout son système, comme l’unique possibilité. Les difficultés impliquées par cette hypothèse sont encore accrues par la substantialité absolue que Leibniz attribue aux monades. De la marque de l’unité que porte la conscience il conclut avec une précipitation dogmatique que l’être conscient doit être une unité absolue, indestructible, qui ne puisse rien recevoir du dehors. Si au lieu de concevoir la matière seulement par analogie avec l’esprit, il avait conçu en même temps l’esprit par analogie avec le corps, il aurait vu la nécessité d’admettre que les consciences individuelles, malgré leur marque merveilleuse d’unité, sont en communauté d’action avec le reste de l’existence, en vertu précisément de la loi de continuité qu’il souligne lui-même si fortement, mais qu’il ne peut appliquer qu’à chaque monade individuelle, et non aux rapports mutuels des monades. Développement ne prend plus pour Leibniz que le sens d’épanouissement. Pour lui, l’organisme individuel ne se forme pas du tout, il existe dès le début ; sa naissance et sa croissance consistent seulement en ce qu’il est débarrassé de son enveloppe et que ses dimensions s’agrandissent. Comme tant d’autres naturalistes d’alors, Leibniz professait aussi ce qu’on appelait l’hypothèse d’emboîtement (dans laquelle on supposait un germe situé dans l’autre à travers la suite des générations). De même, dans le domaine intellectuel, le développement ne consiste pas à adopter un fond nouveau, mais seulement à purifier le contenu donné dès le début — sous une forme, il est vrai, chaotique et obscure. — D’après Leibniz, il ne peut se former de concentration ; il ne peut se former de nouveaux centres, de nouvelles monades. Ici, il tranche la difficulté. Peut-être le nœud de la difficulté contenue dans le problème de l’individualité ne se laisse-t-il pas défaire par notre pensée ; le trancher, en tous cas, ce n’est pas le dénouer.

Mais cette violence n’est — ainsi que la réserve faite à l’endroit de Spinoza — qu’une conséquence de l’énergie avec laquelle Leibniz a approfondi la notion d’individualité. Elle se présente chez lui avec un éclat et une clarté que l’on ne trouve chez aucun autre penseur. Et la tournure originale qu’il donna à la notion de substance en l’appliquant aux éléments individuels de l’existence (les monades), est caractéristique de la transition du xviie au xviiie siècle. La recherche libre et originale de la clarté, le besoin de développer son être propre prend alors dans l’individu la place de la résignation mystique et de la soumission aux puissances absolues. C’est là une révolution dans le monde de la pensée — un prélude de la révolution dans le monde extérieur. Cependant le système de Leibniz a un postulat commun avec les autres grands systèmes, le postulat de la rationalité parfaite de l’existence. Le principe de la raison suffisante est pour lui le principe directeur, dans sa spéculation théologique et dans la théorie des monades comme dans ses ouvrages sur les mathématiques et la science de la nature. Cette conception passa aussi au siècle nouveau, dont il fut l’initiateur typique.

c) Psychologie et théorie de la connaissance.

Il ressort de la signification qu’a pour Leibniz l’analogie avec la vie de la conscience comme fondement de son idéalisme métaphysique, que son point de départ proprement dit doit être le même que celui de Descartes : l’observation directe du moi, l’expérience interne. Elle nous donne le premier terme de l’analogie. Leibniz voit clairement qu’il y a là un point de départ de sa pensée, et il lui a consacré une grande attention. Les Nouveaux Essais sont ici l’ouvrage principal. On ne peut guère apprécier le côté polémique de cet ouvrage avant d’avoir exposé la théorie de la connaissance de Locke contre laquelle il était dirigé. Dans cet ordre d’idées, ce qu’il y a de plus important, ce sont toutefois les vues propres à Leibniz sur la psychologie et la théorie de la connaissance. L’œuvre précitée prend l’importance d’une vérification des idées générales de la philosophie de Leibniz. Il déclare en effet dans l’introduction qu’il veut faire abstraction de sa théorie des monades et se placer sur le terrain purement empirique.

La grande question qui se pose d’abord, c’est de savoir si au début l’âme est vide, comme une table rase (tabula rasa). Leibniz s’était déjà prononcé longtemps avant sur cette question dans le Discours (§ 27). Déjà alors, il trouvait fausse cette idée de la table rase. Elle provient d’une observation inexacte. — On néglige les mouvements minimes et obscurs de l’âme pour ne tenir compte que de ce qui est clairement conscient, de ce qui ne naît que plus tard, lorsque les expériences extérieures ont longtemps agi. Les Cartésiens commettaient cette faute aussi bien que les Empiristes. Moins il y a de diversité et de contraste entre nos sensations, moins une chose comparée au reste se détache du fond de l’âme, plus la conscience est obscure en un mot, et plus on la néglige facilement. Une observation plus exacte tracera les lignes de démarcation avec plus de prudence. Il y a toutes les transitions possibles de l’obscurité à la clarté. Leibniz appelle perceptions les modifications obscures en nous qui ne parviennent pas à la conscience véritable. En elles déjà une diversité est ramenée à l’unité. À ce degré se tiennent les êtres les plus humbles (dans le système de Leibniz : les monades du dernier degré). Leibniz n’emploie l’expression de conscience (sentiment)[2] que lorsque la perception se fait plus distincte et est accompagnée de souvenir. Le degré suprême de la vie de conscience est représenté par l’attention expresse (aperception) ou réflexion fixée sur les perceptions obscures. (Ces trois degrés sont le mieux décrits dans le petit traité : Principes de la nature et de la grâce, § 4, cf. Monodalogie, § 14 et suiv.) Mais l’activité, la spontanéité se développent à tous les degrés. Nous sommes actifs même dans les états les plus obscurs, il n’y a pas de table qui n’influe par sa nature sur ce qu’on écrit dessus, ainsi notre nature est préformée dès le début. Involontairement, instinctivement, nous appliquons des principes dont nous ne pouvons avoir conscience que plus tard. Nous rejetons les contradictions, bien que nous n’ayons jamais entendu parler du principe de contradiction. Il y a des instincts pratiques tout comme il y a des instincts théoriques. En dehors de toute volonté agissent l’instinct de conservation personnelle et l’instinct qui pousse à aider autrui. D’une manière générale il y a en nous beaucoup plus que nous ne croyons. Comme dans la nature matérielle, les petites grandeurs sont au fond de ce qui ressort distinctement et sensiblement. La conscience, pas plus que le mouvement, ne peut naître de rien ou d’un seul coup. D’accord avec la conservation de l’énergie (ou à vrai dire — suivant l’hypothèse d’identité — par identité avec cette conservation), Leibniz croit à l’existence ininterrompue de la vie psychique dans les états de conscience ou d’inconscience, dans la clarté et l’obscurité. La disparition apparente de la vie psychique n’est qu’un passage à une forme plus obscure, plus élémentaire. À la question de savoir s’il y a des idées innées, Leibniz répond qu’il y a des aptitudes, des dispositions innées, qui se développent dès que l’expérience en offre l’occasion et qui sont au fond de toute activité théorique et pratique. Comme exemples des éléments obscurs que nous négligeons facilement, il renvoie aux sensations ordinairement faibles que nous appelons maintenant sensations générales, qui correspondent aux fonctions organiques et qui exercent toujours une influence sur notre état. Nos sens externes sont il est vrai plus distincts ; mais les qualités sensibles étant très différentes des mouvements de la matière qui leur correspondent, Leibniz admet que nos sensations ne sont simples qu’en apparence, mais qu’en réalité elles sont tout aussi complexes que les mouvements correspondants. Ce qui se présente clairement à la conscience, c’est à son avis toujours quelque chose de complexe qui suppose des éléments plus obscurs. Par exemple, en entendant le bruit de la mer, nous résumons à vrai dire les impressions de milliers de vagues en une seule sensation. Si nous y faisons attention, nous verrons que nous ne restons jamais sans sensation. Notre âme est continuellement active. Sans cesse nous avons de petites sensations et sans cesse elles mettent en jeu notre activité. Jamais nous ne sommes absolument indifférents ; dire que nous sommes indifférents, c’est seulement exprimer notre inattention pour les petites différences. Involontairement nous nous tournons à droite ou à gauche, même quand nous n’avons pas de raison extérieure de choisir. Notre nature travaille sans cesse en nous « à se mettre mieux à son aise ». Continuellement se fait sentir une certaine inquiétude, un manque de satisfaction entière, qui nous pousse en avant, un aiguillon que d’ordinaire nous remarquons seulement quand l’inquiétude s’élève jusqu’à la douleur. Toujours il y a de petits obstacles à vaincre, et toujours on réclame de nous une dépense de force. Sans cette inquiétude, sans ces obstacles minimes, pas de plaisir possible ; et même l’aiguillon caché reste dans la joie dont il accroît la puissance, en sorte qu’un progrès continu devient possible. Ces petites perceptions permettent seules de saisir clairement l’enchaînement des différentes périodes de la vie d’un seul et même individu ; car les états clairement conscients se trouvent souvent en contradiction. Ils expliquent en même temps la diversité et l’enchaînement entre les états d’un seul et même individu, ils expliquent encore la diversité aussi bien que l’enchaînement des différents individus. Alors même qu’on appellerait l’âme au début une table rase, il faut accorder néanmoins que deux tables ne sont jamais de nature absolument identique. Si l’on considère les petites nuances et les petites différences, dans toute la nature on ne trouvera jamais deux êtres absolument pareils. Il n’y a pas deux feuilles qui soient semblables entre elles, à plus forte raison deux hommes. Ici encore l’idée d’identité ne tient qu’à notre ignorance. Mais dans les perceptions obscures, dont l’individu n’a pas conscience, le reste de l’existence se révèle à lui et le détermine sans qu’il en sache rien. Au moyen de ces sensations il est rattaché au reste de l’existence. Cette liaison ne cesse pas même dans le sommeil. Entre le sommeil et la veille il n’y a qu’une différence de degré : le détournement de l’attention est un sommeil partiel.

Leibniz a rendu de grands services à la psychologie en appelant l’attention sur l’importance des éléments infiniment petits. Il a ouvert à l’observation de soi un monde nouveau où elle reconnaît il est vrai qu’il lui manque un outil correspondant au microscope dans le domaine de l’observation extérieure. Il a indiqué des points de vue qui permirent d’affirmer la continuité du côté spirituel de l’existence dans une bien plus grande mesure que la conception ordinaire ne le souffrait, à vrai dire plus aussi que Leibniz ne le croyait lui-même, puisqu’il laissait les monades sans fenêtres et les retranchait ainsi des influences inconscientes du reste de l’existence. Les éléments de l’existence (les monades) ne se distinguent les uns des autres que par le degré de clarté ou d’obscurité de leurs états internes ; de même les états d’un seul et même individu ne se distinguent que par des différences semblables de degrés. Ici nous remarquons que nous entrons dans le siècle de la philosophie. On croit toutes les conditions réunies : — Il ne reste plus qu’à approcher la lumière : c’est sur cette croyance optimiste que Leibniz et ses successeurs édifièrent leur système. Toutefois au point de vue purement psychologique, il faut remarquer que Leibniz indique une observation de la vie psychique plus profonde que celle dont partent le rationalisme et l’époque des « lumières ». Premièrement, le monde a pour Leibniz un contenu infini donné sous une forme obscure, dont l’intelligence complète est par suite impossible à un être fini. De plus, outre les sensations et les représentations, il pose comme élément autonome l’appétit et la tendance à passer à de nouvelles sensations. Aspirer ou vouloir, voilà pour lui le fond le plus intime de l’homme, et c’est une aspiration qui ne saurait cesser. Sa position vis-à-vis des passions est assez hésitante. Tantôt il les considère comme des pensées confuses ; et par conséquent elles doivent disparaître quand se fait une lumière suffisante ; — tantôt il déclare qu’elles sont différentes, tant des représentations que des sentiments de plaisir et de déplaisir, que ce sont des tendances éveillées par des représentations et accompagnées de sentiments de déplaisir ; et en cela elles se rattachent plus étroitement à l’aspiration ou à la volonté toujours en mouvement73. Si Leibniz avait développé ce dernier point de vue, il aurait abouti à une conception plus réaliste du développement intellectuel que celle qui le considère comme épuisé par le concept « des lumières ».

L’observation de soi nous donne, ainsi que nous avons vu, les premiers faits dont nous partons dans notre pensée, les premières vérités de fait. Les premières vérités nécessaires ou a priori, nous les trouvons dans les jugements identiques, c’est-à-dire dans les jugements dont on peut prouver que le sujet et l’attribut sont une seule et même notion. Les premières vérités de fait et les premières vérités a priori ont de commun un rapport direct : là le rapport de l’entendement avec son objet, ici du sujet avec l’attribut. Ce rapport immédiat est dans les deux cas la preuve qu’on ne peut atteindre rien de plus certain. Leibniz parvint de bonne heure à cette distinction entre les vérités a priori et les vérités de fait. Dès 1678 il établit cette différence (dans une lettre du 3 janvier à Conring) et il demande que tous les principes a priori soient ramenés à des jugements identiques. Pour cette raison il divise les axiomes en axiomes identiques et axiomes a priori. L’importance des jugements identiques tient à ceci : si d’autres jugements peuvent s’y ramener, par là même la valeur de ces derniers est donnée. Leibniz requiert donc la possibilité, pour tous les principes établis, d’être démontrés, tout autant qu’ils ne sont pas identiques. Il sympathise ici avec la critique que fait Locke des « idées innées » en cela que Locke voulait combattre ainsi la paresse de l’esprit et les préjugés. Mais Locke aurait dû distinguer entre vérités nécessaires et vérités de fait. Quand bien même une vérité serait innée au sens que donne Leibniz à ce mot, d’après sa conception elle doit d’abord être démontrée ; des vérités « innées » devraient être apprises tout comme d’autres vérités. L’éclaircissement peut être un dur travail et l’entière clarté ne se trouve que dans les jugements identiques. Leibniz a rendu de grands services à la logique en posant le principe d’identité, alors que la logique d’Aristote et de la scolastique s’en tenait au principe de contradiction. Il a donné l’esquisse d’une logique où chaque jugement est formulé comme s’il était un rapport d’identité. Par là il a annoncé une méthode qui de nos jours a été suivie par des logiciens anglais (Boole et Jevons). Toutefois cette esquisse ne fut publiée qu’en 1840 ; elle n’a donc exercé aucune influence. — Le critère de la vérité, c’est, dans le domaine de l’expérience, l’enchaînement régulier exigé par le principe de raison suffisante, de même que dans le domaine de l’abstraction, c’est le principe d’identité. Leibniz est le premier qui ait posé le principe d’identité comme principe logique fondamental, de même il est le premier qui ait posé le principe de causalité comme principe particulier de rapports donnés en fait. Par là il dégage le principe qui supporte toute connaissance réelle et, en le séparant nettement des principes purement logiques, il donne la tentation d’en discuter plus avant la nature. Ce ne sera pas un principe logique formel, ce ne sera pas non plus un principe dérivé de l’expérience ; cependant ce sera un principe rationnel qui s’appliquera à tous les rapports de fait (et cela tant dans le monde surnaturel que dans le monde naturel !) Comment cela est-il possible ? Leibniz a légué ce problème à ses successeurs. Lui-même s’est contenté de le dégager par l’analyse du mélange où il se trouvait chez ses devanciers, soit avec des principes de logique généraux, soit avec des principes spécialement physiques. Qui plus est, Leibniz ne distingue même pas nettement entre raison et cause. Cela tient à ce que le principe doit être un principe rationnel et s’appliquer en même temps aux rapports de faits, — et, en dernière analyse, à ce qu’il considère les lois des faits comme le témoignage de la raison divine, créatrice du monde74.

Toute sa vie durant, Leibniz nourrit le projet de faire une espèce d’ABC des pensées (alphabetum cogitationum humanarum), qui devait être formé au moyen de l’analyse approfondie de notre connaissance, de façon à représenter les notions fondamentales qui en étaient les conditions. Par la combinaison de ces notions fondamentales on pourrait, pensait-il, trouver ensuite des vérités nouvelles. Puis, au moyen d’un système convenable de signes, on pourrait obtenir en même temps une langue universelle qui pour toutes les notions répondrait à ce qu’est la langue des signes mathématiques pour les grandeurs. Ainsi, ce devait être à la fois une logique, une encyclopédie et une grammaire, un moyen de résumer la science acquise et de faire de nouvelles découvertes. Mais à mesure que la séparation tranchée des vérités a priori et des vérités de fait lui semble plus évidente, il restreint son Ars combinatoria ou sa Characteristica universalis au domaine des vérités premières. Malgré bien des velléités, le plan ne fut jamais mis à exécution, ce qui tient essentiellement sans doute à ce qu’il reconnut peu à peu qu’une langue universelle de signes suppose déjà à vrai dire la perfection de notre connaissance. Toutefois le projet est bien caractéristique de la philosophie dogmatique.

d) Théodicée.

Comme penseur, Leibniz avait la tâche de dépasser, sans en interrompre la suite, la conception mécanique de la nature. La voie qu’il suivit, ce fut d’essayer de montrer que les forces qui agissent dans le mécanisme sont déterminées par la finalité, en sorte que toute la gradation des causes et des effets mécaniques considérée intérieurement devient une gradation de moyens et de fins. Le fond intime du monde est en chaque point une tendance, un développement, un progrès. Grâce à cette pensée, qui mettait en harmonie non seulement le mécanisme et la téléologie, mais encore les états des différentes monades ainsi que l’âme et le corps, il croyait en même temps avoir un moyen de concilier la religion (tant la religion positive que la religion « naturelle ») avec la raison. Il était convaincu que sa philosophie satisfaisait aux exigences que pouvait poser l’orthodoxie la plus rigoureuse. Mais le problème religieux se trouvait justement alors précisé par un écrivain contemporain pour qui Leibniz avait la plus grande estime. Pierre Bayle prétendait, ainsi que nous l’avons mentionné en son temps, qu’il existe une discordance entre la religion et la raison et il trouvait notamment les dogmes de la religion positive contraires à la raison. Pour cela il s’appuyait surtout sur le problème du mal et trouvait que la théorie manichéenne, selon laquelle il y a deux principes dans le monde, s’accordait bien mieux avec l’expérience que la théorie orthodoxe, à laquelle il se soumettait néanmoins dans son obéissance de croyant. La reine de Prusse, l’élève si intelligente de Leibniz, se sentait fortement touchée par les objections de Bayle et elle pria Leibniz de les réfuter. Leibniz se croyait bien préparé à cette tâche. Depuis ses premières esquisses il avait envisagé le problème d’une théodicée, c’est-à-dire le problème suivant : comment la croyance que le monde a son origine dans un être qui est toute puissance, toute bonté et toute sagesse peut se concilier avec l’expérience du mal physique et moral de ce monde. Il y avait déjà bien longtemps qu’il avait projeté un ouvrage là-dessus : la « Réponse à un Provincial » de Bayle et l’invitation de la reine le déterminèrent à rédiger et à publier ses Essais de théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal, qui parurent en 1710 à Amsterdam.

À l’assertion de Bayle, que les dogmes de la religion sont contraires à la raison et que néanmoins il faut y croire, Leibniz oppose la distinction entre ce qui est au-dessus de la raison et ce qui contredit la raison. Cette distinction se rattache à sa division des vérités en vérités éternelles (qui se fondent sur le principe d’identité) et en vérités de fait (qui relèvent du principe de raison suffisante). Rien qui doive être cru ne peut contredire la première espèce de vérités rationnelles. L’existence de Dieu n’est possible par exemple que si le contenu de la notion de Dieu, si les qualités attribuées à Dieu ne se contredisent pas. Mais une opinion peut être au-dessus de ce qu’apprend l’expérience, car la nécessité rationnelle de l’enchaînement des phénomènes, que nous trouvons au moyen du principe de raison suffisante, est toujours conditionnée : les principes de la science de la nature ne s’expliquent pour Leibniz que par la pensée d’une Providence, par un principe téléologique. Le principe des vérités de fait, le principe de raison suffisante nous mène justement au delà de l’expérience. L’harmonie des monades et l’enchaînement régulier de tout ce qui se produit ne peuvent en effet s’expliquer que par un être absolu qui a créé le monde suivant un choix raisonnable. Toute chose individuelle, tout événement individuel en soi est contingent : nous ne parvenons donc pas à clore la suite des raisons ou des causes, à satisfaire entièrement au principe de raison suffisante, si nous ne remontons pas à une cause première qui est sa propre cause. Leibniz conclut au choix raisonnable de ce fait, que en dehors de ce monde positif il en était plusieurs de possibles : ce monde-ci ne peut donc avoir été formé que parce qu’il est le meilleur. Mais le monde le meilleur ne veut pas dire un monde sans mauvais côtés et sans défauts, mais seulement un monde où les défauts sont imperceptibles en comparaison des perfections. Tout monde possible devant consister en êtres finis, devait nécessairement présenter des imperfections, car la nature finie entraîne la limitation et pour cette raison elle ne peut admettre complètement en soi la nature divine. De la limitation (le mal métaphysique) naissent la souffrance (le mal physique) et le péché (le mal moral). Le mal a donc en quelque sorte son origine en Dieu : non pas toutefois dans la volonté de Dieu, qui veut toujours le bien, mais dans la raison divine, au sein de laquelle résident de toute éternité les images possibles des mondes. Dieu a créé la réalité, mais non les possibilités. La source du mal, c’est l’imperfection inhérente à tout monde possible d’êtres bornés ; toutefois cette imperfection est réduite au minimum par le choix du divin créateur, et ainsi disposée, qu’elle sert à produire et à mettre en relief une perfection d’autant plus grande. — Sous une forme un peu plus mythologique et avec des couleurs plus vives, la conception de Leibniz serait à vrai dire la même que celle de Jacob Böhme. Et tous deux se rapprochent de Bayle en admettant (ainsi que Leibniz le remarque lui-même) comme lui deux principes, à cela près qu’ils croient pouvoir les unir dans la nature d’un seul et même Dieu, tandis que Bayle trouvait nécessaire d’admettre deux Dieux. Leibniz et Böhme laissent les possibilités lutter et se combattre dans la nature divine, prélude de la lutte dans l’existence réelle.

Bayle avait prétendu que ce qui faisait la force de la théorie manichéenne, c’était la misère et le péché du monde attesté par l’expérience, tandis qu’une conception a priori préférerait sans doute affirmer l’unité fondamentale du monde. Leibniz est donc obligé de le suivre dans le domaine de l’expérience. Souvent, il est vrai, il se contente de dire : ce monde doit être le meilleur des mondes possibles ; sinon Dieu ne l’aurait pas choisi ! Il ne voit pas l’objection qui pouvait être faite (et que Schopenhauer, l’antipode de Leibniz, fit bien des années après) que pour être le meilleur ; il n’est pas dit que le monde choisi soit assez bon pour être réalisé ! La tendance à exister, le besoin de réalisation que Leibniz attribue aux possibilités éternelles (partout il ne peut se représenter des possibilités qu’à l’état de réalités infiniment petites) pourraient bien venir du mal ! Leibniz doit donc chercher à démontrer que le monde réel vaut d’exister ; qu’un examen approfondi et étendu découvre une profusion du lumière et de perfection. — Il demande de ne pas considérer une seule partie du monde, mais de penser au tout. Un son faux en soi peut produire dans un ensemble musical un excellent effet. Recouvrez un tableau à l’exception d’un petit coin : celui-ci fera alors l’effet d’un assemblage incompréhensible et obscur de couleurs ; mais dans le tableau entier il concourt à déterminer l’impression. Un ingrédient amer dans un mets en relève le bon goût, tandis qu’à lui seul il serait insipide. — Jusqu’où faut-il donc étendre l’observation ? L’existence est infinie, répend Leibniz. La pensée de la Providence, le but qui est au fond des choses et qui détermine leur passage à la réalité, est donc inaccessible pour nous. Nous ne connaissons qu’une petite partie imperceptible du monde75 — et peut-être celle justement où se trouvent la plupart des maux ! Des fins et de l’idéal humains nous ne devons pas faire la chose unique ou la chose définitive en dernière analyse. Dieu poursuit des fins qui embrassent l’univers entier, où se trouvent sûrement encore bien d’autres êtres que les hommes. — Et cette œuvre immense, infinie, devrait à cause de notre malheur et de notre péché être changée ou reprise ? Surtout que tout est enchaîné à ce point que, si par exemple l’on retirait l’ignominie de Tarquin ou la trahison de Judas, le développement historique aurait été tout autre. Dieu a mis au monde les êtres individuels ; mais ils sont eux-mêmes les causes de leurs actions ; il a créé la source, mais non le fleuve. Et bien qu’il ait su ce qui découlerait de cette source, il l’a cependant créée parce que le monde qui en dérive est en définitive meilleur que tout autre. Sans la trahison de Judas la mort libératrice du Sauveur ne se serait pas produite : il y a donc une bonne raison de dire avec le vieux psaume : O felix culpa ! — Si le mal de ce monde est si fortement mis en relief par tant de gens, cela vient de ce qu’il attire l’attention sur lui et que l’habitude affaiblit le sens du bien que nous possédons. Il faut des obstacles et des résistances, afin que notre activité puisse toujours être excitée à nouveau et pour que nous ne nous émoussions pas. Les bienheureux et les anges eux-mêmes doivent rencontrer de la résistance s’ils ne veulent pas devenir « stupides ». Bien que l’existence soit continue et harmonieuse il est utile que des fissures apparentes, des solutions de continuité et d’harmonie se présentent : cela exerce la pensée et relève la beauté de l’ensemble. — Leibniz va jusqu’à chercher à justifier le dogme de la damnation éternelle : il croit à une telle plénitude de lumière et de perfection dans l’ensemble de l’existence que, alors même que la majorité des hommes seraient soumis aux tourments éternels, leur douleur s’évanouirait en comparaison de cette somme infinie de bonheur !! — Quant à savoir si l’existence dans son ensemble fait des progrès en perfection ou si la perfection qu’elle possède ne varie que par la forme dans les états changeants, c’est une question que Leibniz ne veut pas trancher. Mais la disposition fondamentale de celui qui considère l’existence d’un regard élargi et plein d’intelligence, sera, d’après lui, certainement la joie. Il sera heureux de contempler la beauté et la perfection des choses ainsi que le développement continu du monde, joie très différente de la résignation stoïcienne à la nécessité.

Leibniz sans le remarquer donne bien plus raison à Bayle qu’il ne le veut. Abstraction faite de ce qu’il admet également deux principes dans un certain sens, il est obligé de faire positivement à Bayle cette concession qu’il est très difficile, quand on borne la considération des choses à l’expérience, d’affirmer l’optimisme théologique. En invoquant l’infini de l’existence et les bornes de notre savoir, Leibniz cesse à proprement parler sa démonstration ; comment sait-il en effet ce qui se passe dans les autres régions de l’univers ? Il s’autorise d’une croyance ; c’est dire que la question est insoluble au moyen de la raison. Dans une lettre de la même époque que la Théodicée (lettre à Bourguet, reproduite dans Gerhard, III, p. 550 et suiv.) il dit d’ailleurs : « Nous ne pouvons embrasser qu’une très faible partie de la chaîne des choses, celle qui présente le plus de maux, et qui pour cela est bien faite pour exercer notre croyance en Dieu et notre amour pour lui. » — Rapporter l’individu au tout, ce n’est pas non plus trancher la difficulté : car dans le système de Leibniz, où il y a vie et âme en tout point particulier de l’existence, il est impossible de fonder le sacrifice de l’individu pour l’ensemble. La souffrance de la monade isolée ne disparaît pas parce qu’elle relève la beauté de l’image du monde formée par l’ensemble de toutes les monades. La monade isolée pourra se plaindre avec raison du rôle qui lui est assigné et dire qu’elle préférerait ne pas exister plutôt que d’être en enfer, quand bien même cet enfer serait indispensable, comme une sorte de basse dans le grand orchestre de l’existence. Le sens de l’infiniment petit, des différences individuelles, propre à Leibniz, aurait dû logiquement le détourner ici de l’optimisme théologique.

e) Philosophie du droit.

Les idées de Leibniz sur l’éthique et la philosophie du droit se rattachent étroitement à l’ensemble de sa philosophie. Sa théorie des monades s’achève dans l’idée que l’existence est l’ « État de Dieu », ordonné selon le principe de justice, d’après lequel agissent les forces qui sont au fond de tout mécanisme. Le point de vue téléologique est commun à sa conception du monde et à son éthique.

Il trouve le fondement de l’éthique et de la philosophie du droit (qu’il comprend toutes les deux par la notion du droit naturel) dans l’aspiration immédiate, instinctive au bonheur. Tout plaisir pris en particulier répond à un progrès, à une « perfection » qui consiste, ou bien en ce que la force s’accroît, ou bien en ce qu’on obtient une harmonie plus grande dans le contenu compris par la force. « La perfection, dit-il (dans un petit traité intitulé : De la béatitude, un des rares ouvrages allemands que nous ayions de sa main) se manifeste dans la force d’agir ; d’ailleurs tout être consiste dans une certaine force, et plus la force est grande, plus l’être est élevé et libre. Allons plus loin : dans toute force plus la force est grande, plus s’y montre du multiple à partir d’Un et dans Un, en ce que quelque chose d’Un gouverne une multiplicité hors de soi et la représente en soi. Or l’unité dans la multiplicité n’est pas autre chose que l’harmonie. » Leibniz veut dire par là que le plaisir dépend de la plénitude et de l’harmonie des forces qui sont au fond de la vie, qu’on ait conscience de ces forces ou non. Le bonheur consiste en un plaisir continuel. La condition du bonheur est la sagesse : éclairer l’intelligence et exercer la volonté. Mais l’appétition involontaire mène déjà dans ce sens. Leibniz croit comme Grotius, l’ « incomparable » Grotius, ainsi qu’il le nomme, à la tendance involontaire à travailler non seulement à son propre bonheur, mais à celui d’autrui. L’amour, c’est la joie de voir le bonheur d’autrui après l’avoir fait sien ; l’amour désintéressé n’est possible lui-même que parce que le bonheur d’autrui se réfléchit pour ainsi dire sur nous. Comme vertu éthique principale, Leibniz, adhérant à Aristote, pose la justice, qu’il définit l’amour du sage (caritas sapientis) : l’amour fixe le but et la sagesse sait trouver les vrais moyens et leur vraie organisation. La justice consiste à donner à chacun le sien, à répartir les biens comme il convient, tant dans l’ordre du domaine public que dans la distribution de ce dont l’individu dispose. En ce sens la justice (considérée comme justice législative et répartitrice) vise à être utile à tous les hommes et diffère du droit strict (jus strictum), dont le but est le maintien de la paix dans la société (Voy. le traité De rationibus juris et justitiæ, 1693).

Il y a quelque chose de prophétique dans la philosophie du droit de Leibniz, bien qu’il ait utilisé en partie des éléments antiques et scolastiques. En assignant le bien universel ou le bonheur comme but au droit et à la morale, il se fait le devancier de ce qu’on appelle l’utilitarisme. Ses idées rappellent celles de Cumberland et il fut lui-même heureusement surpris en trouvant chez Shaftesbury, un contemporain plus jeune que lui, un ordre d’idées voisin du sien.

Tout en s’appuyant sur un fondement exclusivement psychologique, l’éthique et la philosophie du droit de Leibniz ne sauraient d’après sa conception se passer de la sanction théologique. Il s’accorde à dire avec Grotius que la morale et le droit ne peuvent se fonder sur le commandement arbitraire de la divinité. Mais comme tous les principes et toutes les lois suprêmes, les lois de la morale et du droit proviennent en dernier ressort de la pensée divine et sont maintenues par la volonté divine. Dans l’amour désintéressé, la recherche du bonheur personnel va de pair avec la recherche du bonheur d’autrui. Mais cet amour ne se trouve que dans les âmes bien nées. Si l’on ne suppose une récompense et un châtiment divins dans la vie future, on ne peut prouver que ce qui est bon moralement et le plus utile soient toujours la même chose. Voilà pourquoi la religion naturelle est nécessaire comme garantie de la morale. En même temps elle donne le point de vue le plus élevé de la morale humaine et de la doctrine du droit, en élargissant la pensée jusqu’à la loi divine qui règne dans l’existence tout entière.

Dans la philosophie du droit de Leibniz comme dans tout son système, l’idée fondamentale se fait jour d’une harmonie entre les êtres individuels. C’était la pensée qui guidait son investigation dans tous les domaines, et qu’il laissait au siècle nouveau, pour lequel son système est typique à tant de points de vue.



NOTES

68. P. 355. Voir à ce sujet Ludwig Stein : Leibniz und Spinoza. Ein Beitrag zur Entwickelungsgeschichte der Leibnizischen Philosophie. Berlin 1890 (Surtout chap. 4).

69. P. 358. L’article de 1680 ne porte pas de titre. Erdmann qui le premier l’a tiré de la bibliothèque de Hanovre lui donna (dans son édition des Opera philosophica de Leibniz, 1840), le titre suivant : De vera methodo philosophiæ et theologiæ et le fit remonter à l’époque de 1690 à 1691. Des indices internes ou externes montrent qu’il doit avoir une origine plus reculée, en particulier la comparaison avec le Petit discours de métaphysique qui fut composé en 1685 et envoyé à Arnauld l’année suivante. Cf. à ce sujet Selver : Der Entwickelungsgang der Leibniz’ schen Monadenlehre bis 1695 (Philosophische Studien herausgeg. von W. Wundt, III), p. 443. Ludwig Stein : Leibniz und Spinoza. — Dans son excellent exposé de l’histoire du développement de Leibniz, Stein attache trop d’importance à l’influence qu’eut sur Leibniz l’étude de Platon. Sans doute il est très caractéristique qu’au cours des années, si importantes pour la croissance de sa maturité philosophique, il se soit tellement occupé de Platon et qu’entre autres il ne cite pas moins de douze fois le fameux passage du Phédon sur les causes finales. Mais cela me semble bien plutôt un symptôme qu’une cause. Leibniz avait dès le début la conviction inébranlable que les causes finales sont légitimes ; cela ressortait de ses conceptions religieuses et toute sa jeunesse durant il avait cherché le moyen de les mettre en harmonie avec ses théories scientifiques. Platon ne put rien lui fournir de nouveau à cet effet. — Je trouve notamment que c’est une explication peu conforme à la réalité lorsque Stein déduit la proposition de l’identité de la substance et de la force de Leibniz de la théorie de Platon (exprimée en un seul endroit) sur les « idées » conçues comme forces agissantes. Depuis 1670 Leibniz s’était occupé des concepts de force et de tendance et il fait passer ces concepts de ses études de mathématiques et de physique dans sa philosophie et les emploie à vivifier le concept de substance. — Quelques auteurs voient dans le progrès fait par Leibniz en 1680 une substantialisation de la force ; je crois toutefois qu’il serait plus exact de renverser le rapport et de parler d’une conversion de la substance en force. En réalité, le traité de 1680 amena la dissolution du concept cartésien et spinoziste de substance.

70. P. 367. Le « Tout comme ici » de Leibniz a la même source que le « Tout comme chez nous » de Holberg, c’est-à-dire la comédie : Harlequin empereur de la lune (Théâtre italien de Ghérardi, 1 volume). Voir Nouveaux essais IV, 16,12 (Erdmann, p. 391 et suiv.) : « On dirait quasi que c’est dans l’Empire de la lune de Harlequin tout comme ici. » — En dehors de ce passage il faut noter concernant la loi d’analogie : Lettre à Arnauld, nov. 1686 (Gerhardts Ausgabe II, p. 75 et suiv.). De ipsa natura (Erdmann, p. 157). Nouveaux Essais, I, 1 (Erdmann, p. 205) et III, 6, 14 (Erdmann, p. 312). Des passages de lettres (Gerhardt, II, p. 270, IV, p. 343).

71. P. 369. Le dernier exposé de la théorie des monades, exposé intéressant et instructif à plus d’un égard (Eduard Dillmann : Neue Darstellung der Leibnizischen Monadenlehre. Leipzig, 1891), me paraît négliger absolument la grande signification qu’a la loi d’analogie pour la conclusion subjective de la théorie des monades. Dillmann croit que l’entendement est donné dès le début dans la notion de la monade et conçoit la notion de phénomène chez Leibniz seulement au sens subjectif (phénomène pour). Cette conception est réfutée par cela même que, d’après Dillmann, Leibniz admet sans plus ample fondement que la monade représente l’univers d’après le point de vue de son corps et qu’il appuie l’opinion que la monade « représente » l’univers tout entier sur ce fait que tout corps, en vertu de la loi de continuité, est touché par tous les changements qui se produisent dans une partie quelconque du monde. (Cf. Dillmann, p. 301 et suiv., 342 et suiv.). — D’après l’hypothèse de Dillmann il serait impossible de comprendre pourquoi Leibniz prend une attitude si réprobative vis-à-vis des idées de Berkeley, dès qu’il en entend parler.

72. P. 374. Sur les diverses façons dont les rapports entre Spinoza et Leibniz ont été conçus au cours des temps, voir le chapitre Ier de l’ouvrage de L. Stein : Leibniz und Spinoza. — C. Dillmann trouve un accord de principe entre les deux systèmes, mais ajoute que la théorie de Leibniz sur les rapports entre Dieu et le monde est inattaquable, sans faire ressortir les passages où Leibniz proteste contre Spinoza (Neue Darstellung, p. 472 et suiv.). Dillmann se laisse entraîner par une grande admiration, d’ailleurs justifiée, pour Leibniz à faire l’apologie de contradictions manifestes et d’accommodations évidentes.

73. P. 380. Sur la différence entre perception et appétit voir la Monadologie, § 15. — Passions dans le sens de pensées confuses : Réplique aux réflexions de Bayle (Erdmann, p. 188 a), dans le sens de tendances ou de modifications de tendances. Nouveaux Essais, II. 20, 9 (Erdmann, p. 249 a).

74. P. 382. Cf. un article (sans titre) reproduit dans l’édition de Gerhardt, VII, p. 300 et suivantes, où il est d’abord dit que toutes les données de fait doivent avoir leur principe, car la volonté créatrice qui se manifeste par elles n’est pas arbitraire et agit d’après des raisons, et ensuite : « Il est donc certain que toutes les vérités, même les plus contingentes, ont un motif a priori (probatio) ou une raison pour laquelle elles sont plutôt qu’elles ne sont pas. C’est ce qui est affirmé par le dicton populaire : rien n’arrive sans cause (causa), ou (seu) il n’y a rien sans raison (ratio). »

75. P. 386. La loi de l’effet de contraste est déjà employée par Leibniz dans une lettre datant de 1770 environ (Gerhardts Ausgabe, I, p. 61), pour défendre l’optimisme. Il la développe plus tard spécialement (comme lex laetitiæ) dans le De rerum originatione (Erdmann, p. 149 et suiv.). Cet argument esthético-psychologique est d’origine antique : il se trouve déjà chez Plotin et est répété par saint Augustin. La mise en relief de l’infini de l’existence est au contraire moderne. Leibniz fait remarquer que saint Augustin ne connaît pas encore la grandeur de la cité de Dieu (Théodicée, § 19). Cf. Causa dei asserta §§ 57-58.


P. 366, 374 et suiv. Un fragment récemment publié de Leibniz exprime d’une manière instructive la relation entre sa théorie de l’âme et du corps, sa théorie de la téléologie et du mécanisme et sa théorie de Dieu et du monde : Anima quomodo agat in corpus. Ut deus in mundum : id est non per modum miraculi, sed per mechanicas leges ; itaque si per impossibile tollerentur mentes, at manerent leges naturæ, eadem fierent ac si essent mentes, et libri etiam scriberentur legerenturque a machinis humanis nihil intelligentibus. Verum sciendum est, hoc esse impossibile, ut tollantur mentes salvis legibus mechanicis. Nam leges mechanicæ generales sunt voluntatis divinæ decreta, et leges mechanicæ speciales in unoquo que corpore (quæ ex generalibus sequuntur) sunt decreta animæ sive formæ ejus, contendentis ad bonum unum sive ad perfectionem… Omnia in tola natura demonstrari possunt tum per causas finales, tum per causas efficientes. Natura nihil facit frustra ; natura agit per vias brevissimas, modo sint regulares (E. Bodemann : Die Leibniz-Handschriften der kgl. öffentlichen Bibliothek zu Hannover. Hannover und Leipzig 1895, p. 89).

  1. Comme nous l’avons déjà fait remarquer, cette loi émane d’Huyghens qui dans sa théorie du pendule a développé des indications émises par Galilée et que nous avons aussi trouvées chez les disciples de Galilée, Gassendi et Hobbes (Cf. E. Mach. Die Geschichte und die Wurzel des Satzes von der Erhaltung der Arbeit. Prague, 1872, p. 107). Leibniz soutenait la conservation de l’énergie contre les partisans de Newton qui voulaient la nier. Voir son intéressante polémique contre Clarke dans Opera philos., éd. Erdmann, p. 746, sqq. Pour la position de Descartes, de Newton et de Leibniz, concernant ce principe, Cf. Rosenberger : Isaac Newton und seine physikalischen Principien, Leipzig, 1895, p. 409-412.
  2. Sentiment correspond à ce que nous appelons maintenant conscience. Par conscience, Leibniz entend plus que le mot ne renferme maintenant nécessairement, à savoir connaissance réflexive.