Histoire de la littérature grecque/Chapitre XVI

Librairie Hachette et Cie (p. 237-251).


CHAPITRE XVI.

HÉRODOTE. HIPPOCRATE.


Vie d'Hérodote. — Plan de l'histoire d'Hérodote. — Hérodote écrivain. — Hérodote moraliste. — Excellence de l'ouvrage d'Hérodote. — Vie d'Hippocrate. — Ouvrages d'Hippocrate. — Style d'Hippocrate.

Vie d’Hérodote.


La ville d’Halicarnasse, en Carie, fondée autrefois par une colonie dorienne, était, au commencement du cinquième siècle, la capitale d’un petit royaume héréditaire dont les souverains dépendaient des satrapes de l’Asie Mineure et reconnaissaient la suzeraineté du Grand-Roi. C’est à Halicarnasse que naquit Hérodote, en 484, sous le règne de la première Artémise, celle qui s’immortalisa par son héroïsme à la bataille de Salamine, où ses navires soutinrent la lutte contre les Grecs sans trop de désavantage. La famille d’Hérodote comptait entre les plus considérables de la ville. On ne négligea rien pour son éducation, et il profita des ressources littéraires qui abondaient alors dans Halicarnasse, non moins que dans les cités voisines. Le poëte Panyasis, un des classiques de l’épopée grecque, était l’oncle maternel d’Hérodote : c’est à lui sans doute et à ses exemples que le jeune homme dut l’amour du bien et du beau, et cette passion de s’instruire qui l’entraîna de bonne heure à travers le monde, pour voir et pour entendre. Ce fut aussi un des hasards heureux de la destinée du futur historien, qu’il fût né sujet du Grand-Roi. Il put librement satisfaire son goût pour les voyages, dans un temps où tout Grec, d’une des nations en guerre avec la Perse, n’eût pu mettre le pied en Égypte et dans la haute Asie sans courir le risque d’être traité en ennemi et vendu comme esclave. Il visita l’Égypte, et remonta le Nil jusqu’à Éléphantine. Il parcourut la Libye, la Phénicie, la Babylonie, et probablement aussi la Perse. Il pénétra jusqu’au fond du Pont-Euxin, en suivant le rivage méridional de cette mer, et il séjourna dans tous les lieux qui offraient quelque aliment à sa curiosité. Dès l’âge de vingt-cinq ans peut-être, il méditait déjà son grand ouvrage. À trente ans, il vivait dans sa ville natale, travaillant à mettre en ordre les immenses matériaux qu’il avait amassés, et s’essayant à la composition de ces récits qui devaient charmer la Grèce, quand un événement funeste vint bouleverser sa fortune et détruire son repos.

Ce n’était plus le temps de la grande Artémise, ce temps où les lettres étaient en honneur dans le palais même des souverains, et où Pigrès, frère de la reine, ambitionnait le nom de poëte et la gloire de se dire un des disciples d’Homère. Lygdamis, roi d’Halicarnasse, n’était qu’un cœur bas et féroce ; et Panyasis fut particulièrement en butte à sa haine pour tout ce qui était noble et grand. Le poëte périt un jour, égorgé par l’ordre du tyran. Hérodote lui-même, que Lygdamis n’aimait pas davantage, faillit aussi perdre la vie, et ne se mit à l’abri qu’en fuyant d’Halicarnasse.

Il alla s’établir, vers l’an 442, dans l’île ionienne de Samos. C’est là qu’il se perfectionna dans l’étude du dialecte qui était la langue de la prose, et qu’il se pénétra de cet esprit ionien qui vit d’un bout à l’autre de son œuvre. Car Hérodote n’a rien de cette fierté aristocratique, de cette roideur, de ces préjugés nationaux, que les Doriens portaient partout avec eux : il s’est, si je puis ainsi dire, dépouillé du vieil homme, en quittant le dialecte de ses pères. C’est à Samos encore qu’Hérodote prépara les moyens de délivrer ses compatriotes du joug de leur tyran. Il réussit dans son entreprise contre le meurtrier de Panyasis, et il revit sa patrie après un exil de plusieurs années. Mais, au lieu de ce loisir et de cette douce quiétude où il comptait passer sa vie, il ne trouva qu’amertume et dégoûts. Halicarnasse ne sut pas jouir de la liberté ; et les dissensions civiles ne tardèrent point à en rendre le séjour intolérable pour un homme d’étude et de paix, Hérodote, désespérant de la raison de ses concitoyens, les abandonna à leurs passions, et alla chercher, loin d’ Halicarnasse, une retraite à l’abri de tous les orages. Il choisit pour son exil volontaire la ville de Thuries, que les Athéniens avaient fondée en 444 dans la Grande-Grèce, sur l’emplacement de l’ancienne Sybaris. On ignore l’époque précise de son départ pour Thuries ; mais il ne fut pas un des fondateurs de la ville. Il vécut de longues années dans sa patrie nouvelle, et il y mourut dans un assez grand âge, vers l’an 406 avant notre ère. Il se donne à lui-même, en tête de son Histoire, le nom d’Halicarnassien, à raison du lieu de sa naissance ; mais plus d’une fois il est désigné comme Thurien par les auteurs. Thuries l’avait adopté pour sien, et on le connut longtemps en Grèce comme citoyen de Thuries.

Hérodote avait parcouru pendant sa jeunesse, comme je l’ai dit, les merveilleuses contrées de l’Orient et les villes grecques de l’Asie. Ses explorations dans la Grèce européenne commencèrent plus tard, mais sans qu’on sache à quel moment. Ce qui est certain, c’est qu’il avait visité presque tous les lieux de quelque renom, villes, temples, champs de bataille, et dans les îles et sur le continent, depuis la Thrace jusqu’en Italie.

La réputation littéraire d’Hérodote remplissait déjà la Grèce, avant même qu’il passât d’Halicarnasse à Thuries. En 446, à l’âge de trente-huit ans, il était venu à Athènes pour la fête des grandes Panathénées, et il y avait lu en public des fragments de son ouvrage, fort incomplet encore, mais dont certaines parties étaient à peu près au point où il les voulait mettre et où il les a laissées. L’assistance avait été émerveillée de ces récits, et les Athéniens avaient voté au conteur incomparable une récompense de dix talents, plus de cinquante mille francs de notre monnaie. Longtemps avant cette époque, dès 456 selon une tradition plus douteuse, il avait déjà fait une lecture de ce genre à Olympie ; et c’est là que s’était allumée, dit-on, dans le cœur de Thucydide enfant, cette noble ambition de gloire si bien secondée depuis par le génie.

Quoi qu’il en soit, ce n’est ni en 456 ni même en 446 qu’Hérodote pouvait livrer à l’admiration des hommes autre chose que des récits partiels et des lambeaux de son œuvre. Le plan immense qu’il avait conçu ne fut complètement réalisé que longtemps après ; et c’est seulement dans les dernières années de sa vie qu’il cessa de travailler, et qu’il vit son monument debout, tel qu’il avait jadis rêvé de le construire.


Plan de l’histoire d’Hérodote.


L’ouvrage d’Hérodote embrasse l’histoire de tous les peuples alors connus ; mais le sujet principal, le fait autour duquel se groupent tous les autres faits, et où tout vient aboutir de près comme de loin, c’est la grande et terrible lutte de l’Asie contre la Grèce. Pour former un tout des innombrables détails qu’il se proposait de déployer Hérodote conçut une sorte d’épopée, dont l’ordonnance n’est pas sans analogie avec celle des poëmes d’Homère. Comme l’auteur de l’Odyssée, il transporte dès le début, ou peu s’en faut, le lecteur au sein même des événements qui ont préparé la lutte ; et, conduit de souvenir en souvenir, montant et descendant dans les siècles, tournant à droite, tournant à gauche, il arrive à la journée de Mycale, après avoir passé en revue tout ce qu’offraient d’important, ou seulement de curieux, les traditions des peuples. Sa manière de rattacher les récits les uns aux autres tient un peu de celle du vieux Nestor. Seulement les parenthèses du vieillard de Pylos, ces aventures qu’un nom lui remet en mémoire, et qu’il intercale les unes dans les autres, mais sans oublier le but où il tend, ont pris, dans Hérodote, des dimensions proportionnées à l’immensité d’un discours où il s’agit de montrer l’opposition de deux mondes et le triomphe de l’Europe sur l’Asie. L’unité de l’ouvrage est dans cette opposition fondamentale ; unité qui admet une diversité infinie, car tout ce qui a trait, de près ou de loin, et aux cités grecques et à l’empire des Perses, histoire, géographie, mœurs, usages, religions, toutes les traditions, tous les faits, toutes les légendes, appartient en définitive au vaste domaine conquis par l’écrivain ; j’allais dire, par le poëte. Ce titre glorieux, Hérodote le mérite à plus d’égards que bien des poëtes faisant des vers, même avec talent ; et les noms de Muses que portent chacun de ses neuf livres ne disent rien de trop en annonçant que ce qu’on a sous les yeux est une œuvre d’art, et d’un art inspiré, non moins qu’une œuvre de science.

Voici un court sommaire qui fera comprendre, tout à la fois, et l’immensité des trésors amassés par Hérodote, et l’heureux cadre dans lequel il les a disposés.

Après quelques mots sur les anciennes luttes de la Grèce et de l’Asie durant l’époque héroïque, et sur les motifs de part et d’autre allégués, comme les enlèvements d’Io, d’Europe, de Médée et d’Hélène, Hérodote passe à Crœsus, héritier de ces rois de Lydie qui les premiers entreprirent sérieusement, dans les temps historiques, contre la liberté des Grecs. Il nous fait connaître en détail la vie et les aventures de Crœsus, tout ce qu’on sait de ses ancêtres et des dynasties qui se sont succédé dans le royaume de Lydie, en un mot tout ce qui offre quelque intérêt dans la destinée du peuple lydien. À propos d’un oracle qui recommande à Crœsus de rechercher l’amitié des Grecs, Hérodote est amené à parler de l’état où se trouvaient alors Athènes et Lacédémone. L’attaque de Sardes par Cyrus fait paraître devant nous un autre peuple, les Perses, qui détruisent le royaume de Lydie, et qui se trouvent désormais, par le fait de leurs conquêtes, en contact immédiat avec les Grecs. Hérodote nous apprend ce que sont les Perses, et comment ils ont succédé, dans le haut Orient, à l’empire des Mèdes, dont l’origine, le progrès et la chute se déroulent successivement à nos yeux. A l’histoire de Cyrus se mêlent l’histoire des colonies grecques de l’Asie Mineure, et celle de la destruction de la puissance assyrienne.

L’expédition de Cambyse, fils de Cyrus, contre l’Égypte conduit le lecteur sur les bords du Nil, Hérodote décrit la contrée, et raconte de ce peuple extraordinaire tout ce qu’il a vu, tout ce qu’il a entendu raconter sur les lieux mêmes. Il reprend l’histoire de Cambyse ; puis il passe au mage Smerdis et à Darius, fils d’Hystaspe. L’expédition de Darius contre les Scythes et la soumission de la Libye portent la vue de l’historien vers les deux extrémités du monde alors connu : il nous fait le tableau des mœurs du Nord et de celles du Midi, la description de ces pays si divers, et le récit des vicissitudes des nations qui les habitent.

La conquête de la Thrace et de la Macédoine par Mégabazès, lieutenant de Darius, et la révolta des Ioniens contre les Perses, mettent directement en lutte les deux mondes. Hérodote, reprenant l’histoire des États grecs au point où il l’avait laissée, s’attache particulièrement à peindre les progrès de la puissance athénienne, l’esprit d’entreprise qui anime la république depuis la chute des Pisistratides. Il rend compte et des inimitiés qui divisaient les nations grecques entre elles, et des alliances, des sympathies qui les rattachaient les unes aux autres, à l’époque où Darius comprima la révolte de ses sujets grecs, et où ses années s’avancèrent au cœur de la Grèce. L’expédition de Datis et d’Artaphernès échoue, et la bataille de Marathon délivre pour quelques années la Grèce du danger. Xerxès, fils de Darius, essaye de venger en personne l’affront fait aux armes des Perses. Après des batailles sans résultat aux Thermopyles et au promontoire d’Artémisium, la flotte des Perses est détruite à Salamine, et leur armée de terre à Platées. Le dernier livre d’Hérodote se termine au moment où la Grèce est définitivement purgée de ses envahisseurs, et où les peuples grecs qui avaient favorisé les entreprises de l’ennemi ont reçu leur juste châtiment.

Il n’y a qu’une seule lacune dans cette histoire universelle. Hérodote dit trop peu de chose de cette grande nation assyrienne qui avait enfanté les merveilles de Babylone et de Ninive. Mais il nous apprend lui-même qu’il avait composé un ouvrage détaillé sur l’Assyrie ; et c’est à cet ouvrage, malheureusement perdu, qu’il se réfère pour tout ce qui manque dans le livre où il est question des Assyriens.


Hérodote écrivain.


Hérodote n’a rien de commun avec les écrivains qu’on appelle éloquents. Il ne cherche pas plus les effets de style qu’Homère ne vise au sublime. Il ignore même ce que c’est que le style, ou du moins ce qu’on appelle ordinairement ainsi, cet agencement des phrases et des mots, ces savantes combinaisons qui donnent au discours l’aspect d’un tissu bien façonné. Il parle sa pensée, voilà tout son art : le mot le plus simple, le plus naïf et le plus nu, la tournure aussi la moins contournée, la moins tournure, si j’ose ainsi dire, voilà tout ce qu’on trouve d’un bout à l’autre de son ouvrage. Toutefois, quand il fait parler les personnages eux-mêmes, il ramasse ses arguments sous une forme presque arrondie, qui offre comme une apparence ou plutôt une ébauche de période, et qui fait pressentir le style des historiens futurs. Hérodote a fait en langue ionienne, mais naturellement et sans effort, ce que Platon devait faire plus tard en langue attique, mais avec le labeur d’un art consommé : il a écrit comme il parlait, ou du moins comme il aurait pu parler. De là ces phrases qui semblent n’avoir ni commencement ni fin, ni construction raisonnable, et qui ne laissent pas d’exprimer parfaitement ce qu’Hérodote veut dire, tout eu nous plaisant, dit Paul-Louis Courier, par un air de bonhomie et de peu de malice, moins étudié que ne l’ont cru les anciens critiques. La grâce de la diction n’est pas seulement dans l’heureux négligé des formes, elle est aussi dans le caractère même de la langue. Le dialecte ionien, avec ses diérèses, ses voyelles accumulées, les souvenirs poétiques que réveillent les mots qui lui sont propres, ajoute à tous les autres charmes son charme particulier, si bien en rapport avec la physionomie de l’œuvre entière.

Hérodote ne s’échauffe jamais : il laisse aux faits qu’il raconte le soin d’intéresser eux-mêmes, et de passionner le lecteur. C’est du même ton sérieux qu’il fait l’histoire des infortunes conjugales de Candaule et celle des batailles qui ont préservé le monde du joug des barbares. Aussi serait-il malaisé de proclamer quel est, entre ces innombrables récits, celui qui mérite le plus d’être cité, abstraction faite, bien entendu, de l’importance des choses, et en ne tenant compte que des qualités de la narration. A mon avis, le plus long est aussi le plus beau.


Hérodote moraliste.


Hérodote n’écrivait pas uniquement pour raconter ; et lui-même il tire plus d’une fois l’enseignement moral qui sort si souvent du spectacle des choses humaines. Il aime à montrer la présence et l’action d’un pouvoir souverain dans le monde. Il croit que tout est réglé de tout temps, et que rien ne saurait garantir de l’envie des dieux, comme il s’exprime souvent, le crime, la violence, même l’opulence excessive, et la vanité, son inévitable compagne. Je ne veux pas dire qu’Hérodote soit un grand philosophe, ou qu’il ait inventé, dès le cinquième siècle avant J. C., la philosophie de l’histoire. Je dis seulement qu’il sait réfléchir, et que son âme d’honnête homme lui suggère quelquefois les idées les plus vraies, et même les plus profondes. Il a un vif sentiment de ce qui est bien et de ce qui est mal ; et ce n’est pas lui qu’on verra jamais ou excuser des actes mauvais, ou déprimer la vertu des grands hommes. L’histoire pour lui est l’histoire, et non point un plaidoyer : il n’est d’aucun parti, à moins qu’on ne nomme ainsi l’amour passionné de la vérité et de la justice. Il ne dissimule point les défauts des Grecs eux-mêmes. A côté de leur gloire, il montre les écueils où se peut briser un jour tant de puissance. La chute successive des empires est une leçon qu’il leur donne à méditer sans cesse ; et ses fréquents appels au sentiment religieux et à la crainte des vengeances divines sont des avertissements qui regardent l’avenir, bien plus encore que des explications du passé.


Excellence de l’ouvrage d’Hérodote.


Hérodote était religieux, mais non pas crédule. Il raconte souvent des prodiges, mais toujours avec des formules qui reportent sur d’autres la responsabilité de l’erreur ou du mensonge. Il est la véracité même. Ce qu’il dit avoir vu, il l’a vu en effet ; ce qu’il dit avoir entendu, on le lui a en effet conté. Il est impossible de suspecter sa bonne foi. Ceux qui l’ont fait étaient ou des esprits prévenus, comme Plutarque, descendant de ces Béotiens qui avaient trahi la cause commune dans les guerres Médiques, ou des sceptiques raffinés, qui ne reconnaissaient d’autres réalités que celles qu’ils avaient sous les yeux, et qui reléguaient parmi les fables ; tous les faits tant soit peu étranges ou non conformes aux choses accoutumées. Les voyageurs modernes ont complètement vengé le caractère méconnu de l’antique voyageur. Les découvertes de l’archéologie, monuments déterrés dans les ruines des villes d’Orient, écritures mystérieuses déchiffrées, témoignages contemporains des plus reculées époques de l’histoire, démontrent chaque jour de plus en plus qu’Hérodote n’avait pas mis moins de soins à s’informer des annales des peuples, qu’à visiter leurs pays et à observer leurs mœurs. Ainsi Thucydide lui-même s’est trompé, si c’est Hérodote qu’on doit entendre, quand l’auteur de la Guerre du Péloponnèse parle quelque part d’historiens dont les écrits n’ont d’autre but que de flatter un instant l’oreille.

La première composition vraiment digne du nom d’histoire n’est donc pas seulement un chef-d’œuvre historique, elle est une œuvre unique en son genre ; sinon la plus parfaite de toutes, du moins la plus étonnante, la plus originale, celle que nul ne pouvait être tenté de prendre pour modèle, car tout y est de génie, et les imitateurs ne saisissent jamais que la manière, les traits d’école, le convenu ; elle est la seule où coulent à pleins canaux toutes les sources de l’intérêt. Figurez-vous une merveille impossible, la relation de Marco Polo, par exemple, qui ne ferait qu’un avec la chronique de Joinville et les contes des Mille et une Nuits, et tout cela enfermé dans le plan d’une Odyssée et écrit dans la langue d’Homère : cette merveille impossible, elle existe, et c’est le livre d’Hérodote.


Vie d’Hippocrate.


Le droit d’Hippocrate à figurer à côté d’Hérodote dans un ouvrage qui n’a rien de commun avec les études médicales, c’est, avant tout, sa qualité de prosateur ionien. Mais le père de la vraie médecine nous appartient par d’autres côtés encore. Il y a, dans ses ouvrages, une partie tout humaine dont nous sommes aptes à juger, nous autres profanes ; et qui compte aussi dans la gloire de cet incomparable génie ; il y a le philosophe, le moraliste, l’homme qui a le premier rédigé, sous une forme impérissable, les axiomes de la vérité éternelle ; il y a enfin Hippocrate lui-même, admirable nature, aussi grande par le cœur que pas l’esprit ; simple et ingénue comme tout ce qui a conscience de sa force ; calme comme la raison, et remarquable par la douceur non moins que par l’austérité.

Hippocrate, comme Hérodote, était Dorien de naissance ; mais, comme Hérodote, comme les logographes, comme les premiers philosophes, il écrivit dans l’ancienne langue de la prose. Il était né pourtant en 460, plus de vingt ans après Hérodote. Mais cette différence d’âge n’était pas suffisante pour décider Hippocrate à renoncer à l’emploi du dialecte ionien. Les hommes d’État athéniens élevèrent de son temps le dialecte attique à la dignité oratoire ; Thucydide, de son temps aussi, écrivit l’histoire en langue attique ; mais ce n’est que dans les dernières années du cinquième siècle que les disciples de Socrate mirent au jour les ressources de l’idiome d’Athènes pour l’expression des plus imperceptibles nuances de la pensée. Il ne faut donc pas s’étonner si Hippocrate, philosophe avant tout, demeura fidèle aux traditions littéraires de la philosophie, et s’il ne déserta pas les errements des Phérécyde, des Héraclite et des Anaxagore.

Il était de l’île de Cos, où son père exerçait lui-même la profession de médecin. Hippocrate est souvent désigné par le surnom de fils des Asclépiades. Sa famille, comme toutes celles qui se transmettaient de génération en génération les préceptes de l’art de guérir, se vantait en effet de descendre d’Asclépius, que nous nommons Esculape, le père de Machaon et de Podalire. Hippocrate, après s’être formé sous les yeux de son père et par les soins des maîtres qu’il avait dans sa maison et dans sa ville natale, alla prendre, à Sélymbrie en Thrace, les leçons d’Hérodicus, le plus fameux des médecins d’alors.

Il est probable qu’il exerça son art de ville en ville pendant de longues années, particulièrement dans les villes de la Thessalie, Larisse, Mélibée et autres, et dans l’île de Thasos. Les descriptions si vives et si vraies qu’il donne de plusieurs contrées lointaines prouvent aussi qu’il n’avait pas borné ses voyages aux îles et au continent de la Grèce. Il avait parcouru une grande partie la haute Asie, et visité en détail les provinces septentrionales de l’Asie Mineure. « Un médecin, dit Homère, équivaut à un grand nombre d’hommes. » Tous les peuples antiques avaient pour les médecins une vénération profonde. Encore aujourd’hui, dans le haut Orient, il n’est pas de plus noble titre que celui de médecin, ni de meilleur passe-port, ni de recommandation plus efficace. Hippocrate revint à Cos dans sa vieillesse, et y fonda une école de médecins, dont la renommée se conserva longtemps après sa mort. Il prolongea sa vie jusqu’à un grand âge ; jusqu’à quatre-vingt-cinq ans, selon les uns ; jusqu’à quatre-vingt-dix, selon les autres ; selon d’autres encore, jusqu’à cent quatre ou même cent neuf ans. Son biographe anonyme dit qu’il mourut non point dans sa ville natale, mais près de Larisse, dans la Thessalie.

Quelques-uns ont écrit qu’Hippocrate avait délivré Athènes de la peste, pendant la guerre du Péloponnèse, et qu’il avait refusé de se rendre auprès d’Artaxerxès pour secourir les barbares décimés par le fléau. Mais il est invraisemblable qu’à l’époque de la peste, Hippocrate, âgé d’une trentaine d’années, ait joui de la réputation qu’on lui prête, et qu’Artaxerxès ait eu l’idée de députer à ce jeune homme une ambassade et des présents. Quant à la ville d’Athènes, il est douteux qu’Hippocrate y ait même jamais mis le pied. Il ne la nomme nulle part dans ses ouvrages ; et Galien dit que Smyrne, que le plus petit quartier de Rome renfermait plus d’habitants que la plus grande ville où Hippocrate eût jamais exercé son art. Thucydide, qui fait avec tant de détails le lugubre tableau des désastres de la peste dans Athènes, ne nomme point Hippocrate, et nous apprend que tous les remèdes furent impuissants et que les médecins furent les premières victimes du fléau.

Il y a bien d’autres récits fabuleux dont les écrivains des bas siècles ont essayé d’embellir la vie d’Hippocrate, et qui l’ont transformée en une sorte de légende comme celles des temps héroïques. Nous n’avons pas à discuter ces fantaisies plus ou moins ingénieuses. C’est ailleurs qu’il faut chercher, si l’on veut se faire une juste idée de la personne d’Hippocrate et de son caractère : « Ce grand homme, dit avec raison l’auteur d’Anacharsis, s’est peint dans ses écrits. Rien de si touchant que cette grandeur avec laquelle il rend compte de ses malheurs et de ses fautes. Ici, vous lisez les listes des malades qu’il avait traités pendant une épidémie, et dont la plupart étaient morts entre ses bras. Là, vous le verrez auprès d’un Thessalien blessé d’un coup de pierre à la tête. Il ne s’aperçut pas d’abord qu’il fallait recourir à la voie du trépan. Des signes funestes l’avertirent enfin de sa méprise : l’opération fut faite le quinzième jour, et le malade mourut le lendemain. C’est de lui-même que l’on tient ces aveux ; c’est lui qui, supérieur à toute espèce d’amour-propre, voulut que ses erreurs mêmes fussent des leçons. »


Ouvrages d’Hippocrate.


Les savants modernes ont montré tout ce que la science devait au médecin de Cos en découvertes de tout genre. La collection des œuvres qui portent le nom d’Hippocrate contient des écrits de nature et de valeur fort diverses, et dont un certain nombre seulement sont regardés comme authentiques. Les autres sont revendiqués pour quelques-uns des philosophes antérieurs à Hippocrate ou ses contemporains, surtout pour les médecins qui furent ses héritiers, et par qui fleurirent à Cos son école et ses doctrines.

Parmi les écrits qui sont réellement d’Hippocrate, il y en a qui ne sont que des journaux détaillés de clinique, et dont tout le mérite littéraire consiste dans la précision avec laquelle les circonstances nosographiques ont été résumées et décrites. D’autres sont de véritables traités philosophiques, sur des matières ressortissant au domaine médical. Le petit livre des Airs, Eaux et Lieux, où Hippocrate expose l’ influence des climats et des saisons sur la santé des hommes, n’est pas seulement un chef-d’œuvre scientifique, remarquable par la profondeur et la justesse des observations ; ce n’est pas seulement un des plus utiles écrits qu’ait jamais inspirés l’étude approfondie de la nature : on aurait peine à trouver dans toute l’antiquité, chez Aristote, chez Platon même, un morceau qui soit tout à la fois et plus sérieux et plus intéressant. Je n’ai besoin, pour en fournir la preuve, que de prendre au hasard une des pages de cet opuscule, qui en compte une trentaine à peu près :

« Quant à la pusillanimité, à l’absence de courage viril, si les Asiatiques sont moins belliqueux et plus doux que les Européens, la principale cause en est dans les saisons, qui, en Asie, n’éprouvent pas de grandes variations ni de chaud ni de froid, mais sont à peu près uniformes. En effet, l’esprit n’y ressent point ces commotions, le corps n’y subit pas ces changements intenses, qui rendent naturellement le caractère plus farouche, et qui lui donnent plus d’indocilité et de fougue qu’un état de choses toujours le même ; car ce sont les changements du tout au tout qui éveillent l’esprit de l’homme et ne le laissent pas dans l’inertie. C’est, je pense, à ces causes extérieures qu’il faut rapporter la pusillanimité des Asiatiques, et aussi à leurs institutions. En effet, la plus grande partie de l’Asie est soumise à des rois ; et, toutes les fois que les hommes ne sont ni maîtres de leurs personnes, ni gouvernés par les lois qu’ils se sont faites, mais par la puissance despotique, ils n’ont pas de motif raisonnable pour se former au métier des armes : ils en ont, au contraire, pour ne point paraître guerriers, car les périls ne sont pas également partagés. C’est contraints par la force qu’ils vont à la guerre, qu’ils en supportent les fatigues, et qu’ils meurent pour leurs despotes, loin de leurs enfants, de leurs femmes et de leurs amis. Tous leurs exploits et leur valeur guerrière ne servent qu’à augmenter la puissance de leurs despotes : quant à eux, ils ne recueillent d’autres fruits que les dangers et la mort. En outre, leurs champs se transforment en déserts, et par les dévastations des ennemis, et par la cessation des travaux ; de sorte que, s’il se trouvait parmi eux quelqu’un qui fût, de sa nature, courageux et brave, il serait, par l’effet des institutions, détourné d’employer sa bravoure. Une grande preuve de ce que j’avance, c’est qu’en Asie, les Grecs et les barbares qui ne se soumettent pas au despotisme, et qui se gouvernent par eux-mêmes, sont les plus guerriers de tous ; car c’est pour eux-mêmes qu’ils courent les dangers, et eux-mêmes reçoivent le prix de leur courage ou la peine de leur lâcheté[1]. »


Style d’Hippocrate.


Le style d’Hippocrate est, comme on le voit, la simplicité même, mais une simplicité qui n’exclut pas des qualités éminentes, et qui s’associe admirablement avec la vigueur et la concision. Ce style atteint à la haute éloquence et à la poésie, dans les traités où Hippocrate trace les devoirs du médecin, de cet homme qu’il compare à un dieu, sans s’apercevoir qu’il était lui-même ce dieu parmi les hommes. La formule de serment qu’il a rédigée a la majesté et le ton d’Un hymne religieux : « Je jure par Apollon médecin, par Esculape, par Hygie et Panacée, je prends à témoin tous les dieux et toutes les déesses, de tenir fidèlement, autant qu’il dépendra de mon pouvoir et de mon intelligence, ce serment et cet engagement écrit ; de regarder comme mon père celui qui m’a enseigné cet art, de veiller à sa subsistance, de pourvoir libéralement à ses besoins ; de considérer ses enfants comme mes propres frères ; de leur apprendre cet art sans salaire et sans aucune stipulation, s’ils veulent l’étudier… Je conserverai ma vie pure et sainte aussi bien que mon art… Si je tiens avec fidélité mon serment, si je n’y fais point défaut, puissé-je passer des jours heureux, recueillir les fruits de mon art, et vivre honoré de tous les hommes et de la postérité la plus reculée ; mais, si je viole mon serment, si je me par-jure, que tout le contraire m’arrive[2] ! »

Hippocrate fait une guerre impitoyable aux charlatans, à tous les médecins prétendus qui compromettent la dignité de l’art ou par leur ignorance ou par leurs mauvaises pratiques. Contre eux, et en général contre les hommes qui aiment les opinions paradoxales, Hippocrate ne dédaigne pas d’employer quelquefois l’ironie, sans préjudice des éclats d’une légitime indignation. Voici, par exemple, le début du traité de l’Art : « Il est des hommes qui se font un art de vilipender les arts. Qu’ils arrivent au résultat qu’ils s’imaginent, ce n’est pas ce que je dis ; mais ils font étalage de leur propre savoir. »

Le seul reproche qu’on puisse faire au style d’Hippocrate, c’est de pécher de temps en temps par excès de concision, ou plutôt par une sorte d’entassement de pensées, qui nuit à la clarté de la phrase. On comprendra ce que je veux dire, à la simple inspection du fameux aphorisme dont les premiers mots ont été tant de fois cités : « La vie est courte, l’art est long, l’occasion est prompte à s’échapper, l’empirisme est dangereux, le raisonnement est difficile. Il faut, non-seulement faire soi-même ce qui convient, mais encore être secondé par le malade, par ceux qui l’assistent et par les choses extérieures[3]. » Au reste, pour la force de la diction, pour la vivacité et la grâce, le médecin de Cos n’a rien à envier à ceux-là même qui étaient le mieux doués, et qui ont eu le loisir de se mettre tout entiers dans leurs ouvrages.

  1. Hippocrate, des Airs, etc., chapitre XVI
  2. Hippocrate, Serment, passim.
  3. Hippocrate, Aphorismes, 1re  section, 1.