Histoire de la philosophie moderne/Livre 1/Chapitre 9

Traduction par P. Bordier.
Félix Alcan, Paris (Tome premierp. 83-87).

B. — LA NOUVELLE CONCEPTION DU MONDE

9. — Le tableau du monde aristotélique-médiéval

On ne peut du système du monde séparer la conception de l’homme, pas plus qu’on ne saurait isoler l’homme du monde. Voilà pourquoi il n’est guère possible de poursuivre les transformations subies par la conception de l’homme sans tenir compte des modifications apportées au système du monde. Il se produit ici une action réciproque ininterrompue. Ainsi, la spéculation religieuse de Böhme est, en partie du moins, la conséquence de la nouvelle conception du monde (principalement des idées de Paracelse ou de Copernic), et elle ne devient vraiment intelligible que lorsqu’on tient compte de ces idées, bien que chez lui la conception religioso-psychologique soit l’élément prépondérant. D’autre part, on trouverait chez plusieurs des penseurs que nous nous proposons maintenant d’examiner en leur qualité de fondateurs du nouveau système du monde, des idées et des polémiques précieuses au point de vue psychologique et éthique, qui justifieraient à elles seules le rang où nous les mettons parmi ceux qui ont découvert l’Homme. Qu’on nous permette cependant de leur assigner leur place d’après la manière de voir qui dénote leur importance définitive dans l’histoire de la pensée.

Pour comprendre la transformation grandiose des idées sur le monde, le plus grand fait que la Renaissance ait produit en dehors de son art et de sa découverte de l’Homme, il faut au préalable mettre en relief les grands traits du tableau du monde qui s’imposait encore inébranlablement au xve siècle à l’attention des savants et des profanes. Il procédait de la physique d’Aristote et de l’astronomie de Ptolémée et avait été entremêlé d’idées bibliques, combinaison très possible, vu que le tableau du monde s’en tenait partout aux données immédiates des sens qu’il ne faisait que préciser et développer systématiquement.

Le commun des mortels comprend déjà qu’il y a une grande différence entre les mouvements du ciel et les événements d’ici-bas. Ici semble régner un perpétuel changement. Les phénomènes croissent et diminuent, naissent et passent. Des mouvements se forment qui cessent au bout d’un temps plus ou moins long. Il en est autrement là-haut : les étoiles poursuivent leur cours régulier sans modification apparente, et leur route les ramène toujours sur les mêmes voies, dans un mouvement circulaire éternel, sans trêve ni repos. Aristote fondait son système du monde sur ce contraste entre la région céleste et la région terrestre ou sublunaire. Il s’appuyait sur ce que la perception semblait enseigner, rappelant ainsi la vieille croyance, commune aux Hellènes et aux Barbares, qui faisait du ciel le siège des dieux éternels. Les régions célestes ne passent point ; le mouvement y est perpétuel et absolument régulier. La région sublunaire par contre est le pays de la fragilité ; le mouvement et le repos, la naissance et la mort y alternent.

Ces deux régions doivent donc nécessairement être faites de matières différentes. Les corps célestes doivent se composer d’une matière qui ne se sent nulle part chez soi et qui pour cette raison peut continuer son mouvement éternellement. Cette matière, le « premier corps », Aristote la nomme l’éther. C’est lui qui remplit les espaces célestes, et c’est en lui que s’accomplit le mouvement circulaire perpétuel. Le mouvement circulaire peut seul être éternel, car il retourne toujours sur lui-même et va de chaque point du cercle vers chaque autre point. Dans la région sublunaire, tout mouvement s’arrête en un certain point, lorsque le corps a atteint son « lieu naturel ». Ici règne le mouvement rectiligne, qui va, ou bien du centre du monde vers l’extérieur et en haut, ou bien au centre du monde vers l’intérieur et en bas. Ce qui a son lieu naturel au centre du monde ou à proximité du centre est dit pesant ; ce qui a son lieu naturel en haut, près de la limite supérieure du monde sublunaire est dit léger. Les modifications constantes des régions terrestres viennent donc de ce que les éléments ne se trouvent pas toujours en leur lieu naturel. L’élément pesant, c’est la terre ; l’élément léger, c’est le feu ; entre eux deux sont l’eau et l’air. Le feu s’élève continuellement, et la pierre jetée en l’air retombe toujours. Chaque élément tend vers le lieu qui lui est assigné dans l’espace. Les quatre éléments peuvent passer réciproquement l’un dans l’autre ; mais ils ne peuvent se résoudre en parties plus simples, tandis que tous les corps sont composés de ces éléments.

Il ne peut y avoir qu’un seul monde. Si l’on supposait un instant qu’il y en a plusieurs, les éléments pesants finiraient toujours par se rassembler autour d’un seul centre et il n’y aurait plus alors qu’un seul monde. La terre est, ainsi que le montre la perception, au centre du monde ; lorsque nous nous dirigeons vers l’extérieur et en haut, nous traversons d’abord les trois autres couches sublunaires pour pénétrer ensuite dans la région éthérée, dont la matière est d’autant plus pure qu’elle est plus éloignée de la terre. Les corps célestes, en premier lieu la lune, le soleil et les autres planètes, puis les étoiles fixes, sont fixées dans des sphères solides, mais transparentes, qui tournent autour de leur axe. Aristote a emprunté cette croyance à l’astronome Eudoxe. Les anciens ne pouvaient se figurer que les corps célestes pussent être librement suspendus dans les espaces célestes. Toutes les sphères tournent autour d’un centre qui est la terre ; la lune, le soleil et les autres planètes ont chacun leur sphère ; toutes ces sphères, et par suite tout le système du monde, sont entourées par le « premier ciel », la sphère des étoiles fixes, qui est mue directement par la divinité en personne, alors que des principes ou esprits subordonnés guident les mouvements des sphères inférieures. Ce qui est le plus haut est aussi ce qui enveloppe et qui limite. La partie supérieure ou extrême du monde en est aussi la plus parfaite12.

Le tableau du monde d’Aristote offrait un cadre qui apparemment concordait non seulement avec l’enseignement de la perception des sens, mais qui pouvait encore recevoir les observations faites par les astronomes de l’antiquité postérieure. Sans doute, il se révéla, en tenant compte des mouvements de va-et-vient des planètes, qu’il fallait se figurer très compliqués les mouvements des sphères planétaires ; mais on y remédiait en supposant chaque planète en particulier attachée à plusieurs sphères à la fois, dont chacune avait son mouvement. Ou encore, on se figurait que les mouvements s’accomplissaient non pas dans des cercles simples, mais dans de petits cercles, appelés épicycles, dont les centres se mouvaient sur des cercles plus grands. Plus l’investigation progressait, plus ce système d’épicycles se compliquait. Ptolémée d’Alexandrie donna (au iie siècle après J.-C.) un exposé du système du monde qui pendant tout le Moyen Âge fit autorité en matière d’astronomie, de même qu’Aristote faisait loi dans le domaine philosophique.

Le système d’Aristote et de Ptolémée se plaçait, ainsi que la conception biblique du monde, au point de vue de la perception des sens, d’après lequel la terre est immobile, tandis que le soleil et les étoiles tournent ; il se prêtait très bien à une union avec les idées religieuses qui régnaient au Moyen Âge. Comme Aristote l’avait remarqué, ce système s’harmonisait aussi avec l’antique croyance qui faisait du ciel le siège de la divinité.

Cependant une différence essentielle se révéla entre la conception antique du monde et celle du Moyen Âge. Aristote plaçait bien la terre au centre du monde, mais il ne croyait nullement que tout au monde est fait pour la terre ou pour ses habitants. Bien au contraire, pour lui, la partie formant l’enceinte et la limite était la région suprême, et la terre était le lieu de la matière la plus inférieure. D’après la conception du monde que se faisait le Moyen Âge tout se mouvait absolument autour de la terre et des événements qui s’y passent. Pourtant il pourrait très bien faire usage du schéma d’Aristote et de l’idée de l’imperfection du monde sublunaire, puisqu’il faisait descendre les forces du ciel pour intervenir dans les choses de la terre et pour les faire parvenir à leurs fins.

L’image dans l’ensemble — abstraction faite des difficultés dues aux sphères composées ou épicycles — était claire et intelligible. Elle tendait à admettre que l’espace sensible est l’espace absolu et que dans cet espace il y a des lieux absolus. Elle prenait le globe terrestre, sur lequel le philosophe ou l’astronome se trouvaient, pour le centre absolu du monde, ainsi que l’homme le fait constamment dans la pratique. Et le monde qui se groupait autour de ce centre dans les différentes sphères, avait pour limite la sphère extrême, au delà de laquelle rien n’existait. Il rentrait également dans la conception naturaliste antique de se figurer que tout avait des formes et des limites. L’illimité, c’était aussi l’obscur et l’informe, sinon le mal. L’image du monde pouvait s’appuyer ici sur l’intuition sensible et sur l’imagination, qui s’arrêtent toujours à un certain point, sans éprouver le besoin de demander ce qu’il y a au delà de ce point.

Cette conception du monde était vulnérable de deux côtés. En premier lieu, si on allègue des perceptions et des calculs qui la contredisent, ou, en tous cas, qui rendent une autre conception possible ou vraisemblable. En outre — et ce n’est pas ce qui nous intéresse le moins ici — si on conteste précisément la confiance naïve en l’absolue valeur de l’espace sensible. Si l’on vient à prouver que toute détermination de lieu dépend de l’endroit où se trouve l’observateur, la différence absolue entre la région céleste et la région terrestre est supprimée, ainsi qu’entre les lieux naturels de la région terrestre. L’investigation de la Renaissance s’attaqua par ces deux voies au tableau du monde aristotélique-médiéval, et, comme on le verra, elle prit la dernière voie avant la première.



NOTES

12. P. 86. Aristote expose son système du monde dans l’ouvrage περι οὐρανο ~ν. Voir en particulier I, 3, 8, 9 ; II, 1, 4, 6.