Histoire de la littérature française sous la restauration 1814-1830/École du spiritualisme rationaliste et monarchique

IV.

École du rationalisme spiritualiste et monarchique : ses prosateurs, ses poëtes.


On a vu se former, dans les derniers temps de l’empire, la troisième école qui, sous le nouveau gouvernement, va se dessiner d’une manière plus nette et plus tranchée. La restauration trouve M. Royer-Collard dans sa chaire de philosophie, M. Guizot dans sa chaire d’histoire, M. Villemain dans sa chaire de littérature, et elle trouve, autour d’eux, une élite de jeunes esprits, spiritualistes en philosophie, préparés par de fortes études en littérature au goût des beautés naturelles, et disposés par une certaine indépendance intellectuelle, la seule qui fut restée possible sous le régime impérial, à accepter, sans prévention, l’étude et le goût des littératures étrangères, auxquelles Madame de Staël va donner une vive impulsion par son livre De l’Allemagne, imprimé sous l’empire, mais supprimé par la police impériale, et publié seulement sous la restauration. En politique, cette école a une tendance naturelle à se rattacher aux idées de 1789, telles qu’elles se présentèrent au début du mouvement d’opinion qui détermina la convocation des états généraux. Elle n’a pas d’éloignement pour la royauté traditionnelle ; tout au contraire, l’homme qui peut être regardé comme son chef, M. Royer-Collard, a gardé un souvenir respectueux de ses rapports avec cette royauté, dont il a été, pendant plusieurs années, le correspondant, et il voit, dans son retour et dans les conditions où elle se place, la réalisation de la plus chère de ses théories rationnelles, un gouvernement de libre examen, fondé sur un droit historique et le respect de l’autorité devenu le point de départ d’un régime représentatif.

M. Guizot, dans ses fonctions de professeur d’histoire à l’académie de Paris, s’est lié d’une étroite et respectueuse amitié avec M. Royer-Collard. Sans doute sa jeunesse ne lui laisse pas les mêmes regrets sur la monarchie ; son origine et son éducation protestantes peuvent lui inspirer quelque éloignement pour certains souvenirs de l’ancien régime ; mais il n’a pas oublié son père, montant sur l’échafaud révotutionnaire de Nîmes, le 3 avril 1794, comme suspect de résistance à la politique de Robespierre ; et son esprit, plein de répugnance pour le despotisme militaire, d’aversion pour l’anarchie démocratique, se trouve préparé à saluer avec satisfaction toute combinaison qui réalise cette alliance du principat et de la liberté, célébrée par Tacite. Quelques détails biographiques de la jeunesse de M. Guizot trouveront ici utilement leur place, car il faut perpétuellement, dans l’histoire littéraire, commenter les idées par les faits, comme, dans l’histoire politique, commenter les faits par les idées. Le 4 octobre 1787, François-Pierre-Guillaume Guizot était né à Nîmes, d’un avocat distingué dans le barreau de cette ville, issu lui-même d’une famille protestante, considérée dans le pays. Il entrait dans sa septième année, quand il perdit son père ; sa mère, femme d’un esprit remarquable, alla chercher à Genève, pour ses deux fils, une de ces éducations fortes qu’on ne trouvait plus à cette époque en France. En 1803, Guizot, qui savait à fond cinq langues : le grec, le latin, l’allemand, l’italien et l’anglais, commença sa philosophie, et ce fut cette étude qui lui révéla à lui-même la tournure de son esprit, une grande confiance dans l’autorité de la raison humaine, une ardeur de méditation et une fierté intellectuelle qui le disposent à ne rien admettre qu’après contrôle. Après des études terminées avec éclat, il vint à Paris pour y faire un cours de droit ; il y trouva les débris de la société directoriale dont la licence frivole et les grâces fanées ne pouvaient que choquer l’austérité génevoise d’un jeune homme au cœur pur et à l’esprit solide et ardent. Des relations nouées avec M. Stapfer, ancien ministre de Suisse à Paris, et chez lequel il passa, en qualité de précepteur, une grande partie des années 1807 et 1808, lui ouvrirent une voie plus conforme aux tendances de son intelligence et de son caractère ; il partagea son temps entre la littérature allemande et la philosophie de Kant ; puis il refit complétement ses études classiques, à la fois maître et élève, et contrôlant ainsi l’enseignement autrefois reçu : nouvel indice de cette fierté rationnelle qui est un des traits distinctifs de l’intelligence de M. Guizot. M. Stapfer lui ouvrit l’entrée du salon de M. Suard, où se réunissait la société la plus spirituelle de l’époque, et celle qui s’occupait le plus des choses intellectuelles ; ce fut là qu’il rencontra mademoiselle Pauline de Meulan, qui, appartenant à une famille distinguée, mais ruinée par la révolution, avait trouvé dans la fondation d’un journal, le Publiciste, un aliment pour l’activité d’un esprit remarquablement doué et des ressources pour sa famille. Cette rencontre amena un incident un peu romanesque qui fut, entre mademoiselle de Meulan et M. Guizot, l’origine d’une amitié littéraire à laquelle devaient succéder des liens plus étroits. Mademoiselle de Meulan, étant tombée gravement malade, était très inquiète pour son journal, dont elle était l’âme et qui était son seul moyen d’existence, lorsqu’elle reçut une lettre dans laquelle on la priait de se tranquilliser, en lui annonçant que, tant que durerait sa maladie, on lui enverrait un article pour chaque numéro de son journal. La lettre contenait le premier envoi. Les idées de mademoiselle de Meulan, les habitudes de son style, tout se retrouvait imité, reproduit avec une scrupuleuse fidélité dans ce remarquable travail, qu’on aurait dit écrit sous sa dictée. Elle put le signer sans hésitation, et c’est ainsi que le Publiciste se fit pendant tout le temps de sa maladie, grâce à un collaborateur aussi invisible qu’exact. On aurait pu croire que la plume de mademoiselle de Meulan, devenue fée, courait toute seule sur le papier, à la fois chargée d’encre et de pensées. Le procédé était délicat, sa forme pleine de chevalerie littéraire ; il toucha vivement mademoiselle de Meulan, il occupa beaucoup son imagination : quelle était cette plume, sœur de la sienne, et qu’elle ne connaissait pas ? Elle n’avait pas arrêté un moment sa pensée sur le jeune homme pâle et grave qui l’écoutait avec beaucoup de sang-froid se livrer à ses conjectures, dans les salons de M. Suard, où elle avait raconté l’anecdote. Enfin, invité de la manière la plus pressante à se nommer, dans le Publiciste, l’anonyme obéit, et M. Guizot leva la visière ; il vint lui-même se dénoncer à mademoiselle de Meulan. Ceci se passait en 1806. Six ans après, les rapports d’estime mutuelle, de conformité littéraire, les avaient amenés insensiblement à songer à une union plus étroite. M. Guizot était dans cette période de la jeunesse où l’on ne s’effraye pas d’une union un peu disproportionnée par l’âge, et où la première affection du jeune homme se plaît à retrouver quelque chose de maternel dans la tendresse de la femme. En 1812, mademoiselle Pauline de Meulan était devenue madame Guizot. Plusieurs écrits littéraires où l’inexpérience de la composition se laisse deviner au milieu de qualités remarquables, et qui attirèrent à l’auteur des critiques sévères de Dussault, avaient rempli ces années de la vie de M. Guizot. En 1809 avait paru le Dictionnaire des synonymes avec une introduction consacrée à une étude philosophique de la langue française ; un peu plus tard, les Vies des poëtes français, puis la traduction de la Décadence de Gibbon, enrichie de notes historiques ; enfin la traduction d’un ouvrage de Rehfus, l’Espagne en 1808. L’auteur de ces ouvrages n’avait pas encore vingt-cinq ans. Fixé à Paris, à partir de cette époque, M. Guizot vit beaucoup le monde dans ces salons brillants où se rencontrait l’élite des esprits, ceux qui venaient du passé, comme ceux qui allaient à l’avenir, l’abbé Morellet et M. de Chateaubriand, M. de Fontanes et le chevalier de Boufflers, madame d’Houdetot et madame de Rémusat, M. de Bonald et M. Suard, société diverse par ses origines et ses tendances, mais suspecte tout entière d’idéologie aux yeux de l’empereur, et qui, en effet, si c’est un crime, pouvait être accusée de remuer beaucoup d’idées. Ce fut là que M. de Fontanes eut l’occasion de remarquer M. Guizot, et que, après l’avoir essayé comme suppléant de M. de Lacretelle, il lui donna la chaire d’histoire moderne à l’académie de Paris, où le jeune professeur rencontra M. Royer-Collard.

Tels avaient été, si l’on peut s’exprimer ainsi, les précédents intellectuels de M. Guizot, jusqu’à la restauration. Son esprit se trouvait, on le voit, favorablement disposé à la forme de pouvoir qu’elle instituait, avec un penchant un peu trop décidé cependant à croire à la souveraineté de la raison humaine et à l’infaillibilité de ses solutions. Il a moins de souvenirs et par conséquent plus d’exigences que M. Royer-Collard, car la modération n’est que la forme affectueuse de l’expérience. Quant aux hommes plus jeunes encore qui entourent, avec M. Guizot, M. Royer-Collard, le gouvernement nouveau est pour eux le bienvenu, comme une ère d’affranchissement pour les idées, d’influence pour les supériorités intellectuelles, et une occasion d’appliquer à la France le gouvernement parlementaire de l’Angleterre, ce séduisant modèle qui excitait déjà l’envie et les espérances du grave Montesquieu, avec qui cette école, issue des constitutionnels de 1789, a de secrètes affinités d’idées et de style.

Il importe de faire remarquer que ces constitutionnels de 1789, auxquels vient se rattacher la partie la plus studieuse et la plus grave de la nouvelle génération, subsistent encore en partie. Ils sont représentés dans la littérature par madame de Staël et M. Benjamin Constant ; seulement ce dernier, par sa conduite à l’époque des cent-jours, s’est rapproché du camp de la littérature impériale. Esprit plus vif que sûr, M. Benjamin Constant s’est déjà fait un nom comme polémiste politique. On l’a vu consacrer sa plume facile à l’apologie du 18 fructidor. Il a été tribun au début du consulat puis le seul sentiment durable de sa vie, son admiration pour madame de Staël, l’a jeté dans l’opposition. Royaliste constitutionnel sous la première restauration, il s’est précipité dans le mouvement des cent-jours, sans ménager les transitions, et ce souvenir importun l’obsède et le rend malveillant et inquiet comme un homme qui attend un reproche.

Sur la fin de l’empire, on a entendu retentir le nom d’un jeune poëte qui se ralliera, au début de la restauration, à la même école. Né au Havre, le 3 avril 1793, M. Casimir Delavigne n’est encore connu en 1814 que par un dithyrambe sur la naissance du roi de Rome, pièce d’une facture assez large et d’une harmonie uniformément sonore, dans laquelle, suivant l’usage des poëtes, ces oracles complaisants qui prophétisent aux héros tout ce que ceux-ci désirent, il annonçait à la France, sous le règne du roi de Rome, un bonheur sans nuages qui s’étendrait à nos derniers neveux[1].


  1. Et vous, peuples heureux de ces heureux rivages,
    Ô vous dont sa naissance a comblé tous les vœux,

    Goûtez un bonheur sans nuage

    Qui doit s’étendre un jour à nos derniers neveux.

    Bannissez la crainte importune ;

    Par un vent favorable en son cours entraîné,
    Le vaisseau de l’État, de gloire environné,

    Porte César et sa fortune !