Histoire de la littérature française (Lanson)/Avertissement

Librairie Hachette (p. xvii-xviii).


AVERTISSEMENT


POUR LES ONZIÈME ET DOUZIÈME ÉDITIONS




Voici bientôt vingt ans que la première édition de cet ouvrage a paru.

Pendant ce temps, mes recherches, mon enseignement ne m’ont pas apporté seulement des connaissances nouvelles : j’ai dû, connaissant plus et mieux ma matière, abandonner quelques-uns de mes premiers jugements.

Des corrections et des additions importantes ont été faites dans toutes les éditions ; la bibliographie notamment a été tenue au courant. Toutefois il me devient de plus en plus difficile, ce volume ne pouvant se dilater à l’infini, de signaler toutes les publications nouvelles qu’il est utile de connaître. Je prie le lecteur de compléter les notes de ce livre à l’aide de mon Manuel Bibliographique de la Littérature française moderne (1500-1909), qui ne tardera pas à être achevé.

Dans la septième édition, en 1902, j’ai cru devoir donner quelque chose de plus. J’ai remplacé le dernier chapitre par une étude en grande partie nouvelle.

Depuis 1894, la situation littéraire s’était éclaircie. Le sens du mouvement s’était précisé ; des œuvres étaient venues donner clarté et garantie aux théories. Il était donc possible de substituer aux indications flottantes et aux points d’interrogation auxquels j’avais dû me résigner d’abord, des vues d’ensemble plus nettes et des jugements plus fermes.

J’ai corrigé, dans ces deux éditions nouvelles comme dans les précédentes, les inexactitudes ou les erreurs de faits. Lors que de récents travaux ou mes propres études m’ont amené à faire des modifications ou des additions importantes, j’ai placé entre crochets le texte nouveau ou refait. Mais, dans les matières de sentiment et d’opinion, il m’a paru qu’il serait dangereux de me borner à substituer un jugement à un autre ; il y aurait de quoi dérouter les jeunes gens qui rencontreraient des affirmations différentes, selon qu’ils prendraient une édition ancienne ou récente. Il m’a paru meilleur pour leur éducation littéraire de leur montrer moi-même en quoi j’ai varié : j’ai donc laissé subsister en général mon premier texte, et j’y ai joint une note indiquant brièvement dans quelle mesure et pourquoi j’ai changé d'avis [1].

Je serais disposé actuellement — est-ce l’effet de l’âge ? est-ce parce que je me prête plus souplement à toutes les œuvres ? — à détendre certaines sévérités. J’ai peut-être exagéré autrefois l'importance de « l’intelligence » (entendez la capacité d’analyse et d’élaboration des idées abstraites), dans la littérature, et j’ai été peut-être trop dur à certains artistes dont l’esprit, inhabile à l’abstraction, n’opérait jamais que sur des images et des symboles sensibles. Je puis rendre aujourd’hui plus de justice à cette forme de pensée, impropre aux démonstrations, mais fortement suggestive.

J’ai peut être aussi trop aimé la métaphysique, et trop estimé les écrivains acharnés à sonder l’inconnaissable aux dépens de ceux qui se renfermaient dans le monde de l’expérience. Je comprends mieux et je goûte davantage aujourd’hui les esprits positifs, réalistes, et pratiques, qui n’attachent de prix aux idées qu’en raison des faits qu’elles expriment et de la prise qu’elles donnent sur les faits.

Ainsi l’intelligence d’un Hugo et l’intelligence d’un Voltaire me sont toutes les deux devenues plus sensibles, et je les vois avec plus de sympathie.


30 Juillet 1909 — 14 Juin 1912.



  1. Ces notes de repentir ou de conversion seront, signalées par l’indication : 11e ou 12e éd. Elles ne signalent que les variations importantes. Je ne me suis pas interdit les menues retouches qu’il eût été fastidieux de souligner toujours.