Histoire de la philosophie moderne/Livre 1/Chapitre 1

Traduction par P. Bordier.
Félix Alcan, Paris (Tome premierp. 7-14).


LIVRE PREMIER

LA PHILOSOPHIE DE LA RENAISSANCE


1. — La Renaissance et le Moyen Âge

Ce qui caractérise cette période de la vie de l’esprit européen qu’on appelle l’ère de la Renaissance, c’est, d’une part, qu’elle a rompu avec la conception bornée de la vie que se faisait le Moyen Âge, conception dénuée de liberté et de cohérence, et de l’autre, qu’elle a ouvert au regard des horizons nouveaux et fait épanouir de fraîches facultés intellectuelles. À toute naissance, il se produit deux actions simultanées : la séparation violente d’avec l’être ancien et le développement d’une existence nouvelle. Mais il est, à coup sûr, unique dans la vie de l’esprit humain de voir les deux faces du passage à une nouvelle période ressortir aussi brillamment qu’ici. Dans d’autres périodes de transition, la critique et la négation, ou la vigueur et l’abondance positive, revêtent un caractère dominant. À ce point de vue, il est caractéristique de la Renaissance que c’est principalement la vie nouvelle qui amène la critique du passé. C’est à cela qu’elle doit sa santé et sa force. Elle a fondé une conception nouvelle, libre et humaine, de la nature et de la vie qu’elle-même ne put qu’exprimer dans ses grands traits, et dont le développement par le détail révéla qu’elle contenait des problèmes suffisants pour la pensée et l’investigation de plusieurs siècles. Cependant cette conception n’a pas subi de changement essentiel dans ses traits principaux. Quand on essaye de s’orienter dans les grands problèmes théoriques et pratiques en suivant le fil de l’histoire, il faut donc remonter à l’époque qui possède assez de verdeur et de force pour s’épanouir, et qui embrasse dans sa presciente richesse ce que l’investigation spécialisée ne peut souvent saisir que d’un seul côté.

Avant d’entrer plus avant dans l’exposition de la philosophie de la Renaissance, ainsi qu’elle se présente chez ses penseurs les plus considérables, nous devons donc jeter un coup d’œil en arrière sur le Moyen Âge, dont il s’agissait de se détacher.

Il serait faux de considérer le Moyen Âge comme l’époque des ténèbres absolues. Non seulement il se développa sous la domination, ou en dehors de la domination de l’Église, une vie populaire joyeuse et naturelle, qui a laissé des monuments dans les littératures nouvelles naissantes, mais, même dans la sphère du monde savant, il sera très difficile d’élever une barrière précise entre le Moyen Age et la Renaissance. Dans les pays romans en particulier, en Italie surtout, on n’avait jamais rompu complètement le lien qui rattachait à l’antiquité. Cependant on peut à juste titre regarder la Renaissance comme une période particulière, en disant qu’un temps vint, où la connaissance de la nature et de la vie humaine fut si abondante, qu’elle ne se laissait plus enfermer dans les barrières des idées ecclésiastiques. Mais ce ne sera non plus chose facile que de fixer exactement ce point d’évolution. Toutefois, cette difficulté ne nous concerne pas davantage ici, voulant nous borner à exposer la philosophie qui se forma vers la fin de la Renaissance, c’est-à-dire au cours du XVIe siècle. Aussi pouvons-nous faire abstraction de germes et d’essors qui offrent aussi bien un intérêt littéraire ou historique plutôt que philosophique.

Arrêtons-nous à la marche de l’esprit au Moyen Âge sous sa forme classique, mettons même à part les germes d’un dévelloppement ultérieur qui se présentent à nous dans la vie intellectuelle de cette époque, et nous verrons que le Moyen Âge a contribué considérablement au développement intellectuel, et qu’il n’était nullement un désert ou un monde de ténèbres, comme on le peint souvent encore. Il a approfondi la vie de l’esprit, dont il a aiguisé et exercé les facultés d’une façon considérable ; dans tous les cas, il ne le cède à aucune autre période pour l’énergie avec laquelle il tira parti des moyens de culture qui étaient à sa disposition, moyens très restreints, en raison de l’état de choses existant. Les périodes postérieures plus favorisées, disposant d’une abondante matière, n’ont guère mis à élaborer et à s’assimiler cette richesse une énergie plus grande que celle que le Moyen Âge appliqua à son matériel indigent. Quelques points de détail que nous allons indiquer montreront les qualités que présente la pensée du Moyen Âge, et l’influence préparatoire qu’elle a exercée.

La pensée du Moyen Âge était théologique. La théologie d’une religion monothéiste part de l’idée fondamentale qu’il y a une cause unique de toutes choses. Abstraction faite des grandes difficultés que présente cette idée, elle a le grand et utile effet qu’elle habitue à négliger les différences et les particularités pour préparer à l’hypothèse de rapports entre toutes choses, rapports régis par des lois. À l’unité de cause doit correspondre l’unité de loi. Le Moyen Âge a élevé les générations dans cette pensée, à laquelle l’homme, inclinant plutôt au polythéisme, ne tend pas naturellement, confondu qu’il est par la diversité des phénomènes. C’est donc la préparation à une conception du monde déterminée par la science. Car tout en devant reconnaître que l’idée d’une loi unique et suprême est un idéal inaccessible, chaque science s’efforce de ramener les phénomènes au plus petit nombre de principes possible.

Pour développer ses idées dans le détail, la pensée du Moyen Âge ne disposait donc que d’un matériel très pauvre. Mais le travail qu’elle y consacra n’en fut que plus grand. La pauvreté des données concrètes devait être compensée par la richesse des élaborations formelles. La pensée déploya une pénétration formelle, une habileté de distinction et d’argumentation qui sont absolument sans exemple. On souhaiterait un meilleur emploi à cette habileté, mais c’était de l’habileté, et elle a eu une grande importance pour le développement de l’esprit. Elle a formé des organes qui, sur un terrain plus fécond, pouvaient finir par fonctionner. À la longue, elle devait mener à la critique des hypothèses qui longtemps avaient été de fermes soutiens qu’on n’osait examiner.

Le plus grand mérite du Moyen Âge fut d’approfondir le monde intérieur de la vie psychique. L’antiquité païenne s’en tenait à un rapport harmonieux de l’esprit et du corps et ne s’intéressait à la vie intérieure que dans ses relations avec la vie extérieure dans la nature et dans l’État. Pour la foi du Moyen Âge, la destinée éternelle de la personnalité était déterminée par les événements de la vie intérieure. C’était une question de vie ou de mort, que de savoir si le développement de l’âme s’accomplissait d’une façon indépendante. Rien d’étonnant qu’il se formât un sens délicat et profond des faits psychiques. L’approfondissement d’eux-mêmes, qu’ont fait les mystiques, a, pour le développement du sens psychologique, la même importance que la distinction et l’argumentation des scolastiques pour le développement du sens logique. Il devint clair que le monde de l’esprit est en somme une réalité au même titre que le monde de la matière, et que l’homme y trouve sa véritable demeure. On prépara les voies pour creuser le grand problème de l’esprit et de la matière plus avant que n’avait fait l’antiquité. Mais la vie humaine surtout acquit un champ d’expériences qui, au sens le plus étroit du mot, était sa propriété, et où aucune puissance étrangère ne pouvait pénétrer. Ainsi était donnée la possibilité d’un affranchissement moral plus complet.

Ce fut cependant le grand malheur du Moyen Âge, qu’aucun de ces motifs, féconds en soi, n’ait pu parvenir à une activité libre et productive.

La pensée du Moyen Âge, comme l’architecture, visait au grand et à l’infini, en même temps qu’elle tendait à encastrer tous les éléments de la connaissance du monde, qu’on possédait alors, comme sommiers et comme piliers dans le grand édifice de l’esprit. En bas, le monde de la nature tel qu’Aristote l’avait représenté ; au-dessus, le monde de la grâce qui s’était fait jour avec Jésus-Christ, et en haut, la perspective du monde éternel de la gloire. L’idéal était un échelonnement harmonieux de natura, gratia et gloria, et tel, que le champ supérieur, loin de rompre avec le champ inférieur, l’achevait. Cette aspiration a son expression la plus parfaite dans Thomas d’Aquin (1227-1274), qui consomme l’œuvre de la scolastique, l’un des hommes les plus systématiques qui aient jamais vécu. Il a inspiré le Dante, fut canonisé en 1323, était désigné, dans les écoles de théologie du Moyen Âge, sous le nom de doctor angelicus, et subsiste encore comme penseur classique de l’Église romaine, le pape actuel ayant décrété en 1879 que sa philosophie devait servir de base dans les établissements d’enseignement catholique.

Malgré le grandiose d’un système qui, de nos jours encore, comprend aux yeux d’une foule de gens les éléments de l’existence et en éclaire les rapports, il n’en contient pas moins dès le début des défauts extrêmement graves. Ce n’est qu’artificiellement que ces éléments puisés à des sources si diverses ont été rassemblés. Pour concilier la science naturelle, que l’on croyait comprise dans sa totalité par Aristote, avec les hypothèses surnaturelles de l’Église, il fallait, ou bien en donner une autre interprétation, ou bien la paralyser dans le développement de toutes ses conséquences. La philosophie d’Aristote s’attachait en réalité à représenter l’être comme une progression harmonieuse. Les idées fondamentales avec lesquelles opérait Aristote étaient empruntées aux phénomènes de la vie organique. Il voyait dans la nature le processus d’une grande évolution, dans lequel les degrés supérieurs étaient aux degrés inférieurs comme la forme à la matière, ou comme la réalité à la possibilité. Ce qui, au degré inférieur, n’est que potentiel, devient actuel au degré supérieur. Aristote n’a pu pousser lui-même jusqu’au bout cette importante conception. Mais on voit clairement en quel sens elle entraîne des conséquences. Comme penseur ecclésiastique, Thomas d’Aquin était cependant obligé de rompre complètement avec ces conséquences, de repousser le monisme auquel elles menaient, pour y substituer un dualisme. C’est ce qui se montre d’une façon caractéristique dans sa psychologie et dans son éthique. D’après la psychologie d’Aristote, l’âme est la « forme » du corps : ce qui dans le corps n’est donné que comme simple possibilité, se manifeste dans toute son activité et dans toute sa réalité dans la vie psychique. Mais un rapport aussi étroit entre l’âme et le corps répugne aux hypothèses religieuses ; et tout en s’associant en paroles à Aristote, puisqu’il nomme l’âme la forme du corps, Thomas d’Aquin traite en réalité l’âme comme une substance absolument différente du corps, de même qu’il ne se fait aucun scrupule d’admettre des « formes » sans matière, afin de ménager la place aux anges ! Dans l’éthique, même dualisme. Aux Grecs, il emprunte une série de vertus naturelles, la sagesse, la justice, le courage et la maîtrise de soi-même. Mais alors qu’elles formaient pour les Grecs toute la vertu, il leur superpose les trois vertus « théologales » : la foi, l’espérance et l’amour, qui naissent seulement de façon surnaturelle. Le développement est donc interrompu, et Thomas d’Aquin ne se donne même pas la peine de rechercher si les formes de volonté comprises sous ces vertus théologales ne pourraient pas non plus très bien trouver place dans les vertus « naturelles », en tant que formes particulières de celles-ci. — Pour l’ensemble de la conception du monde, l’idée du développement naturel offrait un contraste saillant avec le dogme de la création et l’hypothèse d’une intervention miraculeuse. À l’analyse exacte, le dualisme apparaît au jour en tous points. Mais la pensée du Moyen Âge était obligée d’empêcher cette analyse exacte. La pensée devait concorder avec l’enseignement de l’Église. Il ne pouvait y avoir de pensée ni de système du monde en dehors de la théologie. Comme on avait la conviction que la philosophie d’Aristote se prêtait très bien à représenter la science naturelle dans l’édification du système scolastique, on considérait une déviation d’Aristote, notons bien, d’Aristote, tel qu’on le connaissait et le comprenait au Moyen Âge, comme une hérésie. En d’autres termes : on entravait à dessein l’investigation et la réflexion pour empêcher l’édifice d’être ébranlé. La philosophie d’Aristote, qui représentait en son temps un progrès si considérable, devenait immuablement valable pour tous les temps. Ce n’est pas pour la théorie de la vie organique et psychique que le dommage était le plus grand, car dans ces domaines résidait le mérite propre d’Aristote, déjà de son vivant. Mais on empêchait le développement de sciences naturelles exactes, capables d’expliquer par quels processus élémentaires et conformément à quelles lois générales se faisait le développement des formes admis par Aristote. L’inconvénient de la philosophie d’Aristote était de considérer la croissance organique comme le type immuable de tout ce qui se passe dans la nature. Voilà pourquoi elle pouvait à la rigueur donner une description des formes et des qualités, mais non fournir une explication réelle de leur formation. La conception mécanique de la nature, qui est à la fois moyen et but des sciences naturelles modernes, était ainsi exclue d’avance. On se coupait le chemin du progrès, — sans pouvoir, avec les moyens disponibles, triompher des difficultés. Le principe d’autorité interdisait la recherche plus libre et plus détaillée des problèmes et fixait le dualisme comme résultat permanent. Le principe d’autorité est lui-même une forme du dualisme, supposant un contraste inconciliable entre la connaissance humaine et le but fixé. Il ne restait plus dès lors qu’à ronger le maigre contenu et à l’interpréter, à force de distinctions et d’argumentations quintessenciées, dans un sens favorable à l’Église. Rien d’étonnant de voir naître une avidité intense d’abondantes réalités concrètes, ainsi qu’un grand enthousiasme pour la richesse nouvelle qui afflua de toutes parts aux siècles de la Renaissance !

Ces inconvénients apparaissent aussi dans le domaine où l’on s’absorba particulièrement au Moyen Âge. L’approfondissement du moi était scrupuleusement religieux. Il ne lui était pas permis de s’élever à la libre connaissance du monde spirituel. Le dogmatique veillait sans cesse sur le mystique que la houle de la vie intérieure entraînait si souvent au delà de ce que l’Église sanctionnait comme le bon et le vrai sentiment. L’Église ne pouvait pas oser abandonner l’expérience interne à ses propres voies, pas plus qu’elle ne pouvait laisser libre jeu à l’expérience externe. Elle voyait un danger à permettre à l’homme de se replier sur lui-même, car il pouvait s’y rencontrer en contact immédiat avec ce qu’il y a de plus précieux et se rendre ainsi indépendant de l’Église. Elle pressentait que la connaissance du moi, aussi bien que la connaissance de la nature, offrait des possibilités d’affranchissement intellectuel et frayerait le chemin à une conception du monde toute différente de la conception théologique. Mais il n’y avait pas que l’obligation de se confiner dans le sentiment religieux qui retardât le développement de l’expérience interne. Ici aussi le dualisme influa en empêchant de reconnaître un système de lois réelles dans le champ intérieur ainsi que les rapports naturels de l’âme et du corps. On ne put bien comprendre la vie psychique tant que ne se fut pas développée une conception plus libre et plus étendue de la nature. —

La signification de la Renaissance est donc de désigner la période pendant laquelle les barrières et les tendances exclusives de la conception que le Moyen Âge se faisait de la vie purent être attaquées au moyen d’expériences nouvelles et de points de vue nouveaux. Quelque différents que soient les personnages que nous rencontrerons dans la philosophie de la Renaissance, ils ont cependant de commun un grand enthousiasme pour la nature, une grande confiance en elle, l’ambition de réaliser une conception unitaire de l’existence, et d’affirmer la légitimité et la justification de la vie humaine selon la nature. La Renaissance commence en ce dernier point, avec l’affirmation du droit de la nature humaine, pour mener au développement d’une nouvelle conception et d’une nouvelle étude de la nature.