Histoire de la littérature française sous la restauration 1814-1830/Mouvement des idées religieuses

V.

Mouvement des idées religieuses. — M. Frayssinous. —
Conférences de Saint-Sulpice.


Ce n’est pas le seul foyer qui apparaisse dans la situation. À la fin de l’empire, les semences que Chateaubriand, Joseph de Maistre et Bonald avaient jetées dans les esprits ont germé : un moissonneur sacré se présente pour récolter les épis mûrs ; en face de la chaire universitaire où le rationalisme spiritualiste s’assoit sous les traits de M. Royer-Collard, et achève de battre en ruines la théorie de Condillac, une enceinte doublement consacrée voit s’ouvrir les conférences de M. Frayssinous.

Il convient d’entrer dans quelques détails sur l’origine de cet enseignement qui jeta tant d’éclat pendant l’empire et qui, continué sous la restauration, exerça une si haute influence sur le mouvement des idées religieuses. L’église des Carmes de la rue de Vaugirard, qui avait été le théâtre des massacres de septembre 1792, et dont M. de Pancemont, curé de Saint-Sulpice, avait fait son église paroissiale, en attendant qu’il eût été remis en possession de l’ancienne, occupée par le clergé constitutionnel, recevait encore en 1801 les catholiques dans sa modeste enceinte. En cette même année, les Carmes virent commencer une espèce de catéchisme raisonné, assez semblable au catéchisme de persévérance actuel, et qu’un prêtre récemment arrivé du diocèse de Rodez faisait avec le concours d’un pieux et spirituel collaborateur[1] chargé de présenter les objections que le catéchiste devait résoudre. Ce catéchiste était M. Frayssinous.

Denys-Antoine-Luc de Frayssinous descendait d’une ancienne et honorable famille du Rouergue, qui avait donné au pays plusieurs hommes distingués dans l’ordre clérical, et qui, depuis plusieurs siècles, possédait le vieux manoir du Puech, situé sur les montagnes, entre Laguiole et Aubrac, non loin de la route royale de Rodez à Saint-Flour. Il était né le 9 mai 1765, à la Vayssière, un des domaines de l’abbaye de Bonneval, dont son père, licencié en droit et prenant le titre d’avocat au parlement de Toulouse, était le fermier général. Après avoir reçu avec son cousin Pierre-Denys Boyer, destiné aussi à exercer une grande influence sur les idées religieuses, sa première éducation au collége de Rodez, ancien noviciat des jésuites, dirigé alors par des prêtres séculiers, il partit pour Paris, en compagnie de deux hommes appelés à obtenir des célébrités bien différentes par des vies opposées, M. Clausel de Montais et l’abbé de Pradt, dont la renommée équivoque tient plus du scandale que de la gloire. Sa vocation pour l’état ecclésiastique ne tarda pas à se déclarer, et il entra en 1783 à la communauté de Laon, dirigée par les prêtres de Saint-Sulpice. M. de Frayssinous couronna ses humanités par des études théologiques faites avec un si grand éclat, que M. Philibert de Bruillard, depuis évéque de Grenoble, disait de lui : « Élève au séminaire, il eut beaucoup d’amis, jamais d’ennemis, peu ou point de rivaux. » Condisciple des Croy, des la Trémoille, des Saint-Salm, dont l’estime et l’affection lui étaient acquises, il aurait pu aspirer de bonne heure aux dignités ecclésiastiques, et le prince de la Trémoille, destiné dès lors à l’évêché de Strasbourg, comptait se l’attacher en qualité de grand vicaire. Mais le jeune Frayssinous renonça volontairement à ces perspectives d’une carrière brillante, et, en recevant le sous-diaconat en 1788, il s’attacha à la compagnie de messieurs de Saint-Sulpice, presque en même temps que son compatriote et son parent M. Boyer. L’année suivante il était prêtre. Aux jours de la tourmente révolutionnaire, les deux jeunes prêtres se réfugièrent dans leur pays natal, le Rouergue ; ils habitèrent les montagnes de Laguiole, et s’établirent dans la paroisse de Curières, où était situé l’ancien manoir du Puech, et M. de Frayssinous, déjà catéchiste, eut le bonheur d’obtenir la rétractation du curé de cette paroisse, un des adhérents de la constitution civile du clergé. Quand, les temps devenant plus mauvais encore, l’exercice du culte fut complétement interdit, M. Frayssinous se réfugia à Sévérac, et M. Boyer à Paumes, manoir de sa famille. Entre ces deux résidences, peu éloignées l’une de l’autre, s’élevait un immense plateau qui dominait les lieux d’alentour ; ce point intermédiaire était le rendez-vous commun des deux amis qui, les yeux attachés sur le beau paysage qui se déroulait à leurs pieds en racontant les bontés du Créateur, venaient échanger leurs réflexions sur les grandes et redoutables leçons qu’il donnait en ce moment au monde. Ils entraient dans les conseils de la justice de Dieu, et espéraient dans sa miséricorde ; la divinité de la religion leur paraissait plus haute, au milieu de tant d’exemples de la fragilité des choses humaines, et la vanité des idées philosophiques du dix-huitième siècle se révélait à leur esprit par leurs conséquences.

Malgré les menaces de proscriptions, les deux jeunes prêtres n’avaient point discontinué l’exercice de leurs fonctions sacerdotales ; seulement ils les remplissaient en secret. Au plus fort de la terreur, ces deux serviteurs de Dieu, voulant se familiariser avec le genre de mort qui les attendait dans le cas où ils seraient découverts, convinrent d’aller voir tour à tour l’échafaud dressé en permanence sur la place publique de Rodez. « L’épreuve m’a réussi, dit en revenant M. de Frayssinous, car il avait fait le premier l’épreuve ; « je continuerai sans crainte l’exercice de mon ministère. » Il continua donc à porter des secours spirituels aux malades, et à dire le dimanche la messe dans une cave, jusqu’au 9 thermidor (27 juillet 1794), époque à dater de laquelle le culte recommença à être toléré dans les campagnes. À partir de ce moment, il reparut au Puech, où il exerça le saint ministère ; l’hiver, il habitait avec sa famille le bourg de Saint-Côme, situé dans une belle vallée arrosée par le Lot ; mais il se rendait tous les dimanches où l’appelait le devoir qu’il s’était imposé, faisant cinq lieues pour célébrer le saint sacrifice au Puech et y annoncer la parole de Dieu. Ainsi s’écoulèrent près de huit années de la vie de M. Frayssinous, dans la méditation, le travail, la prière, l’accomplissement des devoirs du sacerdoce, et dans des entretiens approfondis qui, combinant les forces de deux esprits éminents, mais divers, leur permettaient à tous deux de s’élever plus haut ; années fécondes qui semaient profondément dans le sol une moisson qui devait en sortir plus tard. On conserve encore au Puech une Somme de saint Thomas, annotée à cette époque par M. Frayssinous. Ce fut alors qu’en méditant sur les ravages qu’avait faits la philosophie du dix-huitième siècle, il conçut le dessein de la combattre systématiquement dans une suite de conférences où il rétablirait toutes les vérités religieuses ébranlées par elle.

Il arrivait à la société française ce qui arriva au monde après le déluge : à mesure que les vagues baissaient, les traces de la végétation commençaient à reparaître ; c’est ainsi que dans une maison qui avait pour enseigne la Vache noire, et qui était située à Paris, rue Saint-Jacques, presque en face de celle où est aujourd’hui la communauté religieuse de Saint-Michel, quelques débris de l’ancienne compagnie de Saint-Sulpice se réunirent ; un des premiers élèves de ce séminaire naissant fut M. de Quélen. Au commencement de 1800, M. Émery, supérieur général de la compagnie, appela de Rodez MM. Frayssinous et Boyer, et chargea le premier d’enseigner la théologie dogmatique, le second la philosophie, dans l’établissement de Saint-Sulpice sorti de ses cendres. C’est dans cette maison de Saint-Sulpice, bientôt transférée rue Pot-de-Fer, que M. de Pancemont alla chercher, en 1801, M. Frayssinous, qui avait alors trente-deux ans, pour ouvrir des conférences dans l’église des Carmes. C’était le moment où M. de Chateaubriand allait publier le Génie du christianisme.

Il y avait quelque chose d’instructif et d’éloquent dans le lieu même où recommençait l’enseignement du catholicisme, qu’on avait voulu et espéré anéantir ; c’était dans une nécropole de martyrs où, quelques années auparavant, des évêques, de jeunes prêtres étaient morts en confessant la religion du Christ, que M. Frayssinous venait la prêcher. Les lieux parlaient d’eux-mêmes avant l’orateur. Bientôt le catéchiste substitua la forme du discours au dialogue, et transporta ses conférences de l’église des Carmes dans la chapelle dite des Allemands, attenante à l’église de Saint-Sulpice, qui venait d’être rendue au culte. Cet enseignement produisit un effet dont les contemporains ont conservé le souvenir. « On vit se réunir au pied de la chaire de M. Frayssinous, dit M. Pasquier[2], non-seulement la jeunesse studieuse qui abonde dans le quartier des écoles, mais celle encore qui, plus adonnée aux plaisirs du monde, semblait résister davantage à un enseignement sérieux. L’une et l’autre se firent remarquer par la religieuse attention avec laquelle elles écoutaient ce nouveau maître. La voix de M. Frayssinous avait ce ton d’autorité qui commande le respect et invite à la confiance. Toutes ses paroles inspiraient cette conviction profonde et réfléchie qui est d’autant plus communicative qu’elle s’exprime avec plus de modération, et lorsqu’on voyait les rangs si pressés de ces jeunes hommes dont la foule s’assemblait autour de lui, il eût été difficile de ne pas reconnaître qu’il y avait dans ses discours quelque chose de merveilleusement adapté aux instincts de cet âge que les passions peuvent égarer, mais qui se soumet assez volontiers à une démonstration qui ait un grand caractère de bonne foi. Des hommes d’un âge plus mûr, des hommes dans toutes les situations, ne tardèrent pas à venir juger par eux-mêmes le mérite d’un enseignement dont le retentissement n’avait pu leur échapper. M. Frayssinous était écouté avec cette curieuse attention qui ne s’obtient ordinairement que là où se rencontre le puissant attrait de la nouveauté. C’est qu’il enseignait l’Évangile aux premiers jours du dix-neuvième siècle ; c’est qu’il parlait d’une religion révélée, de sa morale, de ses mystères, de son culte divin, devant un auditoire qui ne pouvait se rappeler sans un profond sentiment de honte et de tristesse que les Français avaient été condamnés à assister aux fêtes de la Raison, et que naguère encore on avait entendu retentir, sous ces mêmes voûtes où dominait enfin la voix de l’orateur chrétien, les misérables chants de ce prétendu culte. »

Ainsi, ce qui contribuait au succès toujours croissant des conférences de M. Frayssinous, c’est qu’au dix-neuvième siècle le christianisme était devenu une nouveauté en France ; la plupart des jeunes gens ne connaissaient l’Évangile que par les citations tronquées de Voltaire, et le patriotisme était la seule religion qu’on leur eût enseignée. M. Frayssinous rencontrait donc, en montant dans la chaire, à peu près les mêmes conditions de succès qu’avait rencontrées M. de Chateaubriand dans la littérature. La vérité, après cette longue éclipse du bon sens, avait toutes les séductions de l’imprévu, et l’évidence elle-même se présentait avec tous les attraits du paradoxe, tant elle avait été méconnue et oubliée. On comprend que M. Frayssinous dut conformer son enseignement à l’état intellectuel et moral de son auditoire. « Les temps où nous sommes, disait-il lui-même, semblent demander un nouveau genre d’instruction. Il faut bien que le médecin approprie les remèdes aux besoins et au tempérament du malade. Or, telle est la maladie actuelle des esprits, qu’on ne peut opérer leur guérison qu’en suivant une marche nouvelle. » Il ne commença donc point par dire : Croyez, » à des gens qui avaient oublié tous les motifs qui font croire ; mais venant modestement s’asseoir au milieu d’un cercle d’abord peu nombreux d’auditeurs, il se présenta comme un simple ami de la religion, venu pour s’entretenir avec eux de leurs plus chers intérêts. « Il leur annonce qu’il a de graves difficultés à résoudre, ne leur promet pas l’évidence, et ne leur dissimule pas que des hommes célèbres par leurs écrits ont professé des doctrines opposées. Il se borne à demander à ses auditeurs de l’écouter, ainsi que ses adversaires, et il consent à les prendre pour juges[3] ». La jeunesse appartenant aux écoles philosophiques les plus opposées accourut avec ses préventions, ses préjugés, peut-être avec des intentions hostiles. Les conférences devinrent un événement. Un auditoire chaque jour plus nombreux les suivait avec un intérêt passionné ; on recueillait des notes, on voulait discuter, examiner, juger : souvent les controverses entre les auditeurs se poursuivaient au sortir de la conférence ; elles étaient l’aliment des conversations privées dans les restaurants et les promenades. Quelquefois ces controverses devenaient publiques, et c’est ainsi qu’un neveu de Cabanis, qui soutenait avec une ardeur sans égale les tristes théories de son oncle, attaquées éloquemment par M. Frayssinous, fut réfuté avec éclat par un des auditeurs les plus assidus du catéchiste, M. Portes, plus tard professeur à l’École de droit de Paris. D’autres adressaient leurs objections par écrit au catéchiste, qui les réfutait en chaire. Quinze fois par an il développait une leçon, et, faisant à dessein un long circuit pour arriver à la religion révélée, il consacra les premières années à initier l’esprit de ses auditeurs à une philosophie spiritualiste et chrétienne, qui les préparait à la nourriture plus substantielle qu’il voulait leur donner les années suivantes. La religion naturelle passait, dans les enseignements de M. Frayssinous, comme une préface utile devant la religion révélée. Il y a ici une analogie entre la marche de l’enseignement religieux de M. Frayssinous et la marche de l’enseignement philosophique de M. Royer-Collard, qui devient un symptôme remarquable de l’état des esprits.

Dans l’été de 1806, l’enceinte de la chapelle des Allemande n’avait pu suffire à la foule des auditeurs. Le dimanche 4 janvier 1807, les conférences s’ouvrirent dans la nef de Saint-Sulpice, sur l’invitation du comte Portalis, alors ministre des cultes, qui assista à l’inauguration, et fut frappé du talent de l’orateur et de la vigueur de sa dialectique. Le cardinal Maury, qui était en ce moment à Paris, ne fut pas moins touché de cette éloquence, et il a consigné dans un de ses ouvrages l’impression que produisit sur lui M. Frayssinous[4]. La conférence roulait sur la nécessite d’étudier plus que jamais la religion.

Tout à coup, après la conférence du 11 janvier, consacrée à prouver la Providence par l’ordre qui règne dans la nature, M. Frayssinous est mandé au ministère de la police. M. Fouché (c’était lui qui présidait au département de la police générale), qui comprenait la morale religieuse, avait reçu un rapport d’un de ses agents, et, sur la foi de ce rapport, il reproche au catéchiste catholique trois torts : d’abord, de ne pas avoir fait encore en chaire l’éloge de l’empereur et des armées françaises ; ensuite, de n’avoir pas enseigné dans ses conférences sur la religion naturelle l’obéissance due par les jeunes gens à la loi de la conscription ; enfin, « d’avoir prêché le cagotisme[5]. » Le catéchiste répond qu’il est assez difficile de faire entrer l’éloge de l’empereur dans des conférences religieuses ; que la loi sur la conscription est complétement étrangère aux enseignements de l’Église, et qu’il se contente en faisant de bons chrétiens, de préparer de bons Français. Loin d’avoir prêché le cagotisme, il a enseigné les vérités les plus hautes auxquelles puisse s’élever l’intelligence humaine. Le ministre de la police insiste pour que le prêtre catholique se range au programme qu’il vient de lui tracer ; celui-ci refuse d’obéir à cette prétention, et alors, par ordre de M. Fouché, les conférences de Saint-Sulpice sont suspendues.

Aucun autre fait n’est aussi propre que celui-ci à révéler les misères morales de cette époque. Il fallait que tout devînt un instrument de règne, et M. Fouché, s’érigeant en docteur des docteurs, se chargeait d’apprendre à l’Église ce qu’elle devait dire et taire dans la chaire de vérité. On voit ici à la fois la passion du parti philosophique et révolutionnaire qui s’effrayait du succès des conférences de M. Frayssinous, et saisissait l’occasion de lui imposer silence, et la prétention égoïste du despotisme qui veut tout exploiter à son profit. La conscription, nécessaire à l’immense dépense de sang humain qu’on faisait alors, devenait un dogme que toute voix écoutée devait prêcher à la France, et le prêtre était coupable de ne pas la mettre au nombre des vérités révélées. L’acte était cependant si exorbitant, qu’il souleva une correspondance entre M. Portalis, ministre des cultes, et M. Fouché, ministre de la police. Le premier écrivit au second que M. Frayssinous avait parlé convenablement de la gloire militaire de la France, dans une conférence à laquelle il avait assisté ; qu’il ne pouvait ni ne devait, dans un discours entièrement étranger à cette matière, parler de la loi de recrutement, et qu’il y aurait même de graves inconvénients à ce que les ecclésiastiques se permissent de s’immiscer dans un sujet si éloigné de leur compétence. Quant au reproche de prêcher le cagotisme, rien de moins mérité, car l’ecclésiastique en question n’avait pu s’occuper jusqu’alors que des grandes vérités de la religion naturelle, et il n’avait encore présenté le christianisme que comme le plus beau système de religion qu’on pût offrir à des nations civilisées. Comme le ministre de la police persistait à maintenir l’interdiction, le ministre des cultes en référa à l’empereur, qui était alors à la tête de ses armées. Il consentit à révoquer la mesure que Fouché avait prise, mais il fit seulement entendre au conférencier de Saint-Sulpice qu’il devait parler avec éloge du chef de l’État. M. Frayssinous pensa qu’il valait mieux se soumettre à cette exigence que de renoncer à un enseignement qui produisait un si grand bien, et dans des paroles d’ailleurs fort dignes, il remercia Dieu d’avoir employé, au commencement du siècle, une main puissante à relever ses autels. Par cette déférence, M. Frayssinous gagna une année et demie. Il put, pendant le cours de 1808, développer les grands principes de la religion naturelle. En 1809, il arriva aux vérités surnaturelles de la religion révélée, qu’il présenta comme le complément et comme la sanction de la première ; c’est à cette occasion qu’il prononça cette phrase célèbre : « La religion est aujourd’hui obligée de faire son apologie devant ses propres enfants, comme autrefois devant les Gentils et les Juifs. » Presque aussitôt après, il fit, sur l’indifférence en matière de religion, une conférence qui attira un concours prodigieux et produisit une impression profonde : « Je ne vous dis pas, s’était-il écrié en commençant, Croyez avant d’examiner, mais examinez pour croire. » Le 19 mars 1809, il établit à l’aide des travaux de Cuvier, alors nouveaux, l’exactitude des récits mosaïques sur la création et sur le déluge. Dans les conférences suivantes, il arriva aux mystères. Mais il était indiqué que la tolérance du gouvernement pour les conférences de M. Frayssinous ne serait que provisoire. Il est dans la fatalité du pouvoir absolu de ne pouvoir supporter le voisinage d’aucune liberté. Quand les rapports de l’empereur avec le pape s’envenimèrent, et quand cette omnipotence matérielle sans limite rencontra une résistance plus forte qu’elle dans un vieillard appuyé sur un devoir, Napoléon comprit qu’il ne pouvait plus supporter la liberté de la chaire, et un ordre supérieur interdit les conférences de M. Frayssinous. La première période de cet enseignement sacré avait duré, sous sa forme définitive, pendant six ans, de 1803 à 1809 ; car on ne peut guère compter les deux premières années, pendant lesquelles M. Frayssinous s’essaya avec M. Clausel de Coussergues, dans des instructions dialoguées.

Cette rupture inévitable et successive de l’empereur Napoléon avec toutes les forces de la pensée humaine, avec la puissance intellectuelle sous toutes ses formes, a quelque chose de remarquable. On l’a vue se reproduire avec une périodicité qui a un caractère monotone et fatal. Au début de sa puissance, Chateaubriand, Bonald et de Maistre écrivent librement ; Fontanes est non-seulement toléré, mais accueilli et protégé ; le Journal des Débats est encouragé dans sa croisade intellectuelle contre la philosophie du dix-huitième siècle ; madame de Staël est en France, et son salon et ses écrits jouissent d’une égale liberté ; enfin, les autels sont relevés, le culte est honoré, le saint-siége est environné de respect et M. Frayssinous ouvre sans obstacle ses conférences. Dans la dernière période de l’empire, Chateaubriand, Bonald, Joseph de Maistre, sont condamnés au silence ; Fontanes est disgracié ; le Journal des Débats, confisqué ; madame de Staël, exilée ; le pape, captif ; le clergé français, persécuté ; la compagnie de Saint-Sulpice, dispersée, et M. Frayssinous se voit interdire l’accès de la chaire du haut de laquelle il a fait tant de bien à la génération nouvelle. Il n’est pas possible que cet ensemble de résultats analogues soit l’œuvre du hasard, ils doivent être dominés par une loi, et cette loi n’est pas difficile à découvrir. Quand le premier consul arrive, il se présente comme un moyen au service de la société française ; mais peu à peu il devient son but à lui-même, et c’est alors qu’il se trouve amené à briser tous ceux qui ne réduisent pas leur mission au métier de manœuvres, travaillant sur le plan donné par le maître à la construction de l’édifice de sa fortune. Mais une puissance qui veut tout absorber, s’isole et rétrécit sa base proportionnellement à l’élévation de son faîte, ce qui n’est pas une raison de solidité. Aussi, quand l’empereur applique au dehors comme au dedans cette politique excessive et égoïste, quand il rompt avec le saint-siége, entreprend la campagne d’Espagne, puis celle de Russie, brise toute plume indépendante, étouffe toute voix qui n’est point un écho de sa propre pensée, et impose silence à la chaire de vérité elle-même, son dernier jour n’est pas éloigné.



  1. L’abbé Clausel de Coussergues.
  2. Discours de réception à l’Académie française.
  3. M. de Beausset, Notices historiques.
  4. « Il s’élève aujourd’hui sous nos yeux un monument qui doit effacer toute la collection de Boyle*. Les conférences annuelles de M. Frayssinous, sur les mêmes matières, sont en effet incomparablement mieux adaptées à l’état actuel de notre controverse avec les incrédules par leur extension progressive à toutes les objections renouvelées ou inventées dans le dix-huitième siècle. Le fruit de cette institution, si heureusement perfectionnée à Paris, se manifeste par le concours immense qu’elle attire dans l’église Saint-Sulpice. » (Essai sur l’éloquence de la chaire.)

    (*) Robert Boyle avait fondé en Angleterre, sous le règne de Charles II, un prix annuel de 50 livres sterling, qui devait être décerné chaque année à un théologien chargé de prêcher dans le cours d’une année huit sermons apologétiques en faveur de la religion révélée. La collection de Boyle est la réunion de tous ces sermons.
  5. Jauffret. Mémoires historiques sur les affaires religieuses de la France pendant les premières années du dix-neuvième siècle.