Histoire de la littérature française sous la restauration 1814-1830/Écrivains polémiques des deux écoles monarchiques

II.

Écrivains polémiques des deux écoles monarchiques. — Chateaubriand.


Pour bien comprendre le rôle que jouèrent, dans la littérature politique, les trois grandes écoles d’idées qui devaient lutter aussi les unes contre les autres sur ce terrain, il est nécessaire de se rendre un compte exact de la situation où les plaçait le nouvel ordre de choses qui venait de s’établir en France. L’école catholique et monarchique rencontrait devant elle, soit dans les idées, soit dans les faits, qui subissent toujours le contre-coup des idées, un concours de circonstances peu favorable. Cette lassitude d’obéissance qu’éprouvait l’esprit humain en France, à la fin de l’empire, ce besoin de secouer tous les jougs, de s’élancer librement dans toutes les routes, avaient déterminé le roi Louis XVIII à promulguer la charte. Qu’il eût été possible de donner une autre forme, une forme plus française aux garanties que réclamaient avec raison l’esprit moderne et les intérêts généraux, et d’organiser moins à l’anglaise les institutions représentatives, c’est ce que des esprits éminents ont pensé. Mais, quoi qu’il en fût, le sort en était jeté, la charte était octroyée. Or, l’idéal développé par MM. de Bonald, de Maistre et la plupart des écrivains de leur école, était contraire aux principes contenus dans la charte. Les divers écrits que M. de Bonald publia pendant la restauration ne furent que le développement de la thèse dont nous avons esquissé les traits principaux en analysant son grand ouvrage de la Législation primitive. Cet esprit élevé et inflexible s’était enfermé dans un certain nombre de formules qui ne varièrent point, comme dans un fort du haut duquel il regardait passer, avec un ineffable dédain, les innombrables variations des hommes de son temps. Semblable à un laboureur qui fertilise le terrain qu’il a choisi et borné, il se développa dans ces formules, mais il n’en sortit point. Comparez la Législation primitive, qui fut son point de départ, à la Démonstration philosophique, qu’il publia en 1830 et qu’il dédia aux rois, comme les derniers avertissements d’une voix rarement écoutée, quoique souvent prophétique ; suivez la pensée du même écrivain dans ses ouvrages intermédiaires, vous rencontrerez partout ces trois personnes sociales : le souverain, le ministère, le sujet. Dans la famille, dans l’État, ce sont des applications analogues du même principe ; ici le père, là le roi ; ici la mère, là une aristocratie héréditaire ; ici les enfants, là le peuple ou les sujets, qui sont l’objet du gouvernement sans y avoir part. M. de Maistre n’a pas, il est vrai, un système aussi rigoureusement arrêté ; mais il incline vers un gouvernement où le principe de l’autorité ait une prépondérance très-marquée ; il indique, dans ses Considérations sur la France, un retour vers l’antique constitution française, comme la solution la meilleure. Tous deux sont également opposés aux constitutions écrites, et l’on n’a pas oublié les terribles ironies dont M. de Maistre les accable.

Louis XVIII, en publiant la charte de 1814, renouvelée en 1815, avait précisément fait le contraire de ce que ces deux chefs de l’école monarchique et catholique demandaient. Il avait publié une charte écrite, c’est-à-dire ce que M. de Maistre avait condamné d’avance ; et cette charte donnait une participation considérable dans le gouvernement à ceux que M. de Bonald assimilait aux enfants et regardait comme impropres à l’action politique et destinés purement et simplement à la situation de sujets. Il résultait de là que, si les deux chefs de l’école catholique et monarchique avaient vu reparaître, avec la restauration, le principe de gouvernement qu’ils appelaient, ils avaient vu, en même temps, ce gouvernement adopter une forme politique qu’ils condamnaient. Cette situation contradictoire qui rendait les amis du fond ennemis de la forme, eut, quant à la direction des idées, plusieurs conséquences très-graves qu’il faut indiquer.

D’abord une scission s’opéra dans l’école catholique et monarchique. La prolongation des bons rapports qui existaient entre les personnes put jeter, pendant un temps, un voile sur la rupture qui avait éclaté entre les idées ; mais il est impossible de lire avec attention les écrits de MM. de Chateaubriand, de Bonald, de Maistre et de La Mennais, sans être frappé des différences profondes qui les séparent. Chateaubriand, quand il écrit Le Roi, la charte et les honnêtes gens, et mieux encore la Monarchie selon la charte et la préface du Conservateur, accepte la forme comme le fond du gouvernement de la restauration. Ses paroles sont positives : non-seulement il s’engage, mais il engage ses amis. « Je dois déclarer, dit-il, que ni moi ni mes amis ne prendrons aucun intérêt à un ouvrage qui ne serait pas parfaitement constitutionnel. Nous voulons la charte : nous pensons que la force des royalistes est dans la franche adoption de la monarchie représentative[1]. » Les trois autres chefs de la même école veulent le fond, subissent la forme ; mais, chez eux, la protestation est éternelle.

Dans la correspondance, alors inédite, maintenant publiée, de M. de Bonald et de M. de Maistre, on voit éclater cette protestation, plutôt indiquée qu’exprimée par ces deux célèbres écrivains dans leurs livres. Dès le 8 octobre 1814, M. de Bonald écrivait à M. de Maistre : « Depuis le 1er juillet, il se passe ici bien des choses qui ne vous feront pas changer d’avis, pas plus qu’à moi, sur la folie des constitutions écrites : nous y sommes tout à fait. À qui le devons-nous ? Est-ce à des volontés armées ou à de secrètes insinuations ? À l’un et à l’autre, sans doute. Mais jamais la philosophie irréligieuse et impolitique n’a remporté un triomphe plus complet ! C’est sous l’égide des noms les plus respectables, et à la faveur des circonstances les plus miraculeuses, qu’elle a introduit en France, qu’elle y a établi ce que l’homme de l’île d’Elbe lui-même aurait toujours repoussé, et dont il avait même déjà culbuté les premiers essais. Si l’Europe est destinée à périr, elle périra par là, et le prodige de la restauration dont elle abuse sera cette dernière grâce, que le pécheur méconnaît, et après laquelle il tombe dans un irrémédiable endurcissement. Religion, royauté, noblesse, tout est dépouillé, tout est réduit à vivre de salaires et de pensions, tout est en viager et à fonds perdus… Le presbytérianisme de la religion suivra le popularisme de la constitution politique, à moins que la religion, plus forte, ne ramène le gouvernement à la monarchie. J’avais écrit quelque chose sur ce sujet, à l’instant que le sénat fit paraître son projet ; j’y annonçais, pour la révolution française, une issue semblable à celle de la révolution d’Angleterre en 1688, si l’on s’obstinait à vouloir nous constituer. Des considérations puissantes, des autorités respectables me firent supprimer cet écrit ; le coup d’ailleurs était porté, et rien ne pouvait nous sauver. Peut-être manquait-il à l’Europe cette dernière expérience, et toujours aux dépens de la France ! Vous aurez pu voir que les mêmes choses ramènent dans le gouvernement les mêmes personnes. On n’a exclu que les régicides, et ils se plaignent hautement de cette exclusion comme d’un tort ; et ils osent imprimer, publier, avec noms et adresse d’auteur, leurs réclamations et justifier leur régicide ou le rejeter sur le parti opposé. Cela fait horreur, et flétrit l’âme à un point qu’on ne saurait dire. Avec une autre conduite, on aurait tout rétabli, on aurait rebâti sur les fondements, au lieu qu’on bâtit à côté des fondements. » Un peu plus tard, M. de Maistre écrivait à M. de Bonald : « Croyez-vous à la charte ? J’y crois pour ma part autant qu’au poisson Rémora. »

Cette antipathie raisonnée d’une portion notable de l’école catholique et monarchique contre la charte, cette incrédulité qu’elle professait quant à sa durée, scindaient l’école en deux et diminuaient par conséquent sa puissance d’action sur les esprits. Exclue des affaires, elle se trouva en outre amenée à prendre un rôle d’opposition dès le début de la restauration. C’était là un fait grave qui s’aggrava encore lorsque la marche des événements amena l’école catholique et monarchique tout entière sur ce terrain d’opposition. Les circonstances qui déterminèrent ce résultat doivent être ici rappelées. Celle des nuances de l’école qui avait accepté la charte, avait, en commun avec l’autre qui marchait sous le drapeau de MM. de Bonald de Maistre et de La Mennais, plusieurs idées fondamentales de gouvernement. Elle voulait que des libertés locales étendues donnassent aux intérêts communaux la faculté de s’administrer eux-mêmes, et fondassent ainsi, sur les divers points de la circonférence, des influences de nature à contre-balancer la domination absorbante de la centralisation qui renfermait les destinées de la France dans Paris. Elle voulait, en outre, que la loi d’élection dont lui paraissaient dépendre en grande partie les destinées de la charte nouvelle, ne circonscrivît point le droit électoral dans une oligarchie censitaire, cercle étroit inscrit dans ce cercle immense qu’on appelle les classes moyennes. MM. de Chateaubriand, Villèle, Corbière, avaient, dans la session de 1816, puis dans celle de 1817, où ces questions furent agitées, exprimé des idées complètement identiques à celles de M. de Bonald, qui croyait ces palliatifs propres à diminuer les dangers, qui, selon lui, résultaient de la charte. Tous pensaient et annonçaient que le gouvernement représentatif fondé sur le principe traditionnel de la monarchie légitime ne subsisterait point en France, si le vote était direct, s’il n’appartenait qu’à une oligarchie électorale, et si la centralisation, telle que l’empire l’avait établie, était maintenue. Tous demandaient le vote à la commune étendu au plus grand nombre de Français possible, la nomination du corps électoral par cette première assemblée d’électeurs, de manière à ce qu’il n’eût pas cette permanence qui le rendrait à la fois plus susceptible, soit d’être corrompu par le ministère, soit d’être agité par les ambitieux ; enfin, des institutions locales qui répandissent partout la vie morale et l’activité politique, et balançassent ainsi la prépondérance de Paris, où les passions révolutionnaires ont depuis tant d’années exercé un si grand ascendant.

Ici la nuance de l’école catholique et monarchique dont M. de Chateaubriand avait écrit le manifeste dans la Monarchie selon la charte, se trouva en dissidence complète avec l’école intermédiaire, qu’on aurait pu appeler l’école du rationalisme monarchique, et qui, au fond, avait dirigé les affaires, soit par ses hommes, soit par ses idées, depuis que la restauration était sortie des premières crises de son retour. Cette école, dont M. Royer-Collard fut le philosophe, M. Guizot l’écrivain politique, M. Decazes l’homme d’affaires, M. Lainé l’orateur, voulait la monarchie légitime, mais avec l’électorat direct placé dans une oligarchie censitaire qu’elle regardait comme l’aristocratie naturelle de la classe moyenne, et dont elle voulait la domination à l’exclusion des classes inférieures et de ce qui restait des classes supérieures, et avec le maintien de la plus grande partie de la centralisation impériale. Au fond, cette école, issue de celle de Montesquieu, était guidée par une admiration traditionnelle de la constitution anglaise, où le vote direct domine, en même temps que par un certain éloignement pour l’ancienne aristocratie, dont elle craignait encore l’influence et les prétentions, si le principe hiérarchique était maintenu dans les élections, et si l’esprit local venait à renaître à la faveur d’institutions favorables aux libertés communales : ombrages du moment qui s’expliquent quand on se reporte aux passions et aux préventions du temps. Cette divergence, qui faisait deux camps des royalistes catholiques et des royalistes rationnels, qui se ralliaient également à la charte, ne put être vaincue. On se touchait les mains des deux côtés du fossé, mais le fossé ne fut pas franchi. C’est ainsi que, lorsque l’ordonnance du 5 septembre, la dissolution de la chambre de 1815 et la loi d’élection de 1817 eurent donné l’avantage à l’école du rationalisme monarchique sur toutes les nuances de l’école catholique et monarchique, celle-ci se trouva réunie tout entière dans l’opposition.

Cette opposition rencontra son expression la plus éclatante dans un écrit périodique dont l’influence intellectuelle et la renommée littéraire furent trop grandes pour qu’il soit possible de ne point en parler ici avec quelques détails ; il s’agit du Conservateur. Le Conservateur fut le terrain commun où se réunirent, à l’époque où la censure fut établie, toutes les nuances de l’école catholique et monarchique. Ce fut M. de Chateaubriand, celui de ses chefs qui avait déclaré qu’il fallait accepter, sans arrière-pensée, le terrain de la constitution, qui prit l’initiative de cette œuvre destinée à battre en brèche, au nom des idées monarchiques et catholiques, la politique royale. Du reste, toutes les nuances de l’école y parurent : le cardinal de la Luzerne, comme M. de La Mennais, M. de Bonald comme M. de Chateaubriand, M. de Castelbajac comme M. Fiévée. Des jeunes hommes pleins d’espérance, M. de Lamartine, M. Berryer fils, M. de Genoude, M. de Saint-Marcelin, y firent leurs premières armes dans la presse. Des hommes d’État comme M. de Villèle, des hommes de cour comme le duc de Lévis et le duc de Fitz-James, y apportaient leur concours. Le succès du Conservateur fut immense, son influence toute-puissante. Les opinions adverses n’avaient rien à opposer de comparable à cette réunion de talents divers et de noms éclatants.

Ce fut cependant un spectacle dangereux donné aux esprits que cette espèce de guerre civile d’idées allumée entre la politique de la royauté traditionnelle et très-chrétienne et les écrivains les plus éminents de l’école catholique et monarchique. En même temps, cette fausse situation engagea cette grande école plus avant qu’elle n’eût voulu peut-être dans deux questions d’une haute importance, et qui demandaient à être touchées avec une prudence extrême, au début du gouvernement représentatif en France : la question de la liberté de la presse et celle de l’omnipotence des majorités parlementaires. La liberté de la presse, sans être une liberté aussi essentielle que ces libertés représentatives qui assurent l’intervention des contribuables et des citoyens dans la nomination de ceux qui votent l’impôt et consentent les lois, ou administrent les intérêts locaux, est cependant une liberté chère à tous ceux qui honorent l’intelligence et, en outre, elle est comme la garantie des autres libertés politiques, par le jour de la publicité qu’elle jette sur les affaires et la voix qu’elle prête aux droits ou aux intérêts méconnus ; mais elle a toujours eu besoin, en France, d’être fortement réglée. Jamais ce besoin ne se fit plus vivement sentir qu’à l’époque de la restauration ; les plumes mises aux mains de tant de partis rivaux, passionnés, haineux et souvent hypocritement factieux, étaient en effet en quelque sorte des armes de guerre civile. Les écrivains de l’école monarchique et catholique, par la nécessité où ils étaient d’employer la presse comme une arme de guerre, dans cette situation d’opposition où ils se trouvaient contre la politique du gouvernement royal, prirent soit des engagements formels, soit des engagements indirects avec l’opinion, au sujet de la liberté de la presse la plus étendue. Ces engagements devaient devenir un embarras considérable pour eux quand ils auraient à gouverner. Il y a, en effet, dans l’esprit humain, un sentiment d’équité qui a produit la loi du talion chez tant de peuples, et qui ne permet point qu’on puisse refuser aux autres les facultés qu’on a revendiquées pour soi-même. En usant de la presse sous l’empire du principe monarchique, avec cette liberté et cette vivacité contre le gouvernement, dans le Conservateur et dans les ouvrages particuliers qu’ils publièrent à cette époque, les écrivains de l’école catholique et monarchique donnaient la mesure des libertés qu’ils ne pourraient accorder sans danger, ni refuser sans discrédit moral, quand ils viendraient à gouverner sous l’empire du même principe. La même chose arriva pour le principe de l’omnipotence des majorités parlementaires. Dans un pays aussi nouveau que la France, nous ne dirons pas pour les institutions représentatives, elles y ont toujours existé en germe, mais pour la forme parlementaire empruntée à la constitution britannique, il était nécessaire d’observer la plus grande prudence dans l’acclimatement de cette forme de gouvernement. Il aurait fallu, en attendant que les classes politiques qu’on voulait former eussent acquis cette modération d’esprit, cette tenue, cette patience, ce respect du droit partout où il se trouve, fruits tardifs de l’expérience, éviter de laisser voir que la royauté, qui, par son principe de stabilité, était la base de l’édifice constitutionnel tout entier, pouvait être forcée dans sa prérogative. Par la fatalité des situations prises au début de la restauration, c’était l’école catholique et monarchique qui se trouvait amenée à renverser le premier ministère du choix de la royauté, et à inaugurer ainsi, par la plume de ses publicistes comme par la voix de ses orateurs, cette redoutable prérogative parlementaire qu’elle devait plus tard rencontrer sur son passage, quand elle occuperait elle-même le gouvernement. Ainsi, l’école de l’autorité accréditait la première, dans la sphère des idées comme dans celle des faits, la liberté de la presse, dans son acception la plus étendue, et l’influence prépondérante des majorités parlementaires.

Cette anomalie est le trait le plus frappant de la polémique des diverses écoles politiques qu’il est impossible d’analyser, mais dont nous avons dû indiquer le fond. Il faut ajouter que plus tard, lorsque l’école du rationalisme monarchique, qui, placée plus près des idées du moment, avait tenu le pouvoir pendant les premières années de la restauration, fut obligée de le quitter, elle suivit les mêmes errements, et subit les mêmes nécessités d’opposition. Il en résulta qu’à la tête de ceux qui voulaient faire à la liberté de la presse une part si large qu’elle en devint dangereuse, pour un gouvernement constitutionnel si récemment établi, dans des circonstances si difficiles, et qui enseignaient aux classes si nouvellement nées à la vie politique, et naturellement si peu tempérantes dans l’usage de leur droit, à forcer les prérogatives royales, il y eut toujours une des écoles monarchiques. Ce fut un des malheurs de cette époque.

Ce malheur, qu’il est équitable d’attribuer plutôt à la situation qu’aux hommes, exerça une influence considérable et désastreuse sur le mouvement des idées pendant la restauration. Les habitudes une fois prises devinrent des règles. On s’enivra de la liberté de la presse et des prérogatives parlementaires, et on en usa à la rigueur, comme on aurait pu faire dans une société solidement établie sur des bases non-seulement incontestables, mais incontestées. Quand, en 1820, l’assassinat de M. le duc de Berry produisit une réaction d’opinion qui donna la majorité à l’école monarchique et catholique dans la chambre des députés, les hommes de l’école du rationalisme monarchique, contre lesquels on s’était servi de la presse avec tant de vivacité, lorsqu’ils étaient au pouvoir, l’employèrent de même et s’enfoncèrent, plus avant qu’ils n’avaient fait jusque-là, dans une théorie du gouvernement parlementaire qui les conduisait logiquement à une révolution calquée sur celle de 1688.

En même temps, une portion de l’école catholique et monarchique, celle qui avait été contraire aux chartes écrites et spécialement à la charte de 1814, et dont les idées connues contribuaient à faire révoquer en doute la sincérité de la restauration, restait en observation devant l’autre nuance entrée dans les affaires. Dès les premiers moments du ministère de M. de Villèle, on voit cette disposition se manifester, dans une lettre qu’écrivait M. de Bonald à M. de Maistre, confident de ses douleurs et de ses appréhensions : « Vous voyez, monsieur, écrivait-il, ce qui se passe en France, et vous n’en serez que plus attaché à cette pensée dominante de l’influence que nous pouvons prendre en Europe, et du bien que de meilleurs exemples peuvent lui faire ; c’est ce que j’ai tâché d’exprimer dans l’adresse au roi, dont j’ai été un des rédacteurs. Il a bien fallu y nommer la charte, quoique je la regarde comme la boîte de Pandore, au fond de laquelle il ne reste pas même l’espérance ; je puis le dire hautement dans le salon des ministres comme dans le cabinet de mes amis. Le roi a répondu mieux et plus positivement qu’il n’avait jamais fait. Nous avons une chambre excellente, meilleure peut-être qu’en 1818, décidée à tout pour conserver l’union entre les bons, malgré quelques dissidences d’opinion. Nos adversaires sont peu nombreux, mais décidés à suppléer au nombre par l’audace et l’opiniâtreté. Tout assure la victoire au bon parti, mais une victoire achetée par tous les dégoûts et tous les orages que les méchants sont capables d’exciter. Ce qui me confond, ce qui me plonge dans la stupeur, c’est que des gens d’esprit appellent cela un gouvernement ! Depuis longtemps on ne gouverne plus la France, on la dispute. Nous avons donc remporté une pleine victoire à la bataille des élections, victoire due uniquement au zèle et au bon esprit des royalistes, aidés jusqu’à un certain point par le gouvernement, qui a peut-être mieux réussi qu’il ne croyait, et trouve peut-être la dose trop forte. Une autre victoire a été l’introduction de Villèle et de Corbière dans le ministère. Je suis arrivé tard et n’ai point assisté aux négociations ou aux intrigues qui ont amené ce résultat. Chateaubriand, rentré en faveur, y a beaucoup travaillé ; c’est le grand champion du système constitutionnel. Il va le prêcher en Prusse, et n’y dira pas de bien de moi, qu’il regarde comme un homme suranné, qui rêve des choses de l’autre siècle. J’aurais bien des choses à vous dire là-dessus. Cette raison, autant que toute autre, a fait cesser, malgré moi, le Conservateur[2], et a comprimé la vogue du Défenseur, au point que je doute qu’il puisse se soutenir. Villèle et Corbière aideront un jour à porter Chateaubriand au ministère des affaires étrangères, qui se trouve assez naturellement sur le chemin des ambassades : c’est un très-grand coloriste et surtout un très-habile homme pour soigner son succès. »

Un peu plus tard, M. de La Mennais comme M. de Bonald, quoique avec un tour différent d’idées et des tendances de plus en plus théocratiques, devait attaquer dans la presse le gouvernement royal représenté par des hommes sortis de l’école catholique et monarchique. M. de Chateaubriand, quand il se sépara de M. de Villèle et sortit du ministère, n’y mit pas plus de ménagement, non plus que ceux de ses amis qui le suivirent dans sa retraite. Dans cette polémique incessante, universelle, l’école catholique et monarchique s’émietta de plus en plus. Il y eut d’abord la grande division entre l’école monarchique sortie du rationalisme philosophique et l’école monarchique sortie du catholicisme. Puis cette dernière se subdivisa. Il y eut les hommes d’affaires de M. de Villèle, les théocrates de M. de La Mennais, les royalistes purs de M. de la Bourdonnaye, les libéraux de M. de Chateaubriand. Chacun voulait entraîner la restauration dans son sens particulier, et se servait à outrance des armes que lui fournissaient la tribune et la presse, sans considérer que ces tiraillements en sens inverses ébranlaient la base sur laquelle chacun prétendait se placer pour gouverner.

On a souvent fait observer que les années les plus troublées de l’histoire et les plus pesantes pour les contemporains sont les plus intéressantes à la lecture. Les années de la restauration où toutes ces idées, toutes ces passions, tous ces intérêts se trouvaient en jeu, furent également les plus éclatantes au point de vue de la polémique politique, qui tient une grande place dans la littérature de la restauration. M. de Bonald, avec son dogmatisme magistral, M. de Chateaubriand, avec son style éclatant, chevaleresque et plein de mouvements ; M. de La Mennais, avec cette véhémence oratoire, cette ironie grave et amère, cette dialectique passionnée qui côtoyaient l’invective ; M. Royer-Collard, qui fut à l’école philosophique et monarchique ce que M. de Bonald était à l’école monarchique et catholique, et dont les opinions, formulées en axiomes dans un style d’oracle, tombaient du haut de la tribune dans la presse ; M. Guizot, avec son style sobre, pénétrant, lucide, sévère, jouèrent les premiers rôles dans cette redoutable polémique qui s’agitait dans le monde légal. Le Conservateur, qui fut moins un journal qu’un terrain commun où toutes les nuances de l’école catholique et monarchique venaient, chacune à son heure, avec les allures qui lui étaient propres, attaquer le gouvernement, centralisa, du 5 octobre 1818 jusqu’en 1820, les efforts de cette école. Jusqu’au moment où le Globe devint un journal politique, l’école du rationalisme monarchique exposa surtout ses doctrines dans des brochures, dont quelques-unes, écrites par M. Guizot, eurent l’importance de livres, comme celles du Gouvernement de la France depuis la restauration (1820), des Conspirations et de la justice publique (1820), des Moyens de gouvernement et d’opposition dans l’état actuel de la France (1821), de la Peine de mort en matière politique (1822). Le fond de la doctrine de tous ces livres, c’est l’assimilation complète de la constitution française à la constitution anglaise, avec le pouvoir prépondérant de l’aristocratie britannique transféré à l’élite de la classe bourgeoise.

M. de Chateaubriand, quand sa politique fut séparée de celle de M. de Villèle, établit ses plus formidables batteries dans un journal à qui sa vieille renommée, le talent de ses rédacteurs, son long dévouement à la cause monarchique, donnaient une grande autorité : nous voulons parler du Journal des Débats. C’est dans cet instant surtout que la polémique politique jeta le plus vif éclat littéraire. M. de Chateaubriand, qui avait déjà montré, en 1814, dans sa brochure sur Bonaparte et les Bourbons, le redoutable talent du pamphlétaire, comme il avait parlé dans la Monarchie selon la charte, la grande langue du publiciste, déploya, de 1824 à 1830, aux dépens de la monarchie qu’il aimait, cette double faculté de son intelligence. Ce fut une nouvelle face de son génie. Il devint le chef de la croisade intellectuelle dont les coups, traversant le ministèrearrivaient jusqu’à la royauté, que beaucoup d’entre les assaillants auraient voulu et croyaient sauver. Jamais la puissance de la presse ne s’était révélée sous une forme plus éclatante ; jamais elle n’avait exercé un ascendant si irrésistible. L’auditoire de l’illustre écrivain s’était élargi : ses anciens amis le lisaient toujours, quoique souvent avec tristesse ; ses anciens adversaires dont il s’était fait de nouveaux amis, le lisaient avec empressement. Benjamin Constant se félicitait de servir dans son armée ; Étienne mettait le Constitutionnel à ses ordres[3] ; en même temps, Michaud demeurait fidèle à son drapeau. C’était un enivrement général partagé par celui qui l’inspirait ; la plume d’un écrivain était devenue un sceptre avec lequel il gouvernait l’opinion. Rien ne donnera une idée de ce style tout palpitant de l’émotion du moment, qui communiquait la fièvre dont il était brûlé, singulier mélange de hauteur nobiliaire et de hardiesse démocratique, d’antiques souvenirs et de jeunes espérances, de dévouement à la personne du monarque et de révolte contre sa politique, où l’on entendait le vieux cri de Vive le roi ! sorti d’un cœur resté fidèle, couvrir, pour les oreilles de celui qui le poussait, le bruit d’une révolution qui montait. Le tribun fleurdelisé marchait à la tête de cette coalition d’idées entre l’image de la Vendée, qu’il avait si souvent évoquée, et celle de la liberté moderne, qui apparaissait si belle dans ses écrits, et si incapable d’excès, qu’elle séduisait tous les yeux. Les services mémorables rendus par lui à la religion dans son grand ouvrage sur le Génie du christianisme, sa longue et courageuse opposition contre Bonaparte, sa fidélité bretonne, entourée des ombres de ses proches dévorés par les échafauds de la révolution, jetaient dans ce grand style de publiciste et de pamphlétaire je ne sais quelle gravité, quelles émotions, quels majestueux reflets du passé qui remuaient tous les cœurs. Ce fut, pendant la restauration, le véritable aspect du génie de Chateaubriand. À la tribune, il était gêné ; la faculté de l’improvisation lui manquait ; ses discours n’étaient guère que des brochures éloquentes qu’il lisait. Dans le journal, dans la brochure, il se retrouvait comme dans son élément. La brochure et le journal furent les armes de ce redoutable tribunat qu’il créa à son usage, et dont il se servit pour venger ses injures contre le ministère qui l’avait rejeté de son sein, et, sans le vouloir, contre la royauté, qui avait signé sa destitution. Il autorisa, par son exemple, cette langue de dénigrement et d’exagération trop souvent depuis parlée par la presse, peu scrupuleuse dans le choix de ses armes pourvu qu’elles blessent, sans considérer que les grands mots qu’elle fait un peu légèrement retentir en invoquant sans cesse, à propos des querelles de portefeuille ou des luttes de parti, la gloire du pays humiliée, ses libertés violées, tombent dans des cœurs naïfs, où, pris plus au sérieux que par ceux qui les écrivent, ils font les révolutions qui, en se succédant, finissent par détruire l’autorité et bientôt la liberté de la presse, tristement asservie, pour n’avoir pas su être sagement libre. Chateaubriand, poëte avant tout, avait les défauts de cette race irritable, comme l’appelle Horace. Il ne savait ni pardonner, ni modérer son ressentiment, il se servit de la presse à outrance. Hélas ! ces hommes éclatants sur lesquels le monde a les yeux, ont rarement la suprême grandeur de s’oublier. En 1822, ce grand écrivain, alors ambassadeur à Vérone, écrivait, à M. de Marcellus[4], alors chargé d’affaires à Londres : « Je ne crois point à la chute de M. Canning, et je pense comme vous qu’il faut le flatter pour essayer de le convertir ; mais l’amour-propre blessé ne se repent jamais, ne revient jamais, ne pardonne jamais. » Pourquoi faut-il que la postérité puisse appliquer ces paroles, non-seulement à M. Canning, mais à celui par qui M. Canning était si sévèrement et si justement jugé !

Pendant que la prose de M. de Chateaubriand, tantôt hautaine, dédaigneuse, aiguisée par l’ironie, tantôt pleine de grands mouvements oratoires, et éclatant en formidables cris de colère, conduisait l’attaque sur un point, la prose de M. de La Mennais, semblable à une épée, moins brillante peut-être, mais bien affilée, pratiquait la brèche dans une autre direction, et la prose de M. Guizot, austère, lucide, grave, dogmatique, un peu méprisante, passant tout au crible de l’analyse rationaliste, frappait un autre pan de murailles à coups redoublés. Toutes les questions fondamentales étaient soulevées dans cette polémique : l’origine des pouvoirs, leurs droits respectifs, les bornes de l’autorité, le conflit des deux prérogatives, les principes de la souveraineté. Les bases de l’ordre social semblaient mises à nu.


  1. Lettre de M. de Chateaubriand à M. Le Normant, à l’occasion de la fondation du Conservateur. (Tome Ier, page 5.)
  2. Le Conservateur cessa de paraître au moment où, à l’occasion de l’assassinat du duc de Berry, on rétablit la censure. M. de Chateaubriand fit les adieux du journal au public dans cette apostrophe adressée au duc de Berry : « Prince chrétien ! digne fils de saint Louis ! avant que vous soyez descendu dans cette dernière demeure, recevez notre dernier hommage ; vous aimiez, vous lisiez un ouvrage que la censure va détruire, vous nous avez dit quelquefois que cet ouvrage sauvait le trône ; hélas ! nous n’avons pu sauver vos jours ! Nous allons cesser d’écrire au moment où vous cessez d’exister ; nous aurons donc la douloureuse consolation d’attacher la fin de nos travaux à la fin de votre vie. »
  3. Voir les Mémoires d’outre-tombe.
  4. Voir la Politique de la restauration de 1822 à 1823, par M. de Marcellus (1852).