Histoire de la philosophie moderne/Livre 1/Chapitre 10

Traduction par P. Bordier.
Félix Alcan, Paris (Tome premierp. 88-96).

10. — Nicolas de Cusa

Dès la fin de l’antiquité, le besoin se fit sentir en philosophie de briser le système du monde nettement articulé et limité qu’avait imaginé Aristote. Plotin, le fondateur de l’École néo-platonicienne, émit une pensée qui, plus développée, aurait fini par faire abandonner toute tentative de limitation et de démembrement dogmatique de la nature. La limitation harmonieuse n’était pas pour lui l’idéal, comme pour Platon et pour Aristote. L’idéal, c’était quelque chose qui devait se trouver ou mener au delà de toute limite. L’infini devenait ainsi non plus quelque chose de purement négatif, mais l’expression d’une plénitude positive, incommensurable, auprès de laquelle la pensée et la parole sont en fin de compte impuissantes. Les formes, les êtres, les régions finies ne sont plus alors en soi que des manifestations bornées de l’infini. Tout en se tenant encore sur le terrain de la pensée grecque, la pensée court souvent chez Plotin le risque de se perdre dans le mysticisme. Il devient le père du mysticisme du Moyen Âge, qui protesta toujours contre le dogmatisme abstrait de la scolastique. Dans la conception de la nature, cette tendance poussa à mettre en relief l’enchaînement des forces internes malgré la diversité des phénomènes extérieurs et fit sentir l’impuissance à se satisfaire par la rigidité des formes et des limites dans tous les domaines. Par là, le mysticisme a préparé les voies à la théorie de l’évolution. Il importa grandement dans la suite que, pendant la Renaissance, ce fut la philosophie néo-platonicienne que l’on cultiva avec le plus de zèle. L’Académie de Florence s’est acquis à cet égard le principal mérite.

Nicolas Chrypffs, surnommé d’après sa ville natale Nicolas de Cusa, ne commença pas, dans ces nouvelles études, par subir l’influence des idées néo-platoniciennes. Il fut élevé à Deventer chez les « frères de la vie en commun », sur qui le mysticisme allemand du Moyen Âge avait fait une grande impression. Il était né en 1401 à Kues, petite ville des environs de Trèves ; mais il s’enfuit encore jeune de la maison paternelle pour échapper aux mauvais traitements de son père. Un gentilhomme, chez lequel il se réfugia, le fit ensuite étudier à Deventer. Plus tard, il cultiva à Padoue la jurisprudence, les mathématiques et la philosophie. Le fond mystique et les problèmes soulevés en lui par cet esprit ne l’abandonnèrent cependant jamais. Un certain temps on put croire qu’il voulait se consacrer entièrement à la vie pratique. Il commença en effet par être avocat, se fit ensuite ecclésiastique et prit une part ardente aux négociations dues à la Réforme de l’Église. Il s’attacha d’abord au Concile de Bâle, puis ne vit par la suite l’unique possibilité de réforme pour l’Église que dans l’affermissement de la Papauté. Nommé évêque de Brixen, il eut à soutenir une âpre lutte contre l’archiduc Sigismond d’Autriche et il fut même quelque temps prisonnier. Pie II l’éleva à la dignité de cardinal et l’envoya en Allemagne visiter les églises et les couvents. Il eut aussi à y triompher d’une violente résistance suscitée par son zèle à réformer les mœurs du clergé et des cloîtres. Il combattit en particulier la superstition d’une manière qui, comparée à son temps, trahit une grande supériorité d’esprit. Il blâmait l’emploi que l’on faisait de la superstition pour des fins d’Église et l’usage des reliques et des hosties sanglantes pour procurer des revenus à l’Église. Il regardait la sorcellerie et la magie comme des restes du paganisme, entretenus justement par les persécutions qu’on leur faisait. Il trouvait que les sorcières sont le plus nombreuses là où l’on croit le plus aux sorcières. Il examina lui-même deux vieilles femmes réputées de sorcellerie ; elles étaient à moitié folles et « ce qu’elles croyaient vraiment avoir vu, le Diable le leur avait inspiré en songe ». — Mais tout en prenant ainsi part aux luttes de l’époque il s’occupait de ses problèmes. La pensée fondamentale du plus intéressant et du plus connu de ses livres De docta ignorantia lui vint, d’après son propre récit, lorsqu’il fit voile de Constantinople, où il était allé de la part du pape, pour retourner en Italie. Une série de livres suivirent, où il perfectionna ou modifia en partie ses idées. Il mourut en 1464 à Livourne, au cours des préparatifs faits en vue de la croisade projetée par son ami Pie II contre les ennemis de la foi, de la science et de la littérature.

De Cusa est à cheval sur la limite qui sépare le Moyen Âge de la Renaissance et la théologie de la philosophie. Son intérêt le plus intime est assurément pour la théologie. La Trinité, voilà pour lui le problème à résoudre. Mais il le traite de façon telle qu’il émet en passant des pensées offrant un haut intérêt sur la théorie de la connaissance et sur les sciences naturelles. Sa tendance mystique implique absolument la suppression de toute séparation nette entre les domaines de l’entendement. Les obscurités et les passages abstrus que l’on rencontre dans ses écrits, à côté d’une foule d’idées excellentes, tiennent à cette confusion. — Nous n’avons aucun intérêt à parcourir toute sa philosophie. Il importe seulement de montrer qu’il découvrit des pensées qui ébranlèrent le système du monde étayé sur le témoignage des sens, sur l’observation des anciens et sur l’autorité de l’Église.

De Cusa conçoit la connaissance comme faculté active de combinaison et d’assimilation. Les sens reçoivent les sensations dispersées ; mais ici déjà se manifeste la pensée, car d’une part les sensations séparées sont assemblées en un tout, et d’autre part il se produit un étonnement qui invite à continuer. Les diverses images sensibles sont combinées par l’imagination (phantasia), les divers ensembles d’images sont combinés par la raison (ratio), mais à tous ces degrés agit la pensée (intelligentia) qui cherche à ramener finalement toutes les diversités à l’unité absolue. Mais ici apparaît la difficulté, car sans pluralité et sans différence (alteritas) notre pensée ne peut pas connaître. La pensée trouve donc sa limite juste à son sommet. Elle ne peut qu’approcher de l’unité absolue, au moyen d’une intuition mystique où tous les rayons de l’être convergent en un seul centre, et qui remplace le processus de la connaissance et procure le repos à la pensée. La perfection de la pensée en est donc aussi la cessation.

Cette conception de la connaissance (développée dans l’ouvrage De conjecturis, chap. xvi) précise ce que de Cusa entend par « ignorance consciente » (docta ignorantia), expression qui se trouve déjà chez Bonaventure. Il veut dire par là la conscience qu’a la pensée de ses propres limites, unie à l’hypothèse mystique que la souveraine bonté et l’idéal sont au delà de ces limites, tout en continuant la démarche qui a amené jusqu’à la frontière. Voici comment ceci est traité dans l’ouvrage intitulé De docta ignorantia : notre connaissance cherche à dépasser les oppositions et les contradictions révélées par l’expérience. À une analyse plus exacte, elle découvre que les oppositions les plus grandes, les états contradictoires entre eux reviennent au même, pourvu que l’on puisse démontrer leur point d’unité. C’est ainsi que le maximum et le minimum coïncident entre eux, au moyen de la notion de grandeur : tous deux sont des quantités absolues, chacun en son sens, tous deux sont des superlatifs sur une seule et même échelle. La notion de grandeur les comprend tous deux. Mais notre connaissance est impuissante à trouver tous les moyens termes de l’échelle. Elle reste toujours en suspens sur des contraires. Elle parvient à avancer de terme en terme, mais sans pouvoir atteindre l’unité parfaite des contraires, pas plus qu’on ne peut former un cercle parfait quelque nombreux que soient les côtés qu’on donne au polygone. Notre pensée est à la vérité, qui est l’unité parfaite des contraires, ce que le polygone est au cercle.

L’infini est la mesure et l’idéal du fini. En lui se concilient les contraires. Une courbe infinie est absolument la même chose qu’une ligne droite infinie. Mais toute ligne que nous concevons est ou droite ou courbe. Nous ne pouvons dépasser les définitions finies. Et pourtant il le faut, si l’on veut avoir une connaissance de Dieu. Dieu ne peut se penser qu’en supprimant toute détermination particulière : mais il ne nous reste plus rien quand toutes les déterminations particulières sont écartées. Voilà pourquoi Dieu unité de toutes choses, embrassant tout, même les contradictions (omnium rerum complicatio, etiam contradictoriorum) est inconcevable. On ne peut lui donner aucun nom. Car tout nom provient d’une distinction, d’une séparation par laquelle on oppose une chose à une autre. Mais Dieu n’a pas de contraire, pas plus que n’a de contraire la notion de grandeur dans toute l’échelle de maximum à minimum. Dans le culte religieux, l’ignorance consciente est remplacée par l’ignorance sacrée (la docta ignorantia par la sacra ignorantia), la théologie négative par la théologie positive. Alors on donne à Dieu des attributs et des noms déterminés ; aucun d’eux ne doit cependant être pris au pied de la lettre. Si l’on dit de Dieu par exemple qu’il est lumière, on n’entend pas par là une lumière qui contraste avec les ténèbres ; dans la lumière infinie, les ténèbres elles-mêmes sont lumière, de même que le minimum est dans la même échelle que le maximum.

L’École d’Aristote méconnaissait cette vérité, sans laquelle il n’est pas d’accès ouvert à la théologie mystique. Voilà pourquoi elle ne pouvait guère comprendre le dogme de la Trinité ; elle ne voyait pas la nécessité d’un principe pouvant concilier les oppositions exprimées par le Père et par le Fils : spiritus sanctus est nexus infinitus ! aussi n’a-t-elle pas réussi à avoir une connaissance vraie de la nature. Elle s’arrête à la différence entre possibilité et réalité, entre matière et forme, entre l’élément générateur et l’être engendré, sans chercher le lien qui puisse embrasser tous ces contraires et en exprimer l’unité. Ce lien, c’est le mouvement. Le mouvement n’est pas seulement engendré, ou seulement générateur, il est les deux à la fois, et il en est de même également des autres contraires. Ce rapprochement du principe d’unification de la Trinité avec celui de la nature n’est pas chez de Cusa un effet du hasard : le Saint Esprit est le lien de la nature, il fait un avec la nature en tant qu’ensemble de tout ce qui se produit par le mouvement. — Nicolas de Cusa ne fait aucune différence entre coïncidence (coïncidentia), rapprochement (complicatio) et combinaison (connexio) des contraires, bien que les trois expressions désignent des rapports extrêmement différents. Les exemples dont il se sert indiquent d’abord une combinaison des extrêmes au moyen de transitions et de moyens termes et leur rapprochement au moyen de la continuité ainsi réalisée. Mais c’est là quelque chose d’autre que la suppression complète des contraires. La clarté fait complètement défaut sur la nature du concept qui caractérise son point de vue le plus élevé. Et cela tient encore au manque de division mentionné plus haut entre les divers domaines de la connaissance.

Il est particulièrement caractéristique de Nicolas de Cusa que de ses recherches mystiques sur les événements divins il glisse facilement dans les événements naturels, ce qui lui permet de leur appliquer à tous deux les mêmes points de vue. Cependant, il voit clairement que ces deux ordres de faits, la vie de la divinité et la vie de la nature, ne coïncident pas entre eux. Ils sont entre eux comme l’unité fermée (coïncidentia, complicatio, connexus) des contraires est à leur apparition séparée dans l’espace et dans le temps. La nature est le déroulement (explicatio, evolutio) de ce qui dans la divinité était rassemblé en une unité entière, de même que la ligne est le développement du point (par un déplacement répété) et que la réalité est le développement de la possibilité. Mais comment s’opère cette conversion de forme complicative en forme explicative, — comment la coïncidence absolue des contraires est remplacée par leur apparition comme puissances adverses, — comment la confusion de la diversité remplace l’unité de l’harmonie — c’est là une énigme que ne peut résoudre notre pensée. Toute existence finie est une limitation, et c’est justement la grande énigme que de savoir comment l’infini peut lui-même se limiter. De Cusa dit quelque part qu’il n’y a pas de cause positive à la multiplicité, l’unité des choses pouvant seule venir de Dieu. Si pour expliquer la formation de la multiplicité tu t’autorises de Dieu, cela veut dire que tu ne la comprends pas !13

De Cusa finit ainsi lui aussi dans le dualisme ; et en effet un large abîme s’ouvre entre sa connaissance de Dieu et sa connaissance de la nature. Il a cependant exprimé des points de vue féconds, qui devancent les pensées de philosophes ultérieurs, en émettant l’idée du mouvement comme principe qui fonde l’unité de la nature et qui fait du monde un tout, ainsi que l’idée de l’évolution du monde comme processus progressif de complication et d’explication14. Elles lui permirent de défendre l’originalité aux êtres individuels (en tant que complications ou contractions spéciales) ainsi que leur connexion et leur transition continues. Au lieu que pour l’antiquité et pour le Moyen Âge l’idéal était la réalité parfaite, l’importance des possibilités et de l’évolution commençait à prendre ses droits. C’était en rapports étroits avec le changement subi par la notion d’infini. L’importance qu’on avait attachée aux formes finies, nettement arrêtées, on l’attribuait maintenant aux variations infinies, aux transitions perpétuelles qui font ressortir les contraires comme les cas ou degrés extrêmes d’une échelle continue.

En matière de religion, de Cusa se heurta à une difficulté en refusant le droit d’appliquer un concept, quel qu’il soit, à la divinité. Il aurait dû logiquement finir par déclarer toutes les idées religieuses symboliques ou mythologiques ; mais en catholique croyant qu’il était il ne pouvait faire ce pas. Dans la docta ignorantia il se tire d’embarras en observant une certaine différence dans les attributs. Bien qu’il faille nier tout attribut à la divinité, la négation des plus grandes imperfections doit nécessairement être « plus vraie » que celle des attributs les plus élevés. Ainsi il doit être plus vrai de dire que Dieu n’est pas pierre, que de dire qu’il n’est pas vie ou esprit ; — et il s’ensuit qu’on peut plus justement appeler Dieu vie ou esprit que de le nommer pierre. Il est clair que si tous les contraires, que la divinité renferme comme étant le principe infini, viennent à coïncider — ou à disparaître, la différence la plus grande que nous puissions faire à notre point de vue entre les attributs, n’a plus elle-même qu’une importance absolument infinitésimale. Aussi de Cusa chercha-t-il dans ses écrits suivants des définitions plus positives, en attribuant une importance plus grande à la théologie positive en comparaison de la théologie négative, sans réussir toutefois à vaincre les difficultés qu’il avait lui-même signalées. —

Les idées fondamentales de Nicolas de Cusa s’appliquent à plusieurs points, très importants, de la connaissance de la nature. En supprimant à force de transitions les contradictions absolues, il est amené à découvrir la relativité de nos idées. La loi de relation dans la théorie de la connaissance a en lui un de ses premiers représentants. Ainsi il affirme par exemple la relativité de la notion d’atome. Par la pensée, dit-il, nous pouvons continuer à l’infini la division des choses ; mais la division réelle s’arrête toujours à une partie, qui, de fait, est pour nous indivisible. Une grandeur semblable, indivisible en fait à cause de sa petitesse, est un atome. Cet arrêt effectif n’est donc pas une preuve qu’on atteint un minimum absolu, pas plus que l’arrêt de la sommation de grandeurs n’est la preuve d’un maximum absolu. —

De même qu’une division infinie est impossible dans la réalité, parce que nous nous arrêtons toujours à un certain point du processus de division, de même un mouvement infini est impossible, car chaque corps se heurtera toujours à une résistance quelconque en raison de sa propre nature et de la nature de son milieu. Une sphère parfaitement ronde sur une base parfaitement plane continuerait perpétuellement le mouvement une fois commencé si rien ne se modifiait dans son état. On pourrait la considérer comme un atome et la force communiquée à celui-ci ne pourrait suspendre son activité. Une sphère imparfaitement ronde ne pourrait recevoir le mouvement communiqué de façon à ce qu’il devienne un mouvement naturel, qui, en tant que tel, ne pourrait cesser. C’est là une des plus remarquables indications de la loi d’inertie qui se présentent avant Galilée. Elle procède de la grande faculté qu’à de Cusa de penser chaque chose dans les relations déterminées où elle aurait pour la première fois son originalité entière. — La théorie née des mêmes idées sur la relativité de la détermination du lieu et du mouvement offre un intérêt plus grand encore. Le monde ne peut avoir ni centre ni circonférence, car il serait alors nécessairement en contact avec un extérieur qui le limiterait, de sorte qu’il ne serait pas l’univers. Où que l’homme se trouve, sur la terre, dans le soleil ou dans une étoile quelconque, il se croira toujours au centre. Or, faites la somme de ces divers points de vue possibles, et vous verrez qu’il est impossible d’attribuer au monde une forme quelconque, tout aussi impossible que de lui attribuer un mouvement. On peut avec autant de raison appeler centre tout point du monde ou le transporter dans la périphérie. Et la terre n’étant pas au centre absolu du monde ne peut être immobile. Mais nous ne remarquons pas son mouvement parce que nous manquons d’un point absolument fixe qui puisse nous servir de comparaison. Il en est de nous comme de celui qui se trouve sur un bateau suivant le courant du fleuve, sans savoir que l’eau coule toujours et sans pouvoir voir les côtes : comment découvrirait-t-il que le bateau continue d’avancer ?. — De Cusa transporte ainsi la terre hors du centre du monde, car il ne peut après tout y avoir de centre absolu, et avec la position centrale il faut que le repos absolu disparaisse lui aussi. Par contre il n’enseigne pas que la terre tourne autour du soleil ; il détruit la théorie géocentrique sans établir la théorie héliocentrique. Il console ceux qui seraient tentés de croire que la terre perd par là de sa dignité, en disant que la perfection ne dépend pas de la grandeur. Les habitants de la terre sont d’autant plus parfaits qu’ils approchent plus de l’idéal qui est conforme à leur nature ; mais il ne dit pas que cet idéal est celui qui conviendrait aussi aux habitants des autres corps célestes. L’homme ne tend pas à une nature autre, il ne tend qu’à perfectionner la nature qu’il a. La caducité qui règne sur terre ne peut non plus prouver son imperfection, car rien n’est absolument périssable. La forme particulière à l’être, décomposée en ses éléments, cesse seule. Ces processus de décomposition pourraient tout aussi bien se produire sur d’autres astres que sur la terre, car il faut bien croire qu’ils sont soumis tout autant que la terre aux influences extérieures15. Cette théorie porta au système du monde aristotélique-médiéval un coup décisif. La certitude, qui était la clef de voûte du système, était détruite. La réflexion avait soulevé le globe universel de son fondement et lui avait communiqué un mouvement que l’on ne pouvait plus arrêter. En même temps cessait à l’intérieur du système l’opposition saillante entre le ciel et la terre ; la possibilité était émise que les mêmes lois et les mêmes rapports fussent valables dans les deux régions. Une contribution importante était ainsi faite à la nouvelle conception du monde, qui provenait du fond du système du profond penseur. Si les anciens n’ont pas été jusqu’à la théorie de la relativité du mouvement, cela tient, dit de Cusa, à ce qu’ils manquaient de la docta ignorantia. Ils ne voyaient pas que toutes nos idées ne sont valables qu’à certaines conditions et qu’elles disparaissent avec elles. Ainsi la pensée, qui d’après de Cusa rend la connaissance de Dieu impossible, permet de reconnaître que le système du monde ne peut être ni aussi borné ni aussi immobile qu’on n’avait cru jusqu’alors.



NOTES

13. P. 93. Cf. De docta ignorantia, II, 2-3. Je ne m’attarde pas à montrer comment Nicolas de Cusa modifie ses idées dans ses écrits postérieurs (Possest et De apice theoriæ) en soulignant notamment l’activité du principe suprême et en concevant ce principe comme l’unité de la possibilité et de la réalité, et plus tard surtout comme la force (posse). Cf. à ce sujet F. Fiorentino : Il resorgimento filosofico nel Quattrocento. Napoli 1885, p. 136 et suiv. — Axel Herrlin (Studier i Nicolaus af Cues’ Filosofi, med särskilt afseende pa dens historiska betydelse (Études sur la philosophie de Nicolas de Cuse spécialement au point de vue de son importance historique). Lund 1892, p. 22, conteste que l’ouvrage intitulé Possest exprime une autre manière de voir que celle de la Docta ignorantia. Mais il me semble que la conception de Fiorentino se trouve prouvée par ce fait que Nicolas de Cusa déclare en propres termes dans la Docta ignorantia (I, 26) que l’Infini n’engendre pas et n’est pas engendré, et qu’il ne progresse pas (Infinitas neque generans, neque genita, neque procedens). tandis que dans le Possest il attribue à son activité une très grande importance. Je reconnais que cette différence ne doit pas être trop fortement accusée : Nicolas de Cusa opérait en effet dans tous ses écrits au moyen du rapport : complicatio-explicatio, et qu’à ce titre il ne peut faire abstraction dans aucune phase de l’activité et de la progression.

14. P. 94. Richard Falckenberg (Grundzüge der Philosophie des Nicolaus Cusanus. Breslau 1880, p. 54) attire l’attention sur ce point que la relation : complicatio-explicatio prend un tout autre sens quand on l’applique aux rapports de Dieu avec le monde (où elle désigne le passage d’un état supérieur à un état inférieur), que lorsqu’on l’emploie en parlant du monde (où elle désigne le passage des degrés inférieurs de la nature aux degrés supérieurs).

15. P. 96. Ludwig Lange fait observer (dans son intéressant traité ; Die geschichtliche Entwickelung des Bewegungsbegriffes. — Philosophische Studien. Herausg. von W. Wundt III, p. 350), qu’en sa qualité de devancier de Copernic, Nicolas de Cuse devait être tenté d’admettre l’idée de la relativité de lieu et de mouvement ; or c’est l’inverse qui est vrai : c’est l’idée de relativité de lieu et de mouvement qui fit de lui le devancier de Copernic.