Histoire de la littérature française sous la restauration 1814-1830/École du dix-huitième siècle

III.

École du dix-huitième siècle : ses prosateurs, ses poëtes.


En face de l’école catholique et monarchique qui va se manifester avec l’éclat de ces grands talents dans la littérature, l’école du dix-huitième siècle est prête à relever sa bannière. Quelques esprits appartenant à cette école se sont maintenus, sous l’empire, dans une situation de protestation silencieuse ; c’est le petit nombre. La plupart ont accepté docilement la position faite à la littérature sous le régime qui vient de finir ; plusieurs ont fait partie du bureau de l’esprit public, placé sous la direction de Fouché. Ce sont cependant des esprits de ce genre, résignés la veille à l’absolutisme politique, qui, dans la nuit où l’empire tombe et fait place a la restauration, passent avec armes et bagages aux doctrines les plus avancées du libéralisme, et encombrent les avenues de la littérature qui en est l’expression. Au fond, et sauf de rares exceptions, pour les hommes de l’école matérialiste et révolutionnaire, la liberté n’a jamais guère été qu’un moyen, et non un but : les hommes de lettres de l’intimité de Fouché, de courtisans du gouvernement impérial qu’ils avaient été, allaient se faire les courtisans de l’opinion publique ; ils changeaient de costume, non de rôle. Ce libéralisme bonapartiste, mal à propos confondu avec un libéralisme plus sincère et plus élevé, sera une des pierres d’achoppement de la restauration. Dans ce camp d’écrivains formé en général de talents plus corrects qu’élevés et plus châtiés qu’inspirés, on est assez disposé par les idées matérialistes à s’incliner devant la toute-puissance matérielle ; il n’y a que les droits religieux ou politiques contre lesquels on veuille maintenir l’indépendance orgueilleuse d’un esprit rebelle, qui, par une de ces mille contradictions auxquelles la nature humaine est sujette, s’allie au besoin avec l’assujettissement d’une volonté courbée devant le pouvoir. On accepte quand il le faut la domination de la force dans laquelle il y a toujours quelque chose de révolutionnaire, mais on ne veut pas se soumettre à l’autorité qui oblige l’esprit au respect.

Dans cette phalange littéraire venue de l’empire, on ne rencontre pas de ces personnalités éclatantes qui sortent du rang ; le nombre et l’union font sa force. Mais, dès le début, on voit poindre deux esprits plus neufs et plus vigoureux, qui doivent se détacher sur le fond usé et fané de la littérature impériale. L’un vient des armées, dans lesquelles il a promené l’indiscipline d’un caractère ennemi de toute sujétion et d’un enthousiasme contrariant qui se passionnait pour l’hellénisme au milieu d’une armée passionnée pour la gloire : c’est Paul-Louis Courier, intelligence nourrie dans le commerce de l’antiquité grecque, et qui a contracté, dans ce commerce, quelque chose du dénigrement spirituel, de l’impatience de toute règle, de l’ennui de toute supériorité, traits particuliers du caractère athénien. L’autre, dont le nom est presque universellement inconnu, n’a encore qu’un titre, une chanson, le Roi d’Yvetot, dont les refrains, tout pétillants de la vieille malice gauloise, chantés derrière les victoires de l’empereur, ressemblaient un peu à ces couplets mordants que les soldats romains répétaient derrière le char du triomphateur le jour où il montait au Capitole. Mais c’est quelque chose qu’une chanson en France. On a dit de l’ancien régime que c’était le despotisme tempéré par une chanson ; assertion inexacte, car le pouvoir rencontrait chez nous bien d’autres tempéraments et bien d’autres barrières que Machiavel lui-même a admirés ; ce qui est vrai, c’est que la chanson peut devenir une puissance en France, et il était réservé à M. de Béranger de l’apprendre à ceux qui l’ignoraient.

Né en 1780[1], sous l’ancienne monarchie, dans la rue Montorgueil, au sein de ce Paris populeux, bruyant, affairé, goguenard ; de ce Paris parisien, dans le sens où l’on dit la Bretagne bretonnante, au fond de l’arrière-boutique d’un tailleur[2], ce dont il faut certes se garder de rougir, mais ce dont il se vante un peu trop, car ce n’est pas plus une gloire qu’une honte, Pierre-Jean de Béranger avait neuf ans à l’époque de la prise de la Bastille, et il l’a dit lui-même, si jeune qu’il fût, il avait gagné, au contact de la révolution, la fièvre révolutionnaire. Peu de temps après, il fut envoyé à Péronne, auprès d’une tante du côté de son père, qui tenait une hôtellerie, et il remplit les fonctions de garçon d’auberge. Quelques volumes dépareillés de Voltaire lui tombèrent sous la main, et il apprit pour ainsi dire à lire dans les écrits de ce grand railleur de toute chose, comme celui-ci avait appris à lire dans la Moïsade. Il ne tarda pas à profiter de ses leçons, si l’on en juge par une aventure de son enfance. Un jour, par un grand otage, là tante de Pierre-Jean, qui était pieuse, jetait de l’eau bénite dans l’appartement ; l’enfant, placé sur le seuil de la porte, ricanait tout bas, comme il convient à un esprit fort ; lorsque tout à coup la foudre, tombant à côté de lui, le jeta dans une paralysie complète. On le crut mort. Quand il revint à lui, sa première parole à sa tante, bonne et pieuse femme, qui priait agenouillée au pied de son lit, fut celle-ci : « Eh bien ! à quoi sert donc ton eau bénite ? » Étrange, nous allions dire effrayante parole dans la bouche d’un enfant à demi foudroyé, qui sort de son évanouissement pour railler la prière, au lieu de songer à prier. À quatorze ans, Pierre-Jean entra en apprentissage chez M. Laisné, imprimeur à Péronne ; il commençait, dès lors à essayer des rimes. Un peu plus tard, il suivit les cours de l’Institut patriotique, fondé à Péronne par M. Ballue de Bellanglise, ancien député à l’assemblée législative. L’enfant perfectionnait, d’après le système de Rousseau, son éducation commencée à la Voltaire. Il apprenait à pérorer, à faire des motions, à délibérer, et il était un des plus rudes discoureurs de cette école renouvelée des clubs ! Avant de dire ce que M. de Béranger fit pour la société, il est juste de dire ce que la société avait fait pour lui.

À dix-sept ans, il était à Paris de retour auprès de son père. Il y trouva les mœurs du directoire, et rien, dans son éducation première, ne l’avait armé pour lutter contre cette corruption du sensualisme qui débordait de toute part. Il cherchait la gloire, et il l’attendait au sein des plaisirs faciles ; on peut bien le dire, puisque lui-même a levé le huis clos de sa vie intime, en défendant la morale, plus qu’indulgente, d’une de ses chansons[3]. Tout en se livrant aux dissipations d’une vie épicurienne, il cherchait le succès sur des routes où il ne devait pas le trouver, car en entreprenant un poëme épique, sous le titre de Clovis, en composant des dithyrambes religieux, le Déluge, le Jugement dernier, le Rétablissement du culte, ou une idylle intitulée le Pélerinage, il tentait, ce qui porte ordinairement malheur, d’exprimer des idées qui n’étaient pas les siennes et des sentiments qu’il n’avait pas dans le cœur. Le découragement finit par l’atteindre. La misère, à la suite de cette vie épicurienne, était venue frapper à la porte de sa mansarde, et à la place de la gloire qu’il attendait, il avait vu venir la faim. Il a lui-même raconté comment, dans une heure de désespoir, il tenta une démarche qui améliora sa position. « En 1803, dit-il, privé de ressources, las d’espérances déçues, versifiant sans but et sans encouragement, sans instruction et sans conseils, j’eus l’idée (et combien d’idées semblables étaient restées sans résultats), j’eus l’idée de mettre sous enveloppe mes informes poésies et de les adresser par la poste au frère du premier consul, à M. Lucien Bonaparte, déjà célèbre par un grand talent oratoire et par l’amour des arts et des lettres. Mon épître d’envoi, je me la rappelle encore, digne d’une jeune tête toute républicaine, portait l’empreinte de l’orgueil blessé par le besoin de recourir à un protecteur. Pauvre, inconnu, désappointé tant de fois, je n’osais compter sur le succès d’une démarche que personne n’appuyait. Mais le troisième jour, ô joie indicible ! M. Lucien m’appelle auprès de lui, s’informe de ma position, qu’il adoucit bientôt, me parle en poëte et me prodigue des encouragements et des conseils. Malheureusement il est forcé de s’éloigner de France ; j’allais me croire oublié, lorsque je reçois de Rome une procuration pour toucher le traitement de l’Institut, dont M. Lucien était membre, avec une lettre, que j’ai précieusement conservée, et où il me dit : « Je vous prie d’accepter mon traitement de l’Institut, et je ne doute pas que, si vous continuez de cultiver votre talent par le travail, vous ne soyez un jour un des ornements de notre Parnasse. Soignez surtout la délicatesse du rhythme ; ne cessez pas d’être hardi, mais soyez plus élégant. »

Peu de temps après M. de Béranger, recommandé à l’éditeur des Annales du musée, travailla obscurément à la rédaction de cet ouvrage, et enfin, en 1809, avec l’appui de M. Arnault, il entra, comme expéditionnaire, au secrétariat de l’Université, avec douze cents francs d’appointements. C’est là que la restauration le rencontra ; mais il a enfin trouvé sa voie littéraire, car, à cette époque, il a déjà composé la chanson du Roi d’Ycelot, cet éloge railleur qui, en chantant la paix, chansonnait la guerre.

  1. Le 17 août.
  2. Dans ce Paris plein d’or et de misère,
    En l’an du Christ mil sept cent quatre-vingt,
    Chez un tailleur, mon pauvre et vieux grand-père,
    Moi nouveau-né, sachez ce qui m’advint :
    Rien ne prédit la gloire d’un Orphée
    À mon berceau, qui n’était pas de fleurs ;
    Mais mon grand-père, accourant à mes pleurs,
    Me trouve un jour dans les bras d’une fée.
    Et cette fée, avec de gais refrains,
    Calmait le cri de mes premiers chagrins.

    Il suffit, pour motiver cette remarque, de rapprocher cette chanson de celle qui a pour refrain :

    Je suis vilain, vilain, vilain.

  3. Une femme ayant jugé sévèrement ce vers de la chanson du Grenier :
    J’ai su depuis qui payait sa toilette,
    l’auteur défendit ainsi, dans une lettre adressée à cette femme, l’étrange morale de sa chanson :

    « Vous avez donc une bien mauvaise idée de cette pauvre Lisette ? Elle était cependant si bonne fille, si jolie, je dois même dire si tendre ! Eh quoi ! parce qu’elle avait une espèce de mari qui prenait soin de sa garde-robe, vous vous fâchez contre elle ? Vous n’en auriez pas eu le courage si vous l’aviez vue alors. D’ailleurs elle n’eût pas mieux demandé que de tenir de moi ce qu’elle était obligée d’acheter d’un autre ; mais comment faire ! Moi j’étais si pauvre ! La plus petite partie de plaisir me forçait à vivre pendant huit jours de panade que je faisais moi-même, tout en entassant rime sur rime, et plein de l’espoir d’une gloire future. Rien qu’en vous parlant de cette riante époque de ma vie, où, sans appui, sans pain assuré, sans instruction, je me rêvais un avenir sans négliger les plaisirs du présent, mes yeux se mouillent de larmes involontaires. Oh ! que la jeunesse est une belle chose, puisqu’elle peut répandre du charme jusque sur la vieillesse, cet âge si déshérité, si pauvre ! Employez bien ce qui vous en reste, ma chère amie ; aimez et laissez-vous aimer ! J’ai bien connu ce bonheur, c’est le plus grand de la vie ! »