Histoire de la littérature française sous la restauration 1814-1830/Les hommes, les idées, les circonstances, au début de la restauration

VII.

Résumé : les hommes, les idées et les circonstances au début de la restauration.


Tel était donc l’ensemble de circonstances et d’influences au milieu desquelles la littérature de la restauration commençait à se produire :

Le renouvellement de la scène du monde ;

Trois écoles qui se subdivisaient chacune en nuances particulières : l’école catholique et monarchique ; l’école sensualiste et révolutionnaire, continuant la tradition du dix-huitième siècle ; l’école intermédiaire, qui tenait par la politique au constitutionnalisme de 1789, par la philosophie au rationalisme spiritualiste de M. Royer-Collard, et, en partie, par la littérature proprement dite, aux doctrines de madame de Staël, sans que cependant on pût dire que ces doctrines ne lui fussent pas communes avec plusieurs des hommes engagés dans l’école purement catholique et monarchique ;

La lutte des idées sur le premier plan du tableau ; toutes facilités données à cette lutte, qui peut porter sur tous les sujets et sur tous les temps ; un nouveau gouvernement : liberté de la tribune, liberté des livres, bientôt liberté des journaux ;

Plusieurs grands faits, sources de sentiments différents et d’inspirations diverses : le rétablissement de l’ancienne monarchie et le spectacle d’un retour inespéré, sujet d’émotions sympathiques pour les uns, d’irritation pour les autres, d’étonnement pour tous ; un rapprochement de la France ancienne et de la France nouvelle, qui peut devenir un choc ; le bonapartisme poétique ; le ressentiment de la nationalité blessée ; l’abaissement des douanes intellectuelles interposées entre les nations ; l’Allemagne arrivant à Paris derrière madame de Staël, l’Angleterre avec lord Byron.

Si maintenant on vient à se souvenir qu’une grande partie des hommes qui avaient été mêlés aux luttes de la première révolution vivaient encore ; que ceux qui avaient vingt ans en 89 n’avaient que quarante-six ans en 1815, et que les rancunes du passé devaient venir à chaque instant s’ajouter aux querelles du présent, l’antipathie des personnes à l’opposition des choses, on peut prévoir que la littérature sera un champ clos où tous les drapeaux et toutes les idées se heurteront.

Déjà la plupart des hommes qui joueront les principaux rôles dans ces luttes vous sont apparus.

D’abord vient le premier ban des intelligences, celui des écrivains qui ont pris part aux débats dans le passé :

En 1815, M. de Chateaubriand, né en 1768, a quarante-six ans, il est dans toute la force de l’âge et de l’intelligence ; M. Frayssinous est de la même année ; M. de Bonald, né en 1753, est leur aîné de seize ans : il entre dans la vieillesse, mais sa vieillesse est vigoureuse ; M. de Maistre, né en 1754, ne compte qu’un an de moins, et ces deux génies contemporains se rencontrent dans les idées comme dans le temps.

M. Royer-Collard, né en 1761, et qui a comme eux, mais avec des opinions différentes, un tour dogmatique dans l’esprit et le style, appartient presque à la même époque.

Puis vient le second ban des intelligences, la génération qui date des dernières années de la monarchie ou des premières de la révolution, et qui a été élevée sous l’empire :

En 1815, M. Guizot, né en 1787, a vingt-six ans ; M. Cousin est à peu près du même âge, M. Villemain plus jeune encore ; M. de LaMennais, né en 1782, est dans sa trente-troisième année ; M. de Lamartine, né en 1790, a vingt-cinq ans, et M. Casimir Delavigne, qui chantait le roi de Rome dès 1813, vient d’atteindre sa vingt et unième année. M. de Béranger a quelques années de plus : il est né en 1780. Il peut se souvenir, il se souvient de la prise de la Bastille ; il a vu les déesses de la liberté sur leur char :

De nos respects, de nos cris d’allégresse
De votre gloire et de votre beauté,
Vous marchiez fière ; oui, vous étiez déesse,

Déesse de la liberté.

Quant à M. Victor Hugo, son passé ne date que de la veille de la restauration. Quoiqu’il ait déjà entendu la voix de la fée[1], il n’est encore en 1815 qu’un enfant de treize ans.

À la même époque, deux jeunes hommes commençaient leur droit à Aix, tous deux sortis de familles sans fortune ; mais, doués de cette vive et puissante intelligence et de cette merveilleuse aptitude au travail qui conduisent à la fortune et à la renommée, ils avaient les yeux fixés sur Paris, où les fortunes s’élèvent et où les renommées se construisent si vite. Le premier de ces deux jeunes hommes s’appelait M. Thiers, le second M. Mignet.

Les noms se pressent devant la mémoire qui les évoque. En 1815, M. Berryer, âgé de vingt-cinq ans[2], a déjà fait ses débuts au barreau, de la manière la plus brillante, sous les auspices de son père, alors dans tout l’éclat de sa renommée. Il y a trouvé M. Dupin, son aîné de sept ans, qui, remarquable par sa parole assaisonnée des saillies d’un brusque bon sens et son éloquence familière que relève la connaissance profonde du droit, a paru un moment à la tribune politique, pendant les cent-jours, et M. Odilon Barrot, né en juillet 1790, esprit méditatif, enseveli dans l’étude de la jurisprudence, que la philosophie du droit séduit et captive, et dont les sympathies accueillent la monarchie revenant avec la paix et les libertés politiques pour cortège. Des hommes plus près de leur renommée, parce qu’ils sont plus avancés dans la vie, M. Lainé, déjà célèbre par sa résistance à l’empereur ; M. Serre, cet esprit libéral venu de l’émigration et de l’armée de Condé ; le général Foy, qui appartient à la partie républicaine de l’armée, sont déjà au pied de la tribune.

M. Molé, qui a commencé sa carrière par un livre, l’Essai de morale et de politique, écrit d’un style ferme, net et vigoureux, mais où la censure de l’anarchie, dont les blessures étaient récentes, côtoie l’apologie du pouvoir absolu, a déjà donné des preuves de cet esprit applicable, de cette élocution noble, facile et naturelle qui le rendront propre aux affaires dans un gouvernement de libre discussion, et de ce goût délicat et élevé de la littérature qui rehausse les qualités de l’homme d’État.

M. de Salvandy, dont le nom retentira dans la sphère de la presse périodique, de la littérature et plus tard des affaires, est, à cette époque, un des jeunes et brillants officiers de la maison du roi.

Ainsi tous les acteurs des luttes intellectuelles qui vont s’ouvrir sont à leurs postes, inconnus la plupart à la société où ils vont jouer de si grands rôles, inconnus les uns aux autres, et plusieurs s’ignorant eux-mêmes. D’origines diverses, formés par des éducations profondément opposées, appartenant à des écoles ennemies, mus par des esprits différents ou contraires, philosophes, écrivains religieux ou politiques, poëtes, orateurs, historiens, littérateurs, auteurs dramatiques, ils vont, sous l’empire des circonstances que nous avons rappelées, contribuer au développement littéraire de cette époque de quinze ans à laquelle la restauration doit servir de cadre. La lice est ouverte, les barrières tombent, et la voix du juge du camp a crié d’en haut : « Laissez aller ! »



  1. Mes souvenirs germaient dans mon âme échauffée ;
    J’allais chantant des vers d’une voix étouffée,
    Et ma mère, en secret observant tous mes pas,
    Pleurant et souriant, disait : « C’est une fée

    Qui lui parle et qu’on ne voit pas. »
  2. M. Berryer est né le 4 janvier 1790.