Histoire de la littérature grecque/Chapitre XV

Librairie Hachette et Cie (p. 228-236).


CHAPITRE XV.

PREMIÈRES COMPOSITIONS EN PROSE.


Pour quelle raison les Grecs ont écrit si tard en prose. — Législateurs. — Zaleucus. — Phérécyde de Scyros. — Anaximandre et Anaximène. — Héraclite. — Anaxagore. — Autres philosophes. — Logographes. — Cadmus de Milet et Acusilaüs. — Hécatée de Milet. — Phérécyde de Léros, Charon et Hellanicus.

Pour quelle raison les Grecs ont écrit si tard en prose.


Une chose qui semble fort extraordinaire au premier abord, c’est le peu d’usage que les Grecs ont fait de la prose, jusque vers le commencement du cinquième siècle avant notre ère. Durant les périodes les plus florissantes de leur poésie, ils n’écrivaient, dans la langue parlée, que ce qui n’eût pas souffert aisément les lois du rythme et de la prosodie. Mais la poésie suffisait à tous les besoins. C’est elle qui conservait, en les embellissant, les traditions de la gloire nationale ; c’est elle qui gravait dans les âmes les prescriptions de la règle des mœurs, et qui montrait, comme dit Horace, la route de la vie ; c’est elle qui transmettait de génération en génération les secrets des arts et de la science, les découvertes de l’expérience ou de hasards heureux. Les oracles s’exprimaient en vers ; les prêtres étaient des poëtes, et les législateurs eux-mêmes essayèrent quelquefois de donner la forme poétique à leurs constitutions et à leurs codes. Quelques inscriptions, des textes de traités de paix, des décrets politiques, des articles de lois, tels sont, peu s’en faut, les seuls monuments de la prose grecque, du neuvième au sixième siècle ; monuments précieux pour l’archéologie et la grammaire, mais où l’histoire de la littérature n’a rien ou n’a que peu de chose à voir.


Législateurs.


Il est probable. toutefois que, si nous possédions l’œuvre entier de quelqu’un des législateurs de la haute antiquité, nous aurions à citer plus d’une page de prose, digne, et par l’élévation des pensées et par la mâle noblesse du style, de figurer à côté des productions les plus admirées de l’antique poésie. Ces législateurs ne se bornaient pas à régler les institutions politiques et civiles, et à fixer des peines pour les délits et les crimes. On n’avait point encore fait le départ de ce qui est d’équité pure ou de droit écrit, de ce qui appartient à la conscience ou de ce qui est du domaine de la loi les pensées du citoyen rassortissaient, comme ses actes, au gouvernement de l’État. Le législateur était avant tout un moraliste et un sage, un interprète de la raison divine : il donnait des préceptes aux hommes, en même temps qu’il leur imposait des décrets. Quelques-uns se prétendaient même, témoin Lycurgue, des délégués directs de la divinité. Les paroles qui tombaient de cette hauteur ne pouvaient manquer d’avoir cette sérénité majestueuse, cette sobre élégance, cette force et cette précision, sans lesquelles une leçon de morale, même excellente en soi, court la chance de ne point pénétrer dans les âmes.


Zaleucus.


J’en juge ainsi non pas seulement sur de plausibles conjectures, mais d’après ce que l’on conte de Zaleucus, législateur des Locriens Epizéphyriens. Zaleucus, dont Diodore de Sicile fait un disciple de Pythagore, n’eut pas plus que Numa de relations avec le philosophe de Samos : il est antérieur à Pythagore de plusieurs générations, et il vivait dans la première moitié du septième siècle. Or, dès ce temps, un homme au moins mérita le nom de prosateur ; et cet homme, c’est Zaleucus. En voici la preuve, fournie par Diodore : « Zaleucus, dit l’historien, établit, au commencement du préambule de ses lois, que les citoyens doivent être convaincus d’abord qu’il existe des dieux, et qu’il suffit d’ observer l’ordre et l’harmonie de l’univers pour se persuader que ce n’est point l’œuvre du hasard ni des hommes. Il faut, selon lui, vénérer les dieux comme les auteurs de tous les biens dont les mortels jouissent pendant leur vie. Il faut aussi avoir l’âme pure de tout vice, car les dieux ne se réjouissent pas des sacrifices somptueux des méchants, mais des actions justes et honnêtes des hommes vertueux. Après avoir exhorté ses concitoyens à la pratique de la piété et de la justice, il leur défend de jamais entretenir des haines implacables, et il ordonne qu’on traite son ennemi comme si l’on devait passer envers lui du ressentiment à l’amitié : le contrevenant devait être considéré comme un homme sauvage et sans culture. Le législateur invitait les magistrats à n’être ni absolus ni arrogants, et à ne se laisser guider dans leurs jugements ni par la haine ni par l’affection. Enfin chacune des lois de Zaleucus renferme beaucoup de dispositions parfaitement sages. »

Stobée donne aussi le préambule de Zaleucus, mais avec quelques variantes, au reste peu considérables. Ces variantes tiennent à ce que Stobée cite textuellement, ou du moins en style direct, les prescriptions de Zaleucus, tandis que Diodore en fait seulement l’analyse. Mais je dois dire que certains critiques contestent, pour des raisons plus ou moins spécieuses, l’existence même de Zaleucus, par conséquent l’authenticité et l’antiquité du code de lois que lui attribuaient les Locriens Épizéphyriens.


Phéréryde de Scyros.


Quoi qu’il en soit, le premier livre en prose grecque dont il nous reste des fragments authentiques fut écrit par Phérécyde de Scyros, contemporain des sept sages. C’est cette Théogonie dont j’ai dit un mot à propos des théologiens orphiques. Mais à peine peut-on compter Phérécyde au nombre des prosateurs. Il a le ton inspiré d’un poëte ; il parle la langue d’Homère ; on dirait que les mots, sous sa main, sont tentés à chaque instant de se construire en hexamètres. Par les idées, il appartient à l’école orphique : il ne lui a manqué que le rythme épique, pour être classé parmi les héritiers directs des aèdes religieux. Voici comment débutait son ouvrage : « Zeus et Cronos et Chthonia existaient de toute éternité. Chthonia fut appelée la Terre, depuis que Zeus l’eut dotée d’honneur. »


Anaximandre et Anaximène.


Thalès de Milet, fondateur de l’école ionienne, n’avait rien écrit. Anaximandre son disciple, Milésien comme lui, composa, vers l’an 550, un petit traité en prose, cité sous le titre de περί φύσεως, de la Nature. Autant qu’on peut en juger par de rares et courts fragments, le style de ce livre était d’une concision extrême ; et la langue, analogue à celle de Phérécyde, était d’un poëte plus encore que d’un prosateur. Anaximène, autre Milésien, philosophe de la même école, lequel florissait au temps des guerres Médiques, donna à la prose un caractère plus sévère : il écrivit dans le simple dialecte ionien, et il se garda des expressions poétiques et des tours que n’admettait pas le langage parlé. Son livre, dont il reste fort peu de chose, était un traité de la Nature.


Héraclite.


C’est encore sous le titre de περί φύσεως qu’on cite l’ouvrage dont Héraclite d’Éphèse était si fier, et qu’il avait dédié à la déesse protectrice de sa ville natale, à la puissante Artémis ou Diane, seule capable sans doute d’apprécier un tel présent. Cet ennemi de toutes les opinions reçues, ce contradicteur de tous les systèmes, ce sceptique plein de mélancolie, était à peu près contemporain d’Anaximène. Mais ce n’est point Anaximène qu’il prit pour modèle dans son style. Comme à Phérécyde, comme à Anaximandre, il ne lui manque que le mètre poétique. Il y a plus d’un poëme où l’on chercherait en vain cette vivacité d’allure et cette hardiesse d’expressions qui distinguent éminemment tout ce que les anciens ont cité d’Héraclite. Le livre d’Héraclite avait même pour titre les Muses, comme Hérodote nomma aussi son histoire. Il est vrai que la clarté n’était pas ce qu’on y prisait le plus, et l’épithète d’obscur est souvent accolée, chez les anciens, au nom d’Héraclite. Mais ce reproche d’obscurité s’adressait probablement au philosophe beaucoup plus qu’à l’écrivain, à la doctrine beaucoup plus qu’au style.


Anaxagore.


Anaxagore de Clazomènes, qui fut le maître de Périclès, tira la philosophie des fausses spéculations où l’avaient engagée les Ioniens et les Éléates, et établit le premier que le monde n’était pas le produit d’une force aveugle et brutale : « Aussi, quand un homme proclama, dit Aristote, que, comme dans les animaux, il y avait dans la nature une intelligence, cause de l’arrangement et de l’ordre universel, cet homme parut seul jouir de sa raison, vu les divagations de ses devanciers. » Anaxagore avait écrit en prose, et dans le simple dialecte ionien à la façon d’Anaximène, un περί φύσεως dont les débris considérables nous permettent de nous faire une suffisante idée et de la tournure d’esprit de l’auteur, et du caractère de sa diction. L’argumentation d’Anaxagore est serrée, et les parties en sont disposées avec art. Il procède en général par synthèse, énonçant d’abord la proposition à démontrer, et administrant la preuve ensuite. Il n’y a rien chez lui qui ressemble à des périodes. Ses phrases sont courtes, mais non pas hachées : des particules forment la liaison et des phrases entre elles et des membres de phrase entre eux.

Voici le début du livre d’Anaxagore : « Toutes choses existaient à la fois, infinies en nombre et en petitesse, car le petit était infini ; et, tandis que toutes choses existaient à la fois, aucune n’était apparente, à cause de sa petitesse. Car l’air et l’éther sont les plus grandes choses en nombre et en grandeur qui soient dans le tout. » Voici la phrase où le philosophe caractérise l’esprit, et celle où il peint le plus nettement l’action de l’esprit dans le débrouillement du chaos : « Les autres choses sont une partie distincte du tout ; mais l’esprit est infini, indépendant ; il ne se mêle à aucune chose, et seul il ne relève que de lui-même… Quand l’esprit eut commencé à mouvoir, par ce mouvement toutes choses se distinguèrent ; et, autant l’esprit mouvait, autant se distinguaient toutes choses ; et, plus le mouvement s’opérait en séparant les choses, plus il devenait puissant à les séparer. »


Autres philosophes.


J’aurai indiqué, si je ne me trompe, tout ce qui regarde l’histoire littéraire dans les compositions en prose des premiers philosophes, si j’ajoute à ce qui précède que Diogène, d’Apollonie en Crète, avait écrit un traité de la Nature en dialecte ionien ; que Mélissus de Samos paraît avoir traduit en prose ionienne les doctrines que Xénophane et Parménide avaient exposées en vers ; enfin, que Zénon d’Élée, disciple et ami de Parménide, avait développé les mêmes doctrines dans un ouvrage aussi en prose, où il s’attachait surtout à justifier la philosophie éléatique de sa discordance avec les opinions vulgaires. L’école pythagoricienne ne faisait point usage de la prose. On cite pourtant un livre de Philolaüs, qui fut un des maîtres de Platon. Stobée en a conservé une page, d’un style fort obscur, et où il y a des choses passablement bizarres. Philolaüs écrivait en dialecte dorien.


Logographes.


A côté de ces hommes, différents d’esprit et de talents, qui avaient essayé d’exprimer, dans la langue de tous, les rêves de l’imagination ou les spéculations de la pensée, il y en avait d’autres qui s’adressaient non plus au sentiment ou à la raison, mais à la curiosité, et qui aspiraient à donner à leurs concitoyens des annales véridiques, purgées des mensonges forgés autrefois par la fantaisie des poëtes. Ces historiens, si l’on peut les nommer ainsi, ces logographes, comme les appellent les anciens, ces collecteurs de traditions et de légendes, ne réussirent guère qu’à remplacer des fables par d’autres fables ; mais ils façonnèrent peu à peu la langue ionienne aux allures de la narration suivie, comme les philosophes la façonnaient à celles de l’argumentation et à la précision scientifique. Ils créaient le style historique, sinon l’histoire, et ils préparaient les voies à Hérodote, comme les philosophes rendaient possible la merveille du style d’Hippocrate.

Tous les logographes ne sont pas des Ioniens ; mais tous ont écrit en langue ionienne, parce que c’est d’Ionie qu’était partie l’impulsion, et parce que l’ionien était le seul dialecte qui eût des prosateurs. C’était l’idiome commun de tous les écrivains en prose, comme le dialecte épique, l’antique ionien, avait été durant des siècles l’idiome commun des poëtes grecs de tout pays, et comme il demeura jusqu’au bout l’idiome de la poésie narrative et de la poésie didactique.

Milet eut l’honneur de produire le premier historien, comme elle avait produit le premier philosophe. L’amollissement des mœurs et l’affaissement des courages avaient compromis plus d’une fois l’indépendance des cités ioniennes, pressées de tous côtés par des voisins puissants, et les avaient réduites au rôle humiliant de complaisantes, sinon d’esclaves, des monarques lydiens d’abord, ensuite des maîtres du grand empire. La haute poésie avait dû mourir et était morte, en Ionie, mais non pas les facultés de l’intelligence. Les spéculations des philosophes, les récits des logographes, n’étaient aux yeux des gouvernants que d’innocentes récréations, dont il ne fallait non plus priver la foule que des chants gracieux de Mimnerme et de ses pareils.


Cadmus de Milet et Acusilaüs.


Cadmus de Milet avait choisi un sujet propre à charmer ses concitoyens : c’était l’histoire de la fondation de leur ville natale, ou plutôt le recueil des fables qui avaient cours sur les merveilleuses origines de Milet. L’ouvrage de Cadmus n’existait déjà plus dès le temps de Denys d’Halicarnasse.

Acusilaüs d’Argos, Dorien, qui fut presque contemporain de Cadmus de Milet, et qui prit son style pour modèle, écrivit dans la première moitié du sixième siècle avant notre ère. Son ouvrage n’embrassait que la période mythologique et héroïque des traditions anciennes. On peut se faire une idée de la manière de ce logographe, d’après ce mot de Clément d’Alexandrie, qu’il avait mis Hésiode en prose.


Hécatée de Milet.


Hécatée de Milet, qui joua un rôle dans la révolte des Ioniens contre Darius en l’an 503, avait beaucoup voyagé et beaucoup vu. Il publia les généalogies de quelques familles illustres ; non pas seulement des listes de noms plus ou moins connus, mais le récit de toutes les actions capables de recommander ces noms à la mémoire des hommes. Il essayait de ramener les aventures merveilleuses aux proportions d’événements naturels, mais sans s’arrêter toujours, dans l’interprétation, aux limites du vraisemblable. Il avait fait aussi une description du monde connu de son temps, περίοδος γῆς, Tour de ta terre, dont les deux livres étaient intitulés, l’un Europe, l’autre Asie. Les fragments d’Hécatée sont en ionien vulgaire ; le style en est d’une simplicité nue, mais non sans mouvement ni sans grâce.


Phérécyde de Léros, Charon et Hellanicus.


Phérécyde le logographe, né à Léros, petite île voisine de la côte d’Ionie, florissait au temps des guerres Médiques. Il passa de longues années à Athènes, et il y recueillit les traditions relatives à l’histoire de l’Attique. Il est souvent cité par les mythographes anciens. Les généalogies athéniennes qu’il avait dressées descendaient sans interruption depuis Ajax jusqu’à Miltiade. D’après la méthode d’Hécatée son modèle, à chaque nom étaient rattachés des récits où ces noms avaient place ; quelquefois même ces récits avaient un développement considérable. Ainsi l’établissement de Miltiade dans la Chersonèse de Thrace lui avait fourni l’occasion de raconter l’expédition de Darius contre les Scythes.

Charon, né à Lamsaque, colonie de Milet, est un contemporain de Phérécyde de Léros. Il continua les recherches ethnographiques d’Hécatée, et il écrivit des ouvrages séparés sur la Perse, sur la Libye, sur l’Éthiopie et sur d’autres contrées. Il écrivit aussi une histoire, ou plutôt une sèche chronique, des événements de la guerre de Darius et de Xerxès contre les Grecs : ouvrage qui a fourni peut-être à Hérodote quelques renseignements précieux, mais non pas certes le modèle de cette narration et de ce style que nous admirons dans les Muses.

Hellanicus de Mitylène, Éolien, qui florissait vers le même temps qu’Hérodote, écrivit, dans la manière d’Hécatée, de Phérécyde et de Charon, des descriptions ethnographiques, des généalogies, des chroniques nationales et étrangères. Un de ses écrits contenait la liste des femmes qui avaient desservi, dès la plus haute antiquité, le sanctuaire de Junon à Argos, et le récit des événements plus ou moins authentiques auxquels s’étaient mêlées ces prêtresses, ou dont Argos avait été le théâtre. Hellanicus toucha aussi à l’histoire contemporaine, et raconta quelques-uns des faits qui s’étaient passés entre les guerres Médiques et la guerre du Péloponnèse. Son livre était peu détaillé, et manquait, non pas seulement d’intérêt, mais même, à en croire Thucydide, de toute exactitude chronologique.

Aucun des écrivains que je viens d’énumérer, aucun de ceux que je pourrais énumérer encore, ni Xanthus de Sardes, auteur d’un ouvrage intitulé Lydiaques, ni Denys de Milet, dont on ne connaît que le nom, aucun des logographes enfin n’a mérité assurément le noble nom d’historien ; mais les logographes, comme je l’ai déjà dit, aidèrent à la venue du père de l’histoire : ils furent à cet autre Homère ce qu’avaient été au poète de l’Iliade et de l’Odyssée ces aèdes dont nous avons péniblement cherché les noms et la race littéraire.