Histoire de la langue française, des origines à 1900 — Tome 5

CHAPITRE V


LE FRANÇAIS ET LES PETITES ÉCOLES



Les écoles au xviie siècle. — À l’époque des grandes luttes scolaires de la fin du XIXe siècle, on a fait, sur l’état de l’instruction pendant l’ancien régime, des enquêtes très nombreuses, et qui ont singulièrement enrichi la collection des documents dont on disposait jusqu’alors. J’ai lu à peu près tous les livres et articles, imprimés ou manuscrits, qu’a pu réunir le Musée Pédagogique. Et la collection est énorme. Certaines de ces études sont vraiment historiques et impartiales, les autres, le plus grand nombre, sont tendancieuses ; une grande quantité d’auteurs n’ont cherché qu’à réhabiliter l’Eglise et à prouver qu’elle n’avait jamais oublié la parole : « Ite et docete. » Je n’ai point à discuter ici cette question trop générale. Assurément les mandements, ordonnances, lettres épiscopales au sujet de l’instruction publique ne manquent pas ; ils sont même trop nombreux, car on est en droit de supposer qu’ils étaient peu observés, sinon ils n’auraient pas eu besoin d’être si souvent renouvelés. Un fait est hors de doute : en général, il y a eu au xviie siècle des écoles un peu partout. Encore faut-il observer que l’état des diverses provinces ecclésiastiques différait fortement sous ce rapport, et que dans une même province, on constate des faits contradictoires[1]. Pour Paris, si la question n’a pas encore été traitée dans son ensemble, nous avons du moins une excellente étude sur les Écoles de Charité, que M. Fosseyeux vient de publier[2].

La principale difficulté, c’est que, dans la plupart des cas, nous ignorons si les écoles établies à une date donnée ici ou là, et dont on trouve la trace dans les Archives, se sont continuées régulièrement et si elles ont été très fréquentées[3]. Brunetière a dit excellemment : « Il y avait des fondations, mais on les détournait trop souvent de leur usage ; il y avait des maîtres d’école, mais leur ignorance était grande ; il y avait des surveillans naturels des écoles de campagne, mais ces surveillans ressemblaient à beaucoup de surveillans qui surveillent leurs intérêts d’abord et le reste ensuite, ou jamais[4]. »

On comprend le cri d’un contemporain : « En chasque paroisse il n’y a point la centiesme partie des persônes qui escrivent et scachent escrire[5]. » M. Fosseyeux a bien montré comment, sous l’influence de Vincent-de-Paul et grâce à l’action cachée mais réelle de la Cie du St -Sacrement, les écoles se multiplièrent. Le progrès continua constant, quoique lent, jusqu’à la Révocation de l’Édit de Nantes.

Caractère religieux des écoles. — Peu de temps après cet événement, malgré des embarras de toutes sortes, l’attention donnée aux écoles augmenta singulièrement, il faut comprendre pourquoi : « Les Maîtres, Maîtresses d’Ecoles et Permissionnaires se souviendront », dit un statut, « que leur obligation principale, consiste à apprendre aux enfans dont ils sont chargez, les principaux Mysteres de la Foi, à leur expliquer les Commandemens de Dieu, et de l’Eglise, les Sacremens, et les autres veritez de la Religion. » Ce texte, emprunté aux Anciens Statuts des petites écoles imprimés en 1725, résume très exactement le programme du XVIIe siècle[6]. L’école est avant tout un autre catéchisme, une maison où on apprend le catholicisme, ses dogmes, ses pratiques, sa morale. « Il s’agit de sauver son âme, dit M. Fosseyeux, plutôt que de former son jugement. Cet enseignement reste bien une des formes de la charité chrétienne[7]. » Je ne veux pas dire que l’enfant n’y apprend pas à lire. Nous verrons quoi et comment ; il apprend aussi à compter par jetons, parfois même à écrire et à calculer par écrit. Mais ces « sciences humaines » doivent servir aux autres. Comme ailleurs la philosophie, elles sont servantes de la théologie, d’une théologie enfantine, celle du catéchisme et de l’histoire sainte.

Avec le temps on ajouta quelques accessoires au programme essentiel, car il était impossible qu’on n’aperçût pas l’utilité pratique de certaines connaissances, d’un peu d’orthographe par exemple, de divers travaux manuels aussi. Mais l’école, née des prescriptions de l’Église, de la charité d’un curé ou d’un particulier, restait malgré tout une fondation pieuse. Elle portait, tout naturellement, la marque de son origine. C’est là un fait que personne n’a songé à nier, il n’était pas niable ; même entre des mains laïques, elle était une maison d’instruction religieuse. Dès lors, il était tout naturel qu’on songeât, après la Révocation, à l’employer pour vaincre la résistance acharnée qu’on trouvait dans les familles des « nouveaux-convertis ».

La Révocation de l’Édit de Nantes et la multiplication des écoles. — Presque tous les évêques, consultés, furent d’accord sur ce point, les enfants des hérétiques devaient être envoyés aux écoles, là où il en existait, dût-on pour cela les ravir de force à leur famille ; ailleurs, il fallait créer des écoles[8]. Plusieurs ne se faisaient pas illusion et savaient que l’influence de la famille détruirait celle des maîtres ; à presque tous, cependant, le moyen paraissait bon, sinon suffisant[9].

Les intendants partageaient les idées des évêques[10]. L’enseignement de l’école, prolongement de celui de l’Eglise, était le moyen de vaincre l’opposition sourde des familles[11]. En 1697, le 22 décembre, Bâville, intendant du Languedoc, avait rendu une ordonnance instituant l’obligation scolaire pour les nouveaux-convertis. Un mémoire de Pontchartrain indiquait les moyens financiers de pourvoir, s’il était nécessaire, à ces créations « ou sur les deniers communs, ou par impositions[12]. »

L’école obligatoire. — Enfin en 1698, la volonté du Maître se fit connaître, souveraine et générale : « Voulons que l’on établisse, autant qu’il sera possible, des maîtres et maîtresses dans toutes les paroisses où il n’y en a point, pour instruire tous les enfants, et nommément ceux dont les pères et mères ont fait profession de la religion prétendue réformée, du catéchisme et des prières qui sont nécessaires, pour les conduire à la messe tous les jours ouvriers, leur donner l’instruction dont ils ont besoin sur ce sujet et pour avoir soin, pendant le temps qu’ils iront auxdites écoles, qu’ils assistent à tous les services divins les dimanches et les fêtes, comme aussi pour apprendre à lire et même à écrire à ceux qui pourront en avoir besoin, le tout en la manière prescrite par l’article XXV de notre édit du mois d’avril 1695, concernant la juridiction ecclésiastique, et ainsi qu’il sera ordonné par les archevêques et évêques, et que, dans les lieux où il n’y aura pas d’autres fonds, il puisse être imposé sur tous les habitants la somme qui manquera pour leur subsistance, jusqu’à celle de cent cinquante livres par an pour les maîtres et cent livres pour les maîtresses….

« Enjoignons à tous les pères, mères, tuteurs et autres personnes. qui sont chargées de l’éducation des enfants, et nommément de ceux dont les pères et mères ont fait profession de ladite religion prétendue réformée, de les envoyer auxdites écoles et aux catéchismes jusqu’à l’âge de quatorze ans, si ce n’est que ce soient des personnes de telle condition qu’elles puissent et qu’elles doivent les. faire instruire chez eux par des précepteurs bien instruits de la religion et de bonnes mœurs, ou les envoyer aux collèges[13]. »

Ce document mérite d’être lu avec la plus grande attention. D’abord, on y voit les matières des programmes scolaires rangées dans l’ordre où l’estime publique les classe alors. Ce que nous appellerions l’instruction vient à sa place, la dernière. Les enfants devaient apprendre à lire, et « même à écrire » ; mais il est bien clair que ce n’est pas par là qu’on entendait les faire commencer, ni finir. Ils sont à l’école surtout pour apprendre la religion.

En outre, la Déclaration met en lumière un fait peu connu. L’école publique, gratuite et obligatoire, a été créée par la Royauté, au profit de l’Église et pour le service du catholicisme.

Le personnel des écoles. — Nous avons quelques renseignements sur la façon dont se recrutait le personnel ; le plus souvent, une permission de l’autorité ecclésiastique suffisait[14]. « Pour être bon maître d’escolle », dit naïvement un texte du temps, dont je respecte l’orthographe, « il faut bien scavoir la Rithmétique est bien scavoir chanter les cantique facile et surtout aymer à enseigner la jeunesse, estre vertueux[15]. » A Montpellier, les procès-verbaux de la Congrégation (1679-1681), publiés par la Société de l’Histoire du Protestantisme (1878, 213), montrent l’ardeur déployée à réduire les écoles protestantes. On ne s’occupe guère à les remplacer. Dans cette campagne, un rôle important est joué par un nommé Tinel, maître d’école. De son métier il était tailleur d’habits.

La carrière était dure et peu rémunératrice. Rarement un homme de valeur voulait l’embrasser. « Ces sortes de gens n’ont ni feu, ni lieu », dit l’intendant du Poitou au Contrôleur général, le 4 Décembre 1701[16]. Là où il y avait des épreuves, elles semblent avoir été en général les suivantes : lecture, et chant au lutrin, ensuite écriture, et calcul[17].

Ignorance des maîtres. — Il ne faut pas croire que cet état fût seulement celui des campagnes. À Lyon, Démia écrit : « La plupart des maîtres ignorent la méthode de bien lire et écrire[18]. » Au premier abord on est tenté d’admettre que le grand réformateur exagère, comme tous les autres, enclins à grossir les maux qu’ils veulent guérir. Mais il faut croire qu’on partagea sa manière d’apprécier les choses, puisque l’archevêque de Lyon l’autorisa à tout réorganiser. Encore après sa réforme, les inspecteurs créés par lui trouvent-ils non point des enfants, mais des institutrices qui ne savent pas bien lire. Il faut dire qu’elles ont « pourtant des dispositions à cela » ; le visiteur ajoute du reste que le mari de l’une d’entre elles, instituteur dans la même école, a été chargé de la perfectionner à la lecture. D’un instituteur aussi, on rapporte qu’il ne sait pas lire. On ne l’a pas pour cela révoqué, on lui a seulement ordonné de se faire instruire par un de ses collègues. Une telle, au contraire, « lit bien », c’est un mérite qui vaut qu’on le signale[19].

Sur Paris, certains nous ont fait aussi de grandes plaintes. Il n’est que d’écouter Jean Meslier, qui tenait une école faubourg Saint-Marceau. D’abord, les bâtiments et le matériel étaient misérables[20]. Mais le personnel, suivant l’auteur, était plus médiocre encore. « C’est une chose bien estrange, s’écrie-t-il, de voir en une ville tant soit peu policée, que pour y faire des souliers, pour y tailler des habits, pour y forger des serrures et des clefs, il faille avoir fait son apprentissage sous quelque Maistre pendant plusieurs années, et avoir passé en suite par l’examen des plus Experts de la profession. Et pour la prémiere instruction des Enfans qui est de si grande consequence, qu’il soit permis à tous indifferemment de l’exercer : et à des jeunes Gens qui sont sans experience, et qui sont encor Escoliers pour la pluspart, d’aller faire leur apprentissage et leurs coups d’essais aux despens de ces pauvre[s] petits. Le remede à ce mal comme à beaucoup d’autres, seroit celuy que j’ay dit, de prendre un quartier, y establir une bonne Escole, et puis travailler tout le mieux que faire se pourroit, pour doner un exemple, d’une instruction facile et naturelle qui fust sans contredit » (o. c., 12-13).

Et l’idée de fonder une école normale se présente à Démia qui la réalise. En 1671, une communauté est créée à Lyon pour former les maîtres-hommes. Des lettres patentes de 1681 en confirment l’établissement. En 1687, une communauté analogue s’ouvre pour les femmes. Dans l’intervalle, J. B. de la Salle a fondé à Reims son séminaire des maîtres d’école. Meslier en voudrait un à Paris, où on se concerterait sur les méthodes et où on ferait des expériences pédagogiques[21]. Il y est même noté, et la chose importe à mon sujet, que le bon langage serait une des matières des études. Beaux projets qu’on n’était pas à la veille de réaliser ![22]

Les maîtres d’école et la langue française. — En réalité, l’enseignement, dans beaucoup d’endroits, se donnait en patois, aussi bien à l’école, qu’à l’Église. Le successeur de Godeau, l’évêque Thomassin, en publiant les homélies de son prédécesseur, rapportait que l’évêque académicien eût changé volontiers sa langue contre le patois du pays, afin de pouvoir mieux instruire son peuple, et que si Dieu lui eût donné le choix ou du don des miracles ou de la langue provençale, il eût choisi plutôt de parler cette langue que de ressusciter trois morts chaque jour. Et l’auteur ajoute — ici il ne s’agit plus de rêve, mais de faits — : « Vous l’avez vû souvent, au milieu des enfants et des païsans, leur enseigner la doctrine en leur idiome vulgaire, vous l’avez admiré dans les visites de ce diocèse, s’efforçant de faire des sermons en provençal avec un abaissement extresme et une charité inconcevable[23]. »

On se demande, en présence de certains textes, si l’on exigeait toujours des maîtres d’école eux-mêmes qu’ils sussent le français. Cela ne me paraît pas du tout assuré. Racine n’était ni un athée ni un libertin. Il ne songeait pas à inspirer le mépris des « régimes déchus. » Or il nous dit textuellement que les maîtres d’école d’Usez qui le saluaient ne le comprenaient pas et qu’il ne les entendait pas non plus : « Il n’y a pas un curé ni un maître d’école, écrit-il, qui ne m’ait fait le compliment gaillard, auquel je ne saurois répondre que par des révérences, car je n’entends pas le françois de ce pays, et on n’entend pas le mien : ainsi je tire le pied fort humblement ; et je dis, quand tout est fait : Adiousias (Let., 1661, Œuv., VI, 419).

L’apprentissage de la lecture en latin — Qu’était-ce donc que savoir lire ? Il faut éviter les méprises à ce sujet. Savoir lire, c’était d’abord savoir lire en latin. On commençait par là. Cette méthode s’est conservée çà et là jusqu’à nos jours[24]. Elle était universellement pratiquée ou à peu près autour de 1650, quoiqu’on l’eût déjà critiquée. Ce n’est pas parce qu’il était plus facile de commencer par le latin où toutes les lettres se prononçaient qu’on en usait ainsi, c’était parce que le caractère de l’école en faisait un devoir. Il fallait lire avant tout les prières et le rituel, dût-on en rester là.

Donc, après la « croix de par Dieu », où ils apprenaient les lettres, les enfants les assemblaient en syllabes, puis s’exerçaient sur le « pater, ave, credo, misereatur, confiteor, Benedicite, Agi- mus, Et beata, Angelo Dei ». Quand ils sont formés à épeler, dit l’École paroissiale, qui règle minutieusement tous ces détails, il leur faut « donner un Livre, qui soit composé du Magnificat : Nunc dimitti : Salve Regina, Verset, et Oraison, des sept Psaumes, et des Litanies des Saints, du S. Nom de Jesus et de celle de la Sainte Vierge : D’une Liste des Nombres des chiffres communs… des Versets et des Réponses de la Messe » (171-172). C’est seulement quand l’enfant sera bien en possession de la lecture latine qu’il abordera la lecture en français[25]. Les classes des tout petits sont divisées à cet effet en cours bien distincts, assis à des tables spéciales[26].

Les pédagogues se rendent parfaitement compte des difficultés que l’enfant va rencontrer. Il va lui falloir prononcer deux, regne, nostre, qui, comme , reñ, notr, ki, après avoir d’abord appris à dire de-u-s, re-gn-um, no-st-rum, qui. Ent de cantent, où tout s’entend, l’empêche de lire ils chantent avec sa dernière syllabe sourde, etc… Aucune recette pour y remédier. Il est seulement recommandé aux maîtres d’« aller progressivement » (Éc. par., 182-186)[27].

J’ai marqué (tome IV, 179) l’influence détestable que cette pratique eut sur la prononciation française. Nous entrevoyons, à travers les textes, que c’est une des raisons pour lesquelles on savait mal lire. Souvent l’écolier n’allait pas jusqu’au bout. En 1673, un Reglement pour les écoles dominicales autorisa, après les exercices religieux et l’instruction religieuse « a apprendre a lire a celles qui auront volonté de se faire instruire, ou a perfectionner dans l’usage de la lecture celles qui auroiẽt quelques cõmencemẽs » car « c’est un grand mal que l’on envoye rarement les filles a l’école, et que celles que les parens y envoyent, n’y restent pas un temps suffisant pour apprendre parfaictement a lire[28]. »

On pense bien que si ces funestes principes étaient reçus dans les petites écoles, où le latin ne jouait malgré tout qu’un rôle accessoire, les collèges n’en connaissaient sed d’autres. D’Aubigné, qui fut mis dans les mains d’un savant, apprit plusieurs alphabets à la fois, et s’exerça à lire en latin, grec et hébreu. Jamais l’homme « astorge et impiteux » qui lui enseignait, Jean Cottin, n’eût eu l’idée d’y joindre la lettre française. Les régents jetaient les enfants dans Despautère.

Un précurseur. Behourt. — Cependant une révolution se préparait. Dès la fin du xvie siècle, quelques précurseurs avaient demandé l’abandon de la méthode traditionnelle[29]. Une place de choix parmi eux doit être réservée à Behourt[30]. Il ignorait certainement les idées de son illustre contemporain Comenius, dont la Didactica magna ne parut qu’en 1627. C’est de Comenius qu’est l’adage : Apprendre le latin avant la langue maternelle, c’est vouloir monter à cheval avant que de savoir marcher. Dès 1620, Behourt mélangeait lecture française et lecture latine dans son livre : Alphabets françoys, latin, et Grec (Rouen, Louys Loudet, Bib. Nat., Inv. X, 11800). Et dans le livret, où il y a une petite grammaire à l’usage des enfants, il justifie son innovation en quelques mots très heureux : « J’ay traicté le tout en Françoys, afin que la perception en fust plus prompte, baillant la maniere de sçauoir deuant la science, estant chose absurde de les rechercher ensemble » (Let. au Pr. de Lorraine, duc de Joyeuse, Abbé de Fescamp).

La lecture en français à l’Oratoire et à Port-Royal. — La réforme ne se fit pas par le bas. Elle ne vint pas des maîtres des petites écoles. Démia, pas plus que l’auteur de l’École paroissiale, ne vit l’intérêt qu’elle avait ; peut-être même y fut-il opposé.

A l’Oratoire au contrarie, la lecture française devait être la première. Cela résultait du système pédagogique général que l’on adoptait et qui plaçait un commencement d’éducation française au seuil de l’éducation latine[31].

Mais les maîtres de Port-Royal furent autrement nets dans leur doctrine[32] : « C’est une faute tres-grande, disent-ils, que de commencer, comme on fait d’ordinaire, à montrer à lire aux enfans par le Latin, et non par le François. Cette conduite est si longue et si penible, qu’elle ne rebute pas seulement les Escoliers de toute autre instruction, en prévenant leur esprit dés leur plus tendre jeunesse, d’un dégoust et d’une haine presque invincible pour les Livres et l’étude ; mais elle rend aussi les Maistres impatiens et fâcheux, parce que les uns et les autres s’ennuyent également de la peine et du temps qu’ils y employent[33]. »

De leur côté, les écoles protestantes étaient assez avancées et auraient pu, si on les avait laissé subsister, faire naître une heureuse émulation. Le français y tenait une place, qui n’était peut-être pas la première, mais qui était considérable. Ainsi à Nîmes, on commençait en 6e par la lecture en français[34].

Jean-Baptiste de La Salle fit enseigner la lecture en français par les frères des Écoles chrétiennes. Or on eut beau les traquer et les saisir à Paris, leur Institut finit par triompher de la jalousie des chantres et des maîtres écrivains coalisés[35] et son développement fut considérable. Malheureusement on sait ce qui advint des écoles jansénistes et protestantes. Le progrès des méthodes nouvelles fut singulièrement ralenti par toutes ces persécutions[36]





  1. Ainsi, il résulte d’une étude très consciencieuse et très complète, que dans le diocèse d’Autun, une localité telle qu’Ouroux avec 1000 habitants n’avait point encore d’école en 1687 (Anat. de Charmasse, État de l’Instruction primaire dans l’ancien diocèse d’Autun, 8, Mus. péd., no 2044). Et cependant, d’après la même étude, pour 383 paroisses, on comptait en 1652, 295 écoles. Pour qu’il y eût une école de filles et une école de garçons par paroisse (les deux étaient obligatoirement séparées), il en eût fallu 766. Il n’en manquait que 471. C’était un pays favorisé, car peut-être, malgré les canons, un certain nombre des 295 écoles existantes étaient-elles mixtes.
  2. Les Ecoles de Charité à Paris sous l’ancien régime et dans la première partie du xixe siècle. Thèse complre, Paris 1912. Une bibliographie très complète se trouve en tête du volume.
  3. Il est certain par exemple qu’à l’époque des guerres de religion une quantité d’écoles furent désertées (Voir le Bull. de la Soc. arch., hist. et scient. de Soissons, t. XVII, 2e  série, p. 132).
  4. Revue des Deux Mondes, oct. 1879, p. 943.
  5. Le Gaygnard, Apranmolire, 166. — Les registres de mariage et de baptême sont une source précieuse de renseignements, sous cette réserve toutefois qu’on a pu choisir les témoins précisément parce qu’ils savaient écrire. Quelques statistiques, trop peu nombreuses, ont été publiées. D’une qui concerne la Somme, j’extrais ce qui suit : De 1686 à 1690, il y a eu à :
    Proyart 12 mariages. Ont signé 8 hommes, 1 femme
    Rony le Petit 4 mar. néant 2 hom., néant
    Vauvilliers 2 mar. 1 hom., "
    Voyennes 12 mar. 5 hom., "
  6. Mus. péd., n° 35655, p. 14. On pourrait citer cent textes analogues. Le chantre de Notre-Dame (qui a le gouvernement des écoles), Cl. Joly, rappelle à ses subordonnés qu’ils sont commis, non seulement pour enseigner aux enfants à lire, à écrire, l’arithmétique, le calcul, le service, la grammaire, mais encore pour leur enseigner le catéchisme et l’instruction de la doctrine chrétienne. Au reste, il n’y a qu’à consulter le titre même de l’École paroissiale, ce manuel des Maîtres : L’ouvrage est divisé en quatre parties. La première contient « les qualités et les vertus de ceux qui instruisent les enfants, ce sont la foi, l’espérance et la charité ». La deuxième donne « des moyens faciles pour elever les enfants à la pieté par l’assistance aux offices divins et aux instructions qui se font dans leur paroisse ». C’est la troisième et la quatrième seulement qui traitent des méthodes et des matières de l’enseignement. Encore cette dernière n’est-elle pas tout entière réservée aux sujets profanes.
  7. O. c., 74.
  8. Voir les Mémoires des évêques de France sur la conduite à tenir à l’égard des réformés (1698, éd. J. Lemoine, Paris, Picard, 1902, p. 14, 46, 63, 79, 159, 210, etc.).
  9. En 1686, en Béarn, le roi ordonne la nomination d’un ecclésiastique « qui n’ait autre occupation que de parcourir tous les lieux du diocèse pour visiter les maîtres d’école, examiner s’ils s’acquittent de leur devoir, et les aider de ses conseils pour le bien remplir » (Sérurier, Instr. prim. en Béarn, Pau, 1874, p. 21). On trouve dans le Bulletin de la Société de l’histoire du protestantisme plusieurs articles qui donnent des notes d’inspection ainsi recueillies. Les enfants ont été examinés un à un, on a interrogé leur conscience. Ils ont leur note religieuse, mais aucune autre.
  10. Les mémoires des intendants se trouvent à la suite de ceux des évêques dans le volume cité plus haut.
  11. Dans ses Mémoires, où il a résumé sa vie administrative, N. J. Foucault, ne parle qu’une seule fois des écoles, c’est en 1687, après la Révocation. Il veut établir des maîtresses dans les principaux bourgs et villages du Poitou (Mém., Coll. des Doc. inéd., 1862, p. 209).
  12. Il faut « en même temps exciter le zèle des évêques pour l’établissement des écoles en tous lieux et recommander aux intendants de le procurer par les fonds qui se pourront prendre ou sur les deniers communs, ou par impositions, ou par les autres voies qu’ils jugeront les plus convenables et les moins à charge, et peut-être serait-il bon d’obliger tous les pères et mères indistinctement d’y envoyer leurs enfants pour ne point faire de différence odieuse et capable de renouveler dans l’esprit des nouveaux convertis des idées de séparations d’eux avec les anciens catholiques (Mém. de M. de Pontchartrain, dans J. Lemoine, o. c., 287 ; Bib. Nat., ms. fr., 7045, f° 140). Une note contemporaine ajoute une remarque intéressante : « Ces établissements ne peuvent être que très utiles, mais comme il y aurait de la difficulté à assujettir des personnes de certaine condition à envoyer leurs enfants à des écoles publiques de cette nature », on essaie d’y pourvoir (Le mémoire est de 1698).
  13. Déclaration du Roi qui ordonne l’exécution de l’Édit de révocation de celui de Nantes, pourvoit à l’instruction de ceux qui sont rentrés dans le sein de l’Église catholique et de leurs enfants, et les maintient dans leurs biens en satisfaisant aux devoirs de la religion, donnée à Versailles, le 13 décembre 1698. — Tirée des Mémoires des Évêques de France sur la conduite à tenir à l’égard des Réformés. (1698), éd. Lemoine, 384-388.
  14. Un jour (14 avril 1707), à Nyons, on se trouva assez embarrassé. L’évêque de Vaison avait envoyé un frère des écoles, pour prendre la place d’un nommé Faravel « bon écrivain », mais qui n’était pas autorisé par l’évêque. Le frère déclara qu’il ne savait pas le latin, son écriture ne fut pas trouvée bonne, et il fut incapable de lire un protocole qu’on lui présenta. Les conseillers, pour se tirer d’affaire, décidèrent de l’associer à Faravel (Bull. départ. de l’instr. prim. de la Drôme, VIe an., 5, p. 213-4.)
  15. Rapp. de Sauvestre sur l’Ens. prim. en Fr. avant 1789 (1880), 95. Mus. Pédag., ms. XXXV, C.
  16. De Boislisle, Corr. Control. gén., II, no 314.
  17. Réception et examen d’Arnaud de Courtade, maître d’école, par le curé et les jurats de Louvie-Juzon, 24 Août 1684 : Voici le procès-verbal : Apres que aussi loudit de Lane, non esten satisfeit, a quitat ladite assemblade et percistat en son oposition, nonobstant que per ladite assemblade en procedin a l’exécution de la précédente délibération, aben feit presentar loudit de Courtade, loudit sieur d’Espalungue lou a feit entrar à l’egleise, feyt legir et cantar, et ensuite, esten rentratz en l’assemblade, lou auren feit escriber et feit far chiffres, de tau sorte que lui seré estat reconegut capable d’exerçar la charge de regent per l’instruction deus enfans deu Bourdalat et en conséquence seré estat recebut per exerçar ladite charge (Serurier, o. c, 39-40).
  18. Compayré, Démia, 47.
  19. Id., Ibid., 49.
  20. Il y a des « Bastimens, de Religieux, de Religieuses,… vous ne les sçauriez compter, et pour de magnifiques Escoles, et amples sales… combien y en-a-t-il ? Vous ne les sçauriez non plus compter, car il n’y en a point (Avis touchant les petites Escoles. Bib. Maz., A. 10 694, 73e pièce, p. 14).
  21. Les Frères en eurent une quelque temps, entre 1699 et 1705 (Fosseyeux, o. c., 66).
  22. On y enseignerait aux « Maîtres la maniere de bien faire le Catechisme, de bien lire le Latin, et le François, en établissant s’il se pouvoit une grande uniformité de langage, banissant certain patois corrompu. On leur montreroit l’art de bien écrire, et de bien chifrer : On leur enseigneroit encore, si l’on vouloit, les Elemens d’Euclyde, le Plainchant, l’Honnêteté ; la Civilité, et toutes les autres choses, dont les Maîtres pourroient etre instruits eux-mêmes dans un lieu où l’on feroit profession d’enseigner tout ce qui seroit necessaire pour la perfection de la jeunesse. » (Avis important, Touchant l’établissement d’un espece de Seminaire pour la formation des Maîtres d’Ecole. (Bib. Maz., A. 10694, 103e pièce).
    Généralement, au dire de Meslier, on fonde l’Ecole, qui est comme le corps, et on ne fonde pas l’instruction qui en est comme l’âme et la vie. Il « faudroit en premier lieu examiner et arrester la façon d’enseigner la meilleure et la plus naturelle, et la plus facile » consulter les plus expérimentés, ensuite faire essayer par un homme capable » (Avis touchant les petites Escoles, 6-7).
    Le maître devrait rendre compte chaque mois par un examen public, de façon que « ny Maistre ny Escolier n’en sçauroit faire accroire aux parens. » (o. c., 11).
  23. Abbé Cognet, Ant. Godeau, Paris, 1900, 8o , p. 358. Vence est dans l’arrondissement de Grasse (Alpes-Maritimes).
  24. Mon collaborateur primaire, M. l’Inspecteur Bony, né le 9 mars 1860, a encore appris à lire en latin d’abord, à l’école de Villy-en-Auxois (arrondt de Semur). C’était à son époque une règle générale dans ce pays et bien ailleurs. Une de mes domestiques, née en 1858, élevée par les Sœurs de Voutezac (Corrèze), est dans le même cas. Il n’y a guère que quarante ans que cette pratique est interdite dans les écoles publiques. Elle continue dans certaines écoles catholiques.
  25. « Il faut premierement, que les enfans avant que d’être mis à la lecture Françoise, sçachent bien lire en Latin en toutes sortes de livres : car cette lecture étant le fondement de la Françoise, puis qu’elle contient les mêmes caracteres et syllabes, si on monstre à un enfant à lire en Latin et en François tout ensemble, il donnera grande peine au Maistre » (Ib., 181).
  26. Le long de la muraille, il y aura trois bancs de chaque côté, où seront assis ceux qui liront en Latin et en François ; mettans ceux de mediocre condition ensemble, et les pauvres ensemble… Le premier de chaque côté sera haut de quinze pouces, et on y mettra ceux qui lisent en François. Le second d’un pied, et on y mettra ceux qui lisent bien au Latin et commencent à lire en François. Au troisiéme, haut de neuf pouces… ceux qui sont à A, B, C, ceux qui épellent et commencent à assembler les syllabes (Ib., 57).
  27. C’est par cette difficulté que s’explique une observation de Démia rapportée par M. Compayré (Démia, 44). On fait observer à Lyon aux enfants que le t ne se prononce pas dans esprit éternel. Cela paraît au premier abord bien subtil, et porte à croire que les enfants étaient bien instruits, si on en arrivait avec eux à de pareilles délicatesses. Mais il en faut en rabattre. L’École paroissiale note aussi qu’il faut faire la liaison : il disoit à Pierre, mais c’est pour montrer à l’enfant, gêné par sa connaissance du latin que si le t s’articulait ici exceptionnellement, il ne s’articulait pas en général. Dans il fuit, l’enfant disait d’instinct fuiT comme en latin. Il était nécessaire de réagir, et par suite de marquer aussi les cas où les finales françaises s’entendaient (Voir Éc. par., 184).
  28. Bib. Maz., 42632, pièce 3, p. 9.
  29. Je n’ai pas vu un livre cité par M. le Comte de Fontaine de Resbecq, dans son Hist. de l’ens. prim. avant 1789, Lille, 1878 : Methode de lecture en françois. Moyen de promptement et facilement apprendre en lettre françoise a bien lire, prononcer et écrire. Ensemble la manière de prier Dieu en toutes nécessitez (Paris, Imp. J. Charron, rue des Carmes, 18, Bib. de Douai).
  30. Behourt est mort en 1621. Il a fait une édition abrégée du Despautère (le Petit Behourt) ; l’Alphabet (1620) ; des tragédies de collège ; le Trésor d’éloquence avec explication des mots difficiles (1619). (Voir Robil. de Beaurepaire, Rech. sur l’inst. publ. dans le diocèse de Rouen. Évreux, 1872, I, ch. iii.)
  31. Au contraire, en Lorraine, le P. Pierre Fourier, curé de Mattaincourt, qui fondait ses écoles à la même époque, stipulait encore expressément que les élèves de la troisième classe liraient seulement en latin ; celles de la 2e  lisaient en latin le matin, en français l’après-midi ; celles de première devaient apprendre à lire proprement en langue vulgaire et en latin (Voir les Vrayes constitutions des religieuses de la Congrégation de Notre-Dame, composées par le R. P. Fourier de Mataincourt, instituteur d’icelles, 1645, dans Maggiolo ; L’oeuvre pédagogique de Pierre Fourier de Mattaincourt en Lorraine, 1589-1646, Mémoires de l’Acad. de Stanislas, 1892, 5e  série, t. X, p. 221).
  32. Cf. Sainte-Beuve, P.-R., III, 438.
  33. Bill. de Cicér., Préf. 2-3. Cf. « On commence en suite à leur donner des Livres François (après leur avoir fait apprendre à lire, dans les Prières et le Catéchisme), Estant donc en estat de pouvoir apprendre à lire dans les Livres François, il faudra leur en donner qui soient proportionnez à leur intelligence pour les matieres » (Ib., préf., 19-11).
  34. Voir D. Bourchenin, Étude sur les Académies protestantes. Paris, Grassart, 1882, 8e, p. 11. Les registres de paroisses protestantes présentent un nombre plus considérable d’actes signés. Ainsi à St-André de Valbergue (Gard), de 1681 à 1685,
    dans 24 mariages protestants ont signé 11 hom. 2 femmes.
    — 3 — catholiques — 0 hom. 0 fem.
  35. Voir Ravelet, Hist. de J.-B. de La Salle, 327 ; R. P. Garreau, La vie de Messire J.-B. de La Salle, et le P. Chauvin : Les Humanités modernes (Articles publiés dans La Quinzaine, 16 sept. et 1er  oct. 1897).
  36. Le 1 septembre 1704 Foucault, fidèle disciple de Colbert, fit établir au Collège des Jésuites de Caen, une chaire de mathématiques et d’hydrographie pour l’instruction des jeunes gens qui prennent le parti de la mer. L’inauguration solennelle, avec discours français, eut lieu le 27 mars 1705. Et le programme spécifie bien « On dictera et on expliquera les traités en françois, suivant l’intention de Sa Majesté » (Mém., éd. citée, p. 365). A Dunkerque on admettait le flamand. Il est à remarquer, et ceux qui étudient l’origine de l’enseignement des langues vivantes en France tireront peut-être quelque profit de ces renseignements, que c’est dans ces écoles qu’on semble avoir organisé tout d’abord l’enseignement des langues étrangères, au début de 1701. Le 16 janvier, Pontchartrain fait savoir à M. Bégon, intendant de La Rochelle, que le Roi n’a pas approuvé l’idée de confier aux Jésuites de La Rochelle, le soin d’enseigner les langues angloise et hollandoise. Il faut chercher d’autres maîtres, au besoin en faire venir de Dunkerque et de Bordeaux, et engager la ville à payer leur traitement (Arch. Nat., O1362, fo 21). Le même jour, Pontchartrain avertit l’intendant de Bordeaux qu’il approuve le choix du maître de langue hollandaise, mais qu’il veut aussi qu’on enseigne l’anglais (Ib.). Le Secrétaire d’Etat de la maison du Roi écrit à M. de Vaubourg, intendant de Rouen, le 17 avril de la même année, que le nommé Parent se présente pour enseigner l’anglais à Rouen moyennant 1200 l. d’appointements, le logement et les privilèges des maîtres d’hydrographie (Ib., fo 149) ; le même écrivait à M. Bignon, intendant d’Amiens, le 15 janvier : « J’ay dit au roy la difficulté que vous aviez de trouver des maistres pour enseigner les langues à Calais, mais comme S. M. souhaitte qu’on y en établisse, Elle m’ordonne de vous dire qu’il faut que vous en fassiez chercher de capables, soit à Dunkerque ou ailleurs, et que vous engagiez la ville à faire un fonds pour le payement des appoinctemens, en sorte que cet établissement puisse estre fait au plustost. » (Arch. Nat., O1362, fo 20 vo.)