Histoire de la philosophie moderne/Livre 1/Chapitre 2

Traduction par P. Bordier.
Félix Alcan, Paris (Tome premierp. 14-17).

A. — LA DÉCOUVERTE DE L’HOMME

2. — L’Humanisme

Ce n’est pas un hasard si l’Italie a été le foyer de la Renaissance, et partant, le berceau de la pensée moderne. C’est en Italie que les rapports avec l’antiquité s’étaient le mieux préservés ; aussi, lorsque la littérature antique fut remise au grand jour, les Italiens purent-ils se l’approprier avec une indépendance toute spéciale, car elle était l’œuvre de leur propre antiquité, la chair de leur chair et les os de leurs os. De même la littérature grecque, qui redevint au XVe siècle l’objet d’études enthousiastes, leur était sous plus d’un rapport d’une intelligence plus facile qu’aux peuples du Nord.

Ce retour général à la littérature de l’antiquité, à l’étude de l’histoire, de la poésie et de la philosophie antiques, eut une grande importance historique. On vit dès lors clairement, qu’en dehors de l’Église et du christianisme, il existait aussi une vie spirituelle humaine suivant ses lois propres et possédant son histoire propre. Le monde intellectuel s’élargit, et l’observation comparée des faits humains devint possible. Chez plusieurs penseurs de la Renaissance, nous trouvons déjà la méthode comparée employée pour comprendre les choses humaines. En outre les œuvres de l’antiquité pouvaient servir de modèles pour guider la pensée, en attendant que celle-ci pût acquérir une activité plus indépendante. Une foule de pensées en germe, qui avaient commencé à croître dans l’antiquité, pour être retardées ensuite par l’époque, si rude au libre développement de l’esprit, du Moyen Âge pouvaient dès lors s’épanouir. Après un long et profond sommeil, la pensée cherchait à reprendre l’ouvrage où elle l’avait laissé vers la fin de l’antiquité.

Or c’est encore à sa situation historique que l’Italie doit sa vive intelligence et son assimilation indépendante de la littérature ancienne. Le morcellement en une foule de petits États, qui étaient continuellement le théâtre de luttes politiques, où l’on ne reculait d’ordinaire devant aucun moyen pour acquérir et pour maintenir sa puissance, amena la dissolution de l’ordre social du Moyen Âge. L’homme était estimé au Moyen Âge d’après son union avec l’Église et avec la corporation. L’homme naturel, avec son sentiment purement individuel, n’était pas considéré, on le regardait comme non autorisé. Par contre, les luttes politiques dans les villes d’alentour avaient développé la tendance brutale à faire valoir sa propre personnalité, tendance qui naturellement ne menait que les puissants, favorisés du sort, à des succès féconds. D’autre part, la tyrannie qui pesait sur les États italiens détournait beaucoup d’individus de la vie publique, et le besoin de faire valoir son individualité étant excité, elle avait pour effet de les rejeter sur le développement le plus vaste et le plus libre possible de leur personnalité dans la sphère de la vie privée et dans l’intérêt pour les arts et pour les lettres. C’est le mérite de Burkhardt (dans son ouvrage sur la civilisation de la Renaissance) d’avoir montré que le penchant à l’individualisme et le besoin d’un développement purement personnel devaient naître aux XIVe et XVe siècles en Italie sous l’influence de l’état de choses historique. Ce ne fut donc pas seulement la découverte extérieure de la littérature et de l’art antiques qui détermina la Renaissance en Italie. Cette dernière n’aurait été alors qu’un mouvement purement scientifique, un processus principalement réceptif.

Avant tout, la découverte pratique de la nature humaine ouvrait un domaine — pour chaque individu le domaine le plus proche — où se trouvaient facilement et la place et l’occasion de faire des expériences, ainsi que d’entreprendre un travail de développement. Ce que le Moyen Âge n’avait fait qu’en possibilité, sous la forme du mysticisme religieux, fut continué et délivré de ses entraves et de ses liens. On sent que la vie individuelle de l’âme est une réalité, elle excite de l’intérêt en soi, indépendamment des choses auxquelles elle se rattache. C’était là une découverte d’une importance non moindre que la découverte du nouveau continent et des mondes nouveaux dans les espaces célestes. Chez les poètes (le Dante, Pétrarque), l’intérêt suscité par le moi, et l’application de l’esprit au moi et aux événements intérieurs, ressortent naturellement en première ligne et en grand style.

Voilà pourquoi l’Humanisme ne désigne pas seulement une tendance littéraire, une école de philologues, mais aussi une direction de vie, caractérisée par l’intérêt qu’on accorde à l’élément humain tant comme objet d’observation que comme fondement de l’action. Dans la littérature aussi bien que dans la vie, c’est une tendance qui présente des diversités extrêmement nombreuses. L’Église se montra un temps favorablement disposée en ce sens, et l’intérêt pour l’Humanisme régna même à une époque sur le trône pontifical. Quand Pie II fit prêcher la croisade, c’est à cela que tint peut-être essentiellement le salut de la civilisation. Selon sa conviction, Rome était maintenant, après la chute de Constantinople, le dernier asile de la littérature, et peut-être déplorait-il la chute de la capitale de l’empire grec pour des raisons plutôt humanistes que religieuses. L’Humanisme a quelque chose d’imprécis dans son caractère. Il désigne la découverte de l’Humain ; mais la façon de saisir cet Humain et d’en chercher le développement demeure entourée de ténèbres. On put croire un moment que l’Humain et la Tradition marcheraient paisiblement de pair. Mais le contenu nouveau fit bientôt éclater les vieilles outres de cuir.

Notre tâche sera donc de montrer comment, chez les penseurs du temps, l’intérêt pratique pour l’Humain produit une série d’essais de saisir et de comprendre à la fois cet objet théoriquement. Ce sont des tentatives pour émanciper la psychologie et l’éthique de la théologie que nous devons faire ressortir ici.