Histoire de la littérature française sous la restauration 1814-1830/Tableau du monde intellectuel au début de la restauration

LIVRE III.


I.

Tableau du monde intellectuel au début de la restauration.


Quand une époque finit et qu’une autre époque s’ouvre, un curieux spectacle s’offre aux regards : c’est le renouvellement de la scène du monde. Les acteurs de la pièce qui vient de se terminer en descendent, d’autres y montent ; ils viennent de tous les points de l’horizon, inconnus la veille, et appelés par une situation nouvelle à jouer un grand rôle le lendemain. Jamais ce spectacle ne fut plus curieux et plus attachant qu’au début de la restauration, parce que jamais changement de scène ne fut plus complet : tout se renouvelait à la fois, les décorations, le drame, les acteurs. Rien de moins semblable à la veille que le lendemain. La veille, c’est l’empereur avec sa toute-puissance, sa grandeur solitaire qui remplit le théâtre, sa voix qui parle seule, son activité incessante qui absorbe tout le mouvement de la vie nationale ; le lendemain, il y a de la place sur ce théâtre, vide parce qu’un seul homme en est tombé. Les idées, qui étaient sur le second plan du tableau, et que cette épée dictatoriale tenait dans l’ombre, vont passer sur le premier plan. Il y a entre ces deux époques si rapprochées par le temps toute la distance qui sépare deux principes opposés, deux gouvernements différents, deux situations contraires.

Au commencement et à la fin des batailles, il est d’usage de faire deux appels, pour constater quels sont ceux qui vont prendre part au combat, quels sont ceux qui y survivent. C’est aussi à une bataille, mais à une bataille intellectuelle, que nous allons assister ; il sera donc intéressant de faire un appel des hommes qui vont jouer un rôle dans la lutte des idées. Hélas ! le temps court si vite, et la vie humaine dure si peu, qu’en faisant l’appel de cette armée alors si brillante et si active, nous ne ferons guère aujourd’hui qu’évoquer des ombres !

D’où venaient les combattants ? quelles étaient leurs origines ? autour de quelles bannières se groupaient-ils ? quelles étaient leurs tendances, leurs affinités ? Nous rencontrerons, sans la chercher, l’histoire des destinées politiques de la restauration dans l’histoire de sa littérature : pendant cette période plus que dans toute autre, il est vrai de le dire, tout ce qui se fit dans la région des faits fut préparé dans la région des idées.