Histoire de la littérature française (Lanson)/Avant-propos

Librairie Hachette (p. v-xvi).



AVANT-PROPOS





Je ne me dissimule pas les imperfections de l’ouvrage qui s’offre au public aujourd’hui : et s’il reçoit un bon accueil, je m’efforcerai de les corriger. Toute rectification, toute critique me seront des secours ou des guides précieux.

Une Histoire de la Littérature française devrait être le couronnement et le résultat d’une vie tout entière. Mais encore une vie suffirait-elle ? Et si l’on attendait d’avoir fini d’étudier pour écrire cette histoire, l’écrirait-on jamais ? Il faut se résoudre à faire de son mieux, selon ses forces, sans illusion.

J’offre ce livre « à qui lit », comme disaient les honnêtes préfaces du vieux temps, à quiconque lit nos écrivains français. J’espère qu’il sera utile aux jeunes gens qui font de cette lecture une étude, aux élèves des deux sexes de nos lycées, aux étudiants de nos Facultés : d’autant plus utile qu’il n’est point fait exclusivement pour leur usage, à la mesure d’un examen, livre pour la mémoire, et livre d’entraînement. Je crois ne pouvoir leur rendre un plus grand service, que de leur présenter une Histoire de la littérature française qui s’adresse à tous les esprits cultivés ou désireux de se cultiver, et qui élargisse leur étude en la désintéressant. Ils n’en seront que mieux préparés, et plus au-dessus de tout examen, s’ils ont pu, en se préparant, oublier qu’ils étaient candidats, et pratiquer la littérature pour elle-même.

Il appartient à d’autres de juger ce que j’ai pu faire : je rends compte de ce que j’ai voulu faire, de l’idée qui m’a guidé dans mon travail.

On a faussé en ces derniers temps l’enseignement et l’étude de la littérature. On l’a prise pour matière de programme, qu’il faut avoir parcourue, effleurée, dévorée, tant bien que mal, le plus vite possible, pour n’être pas « collé » : quitte ensuite, comme pour tout le reste, à n’y songer de la vie. Ainsi, voulant tout enseigner et tout apprendre, absolument tout, n’admettant aucune ignorance partielle, on aboutit à un savoir littéral sans vertu littéraire. La littérature se réduit à une sèche collection de faits et de formules, propres à dégoûter les jeunes esprits des œuvres qu’elles expriment.

Cette erreur pédagogique dépend d’une autre, plus profonde et plus générale. Par une funeste superstition, dont la science elle-même et les savants ne sont pas responsables, on a voulu imposer la forme scientifique à la littérature : on est venu à n’y estimer que le savoir positif. Il me fâche d’avoir à nommer ici Renan comme un des maîtres de l’erreur que je constate : il a écrit dans l’Avenir de la science cette phrase où j’aimerais à ne voir qu’un enthousiasme irréfléchi de jeune homme, tout fraîchement initié aux recherches scientifiques : « L’étude de l’Histoire littéraire est destinée à remplacer en grande partie la lecture directe des œuvres de l’esprit humain ». Cette phrase est la négation même de la littérature. Elle ne la laisse subsister que comme une branche de l’histoire, histoire des mœurs, ou histoire des idées.

Mais pourtant, même alors, c’est aux œuvres mêmes, directement et immédiatement, qu’il faudrait se reporter, plutôt qu’aux résumés et aux manuels. On ne comprendrait pas que l’histoire de l’art dispensât de regarder les tableaux et les statues. Pour la littérature comme pour l’art, on ne peut éliminer l’œuvre, dépositaire et révélatrice de l’individualité. Si la lecture des textes originaux n’est pas l’illustration perpétuelle et le but dernier de l’histoire littéraire, celle-ci ne procure plus qu’une connaissance stérile et sans valeur. Sous prétexte de progrès, l’on nous ramène aux pires insuffisances de la science du moyen âge, quand on ne connaissait plus que les sommes et les manuels. Aller au texte, rejeter la glose et le commentaire, voilà, ne l’oublions pas, par où la Renaissance fut excellente et efficace.

L’étude de la littérature ne saurait se passer aujourd’hui d’érudition : un certain nombre de connaissances exactes, positives, sont nécessaires pour asseoir et guider nos jugements. D’autre part, rien n’est plus légitime que toutes les tentatives qui ont pour objet, par l’application des méthodes scientifiques, de lier nos idées, nos impressions particulières, et de représenter synthétiquement la marche, les accroissements, les transformations de la littérature. Mais il ne faut pas perdre de vue deux choses : l’histoire littéraire a pour objet la description des individualités [1] ; elle a pour base des intuitions individuelles. Il s’agit d’atteindre non pas une espèce, mais Corneille, mais Hugo : et on les atteint, non pas par des expériences ou des procédés que chacun peut répéter et qui fournissent à tous des résultats invariables, mais par l’application de facultés qui, variables d’homme à homme, fournissent des résultats nécessairement relatifs et incertains. Ni l’objet, ni les moyens de la connaissance littéraire ne sont, dans la rigueur du mot, scientifiques.

En littérature, comme en art, on ne peut perdre de vue les œuvres, infiniment et indéfiniment réceptives et dont jamais personne ne peut affirmer avoir épuisé le contenu ni fixé la formule. C’est dire que la littérature n’est pas objet de savoir : elle est exercice, goût, plaisir. On ne la sait pas, on ne l’apprend pas : on la pratique, on la cultive, on l’aime. Le mot le plus vrai qu’on ait dit sur elle, est celui de Descartes : la lecture des bons livres est comme une conversation qu’on aurait avec les plus honnêtes gens des siècles passés, et une conversation où ils ne nous livreraient que le meilleur de leurs pensées.

Les mathématiciens, comme j’en connais, que les lettres amusent, et qui vont au théâtre ou prennent un livre pour se récréer, sont plus dans le vrai que ces littérateurs, comme j’en connais aussi, qui ne lisent pas, mais dépouillent, et croient faire assez de convertir en fiches tout l’imprimé dont ils s’emparent. La littérature est destinée à nous fournir un plaisir, mais un plaisir intellectuel, attaché au jeu de nos facultés intellectuelles, et dont ces facultés sortent fortifiées, assouplies, enrichies. Et ainsi la littérature est un instrument de culture intérieure : voilà son véritable office.

Elle à cette excellence supérieure, qu’elle habitue à prendre plaisir aux idées. Elle fait que l’homme trouve dans un exercice de sa pensée, à la fois sa joie, son repos, son renouvellement. Elle délasse des besognes professionnelles, et elle élève l’esprit au-dessus des savoirs, des intérêts, des préjugés professionnels ; elle « humanise » les spécialistes. Plus que jamais, en ce temps-ci, la trempe philosophique et nécessaire aux esprits : mais les études techniques des philosophie ne sont pas accessibles à tous. La littérature est, dans le plus noble sens du mot, une vulgarisation de la philosophie : c’est par elle que passent à travers nos sociétés tous les grands courants philosophiques, qui déterminent les progrès ou du moins les changements sociaux ; c’est elle qui entretient dans les âmes, autrement déprimées par la nécessité de vivre et submergées par les préoccupations matérielles, l’inquiétude des hautes questions qui dominent la vie et lui donnent sens ou fin. Pour beaucoup de nos contemporains, la religion est évanouie, la science est lointaine ; par la littérature seule leur arrivent les sollicitations qui les arrachent à l’égoïsme étroit ou au métier abrutissant.

Je ne comprends donc pas qu’on étudie la littérature autrement que pour se cultiver, et pour une autre raison que parce qu’on y prend plaisir. Sans doute ceux qui se préparent à l’enseignement doivent systématiser leur connaissance, soumettre leur étude à des méthodes, et la diriger vers des notions plus précises, plus exactes, je dirai, si l’on veut, plus scientifiques que les simples amateurs de lettres. Mais il ne faut jamais perdre de vue deux choses l’une, que celui-là sera un mauvais maître de littérature qui ne travaillera point surtout à développer chez les élèves le goût de la littérature, l’inclination à y chercher toute leur vie un énergique stimulant de la pensée en même temps qu’un délicat délassement de l’application technique ; c’est là qu’il nous faut viser, et non à les fournir de réponses pour un jour d’examen ; l’autre, que personne ne saura donner à son enseignement cette efficacité, si, avant d’être un savant, on n’est soi-même un amateur, si l’on n’a commencé par se cultiver soi-même par cette littérature dont on doit faire un instrument de culture pour les autres, si enfin, tout ce qu’on a fait de recherches ou ramassé de savoir sur les œuvres littéraires, on ne l’a fait ou ramassé pour se mettre en état d’y plus comprendre, et d’y plus jouir en comprenant.

Je voudrais donc que cet ouvrage ne fournit pas une dispense de lire les œuvres originales, mais une raison de les lire, qu’il éveillât les curiosités lieu de les éteindre. J’ai voulu tout subordonner à ce dessein.

J’ai profité de tous les travaux qui pouvaient apporter des notions positives sur les écrivains et sur les écrits : faits biographiques ou bibliographiques, sources, emprunts, imitations, chronologie, etc. ; ce sont là des éléments d’informations qui font comprendre plus et mieux. Mais, pour représenter le caractère des écrits et la physionomie de écrivains, je me suis interdit de résumer les jugements des maîtres que j’admire, de Taine et de Sainte-Beuve, comme de M. Gaston Paris et de M. Brunetière : j’ai estimé plus utile, en une matière où il n’y a point de vérité dogmatique ni rationnelle, d’apporter les opinions, les impressions, les formes personnelles de pensée et de sentiment que le contact immédiat et perpétuel des œuvres a déterminées en moi. Ce n’est que par là qu’une étude du genre de celle-ci peut être sincère et vivante ; et l’on ne peut espérer d’intéresser les autres aux choses dont on parle que par le goût qu’on marque soi-même y prendre.

Au reste, je ne me suis point inquiété d’être neuf, ni de faire des découvertes ; et je ne désirerais rien plus vivement, au contraire, que d’avoir en général rencontré les idées que la plupart de mes contemporains auraient à la lecture des mêmes ouvrages.

On verra, en lisant cette histoire, que j’y ai fait une grande place au moyen âge, une grande aussi au xixe siècle. Le xixe siècle littéraire est actuellement fini : il est très vraisemblable que les œuvres considérables de la fin du siècle, s’il s’en produit, seront le commencement d’une nouvelle période de notre littérature. On peut donc essayer de représenter aujourd’hui dans son ensemble l’effort d’un siècle qui n’a point été indigne de ses ainés. L’entreprise est délicate, surtout pour l’époque contemporaine. Cependant j’espère, dans cette partie de mon travail comme dans les autres, n’avoir rien aimé ou blâmé que pour des raisons d’ordre littéraire. Je n’ai pas cru impossible d’écarter toutes les passions du présent, et de goûter en chaque œuvre la puissance individuelle du talent, quelle que fût l’orthodoxie politique, religieuse, métaphysique, et même esthétique, qui s’y révélât. En littérature plus qu’ailleurs, les doctrines ne valent tout justement que ce que valent les esprits qui les appliquent.

Après quelques-uns de mes devanciers, je me suis longuement arrêté au moyen âge. Le temps est venu de faire rentrer le moyen âge dans l’unité totale de notre littérature française : et ce serait mal reconnaître les efforts de tant d’érudits spécialistes, que de leur en laisser indéfiniment la jouissance. Assez de textes ont été publiés, assez d’éclaircissements fournis, pour qu’il ne soit plus permis au simple lettré d’arrêter sa curiosité au seuil de la Renaissance. Qu’il y ait toujours des curieux et des savants qui s’enferment dans le moyen âge, comme il y en à qui se cantonnent dans le xviiie siècle ou dans le xviie, rien de plus légitime, et rien de plus utile : mais il est temps que tombe le préjugé par lequel le professeur, le critique, qui prétend embrasser dans son étude et son goût toute notre littérature nationale, est autorisé à en ignorer, à en mépriser quatre ou cinq siècles.

Il va sans dire qu’il ne s’agit pas de conserver, de lire et de faire lire toutes les œuvres du moyen âge qui ont été publiées. Un travail est à faire : dans la vaste production que les spécialistes nous ont révélée, il faut séparer le monument littéraire du document historique ou philologique. Un petit nombre d’œuvres capitales viendront ainsi enrichir définitivement le trésor public de notre littérature : le reste demeurera la propriété et la curiosité des érudits. C’est cette sélection que je me suis appliqué à faire ici, selon ma connaissance et mon jugement.

Je suis porté à croire que si l’on donnait des éditions, je ne dis pas scolaires, mais simplement communes et populaires des chefs-d’œuvre de la vieille langue, si quelques spécialistes mettaient leurs soins à établir pour ces éditions une orthographe moyenne et partiellement conventionnelle, qui fixât les mots dans une forme unique d’un bout à l’autre de chaque œuvre et pour certains groupes assez larges d’écrivains, et qui facilitât la lecture des textes originaux, on ferait aisément entrer le meilleur de notre moyen âge dans le domaine commun de la littérature. On y apprivoiserait sans peine nos intelligences, inaccoutumées à s’y diriger : d’autant qu’on aurait là pour les plus jeunes élèves de nos lycées une inépuisable et inestimable matière de lectures faciles, attrayantes, sollicitant de mille côtés l’attention des enfants, et tout juste à leur mesure. Cette enfance de notre littérature, comment nos pédagogues n’ont-ils pas encore vu que c’était vraiment la littérature de l’enfance ?

Le développement que j’ai attribué au moyen âge et au xixe siècle, la largeur que j’ai cru nécessaire de donner à l’étude des puissantes individualités qui sont l’objet propre de l’histoire littéraire et l’instrument efficace de la culture littéraire, ont grossi ce livre au delà des dimensions ordinaires. Il m’aurait été même impossible de réduire mon sujet ainsi compris en un seul volume, si je n’avais très rigoureusement défini ma matière. J’ai été conduit ainsi à éliminer tout ce que souvent on a mêlé dans une Histoire de la Littérature française, et qui pourtant n’y appartient pas réellement. Je n’ai pas voulu faire l’Histoire de la civilisation, ni l’Histoire des idées ; et j’ai laissé de côté des écrits qui pour l’un ou l’autre de ces sujets seraient de premier ordre. Je n’ai pas prononcé des noms à qui l’histoire politique fera honneur : il y a d’excellents hommes d’État, et de grands patriotes, dont les discours ne sauraient être comptés dans la littérature. Je me suis retranché bien des développements qu’un historien ou un philosophe ne croirait pas pouvoir éviter. J’ai éliminé l’histoire de la littérature de langue d’oc : elle n’avait pas plus de raison d’entrer dans un ouvrage que l’histoire de la littérature celtique, ou l’histoire des œuvres écrites en latin par des Gaulois ou des Français. Je n’ai même pas voulu faire l’histoire de la langue : c’est tout un livre qu’il faudrait écrire ; entre la Grammaire historique et l’Histoire de la littérature, il y a place pour ce que j’appellerais l’Histoire littéraire de la langue, l’étude des aptitudes, ressources et propriétés littéraires de la langue générale dans les divers états qu’elle a traversés. On pouvait autrefois se permettre bien des excursions, quand les xvie, xviie et xviiie siècle constituaient seuls à peu près toute la littérature dont on parlait ; on étoffait le peu qu’on savait du moyen âge français, par le peu qu’on savait du moyen âge provençal. Mais aujourd’hui la matière est plus abondante dans tous les sujets : j’aurais étouffé le mien en effleurant à peine les autres. Je n’y ai donc pris que ce qui était indispensable à l’explication de la littérature française, aux endroits où il y a coïncidence, influence et liaison nécessaire.

On trouvera ici trois catégories de notes : des notes biographiques, d’abord, dont il est inutile de défendre l’utilité. Je n’ai admis dans le texte que les faits biographiques qui éclairaient les œuvres : les notes offriront très succinctement les biographies qui, sans expliquer les talents, rendent un peu de vie aux hommes en les localisant dans le temps et l’espace.

Après quelques-uns de ceux qui se sont récemment appliqués à l’Histoire littéraire, et notamment après M. Lintilhac, j’ai cru nécessaire de fournir une bibliographie sommaire. Elle donne en effet au lecteur le moyen d’aller au delà des jugements et des idées qu’on lui offre, de connaître plus amplement, ou plus particulièrement, les choses sur lesquelles on a tâché d’exciter sa curiosité.

J’ai essayé de faire cette modeste bibliographie aussi utile et pratique que possible. J’ai donc indiqué sur chaque écrivain de quelque importance les principaux ouvrages à consulter, m’attachant de préférence à signaler les recherches qui fournissent des renseignements positifs auxquels nulle finesse d’intelligence ne peut suppléer, et parmi les études des critiques, indiquant surtout les contemporains dont le jugement littéraire se trouve en relation avec toutes les idées et les besoins du temps présent. J’ai, en général, fait un choix plus sévère parmi les ouvrages déjà anciens, dont les uns sont « déclassés », les autres sont suffisamment connus et faciles à trouver. Il était inutile de charger mes notes de l’indication de tous les articles de Sainte-Beuve : on saura toujours y recourir. On saura aussi aller trouver Nisard au besoin. Au contraire, j’ai fait une large place aux ouvrages très récents, qui, en dépit de toutes les annonces de librairie et comptes rendus critiques, échappent souvent pendant longtemps à la foule des lecteurs.

Mais il m’a semblé que ce n’était là que la moitié de la bibliographie nécessaire. Aussi ai-je joint à l’indication des ouvrages à consulter une autre catégorie de notes, où l’on trouvera marquées les principales éditions de chaque auteur. Je ne pouvais, en aucune partie de ce travail, perdre de vue ni laisser oublier que tous les secours de l’érudition et de la critique, toute l’écriture amassée autour des textes, celle des autres comme la mienne, ont pour fin dernière la lecture personnelle des textes. J’ai fait connaître, lorsqu’il y avait un intérêt quelconque, les éditions originales : mais, à l’ordinaire, je me suis contenté d’indiquer les meilleures, les plus modernes (quand elles sont les meilleures), et, en certains cas, les plus accessibles à tout le monde.

Dans le plan de cette Histoire, on verra aisément que je me suis attaché à respecter la succession chronologique des hommes et des œuvres : c’est-à-dire, en somme, à représenter le plus possible le mouvement de la vie. Au moins ai-je logé toutes les œuvres considérables à la place que leur date leur assigne : pour les écrits secondaires que la nécessité d’éviter la confusion m’a fait déplacer et grouper auprès des chefs d’œuvre de même genre, on les remettra facilement à leur date. Dans l’observation de l’ordre chronologique, j’ai cherché le moyen d’éviter ces chapitres-tiroirs où l’on déverse tout le résidu d’un siècle, ces défilés de noms, d’œuvres et de talents incompatibles auxquels on est ordinairement condamné, lorsqu’on a étudié les genres fixes et définis. Les prosateurs qui ne sont point de purs artistes ou qui n’ont point écrit pour faire œuvre d’art, sont souvent embarrassants à placer : on fait passer les poètes, et on pousse ensuite, comme on peut, le tas de traînards des prosateurs. Mais comment se représentera-t-on le xvie siècle, si Rabelais y vient en compagnie de Montaigne, après Ronsard et Desportes ? ou si Montaigne défile avant Marot, avant Rabelais ? Verra-t-on bien le dessin du xviie siècle, si on y loge ensemble Pascal, La Rochefoucauld et La Bruyère, ou le mouvement du xviiie, si Montesquieu se présente à côté de Buffon, à la suite de Jean-Jacques. Partout où il n’y a pas à suivre le développement d’un genre, d’une précise forme d’art et même alors le plus souvent, il faut s’attacher à la chronologie. C’est le fil directeur qu’il faut rompre le moins possible.

Au reste, j’ai essayé de simplifier l’exposition des progrès de la Littérature française. Je me suis arrêté longuement aux grands noms ; j’ai plutôt diminué qu’accru le nombre des écrivains de second ou troisième ordre. À quoi bon décrire des œuvres qui ne valent pas la peine d’être lues ? Exception faite seulement de celles qui expliquent les œuvres qu’on doit lire : mais, en ce cas, elles reprennent une valeur et méritent la lecture.

Je ne puis terminer sans adresser mes remerciements à M. Brunetière qui, depuis trois ans, a bien voulu s’intéresser à ce travail. Il a mis à ma disposition, avec une délicate complaisance, sa riche bibliothèque et sa vaste érudition. Il m’a communiqué les notes manuscrites d’un cours qu’il a professé à l’École Normale sur le xvie siècle : la personnalité originale dont il a empreint cette étude, comme toutes les autres, m’a seule imposé la discrétion dans l’usage que j’ai fait de ces notes suggestives et de ces plans lumineux. C’est un devoir pour moi, dont je m’acquitte ici volontiers, d’assurer M. Brunetière de ma vive gratitude.

Je remercie aussi M. Poiret, mon ancien collègue au lycée Charlemagne, qui s’est chargé de dresser un index alphabétique, dont tous les lecteurs de cet ouvrage apprécieront l’utilité.

Gustave Lanson.

Saint-Cloud, le 23 juillet 1894.

  1. Je ne veux point dire par là, comme quelques lecteurs l’ont cru, qu’il faut revenir à la méthode de Sainte-Beuve et constituer une galerie de portraits ; mais que, tous les moyens de déterminer l’œuvre étant épuisés, une fois qu’on a rendu à la race, au milieu, au moment, ce qui leur appartient, une fois qu’on a considéré la continuité de l’évolution du genre, il reste souvent quelque chose que nulle de ces explications n’atteint, que nulle de ces causes ne détermine : et c’est précisément dans ce résidu indéterminé, inexpliqué, qu’est l’originalité supérieure de l’œuvre ; c’est ce résidu qui est l’apport personnel de Corneille et de Hugo, et qui constitue leur individualité littéraire. Et voilà pourquoi il faut commencer par appliquer rigoureusement toutes les méthodes de détermination ; les grandes œuvres sont celles que la doctrine de Taine ne dissout, pas tout entières ; la méthode délicate de M. Brunetière y fait apparaître une plus ou moins forte perturbation de l’évolution du genre ; il y a eu addition d’éléments imprévus ou réorganisation des éléments connus, élévation soudaine d’intensité ou création spontanée de beauté, et dans tous ces phénomènes s’est révélée l’originalité individuelle, que l’on atteint alors par leur exacte description. Pour le développement de ces idées, je ne puis que renvoyer à l’Avant-Propos du recueil d’études morales et littéraires que j’ai récemment publié sous le titre Hommes et livres (Lecène et Oudin, in-18).