Histoire de la littérature française sous la restauration 1814-1830/Poésie

LIVRE IV.


I.

Poésie.


Les gouvernements, comme les hommes, ont leur printemps : c’est dans le printemps poétique de la restauration que nous entrons. Une époque vient de finir, une autre commence. Sans doute elle est enflammée de bien des passions, attristée par bien des misères ; elle aura ses fautes et ses abus : on en trouve dans tous les temps et dans toutes les histoires, parce qu’au fond l’abus c’est l’homme, et que, pour supprimer les abus, c’est l’homme qu’il faudrait supprimer. Mais cependant, quand on est au début d’une de ces périodes historiques où la vie des nations semble se renouveler, lorsque les longues perspectives de l’avenir fuient devant le regard, semblables à ces allées dont on a à peine dépassé les premiers arbres, il y a dans les intelligences un mouvement, une surabondance de vie, une exubérance de sève, une puissance de production d’un côté, une profondeur de sensibilité de l’autre, qu’on ne rencontre pas quand on est plus avancé sur la route. Belles et riantes heures de la jeunesse, que l’homme ne retrouve plus quand elles sont une fois envolées, mais que les nations, qui rajeunissent, à la manière des arbres, par la chute et la pousse des feuilles, comptent plus d’une fois dans leur carrière ; époques d’épanouissement intellectuel, d’émotions fraîches et vives, beau printemps poétique, qui donc, après s’être rencontré en face de vous, avec ce printemps de l’âme que nous portons tous en nous à vingt ans, pourrait vous oublier jamais !

C’est donc par la poésie que nous entrerons dans l’étude de la littérature de la restauration. Le réveil de la poésie, à cette époque, a quelque chose du réveil de l’esprit de liberté, avec lequel il coïncide ; plus la compression avait été forte, plus la réaction était vive. L’empire avait été le triomphe des sciences exactes, du calcul, du compas, de l’idée mathématique, sur les vérités de sentiment et la philosophie de Condillac, qui tend à faire du don divin de la pensée un mécanisme matériel dont le premier rouage est dans les sens, avait, du haut de toutes les chaires, du sein de toutes les académies et de tous les ouvrages officiels, favorisé cette conspiration contre tout ce qui est sentiment, inspiration et poésie. Les hommes qui vivaient dans ce temps et à qui Dieu avait mis dans le cœur cette aspiration vers l’idéal qui fait les poëtes, n’avaient souffert qu’avec une indignation secrète les dédains des sciences matérielles ; et le plus richement doué d’entre eux, M. de Lamartine, que nous allons rencontrer sur le premier plan du tableau que nous avons à peindre, a exprimé avec une grande énergie la révolte de ces jeunes âmes d’élite contre une époque où le sabre, qui croit vaincre l’idée parce qu’il oblige la tête à se courber, était le grand moyen de gouvernement, et où le compas du géomètre prétendait mesurer l’esprit et le cœur de l’homme, assez vastes pour contenir la pensée et l’amour de Dieu.

« Je me souviens, dit-il[1], qu’à mon entrée dans le monde, il n’y avait qu’une voix sur l’irrémédiable décadence, sur la mort accomplie et déjà froide de cette mystérieuse faculté de l’esprit humain qu’on appelle la poésie. C’était l’époque de l’empire, c’était l’heure de l’incarnation de la philosophie matérialiste du dix-huitième siècle dans le gouvernement et dans les mœurs. Tous ces hommes géométriques, qui seuls avaient alors la parole et qui nous écrasaient, nous autres jeunes hommes, sous l’insolente tyrannie de leur triomphe, croyaient avoir desséché pour toujours en nous ce qu’ils étaient parvenus en effet à flétrir et à tuer en eux, toute la partie morale, divine, mélodieuse de la pensée humaine. Rien ne peut peindre, à ceux qui ne l’ont pas subie, l’orgueilleuse stérilité de cette époque. C’était le sourire satanique d’un génie infernal quand il est parvenu à dégrader une génération tout entière. Ces hommes avaient le même sentiment de triomphante impuissance dans le cœur et sur les lèvres, quand ils nous disaient : Amour, philosophie, religion, enthousiasme, liberté, poésie, néant que tout cela ! Calcul et force, chiffre et sabre, tout est là. Nous ne croyons que ce qui se prouve, nous ne sentons que ce qui se touche ; la poésie est morte avec le spiritualisme dont elle était née. Et ils disaient vrai, elle était morte dans leurs âmes, morte en eux et autour d’eux. Par un sûr et prophétique instinct de leur destinée, ils tremblaient qu’elle ne ressuscitât dans le monde avec la liberté ; ils en jetaient au vent les moindres racines à mesure qu’il en germait sous leurs pas, dans leurs écoles, dans leurs lycées, dans leurs gymnases, surtout dans leurs noviciats militaires et polytechniques. Tout était organisé contre cette résurrection du sentiment moral et poétique ; c’était une ligue universelle des études mathématiques contre la pensée et la poésie. Le chiffre seul était permis, honoré, protégé, payé. Comme le chiffre ne raisonne pas, comme il est un merveilleux instrument passif de tyrannie, qui ne demande jamais à quoi on l’emploie, qui n’examine nullement si on le fait servir à l’oppression du genre humain ou à sa délivrance, au meurtre de l’esprit ou à son émancipation, le chef militaire de cette époque ne voulait pas d’autre missionnaire, d’autre séide, et ce séide le servait bien. Il n’y avait pas une idée en Europe qui ne fût foulée sous son talon, pas une bouche qui ne fût bâillonnée sous sa main de plomb. Depuis ce temps j’abhorre le chiffre, cette négation de toute pensée, et il m’est resté, contre cette puissance des mathématiques exclusive et jalouse, le même sentiment, la même horreur qui reste au forçat contre les fers durs et glacés rivés sur ses membres, et dont il croit éprouver encore la froide et meurtrissante impression quand il entend le cliquetis d’une chaîne. Les mathématiques étaient les chaînes de la pensée humaine. Je respire, elles sont brisées ! »

L’amertume de ces souvenirs, la vivacité de ces rancunes, en révélant la violence de la compression exercée sur les esprits de cette génération, expliquent en même temps l’épanouissement poétique qui marqua les premières années de la restauration. Toutes ces idées contenues, tous ces sentiments refoulés se faisaient jour, toute cette poésie enfouie, pour ainsi dire dans les âmes, pendant une période qui n’aurait eu pour elle qu’indifférence, haine ou dédain, en jaillissait à la fois. L’ébranlement imprimé aux intelligences par les événements aussi extraordinaires qu’imprévus qui changeaient la face du monde, favorisait encore cet essor de la poésie. Enfin, ce qu’il y avait de merveilleusement moral dans ce retour inespéré du droit prévalant contre la force, cette empreinte du doigt de Dieu qui apparaissait à la fin de ce chapitre de l’histoire de la révolution qui avait prétendu exiler Dieu des choses humaines, ce rapprochement de circonstances terribles et consolantes qui mêlaient la terreur à l’espoir et la joie à la tristesse ; tout, en un mot, concourait à la résurrection de la poésie. Aussi voit-on, presque au début de la restauration, la situation nouvelle se manifester par l’apparition d’un grand nombre de poëtes, parmi lesquels il en est quatre dans les ouvrages desquels on peut suivre les courants intellectuels qui emportaient les esprits : MM. de Lamartine, Casimir Delavigne, Victor Hugo, de Béranger, se lèvent presque en même temps.

Il sera à la fois curieux et instructif d’étudier dans leurs ouvrages le mouvement des idées. La poésie a quelque chose de spontané et d’expressif qui laisse voir clairement les tendances d’une époque. Elle s’adresse surtout aux sentiments, et, pour s’en faire écouter, elle parle leur langage : aussi est-ce dans les poëtes qui ont obtenu un succès général, plus que dans tous les autres écrivains, que l’on trouve les impressions et les émotions du temps. Chez les quatre poëtes hors ligne qui parurent dans les premières années de la restauration, on pourra étudier le mouvement des écoles philosophiques et littéraires sorties des trois courants d’idées différents que nous avons signalés au moment où ils jaillissaient de leurs sources. Il faut remarquer que trois de ces poëtes commençaient avec l’époque. Le plus âgé, M. de Lamartine, n’avait, on l’a vu, en 1815, que vingt-cinq ans ; le plus jeune, M. Victor Hugo, n’était qu’un enfant. Ils n’avaient donc point de lien avec la littérature du passé ; hommes nouveaux, dans une situation nouvelle, ils prenaient leurs inspirations devant eux et non derrière eux. M. de Béranger lui-même, quoique leur aîné, n’avait point encore ouvert son sillon dans le champ de la littérature.


  1. Des Destinées de la poésie, par M. de Lamartine (écrit en 1834).