Histoire de la langue et de la littérature française/14

CHAPITRE IX

LA LANGUE FRANÇAISE
Jusqu’à la fin du XIVe siècle[1].




I. — Le français et ses dialectes.

L’évolution historique et linguistique qui suivit la décomposition du monde romain ne pouvait que favoriser le travail de morcellement du latin. Aussi les différences de parler, dès le début de l’époque romane, furent assez sensibles pour s’accuser dans les textes. La Prose de sainte Eulalie, le Saint Léger, le Saint Alexis présentent des caractères qui ont permis d’en déterminer approximativement la provenance et de reconnaître que le premier morceau appartient au nord-est, le second au sud-est, le troisième à l’ouest du domaine. Dans la suite des temps, en vertu d’une loi du langage qui semble générale, la divergence se marqua de plus en plus, et sur le territoire de l’ancienne Gaule, comme du reste sur toute la surface du monde où la langue latine subsista, ce fut non pas un parler unique qui sortit d’elle, mais une série de parlers différents, qui, dans chaque région, chaque province, chaque village, finirent par prendre une couleur propre, toujours plus tranchée.

Des faits historiques et économiques tendirent de bonne heure à mêler certains de ces parlers, à assurer la suprématie des uns sur les autres, en un mot à déranger par la concurrence et le contact le développement spontané de chacun. Mais la déchéance actuelle des plus humbles de ces parlers, aujourd’hui réduits à l’état de patois, ne saurait faire oublier leur importance passée. Produits directs des transformations locales du latin, ils ont été longtemps, dans leur région, la langue commune, parlée et souvent écrite, comme le français l’était dans la sienne. En effet, ni par sa valeur linguistique, ni par sa valeur littéraire, celui-ci n’occupait un rang à part ; sa prédominance, et elle ne s’est établie, nous le verrons, que lentement, il la doit aux circonstances politiques et au rôle historique du pays où il s’est formé.

Sur les faits ainsi sommairement exposés, maintenant qu’on a définitivement abandonné les vieilles théories qui faisaient des patois soit du français dégénéré, soit des descendants lointains des langues antérieures à l’occupation latine, il n’y a plus aucun doute ; au contraire, sur la manière de classer les parlers dont il vient d’être question, de considérer les groupes qu’on en forme, il y a deux théories, très éloignées l’une de l’autre, que je suis obligé d’exposer sommairement, parce qu’elles dominent toutes les études dialectologiques, auxquelles se livrent sans doute un certain nombre de mes lecteurs.

La première de ces théories, généralement admise jusqu’à nos jours, et encore énergiquement soutenue en France par MM. Durand de Gros, Tourtoulon, en Allemagne par MM. Grœber, Horning, en Italie par M. Ascoli, consiste à admettre qu’il s’est constitué, dès les origines, dans l’empire du roman, et particulièrement du gallo-roman, des provinces linguistiques plus ou moins grandes, mais en général d’une certaine étendue, dont le parler, tout en différant d’un point à l’autre, présente à l’observateur certains traits distinctifs, qui en sont les caractères, et qu’on retrouve sinon en totalité, du moins en partie, sur les différents points de la province. Chacune de ces provinces, dont les limites ont pu être déterminées par toutes sortes de causes, physiques, ethnographiques, politiques, forme un dialecte, qui se subdivise en sous-dialectes ; ces sous-dialectes occupent à l’intérieur de la province linguistique une sorte de canton, et sont au dialecte ce que celui-ci est à la langue à laquelle il appartient. Enfin ces sous-dialectes comprennent à leur tour des variétés et des sous-variétés qui, en diminuant toujours d’extension, finissent par se résoudre à l’unité linguistique fondamentale, laquelle est, suivant le cas, le parler d’un village, d’un hameau, ou même d’une famille. La cause primitive qui a produit cet état de choses est l’extension du latin par rayonnement. Implanté sur un certain nombre de points, il a commencé par y recevoir, en raison des habitudes physiologiques et psychologiques des populations qui y habitaient, une empreinte déterminée, et s’y est développé suivant des tendances qui pouvaient différer. Porté ensuite en cet état, de chaque point aux régions avoisinantes, par une expansion progressive, comparable à celle du français littéraire d’aujourd’hui, il a formé autour du centre primitif de nouveaux centres ; là, par suite de nouvelles influences locales, il a subi des modifications, parfois divergentes, mais en retenant néanmoins les principaux traits primitifs qu’il avait pris à son point de départ. Et ainsi de suite : le mouvement commencé au lendemain même de la conquête romaine s’est propagé suivant ce procédé d’endroit en endroit, substituant aux langues indigènes un parler à la fois un et divers, jusqu’à ce qu’il vînt se heurter à quelque obstacle naturel qui pût l’arrêter : montagnes, marais, espaces inhabités, etc., ou bien à d’autres langues ou dialectes. Dans ce dernier cas, si le dialecte rencontré était de même nature, c’est-à-dire roman, une influence réciproque ne tardait pas à naître des rapports de voisinage ; des traits linguistiques passaient d’un domaine dans l’autre, altérant la physionomie de chacun des dialectes, et formant des sortes de zones neutres, où la limite aujourd’hui indécise ne saurait se figurer par une ligne. Le même travail s’étant accompli à l’intérieur du dialecte lui-même sur certaines voies de communication, un trouble apparent, résultat d’influences séculaires, masque parfois aujourd’hui les parentés ou les divergences originelles du patois, les faits primitifs ayant pu être recouverts par d’autres, mais il n’en reste pas moins légitime et nécessaire de rechercher et de rétablir cette hiérarchie des dialectes et des sous-dialectes, historiquement réelle, et de chercher dans les données que peut fournir la géographie historique sur l’ancienneté des localités, leur importance relative et leurs relations politiques, commerciales, intellectuelles, l’explication des rapports dans lesquels se trouvent aujourd’hui leurs parlers.

L’autre doctrine, adoptée depuis par des hommes très considérables, tels que MM. Gaston Paris, Gilliéron, Rousselot en France, MM. Suchier, Wilhelm Meyer à l’étranger, a été pour la première fois posée par M. Paul Meyer, il y a environ vingt ans, à propos d’une division imaginée par M. Ascoli dans les dialectes de France[2].

L’article est assez court pour que j’en puisse extraire ici les passages principaux. « À mon sens, dit M. P. Meyer, aucun groupe de dialectes, de quelque façon qu’il soit formé, ne saurait constituer une famille naturelle, par la raison que le dialecte (qui représente l’espèce) n’est lui-même qu’une conception assez arbitraire de notre esprit. Voici en effet comment nous procédons pour constituer un dialecte. Nous choisissons dans le langage d’un pays déterminé un certain nombre de phénomènes dont nous faisons les caractères du langage de ce pays. Cette opération aboutirait bien réellement à déterminer une espèce naturelle, s’il n’y avait forcément dans le choix du caractère une grande part d’arbitraire. C’est que les phénomènes linguistiques que nous observons en un pays ne s’accordent point entre eux pour couvrir la même superficie géographique. Ils s’enchevêtrent et s’entrecoupent à ce point qu’on n’arriverait jamais[3] à déterminer une circonscription dialectale, si on ne prenait le parti de la fixer arbitrairement.

« Je suppose par exemple que l’on prenne pour caractéristique du dialecte picard le traitement du c devant a (j’entends le c initial, ou, s’il est dans le corps du mot, appuyé sur une consonne)[4]. Voilà un caractère qui fournira une limite passable du côté du sud et de l’est, mais du côté du nord il sera médiocre, à moins de pousser le picard jusqu’au flamand, et du côté de l’ouest il ne vaudra rien, puisque, ainsi que l’a montré M. Joret, il s’étend à la Normandie, et qu’on n’entend point comprendre le langage de la Normandie dans le picard. Force sera donc d’avoir recours à quelque autre caractère que l’on choisira de telle sorte qu’il se rencontre dans l’un seulement des deux dialectes (normand et picard) que l’on voudra distinguer. Ce caractère, on le choisira arbitrairement selon l’endroit où, d’après une idée préconçue, on voudra fixer la limite. Ce sera, je suppose, la formation en oe des imparfaits de la première conjugaison[5]. Mais de ce fait linguistique on fera un usage tout aussi arbitraire que du c devant a ; on trouvera commode de le regarder comme un caractère du normand du côté de l’est, et on l’abandonnera du côté de l’ouest, parce que dans cette direction il dépasse très notablement les limites de la Normandie, et qu’on ne voudra point appeler normand le parler de l’Anjou et du Poitou[6] »

Ces principes posés, M. P. Meyer conclut : « Il n’y a pas moyen de procéder autrement, je l’accorde, mais ce n’en est pas moins procéder arbitrairement. Il s’ensuit que le dialecte est une espèce bien plutôt artificielle que naturelle ; que toute définition du dialecte est une definitio nominis et non une definitio rei.

« C’est pourquoi je suis convaincu que le meilleur moyen de faire apparaître sous son vrai jour la variété du roman consiste non pas à tracer des circonscriptions marquées par tel ou tel fait linguistique, mais à indiquer sur quel espace de terrain règne chaque fait. »

On voit la portée du raisonnement. Il aboutit à prouver que, si nous renonçons à prendre du côté du Nord un fait, du côté du Midi un autre fait, en changeant illogiquement de critère, il n’y a plus ni dialecte bourguignon, ni picard, ni normand à proprement parler, c’est-à-dire en entendant par là des groupes constitués spontanément avec leurs traits spécifiques et leur individualité propre. Il n’y a plus qu’un langage à la fois commun et différent d’un bout du territoire à l’autre, auquel on donne divers noms de région pour une raison de commodité, afin de le désigner rapidement sous la forme particulière qu’il prend dans cette région, bourguignonne, picarde ou normande, étant bien entendu que l’ensemble des particularités linguistiques qu’on résume ainsi ne se rencontre nulle part réuni, et que l’aire de chacune d’elles varie, pouvant ne pas embrasser la totalité de la province ou au contraire déborder au delà de ses limites.

Dans la même conception, il n’y a pas non plus de provençal ni de français, de langue d’oui ni de langue d’oc. « Ces mots, suivant M. Gaston Paris, n’ont de sens qu’appliqués à la production littéraire[7].

« On le voit bien, si on essaye, comme l’ont fait il y a quelques années deux vaillants et consciencieux explorateurs, de tracer de l’Océan aux Alpes une ligne de démarcation entre les deux prétendues langues. Ils ont eu beau restreindre à un minimum les caractères critiques qu’ils assignaient à chacune d’elles, ils n’ont pu empêcher que tantôt l’un, tantôt l’autre des traits soi-disant provençaux ne sautât par-dessus la barrière qu’ils élevaient, et réciproquement… L’ancienne muraille imaginaire, la science, aujourd’hui mieux armée, la renverse, et nous apprend qu’il n’y a pas deux Frances, qu’aucune limite réelle ne sépare les Français du nord de ceux du midi, et que d’un bout à l’autre du sol national nos parlers populaires étendent une vaste tapisserie dont les couleurs variées se fondent sur tous les points en nuances insensiblement dégradées. »

À vrai dire, il faut aller plus loin encore, comme M. Grœber l’a très bien vu, dans l’essai de réfutation qu’il a tenté de cette doctrine. Si on admet les principes de M. P. Meyer, ce n’est pas seulement entre le français et le provençal que la barrière s’abaisse, c’est entre tous les parlers romans de l’ouest. Du côté des Alpes, entre le domaine italien et le domaine français, la transition se fait par les parlers italiens de la frontière, si voisins du provençal ; du côté des Pyrénées, entre le domaine espagnol et français, elle se fait par le gascon. Tout le domaine du roman continental, exception faite du roumain, ne forme donc qu’une masse, au sein de laquelle il est chimérique le plus souvent de vouloir tracer des démarcations. Personne, bien entendu, ne songe, en vertu de ces considérations, à nier l’individualité trop évidente des langues italienne, espagnole ou française, mais cette individualité n’est plus admise que comme le résultat d’une culture historique et littéraire, qui échappe, par conséquent, aux lois du développement spontané.

De même il y a bien un français et un provençal, mais parce que « de bonne heure, au nord comme au midi, les écrivains ont employé, pour se faire comprendre et goûter dans un cercle plus étendu, des formes de langage qui, pour des raisons historiques ou littéraires, avaient plus de faveur que les autres, et la langue littéraire du nord étant bien distincte de celle du midi, l’opposition entre le provençal et le français a paru claire et sensible »[8].

De même encore les dialectes, là où ils existent réellement, — et leur existence historique sur certains points ne peut être niée « sans se heurter à des faits incontestables » — s’expliquent de la même manière. « Dans les pays civilisés, et qui ont une longue histoire, dit M. Gaston Paris, les phénomènes naturels sont sans cesse contrariés par l’action des volontés. Il y a eu des influences exercées par des centres intellectuels et politiques. » « Dans chaque région, dit à son tour Darmesteter, un des parlers locaux, propre à une ville ou à une aristocratie, s’éleva au-dessus des parlers voisins, gagna en dignité et rejeta les autres dans l’ombre. Les parlers locaux restés dans l’ombre sont des patois ; ceux qui sont élevés à la dignité littéraire sont des dialectes. Ainsi il se forma, dans divers centres, des langues écrites qui, rayonnant à l’entour, s’imposèrent comme langues nobles aux populations des régions voisines, et créèrent une province linguistique, un dialecte, dans lequel les patois locaux furent de plus en plus effacés et étouffés. Ces dialectes s’étendaient par initiation littéraire et non plus par tradition orale ; leur développement était un fait de civilisation et non de vie organique et naturelle de l’idiome. Dans cette nouvelle évolution linguistique, les dialectes différaient d’autant plus les uns des autres qu’ils étaient séparés par des patois plus nombreux, par des étendues géographiques plus considérables. Ils prenaient donc, en face les uns des autres, une physionomie plus caractéristique et devenaient des langues indépendantes. Ainsi se forma en France une série d’idiomes régionaux différents, que l’on désigne, en général, par le nom des provinces où ils ont fleuri, aussi bien que les différents patois qui continuaient à vivre obscurément dans la même province (normand, picard, bourguignon, etc.)[9]. »

Il ne saurait s’agir ni de trancher ni même de discuter ici cette question fondamentale, assez semblable à celle qui s’est posée depuis un certain temps devant les naturalistes, en présence de l’impossibilité où ils sont de fixer nulle part la ligne de démarcation entre la race blanche et la race noire. Elle est pour le moment très obscure encore. Un des plus profonds connaisseurs de nos patois de l’est, M. Horning, a essayé récemment de la reprendre en sous-œuvre, en commençant par établir si oui ou non il y a actuellement entre les dialectes des frontières. Il a cru pouvoir conclure positivement, mais ses arguments n’ont pas emporté la conviction de ses adversaires, qui persistent à croire que les démarcations, même figurées par une bande de terrain et non par une ligne, sont artificielles. Et ainsi ce premier problème, fondamental pourtant, tout réduit qu’il soit, tout susceptible qu’il semble d’être résolu par des constatations positives, n’est que posé. Il ne pourra être définitivement éclairci qu’à la suite de longues et consciencieuses enquêtes, menées systématiquement, avant que les patois soient éteints ou altérés, d’une part sur les frontières présumées, et en même temps dans d’autres directions, de façon que les résultats puissent être comparés.

La tâche est immense et très délicate, car les recherches doivent porter non seulement sur la phonétique des dialectes, à laquelle elles se restreignent trop souvent, mais sur tout le reste de leur grammaire — syntaxe comprise — encore si mal connue et en toute langue si difficile à pénétrer[10] ; en outre il ne semble pas possible qu’on continue à considérer les différentes particularités comme d’égale importance et capables de servir indistinctement de critères, et cependant les règles qui devraient guider ce choix ne sont pas trouvées[11].

Encore n’est-il pas sûr que ce grand et difficile travail, s’il se préparait, menât à une conclusion générale identique, qui pût devenir une loi. Parce qu’on trouverait une limite réelle entre le gascon et le provençal, de chaque côté d’un fleuve qui a longtemps séparé deux races et deux langues, cela ne prouverait nullement qu’il y en a une aussi entre le lorrain et le wallon, ou semblable diversité ethnographique n’a pas existé[12].

Voilà pour le présent. À plus forte raison, quand l’on veut se représenter quel a pu être l’état dialectal de la France au moyen âge, l’obscurité augmente-t-elle encore. Là les documents manquent souvent complètement, et d’ailleurs ceux qu’on possède, les compositions littéraires, les chartes mêmes, sont loin de nous offrir avec certitude l’image de la langue parlée à l’époque et à l’endroit où elles ont été écrites, de sorte qu’on ne saurait les interpréter avec trop de réserve et de défiance. Puis il nous manquera toujours de savoir comment le latin s’est répandu sur la Gaule, quelles étaient les anciennes limites ethnographiques, quelle valeur elles avaient, quels mouvements tant de siècles d’invasion et de guerres ont amenés dans les populations, quels rapports sociaux, intellectuels, commerciaux elles ont eus entre elles.

Il y a là, on ne saurait l’oublier, un inextricable fouillis de faits et de causes inconnues, qui ont agi souvent d’une manière contradictoire, et qu’il paraît bien difficile d’arriver jamais à connaître en détail.

Mais ce n’est pas ici le lieu d’insister davantage sur ces difficultés théoriques. Pratiquement, nous l’avons vu, les divergences n’empêchent pas de reconnaître qu’il y a eu au moyen âge un certain nombre de dialectes, qui tous, plus ou moins, ont eu part à la vie littéraire.

Le provençal et ses dialectes. — Les divisions, on peut le conjecturer d’après ce qui précède, sont loin d’être fixes. Cependant, en général, dès le moyen âge et presque jusqu’à nos jours, on a reconnu, sous des noms variés, deux grandes masses, les parlers provençaux[13] et les parlers français, autrement dit les parlers de langue d’oc et les parlers de langue d’oui.[14]

La ligne vague qui borne au nord le domaine du provençal est en général considérée comme partant de l’Atlantique à la pointe de la Grave et allant vers le Rhône, en passant par le nord de la Gironde, l’est de la Charente, le nord de la Haute-Vienne et de la Creuse, le sud de l’Allier, le centre de la Loire et Lyon. De là elle suit le cours supérieur du Rhône, de façon à englober une partie de l’Ain et de la Savoie ; puis, des Alpes, elle descend à Vintimille, en prenant la partie supérieure de quelques vallées du Piémont[15].

Au sud de cette ligne on distingue d’ordinaire : d’abord, le gascon et le catalan, qui ont souvent été considérés comme des langues à part. Le premier s’étend sur les départements des Basses-Pyrénées (dont une portion toutefois appartient à la langue basque), des Hautes-Pyrénées, des Landes, sur la partie sud de la Haute-Garonne, le Gers et la Gironde. — La limite, qui est ici assez bien marquée, contrairement à ce qu’on observe ailleurs, suit assez exactement la rive gauche de la Gironde, de la Garonne et de l’Arise[16].

Le catalan, porté par des Roussillonnais en Espagne, au VIIIe siècle, y a encore la grande partie de son domaine (en Catalogne, dans la province de Valence et les Baléares). Néanmoins il se parle aussi en France dans les Pyrénées-Orientales et dans un coin de l’Ariège, à Quérigut.

Les autres dialectes de langue d’oc s’étendent sur vingt-six départements, qui leur appartiennent totalement ou en partie ; ce sont, pour ne parler que de ceux de France : le savoyard, le dauphinois, le provençal proprement dit, le languedocien, le limousin ; enfin, tout au nord du domaine, l’auvergnat et le rouergat, qui ont beaucoup de traits communs avec le français.

On sait quel brillant développement eurent originairement ces dialectes. Dès le Xe siècle ils possédaient une littérature. Il nous est resté de ces monuments primitifs un fragment considérable d’une imitation en vers de la Consolation de la philosophie de Boèce. Au XIIe siècle, la littérature des troubadours était dans tout son éclat. Mais les violences de la croisade albigeoise éteignirent dans la première moitié du XIIIe siècle la civilisation méridionale ; les poètes émigrèrent ou se turent, et, depuis le XIVe siècle, leurs dialectes, abandonnés des écrivains, semblaient avoir perdu à jamais le rang de langues littéraires. Cependant, à la fin du XVIe siècle, on voit renaître des poètes provençaux, et de nos jours, sous l’effort de Jasmin, puis d’Aubanel, de Roumanille et de Mistral, les parlers du Midi, sortant du rang effacé de patois, célébrés par les félibres, introduits par eux dans des œuvres considérables, étudiés par des savants, synthétisés même par Mistral dans une sorte de langue unique, qui a pour base les formes de son dialecte, mais prend partout les éléments de son vocabulaire, essaient de reprendre la lutte avec le français du Nord. Toutefois leur histoire ne nous appartient pas, puisque l’histoire de la littérature française n’est que l’histoire de la littérature écrite dans les dialectes français proprement dits.

Les dialectes français. — Ceux-ci ont été, dès le moyen âge, classés en quatre groupes par Roger Bacon, lors d’un voyage qu’il fit en France en 1260 ; il distinguait le français, le picard, le normand et le bourguignon. Cette classification est longtemps demeurée traditionnelle.

La plus récente que je connaisse est celle de M. Meyer Lübke[17]. « Les dialectes du Sud-Est, dit-il, se séparent du français du Nord ; ils embrassent le Lyonnais, le sud de la Franche-Comté et la Suisse française, dont les subdivisions dialectales correspondent assez exactement aux subdivisions cantonales de Neufchâtel, de Fribourg, de Vaud et du Valais. À ce dernier parler se rattache le savoyard, qui s’étend en partie sur le versant méridional des Alpes. Ces patois se distinguent du français, principalement par la conservation de a libre ailleurs qu’après les palatales[18].

« Le français écrit est sorti du dialecte de l’Ile-de-France auquel se rattachent : à l’Est, le groupe champenois-bourguignon, et le lorrain ; au nord le wallon, qui présente des caractères très particuliers… Le picard et le normand appartiennent, par leur riche littérature du moyen âge, aux parlers les plus importants du Nord de la France. Du normand s’est détaché l’anglo-normand, qui de bonne heure, à cause de ses relations littéraires avec le français du Centre, et à la suite de l’établissement de colons venus d’autres contrées que la Normandie, montre dans son système phonétique des traits étrangers au normand… Enfin restent les dialectes de l’Ouest : le breton[19] qui peut être regardé aussi comme le représentant de l’Anjou et du Maine, et le poitevin, qui, avec le saintongeais, se rapproche déjà beaucoup du provençal. »

Il est hors de mon sujet, et du reste peu utile, après ce qui a été dit de la valeur contestable des classifications dialectales, d’énumérer ici, à propos des dialectes, les caractères, même généraux, qu’on leur attribue. Il importe toutefois de bien marquer, au moment d’abandonner leur histoire pour celle du français proprement dit, que ces dialectes ont eu pendant des siècles un rôle considérable, sinon prépondérant. On chercherait vainement, au moins dans ce qui nous est parvenu, des œuvres écrites en français de France, à une époque où certaines provinces, particulièrement la Normandie, ont déjà toute une littérature. Et il n’est pas exagéré de dire que la très grande majorité des œuvres dont il est question dans ce volume, au moins celles du XIIe siècle, appartiennent aux dialectes. Ils n’ont pas tous, bien entendu, brillé du même éclat, mais il n’en est aucun qui n’ait été appelé à la vie littéraire.

« La première période, dit M. Gaston Paris[20] purement épique, appartient surtout au nord-est, à la France propre et au nord-ouest ; la poésie plus raffinée qui a sa principale expression dans les romans de la Table Ronde fleurit particulièrement en Champagne[21] et en Picardie ; ce fut aussi dans ces régions que fut cultivée presque exclusivement la poésie lyrique des hautes classes et plus tard de la bourgeoisie[22]. La Normandie et les provinces qui se rattachaient à elle depuis l’avènement des Plantegenet cultivèrent de préférence la littérature historique et didactique ; à cette littérature normande se rattache, comme un immense provin qu’on ne peut séparer de sa souche, la littérature anglo-normande… Les provinces de l’ouest prirent à la littérature de divers genres une part assez faible, mais présentent plus d’une production digne d’intérêt, surtout au point de vue linguistique[23]. La Bourgogne n’est presque pas représentée dans les monuments qui nous restent, quoiqu’elle ait eu au moins une grande production épique. Un mouvement actif de traduction, surtout d’œuvres religieuses, se manifeste dans l’est et le nord-est à partir de la fin du XIIe siècle[24]. L’Orléanais produisit au XIIie siècle les deux poètes qui devaient donner à cette époque son empreinte la plus marquée, Guillaume de Lorris et Jean de Meun. La Champagne fournit au même siècle les plus remarquables de ses historiens en prose, surtout des auteurs de mémoires[25], tandis que la Flandre s’adonna avec ardeur à la rédaction d’histoires générales[26]. Le théâtre, fécond en Angleterre dès le XIe siècle, fut surtout brillant par la suite dans les grandes communes picardes[27] »

Progrès du français de France. — Cependant, dès le XIe siècle s’était constituée en France, avec les Capétiens, une royauté solide, qui travailla presque sans interruption à agrandir ses domaines, et arriva, comme on sait, à substituer peu à peu son autorité à celle de la féodalité vaincue. Or la nouvelle dynastie, issue de l’Ile-de-France, ne transporta jamais son siège d’une ville à l’autre, comme cela avait été fait autrefois. Dès les origines, elle se fixa définitivement à Paris, et l’existence d’une capitale permanente ne tarda pas à influer sur le langage. Le dialecte qui s’y parlait gagna en dignité. Longtemps il ne fut pas celui des principaux poètes, quoique la littérature nationale fut aussi représentée à peu près sous tous ses aspects dans l’Ile-de-France, mais il était celui du seigneur le plus puissant et du pouvoir politique le plus considérable. Il profita de chacun de leurs progrès, et quand Philippe-Auguste, puis saint Louis, eurent passé sur le trône, sa prépondérance fut définitivement assurée.

Longtemps auparavant, du reste, on constate que son ascendant commence à s’exercer. Il ne faudrait pas croire que les œuvres dont je parlais plus haut, pour provinciales qu’elles soient, représentent fidèlement la langue des provinces. Beaucoup n’en ont que quelques traits. En Champagne, par exemple, Bien avant Joinville, Chrestien de Troyes subit profondément l’influence du langage de Paris, et ne conserve de son champenois que quelques particularités. Ailleurs, il est visible que le scribe ou l’auteur ont fait effort pour se rapprocher de ce que tout le monde commençait à considérer, pour employer une expression postérieure, comme « le bel usage ».

Quelques écrivains nous ont du reste exprimé ouvertement leurs préférences. Un Français d’abord, Garnier de Pont-Sainte-Maxence, près Compiègne, qui, dans son remarquable poème de Saint-Thomas le Martyr (écrit entre 1170 et 1173), se vante d’écrire en français correct :

Mes languages est buens, car en France fui nez[28].

Un Lyonnais ensuite, Aymon de Varenne, qui, écrivant à Châtillon sur Azergue en 1188, abandonne son parler lyonnais, qui « est sauvage aux Français », pour essayer « de dire en lor langage al mieus qu’il a seü dire ».

À cette époque de nouvelles causes contribuent à assurer la suprématie de Paris. La littérature en langue vulgaire devenant, ainsi que le dit M. Gaston Paris, de moins en moins populaire, « y trouve son centre, comme les études latines, auxquelles elle se rattachait de plus en plus, y avaient le leur. C’est là qu’on traduisait la Bible, qu’on rédigeait les chroniques royales, que Henri d’Andeli et Rustebeuf prêtaient aux querelles universitaires la forme de la poésie française, que Jean de Meun écrivait la seconde partie du Roman de la Rose, et que les hommes de talent, désireux de se faire connaître, accouraient de toutes parts. Avec le règne de Charles V, la cour allait devenir pour un temps le centre de toute littérature sérieuse[29]. »

Aussi commence-t-on à railler les accents et les parlers provinciaux. De là les moqueries adressées à Conon de Bethune († 1224), à la cour d’Alix de Champagne, et sa protestation si souvent citée :

La roïne ne fit pas que cortoise
Qui me reprist, ele et ses fius li rois.
Encor ne soit ma parole françoise,
Si la puet-on bien entendre en françois.
Cil ne sont pas bien apris ne cortois
Qui m’ont repris, se j’ai dit mot d’Artois
Car je ne fui pas nouriz à Pontoise.

De là aussi les précautions d’un Jean de Meun, dans sa traduction de Boèce[30] :

Si m’escuse de mon langage
Rude, malostru et sauvage ;
Car nés ne sui pas de Paris,
Ne si cointes com fut Paris ;
Mais me raporte et me compère
Au parler que m’aprist ma mère
A Meun quand je l’alaitoie,
Dont mes parlers ne s’en desvoye,
Ne n’ay nul parler plus habile
Que celui qui keurt à no ville.

On peut rapprocher encore de ces témoignages le récit naïf du miracle opéré par les restes de saint Louis sur un sourd et muet de naissance, en 1270. Quand ce malheureux recouvre la parole, ce n’est pas dans son patois bourguignon, mais en français correct, « comme s’il fût né à Saint-Denis, qu’il se met à converser »[31]. Cette comparaison revient d’ailleurs plusieurs fois[32], et il est désormais facile de voir que bientôt il y aura en France une langue nationale et que ce sera celle de Paris et de

ses environs. Toutefois l’histoire détaillée de son extension est encore à faire. Pour la plupart des pays où se parle aujourd’hui la langue française, nous ignorons quand cette langue a commencé à s’y introduire, et à la faveur de quels événements. Et cette histoire si intéressante, si intimement liée à celle du développement de l’unité nationale, est, autant qu’on en peut juger par le peu qu’on en sait, extrêmement variée de province à province et de ville à ville[33]. Dans le midi, c’est au cours du XIVe siècle que, d’après M. Giry[34], le français se substitua dans les actes aux anciens dialectes, qui luttaient avec le latin depuis la fin du XIe siècle. Dans le nord, les villes de Flandre, de Belgique, d’Artois, de Lorraine, commencent à se servir de la langue vulgaire, pour des contrats privés, dès le début du XIIIe siècle. À peu près à la même époque il apparaît sur les confins de la langue d’oc, en Aunis, en Poitou, un peu plus tard en Touraine, en Anjou et en Berry, mais partout avec des traces dialectales. Il faut arriver au XIVe siècle, où le français est vulgarisé par la chancellerie et l’administration royales, qui s’en serventdésormais ordinairement[35], pour que la langue vulgaire des chartes s’unifie dans un parler commun, qui est celui de Paris, devenu langue officielle. La littérature dialectale disparut à peu près dès le XIVe siècle, en même temps que les documents dialectaux, mais, soit pour la raison que les dialectes littéraires n’avaient guère été que des créations un peu artificielles, soit parce que l’homme, même sans instruction, s’accoutume facilement à deux langues, l’une qu’il écrit et qu’il lit, l’autre qu’il parle, soit surtout parce qu’il vit sans lire et sans écrire, cette disparition de toute littérature ne fut nullement mortelle aux patois parlés.

Malgré la centralisation croissante, les rapports toujours multipliés avec les provinces voisines et avec Paris, et les mille causes qui ont travaillé en faveur du français, les patois vivent toujours, et la lutte, dont malheureusement nous ignorons à peu près toutes les phases, dure encore. Elle finira visiblement par le triomphe prochain de la langue centrale, à la suite de l’entrée en jeu de nouveaux et puissants facteurs, tels que l’instruction et le service militaire obligatoires, la presse quotidienne ; mais la longue résistance d’idiomes qui n’ont pour eux que l’habitude et la tradition, est de nature à donner à réfléchir à ceux qui admettent l’extinction subite d’une langue, et la croient disparue parce qu’elle a cessé de s’écrire.

Les éléments dialectaux du français. — En pénétrant sur le territoire des anciens dialectes, le français s’est altéré à leur contact et a pris diverses physionomies, il s’est mélangé d’expressions, de constructions locales, et la prononciation surtout y a pris diverses couleurs particulières qu’on nomme accents, qui permettent de reconnaître assez facilement non seulement un Comtois d’un Normand, mais un Nancéien d’un Vosgien, ou un Stéphanois d’un Lyonnais, bien que nés à quelques kilomètres de distance. Nos pères, au temps où la pureté du langage était une élégance et la marque la plus estimée d’éducation, avaient fait de gros recueils de ces provincialismes, souvent très nombreux ; ils ne les ont pas corrigés pour cela ; les hommes les plus cultivés, ceux même qui ont reçu une éducation grammaticale supérieure, ne s’en défont jamais complètement.

Mais il y a plus, et le français académique lui-même a adopté et naturalisé un assez grand nombre de mots pris aux patois. Cette infiltration, qui se continue, a commencé il y a fort longtemps, dès les origines de la langue, elle a même été autrefois plus forte qu’elle ne l’est aujourd’hui.

Je ne sache pas que la statistique de ces emprunts soit faite nulle part ; néanmoins, d’après les données éparses dans les dictionnaires étymologiques, et en particulier dans ce qui a paru du Dictionnaire général de MM. Darmesteter, Hatzfeldt et Thomas, il est facile de voir que, parmi les dialectes de langue d’oui, c’est la région normanno-picarde, comme on pouvait s’y attendre, qui a le plus fourni au français. De là viennent arroche, bequebois, bercail, bouquet, bouquin (cornet à —), broquette, broquillon, caillou, calumet, camus, canevas, cloque, débusquer, déroquer, écaille, étriquer, fauchette, flaque, freluquet, hagard, hercheur, marlou, moquer, rebus[36]. Les autres régions sont aussi à peu près toutes représentées par un certain nombre de mots. On rapporte àl’Ouest, écobuer ; au lyonnais, colis ; à la Suisse romane : grianneau, chalet, ranz (venu par cet intermédiaire de l’allemand) ; à la région jurassienne et bourguignonne : cluse, combe, gabegie ; à la Lorraine, boquillon, auquel il faut peut-être ajouter sabot, trôler ; au pays wallon, faille, gailleterie, houille, porion, luquer (d’où reluquer), kermesse(mot flamand), maroufle ( ?).

Les parlers de langue d’oc surtout ont fourni. Je citerai comme venus de là : amadouer, aubade, auberge, bâcler, badaud, bague, baladin, ballade, banquette, barrique, bastille, béret, bonbonne, bourrique, brancard, cabane, cabas, câble, cabrer, cabri, cabus, cadastre, cadet, caisse, cape, capeline, cargaison, carnassier, carnassière, caserne, charade, chavirer, ciboule, cigale, dame-jeanne, ébouriffer, escalier, escargot, espadrille, esquinter, estrade, farandole, fat, ficelle, ganse, gaver, gavotte, gouge, goujat, grégeois, magnanerie, narguer, panade, radeau, rôder, sabouler, vautour[37]

Et ces listes pourraient être de beaucoup allongées, si on y faisait figurer tous les mots dialectaux, même vraiment entrés dans l’usage général, qui ont été identifiés.

Il faut ajouter qu’un certain nombre de mots de même provenance ne sont pas encore localisés, tels cagoule, chafoin, étiquet, lie, pelouse, ratatouille, etc. ; qu’en outre, parmi les termes dont l’étymologie reste inconnue ou incertaine, pas mal doivent être venus des patois.

Enfin, et j’insiste sur cette observation, j’ai systématiquement écarté des exemples donnés plus haut les mots des vocabulaires spéciaux, encore que quelques-uns soient déjà universellement reçus : ainsi au vocabulaire maritime appartiennent non seulement arrioler, déraper, nègue-chien, peu connus du public, mais aussi cabestan, carguer, gabarit, gabier, etc., qui sont devenus familiers aux Français du Nord, et qui, cependant, sont provençaux.

J’en ai écarté aussi les termes de pêche, de chasse, les noms d’engins et les noms d’animaux ou de plantes, les mots de jardinage et même de cuisine, quoique bien des Français sachent ce que c’est que des gaudes, ou une bouillabaisse. Même une fois admis dans les Dictionnaires, voire dans celui de l’Académie, j’estime que ces mots demeurent essentiellement des mots locaux. Il est incontestable toutefois qu’on serait en droit de les énumérer, et alors quelques-unes des listes d’emprunts s’allongeraient de plusieurs centaines de termes.

Quoiqu’il en soit, et quelque règle qu’on adopte là-dessus, il y a dans notre français un véritable fonds dialectal, que les écrivains, à certaines époques, auraient voulu grossir, que les grammairiens, au contraire, depuis deux siècles, se sont efforcés de diminuer, sans y réussir beaucoup toutefois, parce que la plupart de ces mots, grâce à leur structure, avaient été facilement assimilés et semblaient avoir fait partie du fonds primitif de la langue. Ils échappèrent ainsi aux yeux des Malherbe et des Vaugelas, puristes sévères, mais étymologistes plus que médiocres.


II — Tableau de l’ancien français


On appelle ancien français le français tel qu’il s’est parlé et écrit des origines, c’est-à-dire du IXe siècle, au XIVe, où commence la période dite du moyen français[38]. C’est là, bien entendu, une division arbitraire : il n’y en a pas d’autres en histoire. La mort de Jésus, la prise de Byzance, la chute de la royauté française, quelque influence qu’aient eue de pareils événements sur la destinée du monde, ne coupent la trame continue de l’histoire que dans les manuels. Néanmoins les divisions qu’on fonde sur ces dates sont utiles et légitimes.

De même la vie de notre langue a coulé d’un mouvement ininterrompu, quoique de vitesse variable, et il y a eu si peu de ruptures brusques, qu’on serait très embarrassé de fixer même le moment où le plus important des caractères de l’ancien français a disparu, je veux parler de la déclinaison. Ce n’est pas que nous ignorions cette date, elle n’existe pas, pour la raison qu’il n’y a pas eu suppression ou extinction subite du cas-sujet, mais seulement raréfaction lente et progressive, et que des vestiges de l’ancienne distinction se sont maintenus pendant des siècles, ou même subsistent encore. Il n’en est pas moins vrai et exact que le XIVe siècle est l’époque de la disparition de la déclinaison, parce que c’est alors que l’application du système, de régulière qu’elle était, est devenue confuse, puis exceptionnelle dans le français propre.

Sur d’autres points la séparation est moins tranchée encore. Des faits linguistiques, des expressions ou des constructions qui appartiennent à l’ancien français se prolongent jusqu’au XV et au XVIe siècles ; d’autres, qui sont présentés comme lui étant étrangers, se trouveraient à l’état sporadique dès le XIIe ; il faudra prendre garde à cette remarque, et ne pas donner aux observations qui suivront une rigueur trop absolue. J’essaierai toutefois de bien marquer les cas où la différence entre la langue ancienne et la langue moderne porte surtout sur l’emploi plus ou moins fréquent qu’elles font d’éléments qui leur sont communs.

Prononciation. Les voyelles et les consonnes. — Comparé au latin, l’ancien français avait peu perdu, et beaucoup gagné dans le matériel des sons, si on n’en considère que le nombre.

Ainsi la variété des e s’était augmentée du son e, distinct de è et de é, et surtout de l’e, appelé aujourd’hui muet, mais qui s’entendait à cette époque, et avait sur la prononciation une influence dont nous aurons à reparler. Il possédait aussi cet u caractéristique, que le latin de la Gaule et du Piémont n’acquit peut-être que sous l’influence lointaine des habitudes celtiques, et qu’il ignora ailleurs, comme l’italien, l’espagnol, le roumain l’ignorent encore. Et il semble qu’il n’avait perdu en échange que le u sonnant comme ou. Mais il ne faudrait pas juger seulement sur cette apparence extérieure. En réalité le français ancien avait abandonné déjà, à la suite du latin populaire, cette distinction régulière des brèves et des longues, qui est le charme du système vocalique latin, comme il est la base de la versification.

L’ancien français possédait, il est vrai, pour compenser cette infériorité, une série de diphtongues, caractère qui le sépare nettement du français actuel. Nous n’avons plus aujourd’hui que des diphtongues apparentes et orthographiques : dans les unes, la première voyelle sonne comme une véritable consonne[39] ou bien le son des deux voyelles est réduit à celui d’une voyelle simple[40]. Il en est tout autrement dans la vieille langue, les diphtongues y sont réelles, elles sont bien, suivant la définition des grammairiens, la combinaison produite par la prononciation rapide, en une seule émission de voix, de deux voyelles, dont l’une, tantôt la première, tantôt la seconde, dépasse l’autre en intensité ; ai n’est pas l’équivalent pur et simple de é, comme aujourd’hui dans aider ; il n’est pas non plus la juxtaposition de a et de i, telle que nous l’entendons dans le participe haï, mais une combinaison assez semblable à celle qu’on trouve dans le cri du charretier haïe !

Ces sons, dont les langues étrangères nous donnent très bien l’idée, s’étaient créés en très grand nombre pendant toute la période de formation, soit par le simple développement des voyelles latines elles-mêmes[41], soit par réaction sur elles des consonnes qui les entouraient[42]. Nous ne pouvons ici reprendre cette histoire, mais elle avait eu pour résultat de donner au vieux français une série de dix diphtongues : ai, éi, ói, òi, ui ; èu, ou, òu ; iè, et (plus tard ue, oe), et même une combinaison, non plus de deux, mais de trois voyelles différentes, ieu.

Un changement de prononciation considérable, le plus grand qui ait affecté le vieux français, je veux parler de la vocalisation de l’l, qui commença au XIIe siècle, eut pour effet d’augmenter encore la proportion des diphtongues déjà existantes dans les mots[43] et le nombre même des sons composés. On vit reparaître l’au, qui, dernière survivante des diphtongues latines, avait disparu à son tour dans le passage du latin au français, et que la dissolution de l rendit cinq siècles après à la langue[44], une nouvelle triphtongue eau, naquit à sa suite. Nous l’écrivons encore dans beau, manteau, chapeau[45]. Elle s’est longtemps prononcée.

Il est vrai de dire que, sous l’influence de la tendance qui, en français moderne, devait triompher partout, des réductions s’opérèrent de bonne heure. Dès la fin du XIe siècle, ai tend à se confondre avec è ouvert, plus tard ui, ie, renversent le rapport de leurs éléments, et transportent l’accent sur i, e, tendant à sonner comme aujourd’hui dans lui, pied ; au XIIIe siècle, les diphtongues ói, oòi, originairement distinctes, tendent à se confondre dans le son commun de . Néanmoins l’existence des diverses combinaisons dont nous avons parlé est demeuré dans l’ensemble assez stable, pendant cette première période de la vie de notre langue, pour qu’elles en constituent un élément phonique essentiel. Il n’y a point de doute que ces diphtongues et triphtongues ne contribuassent à lui donner beaucoup d’harmonie, en introduisant dans le corps même des mots des modulations musicales et chantantes, analogues à celles de l’italien, mais plus variées encore et plus éclatantes.

Il faut ajouter enfin que, bien qu’on ne soit pas pleinement d’accord sur ce point, l’ancien français n’était pas infecté au même degré que le français actuel des sons nasaux qui lui ont souvent été reprochés. Il en avait plusieurs ; dès avant le Xe siècle a et e étaient atteints, mais ō ne se forma que dans XIIe siècle, le Roland l’ignore encore, et i, u semblent n’avoir été nasalisés que beaucoup plus tard.

Les consonnes de l’ancien français sont peu difYérentes de celles du latin ; les simples sont comme en latin b, p, d, t, g, c ; f, v, s, i (= y) l, r, m, n. On retrouve même l’h aspirée, que le latin avait laissée tomber, mais que l’influence germanique avait réintroduite. En plus le vieux français avait une s douce, la même que nous avons conservée dans chose, rosée ; un j, un ch (originairement prononcés dj, tch) ; le latin n’avait qu’une consonne double z (= ts) ; elle a subsisté jusqu’au XIIIe siècle, et à côté d’elle avaient pris place une n et une l mouillées, que nous écrivons encore dans des mots comme régner, travailler, mais dont la dernière ne se prononce plus[46].

Changements essentiels survenus depuis l’époque latine. — Toutefois les quelques différences, que je viens de noter, entre les éléments phoniques du latin et du français, ne donnent aucune idée des divergences radicales qui séparent la prononciation du latin, à la plus basse époque de la décadence, de celle de ce même latin devenu le français, si haut que les textes permettent de remonter. Encore que certains faits, l’apparition de sons nouveaux, ainsi de diphtongues telles que ui, oi, ou de voyelles telles que I’ü, soient caractéristiques de la nouvelle époque, ce qui, dans le développement des langues, est bien plus caractéristique des lieux et des temps, ce sont ces altérations qui, même sans créer de nouveaux sons, atteignent les mots, remplacent les sons qui les composent par d’autres, ou les éteignent, de telle sorte que ces sons, tout en continuant à faire partie du matériel de la langue, disparaissent des mots où ils figuraient, et que ceux-ci, ainsi modifiés, prennent une nouvelle physionomie.

Sous ce rapport, entre l’époque gallo-romaine et l’époque française, les changements avaient été si nombreux qu’ils constituaient un véritable bouleversement. Quoique la multiplicité des faits isolés ait été réduite, comme je l’ai indiqué plus haut, à des faits généraux et réguliers, par le travail de la philologie moderne, ces faits généraux sont encore en trop grand nombre pour que je puisse donner ici un aperçu, même superficiel, des lois, qu’on trouvera exposées ailleurs.

La nature même des altérations subies par les mots est très diverse.

a. Tantôt il y a eu simplement déplacement d’un son, comme dans singultum = sanglot, formaticum = fromage.

b. Tantôt, et c’est là bien entendu le cas le plus fréquent, il y a eu substitution d’un son à un autre, d’une voyelle à une autre voyelle : capra., la chèvre ; pigritia, la perece (paresse) ; d’une voyelle à une diphtongue ou inversement : me = mei (moi) audire = oïr (ouïr), — ou bien substitution d’une consonne à une autre consonne : rapam = la rave, pacare = payer, carrum = char ; orphaninum = orphelin.

Dans ce genre les transformations sont telles que des consonnes sont issues de voyelles, ou des voyelles de la réduction des consonnes. Le ch, qu’on entend encore aujourd’hui dans sache, vient de l’i de sapiam, et inversement l’i de nuit, fruit, du c contenu dans noctem, fructum.

c. Il est arrivé aussi et souvent, que des sons, voyelles ou consonnes, ont totalement disparu, tels le v de vivenda = viande, le c de lactuca = laitue, l’m, le premier i et l’u de dormitorium = dortoir.

d. Enfin les rencontres de consonnes ou de voyelles difficiles à prononcer ont amené l’introduction de sons nouveaux, et euphoniques, étrangers à la forme ancienne des mots : tenerum, laissant tomber le deuxième e, a dû admettre un d entre n et r et appuyer le nouveau groupe de consonnes ndr sur un e : d’où tendre. (Cf. frangere =fraindre) ; souvent plusieurs de ces changements ont atteint à la fois un même mot latin et l’ont rendu méconnaissable. Tels habeo, devenu ai ; aquam, eaue, eau[47] ; *quiritare, crier ; quaternum, cahier ; *coacticare, cacher ; *filicaria, fougère ; *catenionem, chignon ; *caveola, geôle ; *axile, essieu ; * captiare, chasser.

Aucun n’a passé sans subir quelque altération. Qu’on considère ces mots, où Roland résume les devoirs du vassal :

 
Por son signor deit hom sofrir granz mals
E endurer e forz freiz e granz calz.
Si’n deit hom perdre del sanc e de la carn.

Si on fait abstraction des fautes contre les règles de la grammaire, barbarismes et solécismes, et des abus de sens des mots, c’est du latin, et sans aucun mélange. On peut le superposer rigoureusement au français :

Pro suum seniorem débet home * sufferire grandes malos
Et indurare et fortes frigidos et grandes calidos.
Sic inde débet homo perdere de illum *sanguem et de illam carnem.

Mais seul de est intact, encore n’est-ce là qu’une apparence, car l’e, quoique écrit de même, n’y sonne plus comme en latin[48].

On a dit, et cela est juste, à condition d’être précisé, que dans cette transfiguration des mots, quelque chose du moins avait survécu, c’étaient les voyelles accentuées. En effet, tandis que les atones, la pénultième d’abord, quand l’accent du mot était sur l’antépénultième, comme dans calidos, la finale ensuite, tombaient de bonne heure[49], sauf a qui n’alla pas plus loin que la réduction à e muet, tandis que l’atone, placée avant la tonique, et qu’on a appelée contre-finale, partageait en général le traitement de la finale, les voyelles accentuées demeuraient. Et il faut entendre par là non seulement les toniques proprement dites, mais ce qu’on’a appelé les contre-toniques, c’est-à-dire les voyelles qui portaient l’accent secondaire dans le latin populaire de la Gaule, et qui, dans les mots *cotisuetumen, *mansionatam, *monisterium, *veniraio, bonitatem étaient les initiales con, man, nio, ve, lo. Ces longs mots, quoique considérablement réduits par la chute des atones, gardèrent deux syllabes sonores, très solides, qui, la plupart du temps, se sont maintenues jusqu’à nos jours : coustume, maisniée, montier, viendrai, bonté.

Toutefois il ne faudrait pas croire que, dans ces syllabes, les voyelles se sont toujours gardées intactes et identiques à elles-mêmes, tandis que le mot se contractait autour d’elles. Comme on le voit par les exemples cités, ce n’est vrai que pour la tonique de consuetumen, et la contre tonique de bonté ; partout ailleurs les voyelles ont été atteintes : l’a tonique de mansionata, bonitatem est passé à e, l’e de monisterium à ie l’o initial de consuetumen, monisterium, s’est changé en ou, l’e de veniraio en ie.

D’une manière plus générale, il arrive le plus souvent que les voyelles accentuées sont atteintes, quand elles ne sont pas protégées par des groupes de consonnes, dont la seconde n’est pas une r, autrement dit, quand elles ne sont pas en position. Elles subsistent, mais en s’altérant, en changeant de timbre ou en se diphtonguant. L’accent les protège contre la disparition, nullement contre les modifications provenant de leur propre développement ou de l’action des sons qui les avoisinent.

Les consonnes n’ont pas été moins atteintes que les voyelles. Seules, les initiales, extrêmement solides, se sont maintenues avec beaucoup de fixité, et presque telles quelles, de l’époque latine jusqu’à nos jours : les consonnes, situées ailleurs dans le mot, ont été profondément altérées. Ainsi, tandis que le p de parem se maintenait dans paire, il s’affaiblissait en v, dans lupam : louve, où il est médial ; alors que le m de matrem subsistait dans mère, il était tombé, à la fin des mots, dès le temps de l’Empire[50] ; de même, pendant que le v de virga demeurait dans verge, ce même v disparaissait entre deux voyelles : pavorem = peeur (peur). De même que les consonnes isolées, les groupes de consonnes (quand ils n’étaient pas les groupes facilement prononçables de l’initiale : plénum, credere, prehendere, etc.) subirent des réductions euphoniques. Dans beaucoup de cas la première tomba[51]. Quand la chute des voyelles atones fit naître de nouveaux groupes, de deux et même de trois consonnes, ils furent traités à leur tour de la même manière que les anciens, et parab’la (issu de parabola) devint paraule = parole, déb’ta (de débita) dette, plac’re (de placere) plaire. Un grand nombre de groupes, après s’être maintenus un certain temps, se réduisirent encore, par exemple ceux dont la première était une s. Dès le XIe siècle, cette s s’éteignit devant les sonores, au XIIIe siècle devant les sourdes ; les mots espieu, escart, estat, pasmer, si longtemps écrits de la sorte, se prononcèrent dès lors comme aujourd’hui, tout en continuant à s’écrire par s.

En outre, pendant cette période, entre la fin du XIe siècle et le commencement du XIIe siècle, un nouvel adoucissement, et d’une certaine importance, se produisit encore. Les dentales finales qui subsistaient jusque là à la fin des mots disparurent : virtutem, qui en était resté à la prononciation vertut, devint vertu, pacat, de paiet, passa à paie. Le même changement se produisit pour les gutturales et les dentales médiates : d et g disparurent : odir (de audire) se réduisit à oïr, sedeir (de sedere) à seeir[52]

Ce n’était pas tout gain pour l’harmonie, et un inconvénient passager devait résulter de cet amuïssement. En tombant, les consonnes mettaient en présence des voyelles antérieurement séparées, il se créait des hiatus qui n’ont pas tous disparu. En effet, quand le d, un instant maintenu dans saluder (salutare), s’éteignit, il fit rencontrer u et e, comme ils se rencontrent encore dans notre mot saluer. De même pour cruel, et bien d’autres. Ici les hiatus sont conservés, mais le plus grand nombre a été réduit dès le moyen âge, soit par la transformation de la première voyelle en consonne : écüelle (prononcez ekvvele), soit par l’intercalation d’une consonne : paredis = pareïs, parevis, parvis ; veant, veyant, voyant.

En somme, regardé dans son ensemble, le mouvement des consonnes dans le passage du latin au français, tout divers qu’il est, tend et aboutit à un résultat très un. C’est à peine si quelques finales, remontant la chaîne d’articulation, passent de la douce à la forte[53]. Partout ailleurs, affaiblissements, réductions, amuïssements, tout ce long développement phonétique diminue progressivement et le nombre et l’importance des consonnes dans les mots, de sorte qu’à l’époque où la vieille langue commence à s’écrire, l’équilibre entre les sons voyelles et les bruits de consonnes, un moment détruit par la chute des atones, est rétabli.

Aussi semble-t-il que la prononciation de l’ancien français, autant, du moins, qu’on peut se l’imaginer et essayer de la reproduire d’après les faits certains qu’on connaît aujourd’hui, était plus agréable que la nôtre. Plus riche en voyelles, surtout en voyelles pures, et en diphtongues, il ne connaissait pas ces groupes de consonnes que nos mots empruntés, et particulièrement nos mots savants ont réintroduits dans le français[54].

Il avait déjà ce défaut grave que l’accent tonique de tous les mots, par suite de la chute des atones autres que a, se trouvait également sur la finale, lui interdisant par conséquent ces modulations qui donnent tant de grâce et de variété à d’autres langues. Toutefois l’e muet, beaucoup plus sonore que de nos jours, atténuait les inconvénients qui résultaient de cette monotonie, et, outre qu’il empêchait le heurt de bien des consonnes qui se choquent aujourd’hui, il établissait entre les mots qui se terminaient par e, et les autres, une difierence qui ne valait pas sans doute un balancement réel de l’accent, mais qui ajoutait cependant beaucoup à la mélodie de la phrase.

Lexique. Le fonds latin. — L’ancien français avait conservé du lexique latin un assez grand nombre de mots aujourd’hui perdus, tels que ire (ira, colère), liez (laetus, joyeux), ive (equa, jument), los (laudes, louange), issir (exire, sortir), siet (sedem, siège), soloir (solere, avoir coutume), toldre (tollere, enlever), selve (silva, forêt), sempres (semper, toujours), manoir (manere, rester), main {mane, matin), mes (missum, messager), mire (medicum, médecin), noncier (nuntiare, annoncer), oes (opus, besoin), cuidier (cogitare, penser), rover (rogare, demander), et une foule d’autres[55].

Et pour mesurer exactement la ressemblance des deux


. vocabulaires, il faudrait en outre tenir compte de ce fait que quantité de termes, d’origine latine, aujourd’hui réfugiés dans un coin du lexique, étaient autrefois en pleine vie. Tels sont férir et ouïr jadis communs au sens de frapper et entendre, qui n’apparaissent plus que rarement sous forme d’infinitifs et de participes, jamais aux modes personnels ; tels encore geste, si populaire au moyen âge grâce aux chansons de geste, maintenant oublié et confondu avec geste, emprunté de gestum ; vis, qui se disait pour visage, et qui est confiné désormais dans l’expression vis-à-vis.

D’autres, autrefois d’usage courant, sont aujourd’hui exclusivement propres à la technologie d’un art ou d’un métier, tel hoir, autrefois dit pour héritier, maintenant connu des seuls hommes de loi.

D’autres, enfin, ont subi de telles modifications dans leur sens que leur emploi s’en est trouvé singulièrement restreint ; j’en donnerai pour exemples traire et muer. Le premier, on le comprend, beaucoup plus fréquent lorsqu’il signifiait tout ce qui signifie tirer, qu’au sens de tirer le lait ; le second, plus fréquent aussi lorsqu’il équivalait à changer, en général, qu’aujourd’hui, où il ne se dit que du changement qui survient dans la voix des jeunes gens ou le plumage des oiseaux. En dernier lieu, il faut ajouter que, l’évolution des sens ayant été moins longue, beaucoup de mots encore vivants se trouvaient beaucoup plus près, au XII et au XIIIe siècles, de leur signification première.

Dans ces conditions, malgré les effets du latinisme, qui, dans les derniers siècles, a souvent tendu et a parfois réussi à rendre aux mots de notre lexique un sens perdu, qu’ils avaient eu en latin, il demeure certain que le vocabulaire du vieux français se rapproche plus du vocabulaire latin que le nôtre, à condition, bien entendu, qu’on fasse abstraction dans ce dernier du fonds savant, dont l’introduction a tout à fait bouleversé la proportion des mots latins en français.

Le fonds étranger. — Le fonds d’emprunt de l’ancien français était composé bien différemment du nôtre. Il renfermait

tout d’abord un nombre un peu plus considérable de mots d’origine celtique, mais c’était là une différence minime. Une autre, beaucoup plus appréciable, porte sur le contingent des mots germaniques, autrefois bien plus important que de nos jours. Nous ne connaissons plus befe (plaisanterie), begart (hérétique), brant (tranchant de l’épée), brost (bourgeon), drud (ami), esclïer (fendre, briser), eschec (butin), espringuier (bondir), estolt (hardi, téméraire), flat (coup), fole (foule), gasaille (cercle, compagnie), graim (chagrin), nant (garantie), randon (course), roife (lèpre, crasse, galle), sille (voile), tondre (amadou), toueillier (enchevêtrer), etc.

À cette liste, qu’on pourrait grossir beaucoup, correspondrait une liste — quoique de moindre proportion — de mots arabes, également plus nombreux jadis que maintenant[56]. En revanche, peu de mots espagnols, et surtout beaucoup moins de termes italiens, bien que les Croisades et les rapports de toute sorte avec la Péninsule en aient fait déjà entrer nombre dans la langue.

Mais la vraie caractéristique en cette matière du vieux français par rapport au français moderne, c’est qu’il est, je ne dis pas pur, mais infiniment plus pur que le nôtre de ces mots latins et grecs qui, dans la suite, ont été importés en masse, à peine francisés. À cette époque, l’influence du grec, ignoré de tous, se réduit presque à rien, et le fonds des mots grecs en reste, jusqu’à la fin du vrai moyen âge, sinon au point où l’avait porté l’introduction dans le latin vulgaire des termes ecclésiastiques tels que : apôtre, chresme, diacre, évêque, hérésie, symbole, blasphème, du moins dans des limites encore étroites[57].

Le fonds savant. — Le latin, au contraire, avait depuis longtemps commencé à s’infiltrer par le canal de l’Église et de l’administration, qui parlaient latin.

Au IXe et au Xe siècles, dès qu’on commence à écrire notre « vulgaire », les clercs, qui seuls savaient écrire, tout pleins de la langue qui était celle de leur liturgie, de leurs prières, de leurs lectures, devaient, presque inconsciemment quelquefois, latiniser.

Aussi n’avons-nous pas un texte qui ait été à l’abri de cette influence. Les Serments, nous l’avons vu, présentent des mots (sans parler des transcriptions) tout latins ; sainte Eulalie, saint Léger, saint Alexis en ont de même : élément, virginitet, exercite, vituperet, veritet, afliction, trinitet, etc.

La chanson de Roland, œuvre laïque, en a moins, il est vrai, en proportion ; plus cependant qu’on n’en a compté[58]. Au XIIe et au XIIIe siècle la proportion s’augmente rapidement, très rapidement même dans cette dernière période[59].

Il s’en faut donc bien que l’ancien français ait été à l’abri de l’invasion latine, néanmoins la différence entre le nombre des mots latins admis à cette époque, et de ceux qui sont reçus de nos jours est immense, et suffit à donner aux deux lexiques une physionomie très différente. Et l’écart est d’autant plus sensible que bien souvent il y a eu, non seulement adjonction, mais substitution. On a réuni de nos jours les doublets, c’est-à-dire les mots qui existent sous deux formes, l’une d’origine populaire, l’autre savante ; quelque grosse qu’en soit la liste, on en ferait une bien plus considérable des mots populaires éliminés par les mots savants. Ainsi domestique a supplanté domesche ; clavicule, forcele ; diminution, menuison ; psalmodier, verseiller ; antérieur, devantrain ; déception, decette ; empêchement, empesche ; incarner, encharner ; lunatique, lunage.

La composition. — Resterait à examiner comparativement les procédés de formation des mots au moyen âge et de nos jours, et les deux systèmes de dérivation et de composition. Je ne puis ici que donner quelques aperçus, sur lesquels du reste j’aurai à revenir. Français moderne et français ancien ont, tout comme les langues auxquelles on les a souvent opposés sur ce point, des mots composés, en plus grand nombre même qu’on ne le croit généralement. Cependant le système de composition du latin est, dès les origines, altéré dans son essence.

En effet, le latin composait, soit avec des mots, soit avec des thèmes : lunae diem est un composé du premier genre ; mais lanifer, munificus sont des composés du second ; aucun cas de lana ni de munus ne se terminait en i ; ces formes lani, muni viennent de ce que ces substantifs ajoutent ici au radical lan—, mun—, une voyelle thématique i. De même dans munificus, ficus n’est pas un mot, c’est le radical fic du verbe ficio, ficio en

composition. À l’ensemble formé de muni et de fic s’ajoute la désinence us, a, um des adjectifs, qui appartient au composé seul. Ce procédé de composition thématique est presque totalement inconnu, même du plus vieux français[60] ; c’est là, on ne saurait trop le remarquer, une différence fondamentale entre le latin et le roman.

Au contraire, les diverses manières de composer les mots se sont à peu près conservées de l’époque latine à nos jours. La juxtaposition, qui consiste à unir plusieurs mots sans ellipse pour exprimer une idée unique, nous est toujours familière[61]. À peine peut-on signaler quelques différences. La plus importante, c’est que le vieux français, grâce à sa déclinaison, avait la faculté de juxtaposer sans préposition un nom et un régime de personne au cas régime. Nous en avons conservé des expressions comme hôtel-Dieu, fête-Dieu, pour hôtel de Dieu, fête de Dieu, des jurons comme morbleu, palsambleu (par la mort de Dieu, par le sang de Dieu), des noms de lieux comme Bois-le-Roi (le bois du Roi) Bourg-la-Reine (Bourg de la Reine). Nous assemblons même encore sur ce modèle le nom de baptême et le patronymique Pierre Cordelier (Pierre (fils) de Cordelier), Antoine Renard (Antoine (fils) de Renard)[62]. Mais la chute de la déclinaison au XIVe siècle a eu pour conséquence de rendre, dans les cas ordinaires, semblables formations impossibles.

En ce qui concerne les composés proprement dits, le vieux français est, à tout prendre, moins riche que le français moderne. Il a quelques jolis types, véritables vestiges de composition thématique : fervestir (vêtir de fer), clofichier (fixer avec des clous, crucifier), houcepigner (auj. houspiller), prinseigner (donner le premier signe de croix), torfait (violence, dommage). Mais les deux procédés essentiels de composition française lui sont moins familiers qu’à nous. Il ne connaît même pour ainsi dire pas la composition par apposition, qui a fourni tant de ressources aux vocabulaires techniques : saisie-arrêt, sabre-baïonnette sont des mots de structure moderne[63]. En outre, les composés issus d’un impératif qu’accompagne un régime direct ou indirect, un adverbe, un vocatif : chasse-neige, fainéant, boit-sans-soif, ville_brequin (vire-brequin), sont encore très peu nombreux au moyen âge[64]. Le procédé qui sert à les former apparaît dès le IXe siècle. Des noms latins comme Porta florem, Tenegaudia le prouvent ; mais, dans Roland, ce système ne donne encore qu’un nom commun : Passe-cerf, encore est-il appliqué à un cheval. Jusqu’au XIIIe siècle ce sont surtout des sobriquets qui se créent de la sorte, et qu’on donne aux personnes ou aux endroits[65] : Gile_Brise-miche, Pierre Engoule-vent, Perrin Gratte-pelle.

La dérivation. — Dès les origines, il est visible que la richesse du français comme des autres langues romanes consistera essentiellement dans la dérivation. Comme on sait, la dérivation est de deux espèces : propre, quand elle crée des mots par addition de préfixes ou de suffixes à un simple ; impropre, quand au contraire elle fait un mot du radical d’un autre, ou même sans rien changer à sa forme extérieure le fait passer à une autre fonction ; ainsi, quand de arrêter, elle tire arrêt, ou que du verbe dîner, elle crée le substantif le dîner, Le latin avait richement développé la dérivation propre ; la dérivation impropre lui était moins familière.

Dérivation impropre. — En français, au contraire, on ne saurait trop marquer l’importance de cette dérivation impropre ; elle est une des sources les plus fécondes et les plus pures du lexique. On peut s’en assurer, même à ne considérer qu’une espèce de mots, les substantifs. Tout d’abord on en a tiré du présent de l’indicatif, et, masculins ou féminins, ils sont parmi les plus beaux mots de la langue. Citons aboi, achat, appel, arrêt, cri, dédain, dégoût, délai, départ, mépris, pardon, aide, cache, cesse, dépêche, dispute, dépouille, enclave, excuse, montre, quête, traîne.

Certains de ces mots comme espoir, relief, qui ne s’expliquent que par des formes verbales de l’ancien français, montrent assez que la série est depuis longtemps ouverte. C’est là une des richesses phoniques principales du français, et il est déplorable qu’on abandonne consulte pour consultation, conserve pour conservation, et ainsi de suite, car les suffixes étant toujours en nombre très limité, l’abondance de mots formés à l’aide de semblables éléments, amène la répétition continue des mêmes consonances finales, tandis que les mots dont je parle, outre qu’ils sont brefs et légers, se terminent par des combinaisons de sons aussi variées que les radicaux, c’est-à-dire en nombre presque indéfini, et la langue, celle de la poésie surtout, tirait de là une grande partie de sa sonorité, et le charme imprévu de beaucoup de rimes.

En outre, il existe en français depuis les origines un instrument que le latin ne possédait pas : l’article, qui, entre autres avantages, possède celui-ci, très appréciable, que tout mot, ou pour mieux dire tout son quelconque, peut être substantifié par lui. Aussi n’est-ce plus seulement, à l’époque romane, des participes passés, des adjectifs, des participes présents qui peuvent devenir substantifs. On en fait avec des noms d’inventeurs, des noms de lieux d’où viennent des objets, des infinitifs, et cela avec la plus grande facilité. On en fait même avec des phrases tout entières, telles que : un faimidroit (droit de justice), un malmesert (mauvais domestique).

Il y aurait bien quelques différences importantes à signaler. Ainsi l’ancien français emploie peu, comme nous le faisons aujourd’hui, l’adjectif au singulier avec l’article, soit pour désigner une chose abstraite, le beau, l’utile, soit pour désigner un genre, une espèce : le chrétien, le Français. Un vers comme celui de Boileau,

Le Français, né malin, créa le vaudeville,


serait peu ordinaire en vieux français. En revanche on pouvait autrefois, sans restriction d’aucune sorte, user de l’infinitif substantivé, faculté qui depuis, malgré les besoins et les efforts de la langue scientifique contemporaine, s’est singulièrement restreinte.

Mais ces divergences s’effacent, quand on considère l’ensemble du mouvement de la dérivation impropre. Il est visible qu’ici la langue, dès ses débuts, et grâce en partie à la conquête qu’elle a faite de l’article, s’aventure bien au delà des limites où s’était tenu le latin, et que par là elle acquiert cette richesse en substantifs qui désespère tous ceux qui traduisent du français en latin, et qui est une des originalités de notre stylistique.

Dérivation propre. A. Préfixes. — Un certain nombre de préfixes latins avaient péri dans le passage du latin au français : circum, cis, extra, in privatif, infra, intra, intro, ob, paene, per, præ, præter, quasi ; toutefois nombre d’autres, et non des moins féconds, subsistaient : ad (a), ante (ains), bene (bien), bis (bi), cum (cou), contra (contre), de (de), dis (des), inter (entre), male (mal), post (puis), per (par), pro (por), trans (très), ultra (outre), etc.

De plus certains de ceux qui étaient perdus étaient rem-placés : post par après, rétro (peu usité sous la forme rière) par arrière ; in privatif par mes, minus, et non ; sub par soz (de subtus) ; extra par fors (foris), ainsi de suite. Le matériel restait donc très riche. Depuis il n’a guère fait que s’appauvrir.

Le vieux français possédait en effet : ains (ainsné, aîné, né avant) ; bes, particule à sens multiples venue de bis, qui veut souvent dire mal : bestourné, bescochier (mal tirer), qu’on trouve aussi sous la forme be dans berouette, brouette (véhicule à deux roues) et sous les formes bar, ba dans barioler, barbouiller ; cali, cal, d’origine tout à fait inconnue, qui ont servi à former des mots péjoratifs, comme colimaçon, califourchon ; fors (lat. foris) qui voulait dire dehors, comme dans fors bourg (aujourd’hui faubourg) fortraire, tirer dehors, mais qui marquait aussi erreur de direction, ou excès, dans forsené (aujourd’hui forcené) hors de sens, formener, retirer, égarer, fatiguer.

Par, qu’on trouve dans paramer (aimer tout à fait) ; por, qui paraît dans porfendre, porpenser, et qui se confondait souvent avec le précédent ; soz (sous = subtus), qui entre dans sozprendre (surprendre), sozentrer (entrer subrepticement) très, qui marquait si heureusement l’accomplissement total d’une action dans trestorner, trespercier, quelques autres particules encore, ont disparu et n’ont pas toujours été remplacées. Il faudrait ajouter que la fécondité de certaines autres a été jadis plus grande qu’aujourd’hui, ainsi celle de a et de es (é).

B. Suffixes. — Les suffixes latins qui n’avaient pas l’accent tonique ne pouvaient passer en français ; idum de rigidum, ea de platea, ula de macula, quand les mots qui les portaient devenaient roid, place, maille, sans rien laisser subsister d’apparent du suffixe, étaient condamnés à disparaître par leur inconsistance phonétique. En outre tous les suffixes qui l’eussent pu ne se sont pas conservés ; ainsi icus (formicus), ibilis remplacé partout par abilis.

Néanmoins la richesse de l’ancien français demeurait extrême ; il a, si on additionne ses suffixes verbaux, adjectivaux et nominaux, plus de cinquante suffixe[66], en général très vivants, quelques-uns dotés de plusieurs valeurs différentes, susceptibles par conséquent de fournir à une création indéfinie. Le français moderne, en changeant le sens ou l’emploi de quelques-uns, a conservé la plus grande partie de ces suffixes[67]

Il en a laissé périr aussi, parmi lesquels ; ail (épouvantail, vantail), qui avait donné en vieux français erbail, cordail ; eil, de soleil ; il de eschantil, aissil (petit ais) ; ande de viande, lavande ; ain àe premerain, certain ; aigne, agne de chevelaigne, Alemagne ; aison de curaison, venaison, qui cède de plus en plus à ation ; ison de ombrison, garnison ; iz de empereriz ; oil, de veroil (verrou) ; er de bacheler jogler (fondu avec ier) ; if de eventif, hastif (repris par la formation savante). Et il importerait d’ajouter, s’il convenait de donner ici une idée complète de cette histoire, que d’autres changements ont eu lieu. D’une part, à de vieilles formes tendent à se substituer aujourd’hui ou ont déjà réussi à se substituer des formes nouvelles. D’autres fois, c’est le sens qui s’est modifié : aille, au lieu de désigner comme jadis un ensemble de choses, la coraille, ce qui est autour du cœur, a pris une nuance nettement péjorative, visible dans des mots comme prêtraille, radicaille ; âge a suivi à peu près la même voie.

Ailleurs enfin c’est l’emploi qui a changé. Ce même suffixe age qui formait des adjectifs dans la vieille langue, comme ramage = de la ramée ; ombrage = obscur, ombragé ; evage = d’eau, pluvieux, est passé aux substantifs ; is est dans le même cas, et la série des jolis adjectifs : blondis, faitis, traitis, coulis, est close. Enfin il y aurait lieu surtout de tenir compte d’un dernier fait, celui-là essentiel : c’est qu’un suffixe, comme un mot, est à diverses époques, à des degrés très divers de faveur ; il est ou non de mode et d’usage.

Il y a plus : suivant les temps, des séries entières de suffixes se développent ou se restreignent. Ainsi des diminutifs ; le moyen âge les aimait, et en usait beaucoup plus fréquemment que nous. Certains vers de la chantefable d’Aucassin et Nicolette sonnent presque comme du Remy Belleau[68].

Mais, quelque importantes que seraient ces considérations, ici comme ailleurs, ce qui différencie profondément la vieille langue de celle qui va lui succéder, c’est l’absence d’une formation savante systématique. Il est vrai que la résurrection de certains suffixes morts avait commencé au XIIIe siècle. Ainsi acle venu de aculum (qui avait déjà fourni aille), commençait à donner des mots comme signacle, habitacle. Néanmoins ces exemples restent peu nombreux, et on ne citerait pas un suffixe ou un préfixe qui à ces époques lointaines ait été repris au latin et se soit assez répandu pour passer dans la langue populaire, comme le font aujourd’hui icule, ible, extra ou archi. Et c’est là, on ne saurait trop y insister, un contraste absolu avec ce qui se passe de nos jours.

Étendue et richesse de l’ancien lexique. — Quelques-uns attendront peut-être ici, en manière de conclusion, des statistiques précises donnant sous la forme rapide de quelques chiffres une idée exacte de l’écart qui existe entre le français ancien et moderne. Cette statistique n’est pas faite, et je doute fort que personne l’entreprenne, car les bases manquent.

Les mots de l’ancien français qui n’existent plus, et qui ne se sont pas conservés avec leur sens ancien, ont, il est vrai, été recueillis par M. Godefroy dans son Dictionnaire de l’ancienne langue. En y joignant d’autre part les mots dont Littré ou le Dictionnaire général de Darmesteter, Hatzfeld et Thomas ont trouvé des exemples pour le moyen âge, on aurait, semble-t-il, les données nécessaires pour compter d’une part ce qui a péri depuis le XVe siècle, de l’autre ce qui a été introduit dans la langue.

En fait, quoique le recueil de M. Godefroy ait été fait avec un zèle et une patience qui le placent parmi les grands travaux de l’érudition française, des comparaisons ne sauraient être instituées sur les indications qu’il fournit. D’abord il faudrait pouvoir démêler avec assurance dans tout cela la part des différents dialectes, qui tous ont fourni leur contingent de mots à la vaste enquête de cet érudit, et pouvoir y trier ce qui est français et ce qui ne l’est point. Et c’est là non seulement un travail rebutant, mais jusqu’ici impossible, puisqu’un mot ne saurait être considéré comme étranger au français, sous prétexte que M. Godefroy ne l’a rencontré que dans des textes dialectaux. Quelque immenses qu’aient été ses dépouillements, ils n’autorisent pas une pareille conclusion. Les mêmes distinctions seraient à faire par époques. On ne peut opposer au français contemporain le vocabulaire du XIe au XIVe siècle pris en bloc, alors qu’en réalité tous les mots n’en ont pas coexisté. Donc des dénombrements, même généraux, faits dans ces conditions, ne pourraient conduire qu’à des conclusions fausses[69].

À défaut de statistique lexicologique, aucun travail fait sur des textes pris au hasard, ne peut donner de résultats sérieux. Qu’on prenne un passage d’auteur moderne, et qu’on y relève les mots étrangers à l’ancien français, la proportion variera d’une page à l’autre[70].

Qu’on fasse l’expérience inverse, qu’on cherche dans un passage de vieux français les mots qui ont disparu, les chiffres auxquels on aboutit sont également contradictoires[71].

Dans ces conditions, je me suis décidé à faire, toujours d’après la même méthode, le dénombrement lexicologique de la Chanson de Roland. Dans les 4802 vers du ms. d’Oxford, j’ai compté, en me fondant sur le lexique de M. Léon Gautier, mais en prenant

toujours soin de réduire à l’unité les formes multiples d’un même mot, un peu moins de 1800 mots, exactement 1775, sauf erreur commise dans ce travail fastidieux. De ce nombre 408 ont disparu sans laisser aucune trace[72], soit 22, 98%

Au reste ces chiffres n’indiquent pas exactement l’écart entre le vocabulaire du Roland et le nôtre, et les conclusions qu’on en tirerait seraient bien au-dessous de la vérité. J’ai déjà fait observer plus haut quelle illusion on aurait, en croyant qu’il suffit qu’un mot se soit maintenu dans le dictionnaire, pour qu’il n’y ait rien de changé à son propos dans le lexique.

Du XI et du XIIIe siècle même à nos jours, les mots ont subi un travail intérieur qui en a ou restreint ou étendu le sens, qui les a anoblis ou dégradés, bref qui les a changés, quelquefois si complètement qu’ils en arrivent à dire le contraire de ce qu’ils disaient antérieurement[73]. Par une conséquence de ce travail ou pour d’autres raisons, ils ont aussi varié, comme je l’ai dit, dans leurs emplois ; ils sont entrés dans un nombre plus ou moins grand de combinaisons, et ont tenu, par suite, dans le langage une place tantôt plus importante, tantôt plus effacée.

Si maintenant nous voulons l’apprécier dans sa valeur, il est certain qu’à quelque point de vue qu’on se place, le vocabulaire de l’ancien français mérite qu’on le place très haut. Homogène comme il ne l’a jamais été depuis, et comme il ne le sera plus jamais, il avait fondu la grande majorité de ses éléments dans un harmonieux ensemble, où presque rien d’étranger ne venait faire disparate. Sa richesse était extrême. L’énorme recueil de M. Godefroy, dont j’ai déjà parlé plus haut, en fait foi[74]. Le développement qu’avaient pris, surtout par la dérivation, les mots primitifs, est quelquefois extraordinaire. Déjà les familles issues de vocables à sens aussi précis que roi, roue, feindre, sont étendues. Mais celle du verbe faire, par exemple, est immense[75].

Aussi les synonymes, si rares aujourd’hui, abondent-ils en vieux français, tantôt formés d’un même radical, tantôt de plusieurs. Railler un sot se disait certainement de cent façons[76]. Et toutes les idées un peu familières aux gens du moyen âge se peuvent varier ainsi avec la plus grande aisance[77].

Les idées abstraites elles-mêmes, n’étaient pas, autant qu’on l’a dit, dépourvues d’expression : consence (complicité), cuisançon (inquiétude), conjure (supplication), humblece (humilité), oubliance (outrecuidance), oïance (audience), roidesse (rigidité), étaient de beaux mots, très clairs et très significatifs, et il en existait un grand nombre d’analogues. Cependant il est juste de reconnaître que la plupart des abstractions furent de bonne heure rendues par des mots savants, et que, malgré la présence de ceux-ci, le vieux français resta inférieur sur ce point au langage contemporain. Délaissé des hommes d’étude et de science, il ne pouvait acquérir les ressources d’un idiome dans lequel l’esprit humain a dû exprimer tant de choses et d’idées nouvelles.

En revanche, il a existé autrefois une foule de jolis mots que nous ne pouvons plus rendre que par des périphrases : abelir (sembler beau), s’acorer (être dans le chagrin), ainsjornal (qui précède le lever du jour), aumosner (faire l’aumône), atrever (faire cesser par une trêve), avenance, béer (faire bouche bée), besloi (déni de justice), champoier (aller à travers champs), chrestiener (rendre chrestien), cointier (faire la connaissance de), coloïer (faire des effets de cou), cuiriée (objet de cuir), desroser, (dépouiller de ses roses), destalenter (ôter l’envie), destrecier (mettre en détresse), desvouloir (cesser de vouloir), embramer (désirer ardemment), emparagier [sa fille], (marier sa fille avec un égal), empiegier (prendre au piège), encoan (cette année), enlatiner (instruire en latin), enlignager (prouver sa descendance), ennubler (couvrir de nuages), entreroser (mêler de roses), escarboner (jaillir, briller comme le feu du charbon), escheoiter (recueillir ce qui échoit, succéder en ligne collatérale), estevoir (être nécessaire), forsener (être hors du sens), goloser (désirer ardemment), langourir (être faible, languissant), malignier (faire le mal, tromper), mespenser (penser mal), sombroïer (se reposer à l’ombre), orfanté (état d’orphelin), ostagier (donner en otage, en caution), palmoïer (agiter, lever avec les mains), parclose (dernier mot, résultat final), périller (mettre en détresse), prangière (heure du dîner), recroire (être harassé, fourbu), rivoier (marcher sur les rives), soviner (coucher sur le dos), sourdoloir (s’abandonner avec excès à sa douleur), sourparler (être bavard), soursemaine (jour de la semaine), soustoitier (abriter sous son toit), tenceur (chercheur de querelles), tressuer (être transpercé de sueur), venteler (flotter au vent), vermeiller (devenir, être rouge), vertiller (faire tourner de côté et d’autre). Et il est à peine besoin de faire remarquer combien beaucoup de ces mots sont expressifs et imagés.

Si quelque chose a manqué à la vieille langue, ce n’est donc pas les ressources matérielles, elle en avait de toutes prêtes, et par derrière celles-là une prodigieuse réserve ; il lui a manqué les artistes qui les eussent mises en œuvre. Dans ce lexique, quelque chose fait défaut, mais ce n’est ni le pittoresque, qui y abonde, ni la force, ni la variété, c’est bien plutôt l’ordre, car cette qualité-là n’est point de celles qu’une langue inorganisée, produit spontané d’une nation, peut acquérir d’elle-même ; elle ne peut naître qu’à certaines époques où les théoriciens l’imposent, ou mieux encore où des écrivains l’établissent par la seule autorité de leurs œuvres.

Formes grammaticales. Changements qui les atteignent du IXe au XIIIe siècle. — Il s’en faut bien qu’ici, comme en phonétique, presque tous les grands mouvements qui devaient transformer la langue se soient accomplis dans la période de transition qui précède cette histoire. Assurément au Xe et même au IXe siècle, un grand nombre d’entre eux sont déjà terminés. La réduction des nombreuses déclinaisons latines à des types uniformes est faite ; l’e muet est devenu la caractéristique ordinaire du féminin ; l’article est sorti du démonstratif ; les pronoms composés par agglutination de plusieurs éléments, tels que ce, cil, cet, même, sont constitués ; la conjugaison a laissé tomber les formes simples du passif ; à celles de certains temps de l’actif elle a substitué des passés, composés d’un participe et d’un auxiliaire, et un futur fait de la combinaison de l’infinitif avec le présent du verbe avoir ; le nouveau temps, issu d’une combinaison analogue avec l’imparfait du même auxiliaire, qui sera comme temps le futur dans le passé, comme mode le conditionnel, existe déjà, et a même soudé ses éléments ; les conjugaisons destinées à rester seules productives, celles en er et l’inchoative en ir, ont triomphé des autres, et, sans les avoir exclues de la langue, résultat non encore atteint aujourd’hui, servent déjà exclusivement de types aux verbes qui se créent ; l’envahissement du participe présent de toutes les conjugaisons par la forme en ant de la conjugaison en er est complet ; le nouveau procédé de dérivation des adverbes à l’aide du mot mente, devenu un suffixe véritable, est d’application courante, bref, qu’on considère ce qui est mort du latin, ou ce qui est né du français, l’action des deux grands facteurs psychiques, qui, en même temps que la dégradation phonétique ont travaillé à la décomposition du latin et à la constitution du français, je veux dire l’analogie et l’esprit d’analyse, est assez accusée, pour que de grands résultats soient acquis, et qu’il n’y ait plus de doute sur la direction prise par la langue, ni de possibilité qu’elle s’en écarte.

Mais du IXe au XIIIe siècle de gros changements interviennent encore, que je ne puis passer en revue en détail ; ils portent tous à peu près les mêmes caractères que les précédents et proviennent de l’action des mêmes forces linguistiques ; le nombre des formes purement latines, j’entends par là bien entendu, des formes régulièrement modifiées par la prononciation, va toujours diminuant. Ainsi les nombres ordinaux étaient restés jusqu’à dix ceux du latin : autre, tiers, quart, quint, sisine, sedme, oidme, nœfme, disme. Au XIIe siècle naissent les formes en ieme, et sisme, sedme, oidme, noefme sont éliminés. Quelques traces des démonstratifs simples latins subsistaient. On retrouvait hoc dans o de por o, dans uoc, uec de por uec ; les Serments et l’Alexis ont encore ist ou mieux est de istum, ces débris avec quelques autres disparaissent.

Dans la conjugaison surtout les bouleversements continuent. Un temps simple s’éteint à son tour, c’est le plus que parfait, qu’on trouve dans les anciens monuments tels que la Cantilène d’Eulalie et le Saint-Léger : avret (habuerat), voldret (voluerat), fisdret (fecerat), laiséret (laxarat) n’ont déjà plus aucun analogue dans le Roland. Les désinences ons, ez, prennent une extension croissante[78]. À peine eis (= etis) qui eût donné oiz, apparaît-il dans le français proprement dit ; presque tout de suite il est chassé par ez des subjonctifs d’abord (chanteiz), ensuite des indicatifs présents (sedeiz). Ons de son côté se substitue à la désinence régulière des subjonctifs du type chantiens {cantemus), quelque temps en usage.

Les parfaits latins tels que reddidi, perdidi, avaient dans le français primitif un paradigme spécial, dont les formes sont rendi, rendies, rendiet, rendierent ; elles remontaient aux formes de dedi, conservées dans ses composés comme reddidi, vendidi, qui s’étaient étendues à une vingtaine d’autres verbes[79]. Au début du XIIIe siècle ces parfaits sont fondus avec les parfaits du type de parti, partis.

Mêmes simplifications analogiques dans d’autres types de parfaits : dans vidisti, le d était caduc : de là une forme veïs, et pour la même raison veimes, veistes au pluriel ; au contraire suivant les lois phonétiques le s de misisti subsiste. D’où le vieux français mesis, mesimes, mesistes. Dès le commencement du XIIIe siècle, l’assimilation, qui avait commencé par le verbe faire, est presque complète : Je pris, tu presis, il prist, nous presimes, vous presistes, ils pristrent est abandonné pour tu preis, nous preimes, vous preistes, ils prirent. Et ainsi pour les autres verbes analogues : je di, tu desis ; jusqu’au jour où une nouvelle influence analogique plus forte encore s’exerçant, ce nouveau type disparaîtra à son tour, pour se fondre, comme le précédent, dans les parfaits du type de je parti, tu partis, dont toutes les personnes sont uniformément accentuées sur la flexion et le radical immobile.

Et il serait facile d’accumuler ici des exemples analogues qui montreraient l’abandon progressif, du XIIIe au XIVe siècle, des formes régulières que le jeu normal des lois phonétiques avait données au français primitif, et que l’analogie éteignit avant que le français eût achevé seulement la première période de sa vie. Néanmoins, même au seuil du XIVe siècle, les formes du vieux français sont encore à une distance immense des nôtres, à plus forte raison en diffèrent-elles, si on les considère dans l’extrême complexité qu’elles ont eue dans les trois siècles précédents.

Les formes du vieux français comparées à celles du français moderne. — 1° On y rencontre tout d’abord des formes dont nous n’avons plus aucun souvenir, ainsi les possessifs féminins moie, toe ou toie, soe ou soie, issus directement des possessifs latins frappés de l’accent, remplacées depuis par des développements analogiques du masculin tonique mien. Leur (illorum), était, par son origine un mot invariable ; aujourd’hui assimilé aux autres adjectifs, il a passé dans la catégorie des mots variables et a pris le signe de la flexion ; il ne l’avait pas dans la vieille langue.

Les verbes de la première conjugaison avaient deux infinitifs différents, l’un en er que nous avons encore, l’autre en ier qui se rencontrait dans ceux d’entre eux où une palatale avait agi sur la tonique[80]. Et ce même se retrouvait au participe passé, à la deuxième personne du présent de l’indicatif et du subjonctif, à la troisième du parfait indicatif : mangier, vous mangiez, que vous mangiez, mangièrent ; tandis qu’au contraire chanter faisait vous chantez, que vous chantez, chantèrent. Cette distinction, intacte encore au XIIIe siècle, s’est effacée sans laisser de trace[81].

Les subjonctifs de cette même conjugaison en er et les indicatifs présents n’avaient pas l’e muet à la première personne, à moins qu’il ne fût nécessaire à la prononciation d’un groupe de consonnes antérieur. On disait je tremble, mais je chant, que je port. De cela il nous reste la locution Dieu vous gard ! autant dire rien. Le verbe être conservait un imparfait directement venu de eram : (i)ere, (i)ere(t), (erions, eriez), (i)erent. Il ne survit que dans les patois. Le futur venu de ero : ier, iers, iert, est de même tout à fait mort.

Il est superflu de continuer cette énumération, et cependant il faudrait encore parler de quelques cas un peu différents, je veux dire de ceux, où, tout en conservant des souvenirs ou des débris des anciennes formes, nous avons cependant en réalité abandonné tout aussi complètement l’usage de l’ancien français, parce que les débris conservés s’emploient, sans qu’on se rende compte de leur valeur.

Ainsi, nombre de poètes de notre siècle ont encore parfois écrit je doi, je croi, quand la rime le demandait ; néanmoins la plupart d’entre eux ont certainement ignoré que l’s finale n’existait originairement pas à la première personne de ces verbes, et que c’est l’analogie seule qui a commencé à l’introduire au XIIe siècle. À l’époque grammaticale le changement n’étant pas entièrement accompli, Corneille, Racine et leurs successeurs ont continué à employer la vieille forme ; puis d’autres, forts de leur exemple, les ont imités ; c’était là une licence commode ; il arrive encore à ceux qui ne croient pas avec Th. de Banville qu’il n’y a pas de licence, de s’en servir : la raison grammaticale n’y est pour rien ; ils font de l’ancien français sans le savoir.

De même, si nous prononçons encore grand tante, grand messe, grand rue, le motif en est si peu compris que les grammairiens, à l’époque où l’histoire de la langue n’avait pas été étudiée, ignorant pourquoi l’adjectif n’avait point d’e, crurent à une élision, qu’ils marquèrent par une apostrophe. D’où l’orthographe académique grand’rue. Les quelques expressions où, suivant la règle de l’ancien français, grand garde une forme unique au féminin comme au masculin, ne sont plus que des témoins d’une division depuis longtemps disparue : telle une borne restant d’une ancienne limite entre deux terrains réunis et sur tous les autres points confondus[82]. J’en dirai autant de l’expression fonts baptismaux, où personne ne se rend compte que fonts est un ancien substantif féminin conservé dans des noms propres comme Lafont[83], Bonnefont. Les adverbes même comme élégamment savamment, qui s’opposent cependant nettement aux adverbes formés du féminin tels que royalement, moralement, ne suffisent pas à faire sentir que savant, élégant sont d’anciens féminins. On est donc autorisé à dire qu’ici, bien que des formes de l’ancien français subsistent intactes, comme on en use sans les comprendre, la vieille classification des adjectifs en deux catégories est chose morte. Ces archaïsmes-là, on l’a dit assez justement, ce sont les fossiles de la langue[84].

2° Même sur certains points, où le système ancien semble mieux conservé, l’écart n’est pas moins grand, soit que les séries de formes aient été réduites au point de mutiler le système, soit que nous n’en ayons gardé qu’un sentiment vague et confus. Je vais donner deux exemples de l’un et de l’autre cas, frappants tous deux, et tous deux pris aux deux systèmes essentiels de variation des mots : la déclinaison et la conjugaison.

Ce qui caractérise peut-être mieux que toute autre marque la conjugaison française ancienne, au-dessus des faits partiels auxquels nous avons fait allusion, ce sont les variations du radical des verbes. Dans la conjugaison latine certaines formes sont accentuées sur le radical : ámo, d’autres sur la flexion : amáre. De là, suivant une règle à laquelle j’ai déjà fait plusieurs fois allusion, deux destinées différentes pour les voyelles. á tonique de ámo devient ai : j’aim ; a atone reste a : amer (Cf. je claim = clámo ; clamer = clamáre). Ajoutons que la flexion exerçait aussi quelquefois une influence, par exemple quand elle commençait, ce qui arrive souvent, par e ou i. Ainsi audiam donnait j’oye ; valeo, valio = je vail, tandis qu’ailleurs le même radical tonique était respectivement o (il ot), et al, an (il valt, vaut).

Un même verbe pouvait donc avoir deux et trois radicaux différents, qui alternaient jusque dans un même temps, par exemple à l’indicatif présent. On conjuguait :

lef (de laver) claim (de clamer) agriege (de agregier) espoir (de espérer)
leves claimes agrieges espoirs
leve(t) claime(t) agriege(t) espoirt
lavons clamons agrégeons espérons
lavez clamez agrégiez espérez
lèvent claiment agriegent espoirent
pleur (de plorer) pri (de prier) asail (d’assaillir) voil, vueil (de voloir)
pleurs pries asals vueis, veus
pleurt prie(t) asaut vuelt, veut
plorons, plourons proyons asalons volons, voulons
plorez, plourez proyez asalez volez, voulez
pleurent prient assaillent vuelent, veulent.

Et quand des verbes ont plus de deux syllabes aux personnes où l’accent porte sur la flexion, l’écart des formes est plus grand encore : on dit en ancien français : j’aiu, nous aidons ; je parole, nous parlons ; j’arraison, nous arraisnons ; je desjun, nous disnons.

Si on songe que ces balancements de formes se produisaient à l’indicatif, au subjonctif présent, à l’impératif, d’une personne à l’autre, que l’accent jouait encore un rôle dans la formation des futurs et des conditionnels, et dans les conjugaisons en re, oir, ir, comme on a pu le remarquer plus haut, aux parfaits simples, qu’en outre aucune conjugaison n’échappait à son action, sauf l’inchoative en ir, on se rend compte de l’extrême variété que présentaient les verbes de la vieille langue. Aujourd’hui encore un petit nombre de verbes se conjuguent à l’ancienne manière. Boire, faire, recevoir, devoir, mouvoir, pouvoir, venir, mourir, etc., ont encore deux radicaux au présent ; quelques-uns comme avoir, vouloir en ont même trois. Mais tous appartiennent aux conjugaisons mortes. Dans la conjugaison en er, qui renferme l’immense majorité des verbes de la langue, et qui prend avec celle en ir inchoative, tous ceux qui se créent, les derniers souvenirs réels du système ancien, les formes je treuve, on treuve, se rencontrent pour la dernière fois chez Molière et La Fontaine. Depuis eux il n’en reste rien[85].

Il y a plus, le nombre des vieux verbes à radicaux variables tend à se restreindre de plus en plus ; soit que ces verbes meurent, comme issir, ferir, ouïr, chaloir, soit qu’ils deviennent défectifs, comme assaillir, faillir, soit qu’enfin ils assimilent l’un à l’autre leurs radicaux, comme ont fait cuire, cueillir, paraître. L’analogie, si la langue évoluait librement, en atteindrait bientôt d’autres, à en juger par les formes qu’on entend dans la bouche des enfants et des illettrés : et boivons remplacerait bien vite buvons, comme faisons est en train de remplacer fesons[86]. Le nom seul dont les verbes, fidèles aux anciennes formes, sont qualifiés dans les grammaires, en dit assez : on les appelle irréguliers, tant on sent peu qu’ils sont les primitifs et les véritables. Aussi quelque vivantes que soient les conjugaisons de verbes usuels comme tenir, venir, avoir, on peut dire que le système dont elles procèdent est mort. Leur maintien partiel ou total constitue un archaïsme ; ils apparaissent presque aussi difficiles à l’analyse que les verbes à radicaux empruntés à plusieurs thèmes, comme être et aller. La divergence entre la vieille langue et la nôtre est complète.

3° Enfin j’arrive au point essentiel de toute la morphologie de l’ancien français, la déclinaison casuelle. Il serait excessif de dire que notre langue actuelle n’a plus aucune notion des cas. Ils se conservent dans les pronoms personnels. Une simple phrase comme je le lui dis présente un nominatif sujet, un accusatif régime direct le, et un datif régime indirect lui. Mais on sait à quelles fonctions rudimentaires est réduite, même dans les pronoms, cette déclinaison dont les cas empiètent les uns sur les autres, l’un d’entre eux, le sujet, ne pouvant s’écarter du verbe, auprès duquel il joue le rôle d’une véritable flexion. Au contraire jusqu’au XIIIe siècle, l’article, le nom substantif, l’adjectif, l’adjectif possessif, certains noms de nombre, ont une déclinaison régulière à deux cas ; celle du pronom, à trois cas, s’étend, non comme aujourd’hui, seulement aux pronoms personnels et relatifs, mais aux pronoms et adjectifs démonstratifs, et même à des indéfinis tels que aucun, autre, nul.

Les divers paradigmes de cette déclinaison, aujourd’hui bien connue, sont peu compliqués. Originairement les féminins ont les deux cas du singulier et du pluriel semblables : singulier rose, pluriel roses. Les masculins suivent la déclinaison de murus, les autres celles de pedre, suivant qu’ils ont ou non un e muet au nominatif :

Singulier Sujet murus : li murs, pater : li pe(d)re,
Régime murum : le mur, patrem : le pe(d)re,
Pluriel Sujet muri : li murs, patres : li pe(d)re[87],
Régime muros : les murs. patres : les pe(d)res.

Quelques imparisyllabiques semblent être à part ; en réalité ils se déclinent sur pedre ou sur mur, mais en déplaçant l’accent. Ainsi

Singulier Sujet látro : li ledre, lerre, présbyter : li prestre,
Régime latrónem : le ladron, larron, presbýterum : le proveire,
Pluriel Sujet latrónes : li ladron, larron, presbýteri : li proveire,
Régime latrónes : les ladrons, larrons presbýteros : les proveires[88].

Encore la langue simplifie-t-elle bientôt ce système déjà si réduit : 1° en étendant dans les deux derniers tiers du XIIe siècle l’s de murs aux mots en e muet, et, quoique moins régulièrement, aux imparisyllabiques ; 2" en ajoutant cette même s à tous les féminins qui ne se terminaient pas par un e muet. Les adjectifs suivent exactement les mêmes variations, et ainsi s’établit dans sa généralité cette règle de l’s, qui s’étendit, à la fin du XIIe siècle, presque uniformément à la grande masse des noms ou des mots substantivés masculins, et à une bonne part des féminins, qu’ils appartinssent à une déclinaison latine quelconque, qu’ils fussent d’origine germanique, ou de formation nouvelle.

Il ne faudrait pas croire, bien entendu, que cette règle s’est imposée impérieusement et à tous ; notre orthographe elle-même, malgré tous les appuis qui la soutiennent et les organes qui la répandent, n’y parvient pas. Mais certains textes l’observent rigoureusement, telles les chartes de Joinville, où M. de Wailly a compté 13 violations seulement, tandis que les cas sont marqués 1423 fois comme ils le devaient être, et on peut dire que, quoique entré en décadence au XIIIe siècle, le système de déclinaison à deux cas se prolonge aussi longtemps que l’ancien français ; il en est la caractéristique essentielle[89].

Au reste ce n’est pas seulement comme caractéristique d’une phase de cette histoire qu’il mérite d’être signalé. Nous verrons quels services les cas rendaient à la syntaxe de la phrase. En outre ils apportaient à la langue une agréable variété de consonance. Outre que certains mots imparisyllabiques avaient des formes très différentes, nous l’avons vu, que les pronoms aussi comme mes, mon, cil, celui, nuls, nul, nului, l’article, si souvent répété, gardaient une mobilité appréciable, la simple adjonction d’une s était encore un élément important de variété par les diverses modifications qu’elle entraînait dans la finale des mots et les changements qu’elle apportait à leur physionomie[90].

Dans l’ensemble, le système morphologique de l’ancien français, soit qu’on considère seulement l’harmonie du langage, soit qu’on tienne compte de la valeur significative des formes, était beaucoup plus riche que le français actuel, et beaucoup plus près de la beauté linguistique. Il avait plus de formes, et elles étaient meilleures, en ce sens que beaucoup d’entre elles, encore aujourd’hui distinguées fictivement par l’orthographe, étaient réellement différentes dans la prononciation, et permettaient de reconnaître au son, genres, nombres, personnes et modes sans autre secours que celui des flexions. Ces avantages n’allaient pas toutefois, il faut bien le dire, sans des inconvénients très réels. La richesse entretenait dans cette masse de formes un certain désordre ; les fonctions, nous allons le voir, se partageaient entre plusieurs formes, enlevant ainsi à l’expression quelque chose de sa régularité et de sa vigueur.

Syntaxe. Restes d’habitudes synthétiques. — En syntaxe, comme en morphologie, la caractéristique essentielle de l’ancien français est dans sa déclinaison à deux cas. Par rapport au latin, elle représente un tel état de décadence, la réduction du nombre des formes a été si grande, les rapports multiples marqués par les anciens cas ont dû être si souvent abandonnés aux prépositions, qu’on se sent déjà en présence d’un nouveau système. Et cependant, par rapport au français moderne, l’écart est plus grand encore. Car l’usage régulier de la déclinaison, si rudimentaire qu’elle fût, l’emploi encore fréquent du régime sans préposition des noms personnels avec la valeur d’un génitif ou d’un datif[91], et surtout la distinction normale des sujets et des régimes, en un mot l’existence d’un débris de syntaxe des cas, suffit pour placer le vieux français parmi les langues à flexion casuelle, tout au bas si l’on veut, mais malgré tout dans une catégorie où le français moderne ne saurait entrer.

À vrai dire, ce n’est pas sur ce seul chapitre que le français ancien apparaît comme plus synthétique que le français moderne. La différence y est seulement plus saillante, parce qu’il y a eu là, dans la décadence du système latin, une sorte de temps d’arrêt, un état intermédiaire instable, mais qui a duré néanmoins jusqu’à la fin du moyen âge proprement dit, tandis qu’ailleurs ce période n’existe pas. Il n’en est pas moins vrai que les flexions, autres que les flexions casuelles, ont joué au début, dans les rapports de la phrase, un rôle qu’elles n’ont plus aujourd’hui.

Dans le verbe, par exemple, outre que plusieurs personnes sont maintenant semblables dans l’orthographe elle-même, d’autres se confondent dans la prononciation : aussi l’usage des pronoms personnels s’est-il généralisé au point de devenir obligatoire, et les grammairiens n’ont-ils fait que rédiger une règle qui s’imposait d’elle-même, quand ils ont exigé que chaque verbe, à moins qu’il n’eût un sujet nominal, fût accompagné d’un pronom sujet. N’est-ce pas je, tu, il qui distinguent je chante, tu chantes, il chante, plutôt que les ombres de flexion qui se succèdent après le radical ? L’état du vieux français n’est sur ce point pas comparable à celui qu’on constate de nos jours. Les flexions sont non seulement plus distinctes, nous l’avons vu, mais plus réelles. D’où il résulte que leurs substituts actuels sont moins employés. Pendant quelque temps, ils ne figurent même guère dans la phrase que pour insister sur l’idée de personne ou mettre des sujets en opposition. C’est à partir du XIIe siècle que leur usage s’étend et que leur valeur diminue[92], mais même au XIIIe siècle, il s’en faut encore de beaucoup qu’ils soient devenus obligatoires, et il faudra des siècles encore pour qu’ils passent au rôle qu’ils ont aujourd’hui, de véritables flexions préverbales, chargées de marquer le nombre et la personne.

Et si l’on voulait instituer une comparaison régulière et prolongée, dans le même ordre d’idées, entre le français ancien et le français moderne, on arriverait à des constatations analogues sur plusieurs points, d’où, par suite, à cette conclusion que les flexions, au fur et à mesure que les siècles se sont écoulés, ont diminué non seulement en nombre, mais en valeur syntaxique, et que leurs fonctions se sont progressivement réparties entre des mots, spéciaux ou non, souvent longtemps avant leur chute[93].

Mais, quelque importants que soient ces faits, il est inutile d’y insister davantage, puisque j’ai déjà marqué à propos des formes mêmes, comment l’esprit d’analyse a été sans cesse les dépouillant de leur valeur, quelquefois en les laissant subsister. Voici quelques traits du vieux français qui appartiennent plus particulièrement à sa syntaxe.

Variété et liberté. — Un de ceux qui frappent à toute première vue, c’est que cette syntaxe est, à la différence de la nôtre, extraordinairement variée. L’abondance des tours est telle qu’elle surprend parfois même ceux qui ont eu l’occasion d’admirer la souplesse du grec ancien. Qu’on considère par exemple les propositions hypothétiques, aujourd’hui si pauvres de formes ; l’ancien français peut, tout d’abord y distinguer, comme les langues anciennes, l’hypothèse pure et simple, le potentiel, et l’irréel, c’est-à-dire présenter la condition comme un fait indépendant de toute vue de l’esprit, ensuite comme un fait qui peut arriver, quoique douteux, ou enfin, comme un fait qui ne s’est pas réalisé, et ne pouvait se réaliser[94]. En outre dans chacune de ces modalités, au moins dans la première et la troisième, plus fréquemment employées, le choix est libre entre un très grand nombre de tours. En effet, dans la première tous les temps se rencontrent à la proposition secondaire, même le futur, aujourd’hui exclu[95]. Dans la troisième, outre tous les tours aujourd’hui conservés, le vieux français en emploie cinq autres[96].

Et cette abondance n’est pas seulement due à l’abondance des formes, à la coexistence d’un conditionnel proprement dit et du subjonctif qui en fait fonction, comme en latin ; ce qui le prouve, c’est que le vieux français non seulement peut distinguer, mais confondre ces modalités, prendre de l’une la proposition principale, de l’autre la proposition subordonnée, et faire des constructions mixtes, qui seraient barbares en latin ou en français, et qui figurent cependant, assez fréquemment même, dans nos vieux textes[97]. Si on ajoute ces constructions incohérentes aux autres, on arrive à un total de plus de vingt-cinq manières différentes de rendre l’hypothèse dans le passé, le présent ou le futur.

La liberté de choisir en pareil cas ne s’est restreinte que lentement, nous le verrons. Alors que la grammaire moderne nous impose un tour unique, au point que sous la pression de ses exigences les esprits s’accoutument peu à peu à l’idée qu’il n’y a pas deux manières de dire, et qu’on ne trouve pas deux tours non plus que deux mots équivalents, l’ancien français permet à l’écrivain d’opter à son gré entre les diverses manières de construire sa phrase. La multiplicité des constructions dont nous venons de parler le montre déjà. En voici cependant un autre exemple.

Aujourd’hui les règles d’accord sont devenues strictes et obligatoires, au point que qui manque à les appliquer semble ignorer les principes fondamentaux de la grammaire ; la vieille syntaxe au contraire est si large sur ce point qu’elle autorise de nombreuses contradictions. D’abord le français moderne oblige toujours à considérer, et cela souvent au moyen de critères arbitraires, quel rôle un mot joue dans une phrase, à distinguer par exemple si dans les hommes même, les hommes tout entiers, les enfants nouveau-nés, les mots même, tout, nouveau sont des adjectifs ou des adverbes ; c’est sur ces définitions que se règle l’accord. En vieux français on peut toujours accorder un mot si sa nature le comporte, sans regarder à la fonction qu’il remplit temporairement[98].

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Ensuite, en dehors de ce cas, et lorsque la question de la variabilité ne se pose pas, il s’en faut encore de beaucoup que l’accord soit partout uniformément obligatoire. S’il y a plusieurs sujets, on peut, comme en latin, n’accorder qu’avec le plus proche : Vis li fu qu’en un lieu il e lireis esteit (St Thomas, 3941).

Si un adjectif, un verbe sont placés avant les substantifs avec lesquels ils sont en rapport, étant en quelque sorte indépendants de ces termes, qui ne seront exprimés que par la suite, ils peuvent rester invariables : Aiols a fait bataille pesant et dure. Molt l’en est avenu bel aventure (Aiol, 1332)[99].

Enfin très souvent, au lieu d’accorder proprement avec les mots, on accorde avec l’idée qu’ils contiennent. Ainsi : Sa gent estaient occis (Joinv. chap. II). Cette dernière phrase montre bien quelle était sur ce point la liberté. Par rapport à sa, gent est pris pour un féminin singulier, par rapport à estoient occis pour un masculin pluriel. Et il ne faudrait pas croire que c’est l’autorité grammaticale seule, qui, en instituant la règle, a réussi plus tard à asservir la syntaxe. Sur bien des points, c’est l’instinct même de la langue qui a travaillé spontanément à amener ce résultat. Il suffit, pour s’en convaincre, d’observer la différence profonde qu’il y a entre l’ordre des mots dans nos vieux auteurs et celui que nous observons nous-mêmes.

En ancien français, il y a des règles sans doute, ou pour mieux dire des usages à peu près réguliers ; ce n’est plus la liberté absolue du latin classique ; il reste du moins une très grande aisance. Ainsi, dès les origines, pour ne parler que des éléments essentiels de la phrase, on voit prévaloir la construction qui finira par devenir de règle absolue, qui consiste à placer le verbe entre son sujet et son régime, au lieu de le rejeter à la fin. Néanmoins il peut encore occuper cette place, ou au contraire passer devant son sujet et son régime. Grâce aux flexions nominales et pronominales, le sujet, même ainsi rejeté, reste reconnaissable. Aussi le voit-on céder son rang — chose qu’il fait aujourd’hui si rarement, et que dans certains cas il ne peut pas faire du tout — non seulement au verbe, mais à l’attribut, au complément direct, indirect ou circonstanciel, à des déterminatifs. Maintes propositions sont ainsi littéralement retournées par rapport aux nôtres, qui, construites de la sorte, seraient sans syntaxe. Il faut ajouter que des éléments d’un même terme, sujet ou régime déterminé, verbe avec négation composée, préposition avec l’infinitif qui en dépend, se séparent librement, et entre eux s’intercalent jusqu’à des propositions entières. Le vieux français est là, on le voit, à une grande distance du français moderne, capable encore presque de rivaliser avec le latin et de suivre des périodes latines dans leurs sinuosités. Nous avons presque totalement perdu cette faculté, non toutefois par la volonté de qui que ce soit, mais par suite de l’évolution naturelle de notre langue, qui, comme beaucoup d’autres, cependant plus riches qu’elle en moyens syntaxiques, en est arrivée à marquer la fonction de certains termes, du sujet par exemple, par le rang qu’ils occupent dans la phrase.

On pourrait dans cet ordre d’idées relever nombre de faits encore. En vieux français, on trouvera dans une même phrase un mot qui a l’article, l’autre qui ne l’a pas, ni rien qui le remplace ! Là, le pronom personnel est exprimé, ici il est omis ; un verbe est construit avec plusieurs régimes : l’un est substantif, l’autre infinitif, l’autre formé d’une proposition complétive. Tantôt une préposition, un sujet, un verbe, une conjonction déjà exprimés sont répétés, tantôt ils ne le sont pas. Ainsi de suite. Cette absence de règles étroites, et aussi cette synonymie syntaxique, si j’ose risquer le mot, donnent à la phrase une souplesse et une variété remarquables.

Défaut de précision et de netteté. — De ces libres allures résulte souvent, comme on peut le penser, une certaine indécision. Je n’insiste pas sur la liberté de l’ellipse ou du pléonasme dont je parlais plus haut, quoiqu’elle donne souvent à la phrase plus que de l’asymétrie, une véritable gaucherie, mais autrement importantes sont les conséquences de l’état d’indétermination où sont restées longtemps les fonctions de certaines formes. On en trouverait des exemples dans la syntaxe des pronoms. Ainsi les formes des cas régimes des démonstratifs, quoique distinctes, n’ont pas été régulièrement distinguées. D’autre part, dans cette riche et presque surabondante collection de formes, les pronoms n’étaient pas définitivement séparés des adjectifs : on dit d’une part celle et même icelle maison tombe, cist m’a meurdri et de l’autre ceste maison tombe et cil ou icil m’a menrdri[100]. La même observation pourrait se faire sur les possessifs. Nous reconnaissons, nous, nettement, pronoms et adjectifs ; les mêmes formes en ancien français ont les deux rôles. On possède déjà le moyen de séparer le comparatif du superlatif relatif, à l’aide de l’article ; ils se confondent néanmoins encore constamment. Les personnels ont une forme légère et une lourde, me et moi ; elles se remplacent dans une foule de cas.

Bref, de toutes parts, les formes, au lieu d’être strictement limitées dans leurs fonctions, empiètent les unes sur les autres. Il n’en est pas d’exemple plus frappant que celui de la syntaxe du verbe, et particulièrement des temps. Non seulement le passé simple et le passé composé se substituent l’un à l’autre dans certains cas, ce qu’ils font encore, mais ce même passé simple tient très souvent lieu de l’imparfait[101]. De plus les autres passés, ceux qui ont aujourd’hui pour fonction exclusive de marquer une action comme passée par rapport à un temps passé, je veux dire le plus-que-parfait et le futur antérieur, sont, ce dernier au moins, assimilés à des passés simples ; ainsi dans ces vers de Roland (éd. Léon Gautier, 3093).

Gefreiz d’Anjou i portet l’orie-flambe ;
Saint-Piere fut, si aveit num Romaine,
Mais de Munjoie iloec out pris escange.

Entendez : Geoffroi d’Anjou y porte l’oriflamme ; elle était de saint Pierre, et avait nom Romaine, mais là, elle eut pris (=elle prit) en échange celui de Monjoie. Et de pareils exemples sont tout à fait communs[102]. J’ajoute que l’inverse se rencontre également, et qu’on trouve un simple passé indéfini là où on attendrait un passé antérieur : Quant son aveir lor at tot départit, entre les povres s’assist danz Alexis : quand il leur a tout départi son avoir, entre les pauvres s’assit saint Alexis. Enfin nous faisons une fine distinction entre passé antérieur et plus-que-parfait. Si tous deux marquent une double antériorité, du moins le passé antérieur signifie que l’action dont parle le verbe de la principale survint tout de suite après l’accomplissement de celle qu’il exprime lui-même : « Quand il eut bien fait voir l’héritier de ses trônes Aux vieilles nations, comme aux vieilles couronnes,… il cria tout joyeux : L’avenir est à moi. »

Rien de cela autrefois, et ce vers était très correct :

Ço dist li Reis que sa guère out finée (Rol. 705)[103].

Les mêmes libertés se retrouvant à d’autres modes que l’indicatif, l’imparfait s’échangeant assez facilement avec le plus-que-parfait au subjonctif, le présent avec le parfait au subjonctif et à l’infinitif, une concordance rigoureuse n’étant de règle ni en cas de coordination ni même en cas de subordination, il arrivait souvent que les rapports de temps étaient marqués avec beaucoup moins de précision et les faits, par conséquent, localisés les uns relativement aux autres moins sûrement qu’ils ne le sont aujourd’hui.

D’autre part, la phrase de l’ancien français est constituée beaucoup moins nettement que la nôtre. Ce qui donne à une proposition sa nature propre : un ne qui la fait négative, un qui, un que ou toute autre conjonction qui la fait relative ou conjonctive sont aujourd’hui nécessairement répétés devant chaque proposition, si plusieurs propositions de même nature se succèdent, et les cas sont rares et parfaitement déterminés où on peut s’abstenir de ces reprises nécessaires. Au contraire il est fréquent, en ancien français, que l’écrivain, après un seul ne, un seul qui exprimé, néglige les prépositions qui suivent. Il dira très bien : chascun l’ama et porta fei, au lieu de et lui porta foi. On lit dans le Ménestrel de Reims, § 20 : tant qu’il li dist que il la penroit volentiers à famme, se elle vouloit, et li rois ses freres si acordoit. On pourrait entendre : il lui dist qu’il la prendrait volontiers pour femme si elle voulait, et le roi son frère n’y mettait pas obstacle. Nullement ; la dernière proposition dépend encore de si et le sens est : et si le roi son frère s’y accordait.

Il y a plus : il arrive que des mots conjonctifs restent sousentendus et que la dépendance d’une proposition par rapport à une autre n’est marquée que par le mode ou n’est pas marquée du tout :

N’i ad paien nel prit et ne l’aürt[104] (RoL, 854, G.).

Il n’y a païen qui ne le prie et ne l’adore.

Et nous avons tel celier en parfont,
Estre i porra dusqu’a l’Ascention (Raoul de Camb., 7333).

« Et nous avons au fond un tel cellier qu’il y pourra rester jusqu’à l’Ascension. »

Dans d’autres cas, ce n’est plus le lien entre les propositions qui manque ; tout au contraire elles sont confondues, en ce sens qu’un mot exprimé dans la première seulement joue un rôle important dans la suivante, la domine même. Ainsi dans cette phrase de Joinville (Extraits, éd. Paris et Jeanroy, 155) : Oncques ne parla a moi tant come li manglers dura, ce qu’il n’avoit pas acoustumé, qu’il ne parlast tousjours a moi en manjant. Entendez : Il (le roi) ne me parla pas une fois tant que le repas dura, ce qu’il n’avait pas coutume de faire, son habitude n’étant pas qu’il s’abstint de me parler jamais en mangeant.

C’est ainsi encore qu’on pourrait joindre plusieurs participes avec un seul auxiliaire, quoique les uns se construisissent avec être, les autres avec avoir. Ex. : jusques a tant que revenus serés… Et parleit a mon frère (Baud. de Seb., XIV, 89). Entendez : jusqu’à ce que vous serez revenu et aurez parlé à mon frère. Ou bien encore l’auxiliaire d’une proposition relative servait à une autre proposition qui n’avait rien de relatif, surjetée après la première. Chrestien de Troyes par exemple écrira :

Mes sire Yvains par vérité
Sét que li lions le mercie,
Et que devant lui s’humilie,
Por le serpant qu’il avoit mort
Et lui délivré de la mort

(Yvain dans Constans, Chrestom., 141).

À ces audaces, dont on trouve des exemples jusqu’au XVIe siècle, l’individualité des propositions risquait parfois d’être détruite.

Au reste les phrases de l’ancien français, comme celles de toutes les langues populaires, se coordonnent ou parfois se juxtaposent — car les asyndètes ne sont pas rares — plutôt qu’elle ne se subordonnent[105]. Les périodes y sont en général courtes, et dans ces conditions la clarté se ressent peu des défauts que je viens de signaler.

Mais là où nos vieux écrivains s’engagent dans une période, et cela n’est pas rare, surtout quand ils traduisent, il arrive souvent aux médiocres de s’embrouiller, d’être quelque peu obscurs et difficiles à suivre. On en jugera par l’échantillon cité ci-dessous[106].

Assurément Chrestien de Troyes écrit d’un autre style[107], et si un Jacot de Forest s’entortille ainsi dans ses phrases, la faute en est plus à sa maladresse qu’à l’indétermination excessive de la syntaxe. Il importe cependant de constater que si l’état de la langue ne condamnait pas à aboutir là celui qui essayait du style périodique, en revanche aucune obligation salutaire ne le gardait d’y tomber. À condition d’observer certaines règles, la phrase moderne, si enchevêtrée, si lourde et pénible qu’elle soit, reste facile à décomposer, partant à comprendre. Le vieux français n’a pas joui de cet avantage, et c’est sans doute pour cela qu’aucun des étrangers qui se sont accordés à vanter sa douceur n’a pensé, comme plus tard, à parler de sa précision ou de sa clarté.

III. — Le français à l’étranger.


Coup d’œil général. — On a souvent cité, pour montrer le prestige de notre langue au moyen âge, la phrase de Brunetto Latini : « Et se aucuns demandoit por quoi cist livres est escriz en romans, selonc le langage des François, puisque nos somes Ytaliens, je diroie que ce est por ij. raisons : l’une, car nos somes en France ; et l’autre porce que la parleure est plus delitable et plus commune à toutes gens[108] ». Son continuateur, Martino da Canale, a répété à peu près dans les mêmes termes que « la langue francese coroit parmi le monde », et était « plus delitable à lire et à oïr que nulle autre[109]. » Rusticien de Pise, sans être aussi explicite sur les motifs de son choix, manifeste aussi la même préférence, et c’est en français qu’il faisait des Romans de la Table Ronde des extraits qui devaient être traduits en italien. C’est aussi en français que, en 1298, dans une prison génoise, Marco Polo lui dictait le récit de ses grands voyages en Tartarie et en Chine. De pareils exemples, qu’on ne retrouvera guère avant le XVIIIe siècle, sont assez significatifs ; il est certain qu’en Italie, avant que Dante eut à la fois créé et illustré à jamais l’italien littéraire, nul homme cultivé n’eût osé comparer le vulgaire de la Péninsule au roman de France[110].

En Angleterre, même à l’époque où l’anglais commença à redevenir la langue nationale, le français ne cessa nullement d’être aimé et cultivé. Un des maîtres anglais qui l’enseignaient alors en parle même avec des éloges dont l’excès n’altère pas la sincérité, l’appelant « le doulz françois, qu’est la plus bel et la plus gracious language et plus noble parler, après latin d’escole, qui soit ou monde et de tous gens mieulx prisée et amee que nul autre ; quar Dieux le fist si doulce et amiable principalment a l’oneur et loenge de luy mesmes. Et pour ce il peut comparer au parler des angels du ciel, pour la grant doulceur et biaultee d’icel[111]. »

En Allemagne, s’il faut s’en rapporter au trouvère brabançon Adenet le Roi, c’était la coutume « el tiois pays »

 
Que tout li grant seignor, li conte et li marchis
Avoient entour aus gent françoise tous dis,
Pour aprendre françois lor filles et lor fis.


Et Wolfram d’Eschenbach semble se référer à la même coutume quand, dans son Parsifal, il admet que le chef des païens, le valeureux Vairefils parle français, quoique avec un accent étranger, quand ailleurs encore il fait ironiquement allusion à la faible connaissance qu’il a lui-même de ce langage[112].

À vrai dire, dans tout le monde occidental, la richesse et l’extraordinaire variété de notre littérature avaient, à défaut d’autres causes, vulgarisé notre langue. Nous aurons à reparler longuement de l’Angleterre. Ailleurs d’innombrables traductions en allemand, en néerlandais, en gallois, en norvégien, en espagnol, en portugais, en grec, des manuscrits français, exécutés un peu partout hors de France, montrent quel a été l’ascendant de notre génie, et de la langue qui en était l’instrument. L’éclat jeté par l’Université de Paris, qui attira de bonne heure tant d’étudiants étrangers, contribua de son côté, bien que le latin fût seul admis officiellement dans les écoles, à la diffusion du français. Celui-ci s’éleva ainsi, dans l’esprit des hommes du temps, sinon à la hauteur du latin, du moins aussi près de lui que cela était possible à un idiome vulgaire. Sans parvenir à être, comme le « clergeois, » une langue savante, il obtint du moins d’être considéré comme la langue d’une haute culture ; il n’y avait et il ne pouvait y avoir qu’une « langue catholique » ; du moins, à côté d’elle, le français s’éleva à une demi-universalité. Sur plusieurs points, il sembla même un moment qu’il dût non plus se faire connaître, mais s’implanter, aux dépens des langues indigènes, particulièrement en Orient et en Angleterre.

Le français en Asie et en Afrique. — Tout le monde sait que malgré la diversité des peuples qui prirent part aux croisades, les Francs de France jouèrent dans ces expéditions un rôle prépondérant, si bien que leur langue fût probablement devenue la langue commune des Latins, si leurs établissements eussent duré, malgré l’installation dans le pays de puissantes colonies italiennes et les rapports constants que la marine vénitienne établissait entre la Péninsule et les pays d’outre-mer. Elle fut tout au moins la langue officielle et juridique de ces pays ; les Assises de Jérusalem, les Assises d’Antioche, bien que nous ne possédions plus ces dernières que dans un texte arménien, étaient en français. Point de doute que le français n’ait eu en cette qualité quelque influence. Tout d’abord il y eut en Asie une population que la communauté de la foi religieuse porta d’enthousiasme vers les croisés ; ce fut celle de l’Arménie, dont le secours fut si utile aux chrétiens d’Occident. L’ascendant de ceux-ci sur ce peuple d’esprit ouvert fut sur certains points considérable, et ses règles juridiques par exemple en furent complètement transformées.

Il nous est même parvenu un très curieux écho des protestations que soulevait une conversion trop rapide aux usages des Latins chez les vieux Arméniens[113]. En ce qui concerne la langue, nous savons que de bonne heure à la cour elle fut considérée comme une sorte de seconde langue officielle, dans laquelle dès 1201 on transcrivait les actes[114]. Des interprètes étaient inscrits au nombre des officiers royaux. Des prêtres, comme Basile, qui fit l’oraison funèbre de Baudouin de Marasch, arrivaient à parler également bien les deux langues[115]. Aussi a-t-on pu relever dans les « Assises d’Antioche », que le prince Sempad, de la maison des Hethoumides avait traduites en 1265, des gallicismes comme : harnois, otreia, défendre, quitte, chastier, faillir, sicle, sans aveir. L’infiltration n’est pas allée et ne pouvait aller loin ; les termes de la hiérarchie féodale paraissent avoir seuls été naturalisés[116], et ils ont eux-mêmes disparu avec les distinctions qu’ils représentaient. Toutefois l’un d’entre eux au moins a survécu, et le nom des barons, après s’être répandu dans la Grande Arménie avec le sens de chef, est devenu, paraît-il, le titre commun dont on accompagne les noms propres, l’équivalent de notre « monsieur »[117].

Du côté arabe, il n’y eut bien entendu, aucun élan analogue vers les envahisseurs. Néanmoins on a cessé de s’imaginer qu’une haine farouche séparait, sans rapprochements possibles, des musulmans fanatiques de chrétiens intransigeants, venus pour convertir ou pour tuer. La réalité est tout autre et les documents laissent voir que des rapports nombreux, souvent pacifiques et même cordiaux, s’étaient établis entre fidèles et infidèles, qu’il était même né une population de métis, comme trait d’union entre les races.

Pour la langue, il arriva ce qui se produit presque régulièrement en pareil cas ; ce fut celle des plus civilisés qui exerça sur

l’autre son ascendant. Et les plus civilisés étaient incontestablement les Orientaux, particulièrement les Arabes et les Grecs. Parmi les Arabes, Turcs et Persans, bien peu, en dehors des interprètes officiels, semblent s’être donné la peine d’apprendre le langage des Francs[118]. Au contraire, nombre de croisés s’étaient fait instruire dans les langues indigènes, presque dès l’arrivée en Palestine. Pierre l’Ermite avait en 1098 un interprète nommé Herluin ; Tancrède lui-même savait le syriaque[119]. En 1146, au dire de Guillaume de Tyr, ce fut un chevalier qui « savait langage de Sarrazinois bien parler, qui fut député près de Moïn Eddin Anar, gouverneur de Damas[120]. En 1192 le prince Honfroy de Toron « enromançait le sarrasinois » aux entrevues que le roi Richard d’Angleterre et le prince Malek el Adel eurent près d’Arsouf, puis devant Jafla, et Baudouin d’Ibelin remplit le même office près de saint Louis pendant sa captivité en Égypte ; plus tard un frère André de Longjumeau se rencontre dans les mêmes fonctions. Ibn Djobaïr et Beha Eddin n’ont donc pas cherché à flatter l’amour-propre de leurs compatriotes quand ils ont rapporté que des seigneurs francs apprenaient l’arabe. Guillaume de Tyr confirme leur témoignage, il prétend même qu’ils le faisaient presque tous. Et il est permis de supposer que les relations diplomatiques n’étaient pas seules à les pousser à cet effort. Le même Guillaume de Tyr, né du reste, comme son nom l’indique, outre mer, et l’auteur du Templier de Tyr (qui est peut-être Gérard de Monréal) utilisaient pour leurs compositions historiques les documents orientaux. On trouve chez eux assez souvent des mots arabes traduits ; Renaud de Sagette passe pour avoir entretenu chez lui un docteur arabe chargé de lui lire les auteurs arabes.

Dans ces conditions, il n’est pas douteux que le voisinage de la civilisation musulmane ait contribué à augmenter l’influence que la science et les arts arabes exerçaient depuis longtemps sur nous. Et on sait tout ce que doivent à cette influence la philosophie, les mathématiques, l’astronomie, l’art maritime, la pyrotechnie la médecine, la chimie, et jusqu’à la cuisine. Nous avons pris aux Sarrazins les choses les plus variées, depuis un système de chiffres et des commentaires d’Aristote jusqu’à des pigeons voyageurs, des armoiries, des instruments de musique, des modes, des étoffes, des fleurs et des plantes potagères.

Or, s’il est arrivé souvent que les objets importés n’ont eu d’autre nom que celui de la ville d’Orient où ils avaient été pris, comme l’ail d’Ascalon, ou l’étoffe de Damas[121], d’autres ont gardé leur nom arabe plus ou moins défiguré. Ces derniers sont en assez grand nombre et constituent en français un fonds assez considérable[122].

Toutefois il est très difficile, dans ce fonds arabe, de classer avec précision les mots par époques[123] et surtout par provenance ; de savoir s’ils sont venus par les livres ou par le commerce, ou même s’ils sont d’importation directe ou indirecte. Les uns, par exemple matelas, sirop, girafe, semblent passés par l’italien ; d’autres, par exemple bourrache, caroube, chiffre, par le bas-latin des savants[124]. On constate cependant que le grand nombre est venu d’Espagne, où les Maures ont fait un si long séjour, et où leur culture a été portée si haut[125].

Le nombre de ceux qui paraissent rapportés des croisades est peu considérable. On cite coton, gazelle, fakir (v. fr. faki), housse, jupe, luth, mameluk, quintal, truchement (v. fr. durgeman). L’ancienne langue en connaissait quelques autres : aucube (tente, cf. alcôve, venu du même mot arabe par l’espagnol) ; fonde (marché) meschine (jeune fille, servante), rebèbe (violon à trois cordes) etc.

D’autres, qu’on croirait pourtant bien devoir rapporter à cette époque, sont postérieurs et ont été pris à d’autres langues. Ainsi assassins, où on reconnaît facilement le nom des Assacis, les sicaires du Vieux de la Montagne, dont il est si souvent question dans nos chroniqueurs, nous est venu plus tard, comme nom commun, par l’italien. Si réel en effet que fût sur nous l’ascendant des Orientaux plus civilisés, la pénétration n’eut pas le temps de se produire ; en outre les Latins établis outre mer revinrent en si petit nombre que leur langage ne put influer sensiblement sur le langage général[126].

Du côté musulman, il resta aussi quelques traces, mais peu nombreuses, de notre passage. Au dire des spécialistes, l’arabe du XIIe et du XIIIe siècle avait un certain nombre de mots francs, particulièrement des noms de dignité, facilement reconnaissables[127] : inbirur (emperor), brinz (prince), kund (comte), biskond (vicomte), bourdjâsi, al bourdjâsiyya (la bourgeoisie), barouans, (barons). On en cite encore quelques autres istabi, sàboûn, sirdjand, asbitari, qui sont sans doute estable, savon, sergent, hospitalier. Dâmâ (dame), dâmât (les dames), se trouve, paraît-il, dans une lettre de sultan Baibars Ier à Boëmond VI (1268)[128]. C’est en somme fort peu de chose[129]. Le « déluge français », comme dit un écrivain arabe, ne submergea rien, il fut submergé, et ce qui resta des Francs apprit l’arabe. À Tripoli, dès le commencement du XIIIe siècle, un prêtre, Jacques de Vitry, ne pouvait plus parler roman à ses coreligionnaires, et force lui était d’entendre des confessions par interprètes, la langue du pays étant le sarrazin[130].

Le français en pays grec. — À Constantinople, en Achaïe, en Morée, et à Chypre, ce fut non plus en présence des langues sémitiques, mais en présence du grec que se trouva le roman. On pourrait relever chez les contemporains de la conquête, ainsi chez l’historien Nicetas Akominatos, qui nous a laissé la contre-partie de la Chronique de notre Villehardouin, un certain nombre de gallicismes : δεφενδεύειν défendre ; λίζιος, lige ; τέντα, la tente ; φρέριος, le frère ; τουρνέσις, tournois[131]. Mais on sait combien la conquête fut éphémère, et l’invasion du français dans le romaïque ne remonte pas aux expéditions des Latins.

On avait retrouvé, il est vrai, au milieu de ce siècle, une chronique de Morée, dont la langue, même dans le meilleur des manuscrits, celui de Copenhague, est farcie de mots français[132].

Mais il paraît aujourd’hui à peu près certain que l’auteur du « Livre de la conqueste » est un métis demi-grec et demi-franc, un Gasmule. Il n’y eut jamais romanisation dans ce pays ; où le latin avait échoué, il était impossible que le français réussît. On a reproduit quelquefois bien à tort une phrase de la chronique catalane de Ramon de Muntaner, disant qu’on parlait en Morée aussi bon français qu’à Paris. Le contexte montre au contraire dans quel isolement restaient les chevaliers francs[133].

Ce n’est guère qu’à Chypre, où la domination des Lusignans dura trois siècles, que l’invasion latine marqua la civilisation et la langue indigènes d’une empreinte un peu profonde. Le chroniqueur Macheras, au commencement du XVe siècle, va même jusqu’à prétendre que ce fut la conquête franque qui amena la désorganisation du grec indigène[134]. Mais c’est là une exagération visible, que les recherches modernes sur le moyen chypriote permettent de réfuter[135]. Ici comme partout ailleurs dans les pays grecs, c’est de l’italien, qui était la langue du commerce et qui d’autre part, grâce à son système phonétique, se prêtait mieux que le français à être transcrit et naturalisé en grec, qu’on a tiré le plus grand nombre de vocables. On en trouve toutefois, dans les textes du moyen âge, un assez grand nombre qui viennent de France[136]. Et le chypriote contemporain en conserve même quelques uns, comme κουμανταρκά, la commanderie (nom d’une partie de l’île), περροῦνιν, le perron (grosse pierre), τζαέρα (la chaire, auj. chaise), μπρότζα (broche, fourchette), derniers témoins d’une influence que l’abandon de l’île aux Vénitiens fit officiellement cesser en 1489, mais qui longtemps auparavant n’était plus prépondérante, ni même effective.

Dans ces différentes rencontres, le français eut, de son côté, l’occasion d’emprunter des mots nouveaux, et d’augmenter ainsi son fonds grec, très restreint jusque-là. Le commerce avec l’Orient en avait déjà amené quelques-uns : besant, chaland, dromond, qu’on rencontre dans le Roland ; cadable, caable, primitif de accabler (καταϐολή, machine à lancer des traits), se lit aussi dans le même texte. Des écrivains, qui connaissaient le grec, en emploient d’autres : Dyssenterie, hippodrome, monocère, rhinocéros, théâtre sont francisés par le traducteur de Guillaume de Tyr, L’Estoire d’Eracles fournirait quelques grécismes ; en particulier une ample collection de mots pour signifier serpent : cersydre (χέρσυδρος), chelindre (χέλυδρος), cycalex (σκυτάλη), dipse, édype (διψάς), emorroiz (ἀμορροΐς) (on y trouve aussi ydiote ou ydoiste (ἰδιώτης), filatière (φυλακτήριον). Le lyonnais Aymon de Varenne, qui avait longtemps habité Philippopoli, va plus loin, et dans Florimont cite des mots grecs, ou même des phrases qu’il traduit assez volontiers, par exemple :

Il crient tuit : « Ma to theo
Calo tuto vasileo. »
Ice well dire en françois :
Si maïst Diex, bons est cis rois.[137]


Mais tant d’érudition n’était pas commune, et le nombre des mots grecs qui sont venus à cette époque soit directement, soit indirectement, par l’italien et le bas-latin, est peu considérable. Quelques-uns se sont éteints avec le vieux français : mangonneau, molequin (étoffe mauve), filatière (reliquaire), estoire (flotte). D’autre sont arrivés au français moderne canapé, (κωνωπεῖον), carquois (ταρκάσιον, mot d’origine persane), endive (bysantin ἔνδιϐον), falot (φανὸς), diamant (διάμαντε), galetas, braquemart, (βραχεῖα μάχαιρα), chiourme (κέλευσμα, par l’ital. ciurma), qui se trouve dans le Templ. de Tyr p. 275 ; page (παίδιον, ital. paggio)[138] ?

Mais en somme, le contact, même prolongé des Francs et des Grecs, n’a eu sur le langage des uns et des autres qu’une influence éphémère et superficielle[139]. Notre langue n’a gardé de ces grands événements que la gloire d’avoir été portée au loin, sur les rivages les plus célèbres de l’histoire du monde.

Le français en Angleterre. — La bataille d’Hastings (14 oct. 1066) et la prise de possession de l’Angleterre par Guillaume le Conquérant eut de tout autres conséquences linguistiques que la conquête éphémère de Jérusalem ou de Constantinople. Longtemps on put croire que la langue comme la dynastie normande était définitivement établie au delà du détroit.

Sur le point de savoir si les conquérants désiraient ce résultat et cherchèrent à l’atteindre, malgré l’affirmation d’anciens chroniqueurs, on n’est pas d’accord[140]. Mais tout, à ce moment conspirait en faveur du français. Les rois n’entendaient, tout au moins ne parlaient que cette langue[141], au point que longtemps après, le propre vainqueur de Crécy, Edouard III, ne parvint pas, dans une circonstance solennelle, à reproduire correctement une phrase anglaise.

Comme la cour, l’aristocratie resta fidèle à son idiome roman, qui fut par tout le royaume, à tous les degrés de la hiérarchie, la langue officielle. Il n’est pas certain que Guillaume ait défendu de plaider à la cour royale autrement qu’en français ; le français n’en devint pas moins la langue de la justice, celle de la loi, et aussi des juges, même dans les juridictions inférieures. L’Église elle-même aida, ou tout au moins céda au mouvement, les archevêchés d’York et de Canterbury, les évêchés, les abbayes étant passés aux mains de gens de langue française. On vit des auteurs qui n’écrivaient que pour le clergé, comme Philippe de Thaon, l’adopter (vers 1119) ; un évêque, dès le XIe siècle, saint Wulfstan, manqua d’être dépossédé parce qu’il l’ignorait, et ne pouvait dès lors prendre part aux conseils royaux[142]. Au commencement du XIIIe siècle des curés s’en servirent, tout en laissant la première place à l’anglais, pour la prédication. Dans les écoles le français fut aussi la langue de l’enseignement, au moins élémentaire[143].

Il eut ainsi à peu près les mêmes avantages que le latin avait eus en Gaule. Et il importe d’ajouter, pour bien montrer les conditions de la lutte, qu’il puisait dans le voisinage de la France de nouveaux appuis. D’abord l’expédition de Guillaume n’avait pas été un coup de main d’heureux aventuriers que la mer avait apportés un matin et que la masse indigène devait peu à peu absorber. D’autres immigrants, non seulement des Normands, mais des Angevins, des Picards, et aussi des Français de France vinrent à leur suite, et l’infiltration ne cessa pas de longtemps. D’autre part les relations des vainqueurs avec le continent demeuraient très étroites, la France restant le centre des intérêts, et aussi l’objet des rêves des nouveaux maîtres de l’Angleterre. L’histoire le montra bien. Vivants, ils pensaient à la conquérir, morts il voulaient y reposer, dans leurs terres de Normandie ou d’Anjou. C’est en 1272 seulement que Westminster s’ouvrit pour eux, bien plus tard encore qu’ils se résignèrent à abandonner leurs domaines continentaux.

Aussi dès le milieu du XIIe siècle l’anglais semble à peu près éteint comme langue littéraire ; en 1154 les vieilles annales de Peterborough ne trouvent plus de continuateurs ; à peine si la langue indigène sert encore à quelques productions toutes populaires. Seul, vers 1205, un prêtre de Arley, Layamon, l’emploie à écrire sur l’histoire d’Angleterre (d’après des sources françaises), et son exemple fut si peu suivi qu’il eut longtemps, comme on l’a dit, plutôt l’air d’un revenant que d’un précurseur. L’éclipse se prolongea, à peu près complète jusqu’au milieu du XIIIe siècle ; des légendes de saints, un recueil d’homélies en vers, un traité en prose d’ascétisme (The Ancren Riwle), le Poema morale, une chronique fabuleuse en vers, tout à la fin de la période une traduction du Psautier, voilà à peu près toutes les œuvres anglaises qu’on peut mettre en regard de l’immense littérature française éclose dans les nouveaux domaines des Normands, dont il a été question dans tous les chapitres de ce volume, et dont une partie au moins est due à des Anglais de naissance.

Il ne peut entrer dans mon dessein d’esquisser l’histoire interne de ce français porté en Angleterre ; issu du normand, mais influencé par ses relations avec le français littéraire, altéré aussi par l’immigration de colons venus du reste de la France du nord, il devint distinct du normand continental et constitua un véritable dialecte, dit anglo-normand. En outre le voisinage de l’anglo-saxon, les habitudes et les instincts des populations germaniques chez lesquelles il était porté, arrivèrent bientôt à le déformer. Dès la seconde moitié du XIIe siècle, il était si mal parlé dans certaines localités, que leur jargon était proverbial ; parler charabia d’après Gautier Maps, s’appelait parler le français de Merlebourg[144]. Au XIIIe siècle, si on en croit Gervais de Tilbury, ceux qui avaient quelque souci de la pureté du langage envoyaient leurs enfants en France, pour éviter la barbarie du parler local. Les natifs d’Angleterre eux-mêmes se rendaient compte, que le françaisde Londres même ne ressemblait guère à celui de Paris[145]

Chez les Français, le parler des Anglais était devenu un objet de dérision, qu’on parodiait à l’envi, avec la certitude de faire rire[146]. Mais ces déformations n’étaient pas, on le sait par l’exemple du roman, pour compromettre l’avenir de la langue dans le pays. Elles étaient bien plutôt un signe de sa large diffusion. On a dit que vers la fin du XIIIe siècle deux gros événements politiques étaient venus changer la position réciproque des deux langues anglaise et française. D’abord, observe-t-on, sous le règne de Jean (1189-1216) l’Angleterre commença d’échapper à la domination absolue, et la bourgeoisie anglaise prenant dans le royaume une place plus grande, l’idiome que parlait une grande partie de ses membres ne put que profiter de ses progrès. Un peu plus tard, en 1205, Philippe-Auguste, en confisquant la Normandie et l’Anjou, brisa la chaîne qui liait la colonie anglo-normande à la France, ou tout au moins changea complètement la nature de ses rapports avec elle. Il était impossible que le français ne perdît pas quelque chose à ces événements.

Mais c’est je crois, exagérer singulièrement que de se fonder sur ces observations, quelque justes qu’elles soient, pour prétendre, comme l’a fait Scheibner[147], qu’à partir de ce moment commença une nouvelle période de la vie du français en Angleterre, qu’il cessa dès lors d’y être la langue maternelle d’une partie de la population, et fut réduit à la situation d’une langue étrangère, dont la culture ne s’entretenait plus que par une sorte de gallomanie, fille de la tradition et de la mode. J’ai déjà dit, à propos d’autres événements, que ces divisions brusques me paraissaient mal correspondre à la lente évolution des faits. Il est certain que la perte de la Normandie fit faire un grand pas à l’assimilation des vainqueurs et des vaincus, depuis longtemps commencée. Mais il fallut encore la guerre avec la France pour amener la fusion. Et, dès lors, s’il fallut Crécy pour qu’il n’y eût plus que des Anglais, on ne voit pas pourquoi, longtemps auparavant, la langue anglaise fût devenue l’organe d’une nationalité qui n’existait pas encore.

Du reste les témoignages que l’on peut recueillir ne s’accordent pas avec cette manière de voir. Le célèbre évêque de Lincoln, Robert Grosseteste, ne compte encore de son temps que deux langues, le latin pour les clercs, le français pour les ignorants. À la fin du XIIIe siècle, Robert de Gloucester se plaint encore de ce que, seule peut-être dans le monde entier, l’Angleterre n’ait pas conservé sa propre langue, que les gens de la haute classe, qui viennent de la lignée des Normands, aient tous gardé leur langage français, et que les autres, ceux qui ne parlent qu’anglais, ne soient toute leur vie que des gens de rien. En 1300, l’auteur du Miroir de Justice fait choix du français comme étant le langage « le plus entendable de le common people ». Et Higden, moins élégiaque que Gloucester, précise encore plus, et nous rapporte que non seulement les fils des nobles, mais les ruraux qui voulaient leur ressembler s’escrimaient de tout leur effort à franciser[148]. Il exagère visiblement quand il ajoute que l’anglais n’était plus en usage que chez quelques paysans ; il est à cette époque et devient de plus en plus la langue commune, mais le français demeure encore la langue parlée et écrite par les gens comme il faut. M. P. Meyer, qui cite ce texte de Higden, dans la Préface de ses Contes moralisés de Nicole Bozon (p. LV), remarque avec raison que des livres comme les Contes confirment indirectement son témoignage, car ils « n’ont pas été faits pour le monde de la cour du roi d’Angleterre, ni même pour la société seigneuriale. Ils s’adressent bien plutôt à la classe moyenne, à des gens qui savaient l’anglais de naissance, mais qui avaient appris plus ou moins le français, et considéraient cette langue comme plus noble, et prenant place, dans l’ordre des préséances, immédiatement après le latin[149] » Toutefois, il devint bientôt visible que le français « quelque heureuses qu’eussent pu être pour l’humanité les conséquences » de ce fait, ne devait pas devenir la langue nationale de la Grande Bretagne. Depuis le milieu du XIVe siècle, sa décadence se précipite très rapidement. Il continue quelque temps à être imposé aux enfants dans les collèges comme langage usuel[150]. Des Anglais de naissance, comme Pierre Laniïtoft, continuent à s’en servir dans leurs écrits, d’autres, comme celui du Mirrour of life, s’excusent de ne pas l’employer ; néanmoins son expansion est arrêtée. La guerre venue, on le cultive pour les commodités qu’il donne[151] Dans les hautes classes, l’attrait de la civilisation française aidant à maintenir la tradition, il reste d’usage de l’apprendre par recherche d’élégance autant que par nécessité ; mais il ne peut plus être question de conquête. Alors commence une nouvelle période de la vie du français en Angleterre ; après la première, qui est celle de la conquête, la seconde, très courte, qui est celle de la décadence, celle-ci pourrait être appelée la période de la survivance[152].

Dès le début, l’anglais gagne si rapidement du terrain qu’il semble devoir en quelque temps évincer le français. Une littérature anglaise réapparaît, faite d’abord en grande partie de traductions, mais aussi de quelques originaux. Le poète Glower, après avoir commencé par écrire en français, se sert du latin, puis enfin de l’anglais[153] (vers 1392), et l’immortel Chaucer, sans avoir de ces hésitations, l’adopte et le consacre à la fois par son génie. Vers le même temps, sur l’initiative d’un simple maître de grammaire, John Cornwail, dont le nom a été plusieurs fois salué par les écrivains anglais, comme celui d’un libérateur, le français perd la place importante qu’il occupait à la base de l’enseignement ; les traductions du latin se font en

anglais dans les collèges, et la réforme s’étant généralisée, les descendants des Normands eux-mêmes ayant souvent négligé de faire instruire leurs enfants dans leur langue, il en résulta bientôt, au dire de Jean Trevisa (1385), que beaucoup d’enfants « ne surent pas plus le français que leur talon gauche[154] ». En même temps les rois commencèrent à l’abandonner comme langue officielle. En 1362 Edouard III, sur la demande de la commune de Londres, ordonna que les plaids eussent lieu en anglais.[155] L’année suivante le chancelier ouvrit le Parlement par un discours dans la même langue.

Il ne faut pas toutefois attribuer à ces faits plus de signification qu’il n’en ont. Le français continua bien longtemps malgré cela à régner au Parlement, les rois persistèrent à en user dans leur conversation comme dans leurs ordonnances : le propre auteur de la réforme dont nous venons de parler, Edouard III, ne savait pas d’autre langue ; ce n’est que peu à peu que l’anglais conquit ses positions. La transition eût pu être ailleurs assez brusque ; le caractère anglais, respectueux des traditions, la fit très lente. Dans les actes publics l’anglais ne se substitua au français que vers le milieu du XVe siècle[156] ; dans les actes privés, un peu plus tôt, mais les documents en anglais du XVe siècle sont assez rares, et on voit en 1438 la comtesse Anna de Stafford s’excuser encore de s’en servir pour son testament[157]. En justice, l’anglais ne pénétra pendant long-temps pas ailleurs que dans les protocoles ; tout le reste demeura français, au point qu’un jurisconsulte du XVe siècle, déjà cité par du Cange (Gloss. Pref., XX), Fortescue, jugeait encore impossible à un juriste de son temps de se passer du français[158]. Cromwell en avait abrogé l’usage, mais cette « nouveauté » disparut sous Charles II, et c’est au XVIIIe siècle seulement que l’emploi exclusif de l’anglais devint obligatoire devant les tribunaux. En 1706 une motion en ce sens avait été repoussée à la chambre basse ; elle eut encore peine à passer le 4 mars 1731[159].

Au Parlement, l’anglais apparut d’abord dans les pétitions (1386). Mais on n’en rencontre que quatre exemples encore sous le règne d’Henri V (1413-1422). Il faut descendre à 1444 pour les trouver, régulièrement rédigées en cette langue. Il n’y est pas répondu en anglais avant 1404, Les procès-verbaux des séances ne se tiennent en anglais qu’à partir d’Henri VI. Les lois continuent aussi à être formulées en français ou en latin jusqu’à la fin du XVe siècle (1488-1489). La force de la tradition a même été si grande qu’aujourd’hui encore, certaines formules du pouvoir exécutif sont en français : la Reine approuve les bills par les mots : la Reine le veult ; elle met, plus rarement, son veto en ces termes : la Reine sadvisera. Elle « remercie aussi ses loyaux sujets », elle donne « congé d’élire » un évêque, etc.

Les premiers travaux sur la langue française en Angleterre. — L’habitude traditionnelle, qui se maintint longtemps en Angleterre d’apprendre le français, eut une conséquence que je ne saurais négliger de mentionner. Elle y fit naître toute une série de travaux destinés à l’enseignement de notre langue, qui n’eurent longtemps aucun équivalent sur le continent, et constituent la seule littérature grammaticale que nous ayons avant le XVIe siècle[160].

Déjà un manuscrit du XIIIe siècle a recueilli un glossaire latin-français par matières, sorte de nominale, rédigé en Angleterre. Et à la fin du même siècle ou au commencement du suivant, Gautier de Biblesworth réunissait pour une grande dame, Dyonyse de Monchensy, un certain nombre de mots dont il voulait enseigner le sens, le genre et l’orthographe[161]. C’est là l’origine de la lexicologie française[162].

On rencontre aussi à cette époque des « manuels de conversation » à l’usage des voyageurs, tels qu’on en verra régulièrement paraître en toutes langues jusqu’à nos jours. Le plus ancien de ces guides est la Manière de langage, que M. Paul Meyer a publiée d’après un manuscrit du Musée Britannique. Il a été écrit à « Bury St Esmon en la veille de Pentecost, l’an de grâce mil trois cenz quatre vinz et seize[163]. »

Enfin, on a imprimé de nos jours de petits manuels théoriques de grammaire, qui remontent au XV et au XIVe siècle. M. Stûrzinger en a publié un[164] qui a été composé par un Anglais, soucieux de ramener la graphie anglo-normande au type français, entre le milieu du XIIIe et le milieu du XIVe siècle. C’est la

première étude qui nous soit parvenue sur l’orthographe, qui devait en provoquer tant d’autres.

Celui de tous ces ouvrages qui ressemble le mieux à une grammaire est le Donait françois de Barton (vers 1400, avant 1409)[165]. Amateur passionné de notre langue, l’auteur avait été écolier de Paris, quoiqu’il « fût née en la conté de Castre ». Il fit « fair à ses despenses et très grande peine par plusieurs bons clercs de ce language françois avant dite », un « Donait françois pour briefment entroduyr les Englois en la droit language du Paris et de pais la d’entour, laquelle language en Engliterre on appelle doulce France. » Son traité, quelque bref qu’il soit, est intéressant, il donne des théories assez claires, et en général assez justes. La terminologie même y est suffisante, étant directement fondée sur la terminologie latine, et ce Donat, dont je ne voudrais pas surfaire la valeur, ouvre convenablement la série de nos grammaires[166]. S’il n’était pas taché par un certain nombre d’anglicanismes, il ne serait guère au-dessous de certaines productions analogues du XVIe siècle[167].

Influence du français sur l’anglais. — Je ne saurais non plus passer sous silence, bien que ces faits appartiennent plutôt à l’histoire de la langue anglaise, que la longue domination du français a eu sur le développement de l’anglais une influence considérable, du reste encore incomplètement étudiée. Suivant quelques historiens de la langue anglaise, il a hâté la chute de certaines consonnes de l’anglo-saxon, comme les gutturales (conservées en écossais), aidé à l’assourdissement des finales, et aussi à l’introduction de sons nouveaux ; il a contribué à faire abandonner les flexions, à restreindre la formation du pluriel à l’adjonction d’une s, il a influé sur l’ordre des mots. D’une manière plus générale, il a accentué la division des dialectes, et l’évolution de la langue vers l’analyse. Mais tous ces faits ont besoin d’être rigoureusement contrôlés, et jusqu’ici les gallicismes de l’anglais n’ont été complètement étudiés que dans son vocabulaire.

Là, les apports du français sont visibles et facilement reconnaissables. On aurait tort de se figurer du reste que l’invasion du pays a été suivie d’une poussée brusque amenant une semblable invasion de mots nouveaux dans la langue indigène. Tout au contraire, l’infiltration, loin d’être torrentielle, a été assez lente, et n’a atteint sa plus grande intensité qu’au XIVe siècle, lorsque les deux races se sont fondues[168]. L’anglais moderne a conservé une foule de ces mots, parmi lesquels bon nombre que nous avons nous-mêmes perdus[169], ou dont nous avons modifié le sens[170].

D’autres appartiennent, sous des formes peu différentes, aux deux langues. Citons sous leur forme anglaise, où on reconnaîtra facilement les correspondants français : accord, advantage, adventure, air, amiable, appetite, avaunt, balance, beauty, blame, caitif, carriage, cause, company, confound, confusion, contrary, countenance, country, cruel, debate, demand, devour, discover, disdain, doubt, estate, excuse, face, flower, fortune, general, govern, guide, honest, humour, jolly, joy, language, malady, marriage, mischief, nourish, nurse, opinion, pain, parochial, please, plenteous, poignant, preach, promise, purchase, record, robe, rude, season, siège, sojourn, solace, traitor, usage, vain, very.

Le dénombrement total de ces mots a été plusieurs fois tenté, en particulier en France par Thommerel dans ses Recherches sur la fusion du franco-normand et de l’anglo-saxon (Paris, 1841). Le résultat semble être qu’en anglais, les mots d’origine latine — mais il faut tenir compte que beaucoup de ceux-là ne viennent pas du français, — sont deux fois plus nombreux que ceux d’origine allemande. Toutefois ces chiffres globaux, en admettant qu’ils soient exacts, ne prouvent rien contre le caractère essentiellement germanique de la langue anglaise. S’il est vrai que nombre de mots très usuels : sir, master, ministress, adventure, confort, message, content, pleasant, etc., etc., sont de provenance française, la grande masse des termes d’agriculture, de marine, et, pour se placer à un point de vue plus philologique, les verbes auxiliaires, les articles, les pronoms, les prépositions, les noms de nombre, les conjonctions, appartiennent presque sans exception au vieux fonds germanique, et ce sont là les éléments essentiels de la langue, autour duquel le reste n’est qu’aggloméré[171].

L’anglais a peut-être perdu quelque chose de son homogénéité historique à accueillir tant d’importations de l’étranger, mais les avantages qu’il en a retirés sont considérables aussi. Sa riche, on pourrait presque dire, son incomparable synonymie, il la doit pour beaucoup à la coexistence des termes saxons et romans, qui rarement sont tout à fait équivalents. C’est grâce à elle qu’il peut distinguer : to end et to finish ; feather et plume ; feeling et sentiment ; fiend et enemy ; freedom et liberty ; grave, tomb et sepulchre ; land et country ; town et city ; wild et savage ; wish et désire.

Essayer d’extraire du trésor commun ce qui y est conservé depuis si longtemps, de séparer ce qui est non pas superposé mais profondément mêlé par les siècles, comme un patriotisme mal entendu l’a conseillé parfois à quelques-uns, est une œuvre vaine, et si pareille tentative était faite chez nous, elle ne manquerait pas de paraître hors de France assez ridicule.
IV. — Le XIVe siècle.


Vers le milieu du XIVe siècle, les pires fléaux, l’invasion, la guerre civile, la peste désolent à la fois la France qui tombe dans un état effroyable d’anarchie et de misère. Le règne de Charles V lui procure à peine, au prix des plus lourds sacrifices, un instant de relâche. Lui mort, sous des régents sans scrupule, un roi fou, une reine criminelle, la situation devint plus terrible encore, et il sembla, comme dit un contemporain, que le pays était à l’agonie, et qu’il allait périr, pour peu que son mal durât. On sait comment il fut sauvé par une prodigieuse épopée ; néanmoins ces secousses successives avaient ébranlé la vieille société, et ruiné l’édifice que le moyen âge, avait cru fondé pour l’éternité sur la féodalité et sur l’Église. Celle-ci, malgré l’ardeur de la foi qui persiste, est compromise désormais pour longtemps par des abus de toute sorte et des désordres scandaleux. Celle-là, sous les coups de ses adversaires et sous le poids de ses propres folies, tombe à une décadence dont elle ne se relèvera plus. Comme les institutions, et plus qu’elles, l’esprit public change ; un nouvel idéal social, moral, intellectuel, commence à naître, déjà très net pour quelques-uns. Aussi sont-ce le XIVe siècle, et ceux qui le suivent, qui pourraient avec raison être appelés des siècles de moyen âge ; intermédiaires entre les temps féodaux qui finissent et les temps modernes qui commencent, ils sont à la fois un temps de décadence et un temps de préparation. Ce caractère, sensible dans la littérature, l’est aussi dans la langue. L’âge du moyen français est l’âge où la vieille langue se déconstruit, où la langue moderne se forme. Il s’ouvre peu après l’avènement des Valois, et ne se ferme qu’après celui des Bourbons. Entre ces deux dates, pourtant bien éloignées, la langue n’atteint jamais un de ces états d’équilibre où les langues se tiennent, en apparence fixées pour un temps. Le français moderne, le vieux français aussi ont eu de ces moments, le moyen français non. Il a des époques, aucun période. Les contemporains eux-mêmes se sont aperçus, presque dès le début de ce désordre. Nul, dit vers la fin du siècle, dans sa préface, un Lorrain qui traduit les psaumes de David, ne tient en « son parleir ne rigle certenne, mesure ne raison, et laingue romance est si corrompue, qu’à poinne li uns entent l’aultre ; et à poinne puet on trouveir à jourdieu persone qui saiche escrire, anteir, ne prononcier en une meismes semblant menieire, mais escript, ante, et prononce li uns en une guise et li aultre en une aultre ». L’étude qu’on peut faire des textes de l’époque confirme pleinement ce témoignage. Les meilleurs écrivains, Oresme, Froissart, Gerson, sont sans cesse en opposition avec eux-mêmes, et d’autre part leur langue à tous est à une telle distance de celle de la fin du siècle précédent qu’un scribe de leur temps, en transcrivant Joinville d’après l’exemplaire donné à Louis le Hutin le dénature complètement ; il a fallu pour rétablir le texte primitif une véritable restitution[172].

Ce n’est pas à dire que des causes nouvelles interviennent alors pour mettre en jeu des forces transformatrices jusque-là inactives. Nullement, les agents comme les effets sont au XIVe siècle les agents et les effets des âges antérieurs. La plupart des phénomènes linguistiques qu’on relève, même les plus importants, ne sont que la suite de phénomènes analogues, et marquent la conclusion, simplement même parfois une phase, d’une évolution précédemment commencée.

Je ne saurais trop insister sur cette observation au commencement de ce chapitre, bien qu’elle ait été faite d’une manière générale au début de mon étude ; il ne faut pas que la division que j’adopte moi-même trompe sur le caractère de l’époque. C’est celle d’une révolution sans doute, mais dans les langues — et à y réfléchir on comprend qu’il ne puisse en être autrement, — les révolutions intérieures, quelque soudaines que des circonstances extérieures favorables puissent les rendre, ne sont en général que le triomphe d’un nombre plus ou moins grand de tendances jusque-là ou faibles ou contenues, qui s’accusent ou se donnent carrière, mais dont les origines remontent quelquefois très loin. Il est même rare que ces tendances restent longtemps tout-à-fait latentes, et qu’on n’en aperçoive pas les effets bien avant l’époque de la crise. Dans le cas particulier qui nous occupe, le mouvement s’annonce très net dès le XIIIe siècle, pour certains faits bien auparavant encore. La décadence de l’ancien français est cependant du XIVe parce que c’est alors que les changements deviennent à la fois et plus généraux et plus rapides.

Nouvelles tendances dans la graphie. — Au premier aspect, ce qui frappe dans un texte du XIVe siècle, c’est la confusion et l’incohérence de la forme extérieure elle-même. Plus de tradition dans la graphie ; des fantaisies de toute sorte, où l’on démêle cependant un souci constant de l’étymologie, caractéristique de la nouvelle époque, changent la vieille figure des mots. Les consonnes se doublent (mille, flamme, souffrir, attendre, ffaire, lleur), des finales sont rétablies telles qu’elles étaient en latin (grand, accord, long au lieu de grant, acort, lonc), des groupes détruits par le jeu régulier des lois phonétiques, se reconstituent (amictié, faict, debte, soubz, escripre, beufs, clefs) ; d’autres s’établissent, qui n’avaient jamais existé ni en latin ni en roman (auctentic, apvril, complectement, aultre, doulx, chevaulx) ; lh initiale réapparaît dans les mots qui l’avaient laissée tomber, et par analogie dans d’autres où elle est tout à fait étrangère (honereux, hermite, habondance) ; le t et le c se disputent les finales en tion, sc prend la place de s (tristesce, espasce, scilence) ; x et z, par des confusions singulières, usurpent sur s (glorieux, paix, maiz, boiz, troiz) ; tout cela de façon hésitante, intermittente, au point qu’un même mot, d’une ligne à l’autre, se présente sous deux formes différentes, affublé ou non à la nouvelle mode. Ces innovations donnent à l’écriture un aspect pédantesque, les contradictions lui donnent un aspect chaotique ; l’un et l’autre traduisent assez bien l’état intérieur de la langue. Cependant ce n’est point comme signes de confusion seulement qu’il faut noter ces faits. Ils marquent le moment, je ne dirai pas où l’on commence — cette habitude remonte aux premiers temps — mais où il devient presque d’usage régulier de chercher dans l’écriture autre chose que la représentation des sons, de donner aux mots une figure, qui représente autant leur étymologie que les sons véritables dont ils sont composés. Nous verrons plus tard que ces fantaisies, devenues des dogmes, cette graphie, élevée à la dignité d’orthographié, pèse encore sur la langue.

Changements intérieurs. Les formes. — Quant à l’évolution intérieure que subit alors le français, elle est, qu’on en considère les causes ou simplement la direction, non pas unique, mais double ; spontanée d’une part, ou du moins hâtée seulement par les circonstances extérieures, mais sans qu’aucune influence adventice en détermine le sens, elle se présente, au contraire, d’autre part, comme tout artificielle et savante ; de là deux classes de changements, les uns naturels, les autres hors nature.

Les changements normaux atteignent, comme à toutes les époques, à la fois la prononciation, le lexique, la grammaire de la vieille langue. Il en est un certain nombre qui méritent sans doute toute l’attention du linguiste, mais que néanmoins je ne retiendrai pas ici, parce qu’ils sont d’ordre tout ordinaire. Ainsi la réduction des hiatus conservés dans des mots comme pourrïez, dïable n’est que le corollaire des réductions analogues antérieurement opérées. Semblables faits se rencontrent dans toutes les époques. J’ajoute que, à dire vrai, les phénomènes de ce genre, qu’on relève alors, sont en nombre relativement petit. En phonétique, par exemple, où l’ancien français lui-même avait vu le jeu régulier des lois amener des changements si considérables, les nouveautés sont peu nombreuses et peu importantes ; le consonantisme de la langue reste presque intact, le vocalisme est peu altéré.

Bien plus intéressants déjà sont des faits comme la substitution du possessif masculin au féminin devant les substantifs commençant par des voyelles ou h muette, et la généralisation de ce singulier solécisme, qui nous fait dire mon amie à côté de ma mère[173]. Est-ce besoin de marquer le rapport de possession par une forme non susceptible d’élision, par suite plus sonore et plus reconnaissable ? Il est certain qu’à ce moment, si cette raison était la vraie, la substitution serait significative. En effet plusieurs changements semblent trahir le besoin de marquer plus fortement les rapports. Ainsi les formes élidées, communes au moyen âge, celles des pronoms au moins, disparaissent : ne le, si le, je le, ne les, si les, je les, remplacent nel, sil, jel, nes, sis, jes, débris d’un système de contraction autrefois plus répandu, et qui, dès le XIIe siècle, était allé se restreignant. Les besoins analytiques de la syntaxe l’emportent là sur les tendances phonétiques. C’est aussi le temps où les pronoms personnels deviennent de plus en plus usuels devant les verbes, où, fait plus caractéristique encore, les démonstratifs commencent, faute de suffire à la distinction des choses prochaines et lointaines, à se renforcer à l’aide des adverbes ici et [174].

Dans les adjectifs, la distinction à laquelle j’ai fait allusion plus haut, entre les adjectifs à formes spéciales pour le masculin et le féminin et les autres tend de plus en plus à s’effacer. On trouve déjà dans la vieille langue des exemples de formes comme grande, forte, tele, courtoise, gentile, ardante ; au XIVe siècle ce sont des séries entières, ainsi celles des adjectifs en el, et en il, qui marquent une tendance à prendre régulièrement un e au féminin, sur le modèle des adjectifs de la première classe.

Les adverbes correspondants se trouvent modifiés du même coup ; gramment, forment, cèdent à grandement, fortement, qui les auront bientôt remplacés[175].

Parmi les pronoms, on voit le personnel il, et le possessif leur cesser d’être invariables et prendre l’s, marque du pluriel. Mais dans cette classe de mots, ce sont les possessifs de l’unité surtout que l’analogie bouleverse. Déjà ceux de la deuxième et de la troisième personne avaient été influencés par la première au point de refaire nombre de leurs formes. Au XIIIe siècle le sujet miens, fait analogiquement sur le régime mien, avait trouvé des correspondants dans les secondes et troisièmes personnes XIVe siècle. Au XIVe, tous trois reçoivent au singulier et au pluriel un féminin mienne, tienne, sienne, de sorte que la série des formes toniques de ce modèle, bâtie tout entière sur une seule forme d’un seul pronom, est complète, et que les formes régulières et étymologiques n’ont plus qu’à disparaître.

Dans le verbe, les confusions sont bien plus grandes encore. Elles portent d’abord sur les flexions. Au subjonctif présent, il n’y a plus guère que des troisièmes personnes : otroit, gart, puist, aimt (E. Deschamps), qui soient préservées de l’invasion de l’e muet, comme elle le resteront longtemps encore par tradition. À la première et à la seconde personne l’envahissement est complet. À l’indicatif présent la vieille forme je chant subit la même addition, et cesse de se distinguer de je remembre ou je tremble, où l’e était primitif, ayant servi à appuyer le groupe de consonnes.

Au conditionnel, en attendant que la même substitution ait lieu à l’imparfait, ois apparaît à la fin du siècle, chassant oie, qui était étymologique[176]. Un peu plus tôt ons et ions achevaient jusque dans les subjonctifs, comme chantiens, de prendre la place de iens[177]. Enfin et surtout les verbes de la première conjugaison en ier, sous l’influence de la masse des verbes en er, s’assimilent à ceux-ci, et devisier, mangier, enseignier, conseillier deviennent conseiller, enseigner, manger, deviser. C’était, si l’on songe au grand nombre de ces verbes et des formes où l’i paraissait, un changement de première importance.

Encore ne sont-ce pas les flexions seules, mais encore les radicaux des verbes qui sont à ce moment atteints. J’ai insisté plus haut sur les résultats produits par le balancement de l’accent latin dans la constitution du radical des verbes et montré par quelques types, comment il variait d’une personne à l’autre. Au XIVe siècle l’assimilation se fait dans beaucoup de verbes ; tantôt c’est la forme atone qui l’emporte, on rencontre : trouve, laboure, ploure, erre, ame, pese ; tantôt c’est la forme tonique, et poisant, treuvons, aima remplacent pesant, trouvons, ama. Ce n’est pas la fin du système[178], il a vécu longtemps après et il dure encore en partie ; néanmoins les alternances commencent dès lors à se dérégler fréquemment.

Désorganisation de la déclinaison. — Enfin, dans l’ensemble, toutes les parties du discours où la déclinaison s’était maintenue sont atteintes à la fois par la désorganisation, puis la chute totale du système. De bonne heure on trouvait des formes du régime, là où on eût attendu celles du sujet. Cependant c’est à la fin du XIIIe siècle seulement que les exemples de cette dérogation aux règles commencent à devenir assez fréquents. Dans la seconde moitié du XIVe, la distinction des cas paraît, sauf dans la région du Nord[179]. à peu près complètement effacée. Ceux qui écrivent rencontrent encore les anciennes formes sous leur plume, mais sans se rendre bien compte de leur valeur[180].

Bientôt même la période de confusion cessera, l’article, le nom, les adjectifs pronoms possessifs, les indéfinis ne garderont que le cas régime[181]. Ailleurs même le système, en apparence intact, sera bien entamé. Ainsi les pronoms personnels conserveront la faculté de se décliner, mais dès le XIVe siècle le cas sujet commencera à être chassé de ses emplois ; les démonstratifs compteront longtemps encore parmi leurs formes les sujets cist, cil, mais sans qu’on les distingue des régimes[182]. Ce n’est guère que le relatif qui gardera à peu près intacte une flexion à deux cas (sujet : qui, régime : que), encore en sacrifiant le troisième (cui), qu’il possédait originairement.

Il nous est resté dans les substantifs un certain nombre de nominatifs ; fils, sœur, prêtre, pâtre, peintre, traître, chantre, qui ont prévalu sur fil, sereur, prouvaire, pâteur, peinteur, traiteur, chanteur[183], et aussi quelques mots qui ont gardé les deux formes considérées comme deux mots différents : sire, seigneur, gars, garçon, copain, compagnon, nonne, nonnain. Mais la langue les emploie indifféremment comme sujets et comme régimes ; il n’y en a qu’un qui soit exclusivement sujet, c’est om (l’homme), devenu pronom indéfini[184].

Pour le reste, la déclinaison s’est éteinte si complètement qu’il n’en est resté aucun souvenir. C’est Raynouard, qui au commencement de ce siècle en a révélé l’existence, mais à la fin du XVe siècle elle était si étrangère à tous, que ceux qui lisaient de vieux textes, tout en remarquant la présence ci et là d’une s à la fin des mots, ne s’en expliquaient nullement le rôle. Tel le poète Villon, qui voulant écrire en « vieil françois », ajoute des s à ses mots, mais à tort et à travers, quel que soit le cas :

 
Voire, où sont de Constantinobles
L’emperier aux poings dorez,
Ou de France ly roy tresnobles
Sur tous autres roys décorez,
Qui, pour ly grand Dieux adorez,
Bastist églises et convens ?
S’en son temps il fut honorez,
Autant en emporte li vens[185].

J’ai assez insisté sur le caractère que donnait à la vieille langue sa déclinaison pour ne pas m’étendre sur les conséquences qu’entraîna sa chute, et qui retentirent autant dans la prononciation que dans la syntaxe. Ce n’était plus là un changement, mais une désorganisation.

L’influence savante. — Il a été dit ailleurs que sous le règne de Charles V, et grâce en partie à son influence, il s’était produit une véritable renaissance. La langue en fut profondément affectée. Depuis longtemps, j’en ai déjà averti, et il était impossible qu’il en fût autrement, elle subissait l’influence du latin, et en reprenait des termes qu’elle avait jadis abandonnés. Mais, quoique le nombre de ces termes eût fini par devenir au XIIIe siècle assez considérable, que même certains emprunts fussent voulus et ne résultassent pas simplement du commerce forcé que tout homme cultivé avait alors avec le « clerquois », jamais néanmoins on ne s’était systématiquement appliqué à naturaliser des mots latins, en vertu d’une théorie arrêtée sur la pauvreté relative de notre idiome, et la nécessité de l’enrichir, de l’ennoblir même par la communication des idiomes anciens.

Or c’est là ce qui caractérise les latiniseurs de l’époque nouvelle. Ils ont désormais une doctrine et un système. À tort ou à raison, soit éblouissement des chefs-d’œuvre qui leur sont révélés, soit paresse d’esprit et incapacité d’utiliser les ressources dont leur vulgaire disposait, ils se sentent incapables de l’adapter tel quel à des besoins nouveaux, et ils le déclarent.

Oresme particulièrement s’explique à plusieurs endroits, notamment dans « l’excusation et commendation », qu’il a mise en tête de la traduction des Ethiques : D’abord le latin est souvent intraduisible[186] ; en outre — et cette seconde raison mérite plus encore d’être notée — « une science qui est forte, quant est

de soy, ne peut pas estre bailliee en termes legiers à entendre, mès y convient souvent user de termes ou de mots propres en la science qui ne sont pas communellement entendus ne cogneus de chascun, mesmement quant elle n’a autrefois esté tractée et exercée en tel langage. » Parquoi, ajoute Oresme « je doy estre excusé en partie, se je ne parle en ceste matière si proprement, si clerement et si adornéement, qu’il fust mestier. » Ainsi il est résigné, la « force » et la dignité de la science l’exigent, à adopter un vocabulaire technique, sauf à dresser une table des mots étranges ou, comme il dit encore « des fors mots, en laquele table il signe les chapitres ou tels mos sont exposés et les met selon l’ordre de l’a b c[187] ».

Ces idées et ces procédés sont si peu particuliers à Oresme qu’on les retrouve à l’autre bout de la France chez un traducteur lorrain de la Bible, qui écrit loin de la cour et de l’influence du petit cercle des savants. Lui aussi ne peut traduire, bien qu’il ne s’agisse point d’Aristote, et il demande la permission d’importer[188].

Bien entendu, la proportion des mots savants varie avec les textes et il n’y a aucune comparaison à établir entre une page d’un de ces traducteurs et une page d’un conteur du temps. Les premiers sont quelquefois véritablement infestés de latinisme ; on en jugera par cette page d’Oresme, qui n’est pas choisie, tant s’en faut, parmi les plus barbares :

« Politique est celle qui soustient la cure de la chose publique, et qui par l’industrie de sa prudence et par la balance ou pois de sa justice et par la constance et fermeté de sa fortitude et la pacience de son attrempance donne médecine au salut de touz, en tant que elle puet dire de soy meismes, par moy les rovs regnent et ceulz qui font les loiz discernent et déterminent par moy quelles choses sont justes. Et aussi comme par la science et art de médecine les corps sont mis et gardez en santé, selon la possibilité de nature, semblablement par la prudence et industrie qui est expliquée et descripte en ceste doctrine, les policies ont esté instituées, gardées et reformées, et les royaumes et principes maintenuz, tout comme estoit possible ; car les choses humaines ne sont pas perpetueles et de ceulz qui ne pevent estre telz ou qui ne sont telz, l’en scet par elle comment on les doit gouverner par autres policies au miex qu’il est possible, selon la nature des régions et des peuples et selon leurs meurs. Et donques de toutes les sciences mondaines, c’est la très principal et la plus digne et la plus profitable. Et est proprement appartenant aux princes. Et pour ce elle est dite architectonique, c’est-à-dire princesse sur toutes[189]. »

Auprès de cela, Troïlus par exemple, paraît presque pur. Les Quarante Miracles de Notre-Dame (si je m’en fie — et j’ai toute raison de m’y fier — au Lexique de M. Bonnardot) n’ont pas-cent de ces néologismes. La plupart des mots savants qu’on y rencontre, je l’ai vérifié avec soin, sont déjà de l’époque antérieure. Néanmoins le mal était général, et bientôt il avait pris une telle extension que des scrupules ne tardèrent pas à s’éveiller. Dans la préface même que je citais tout à l’heure, une réaction commence à se dessiner. Les latiniseurs sont avertis que « li latins a plusour mos que nullement ou roumans on ne puet dire, mais ques par circonlocution et exposition ; et qui les vorroit dire selonc lou latin en romant, il ne dit ne latin boin ne romans, mais aucune foiz moitieit latin, moitieit romans. Et per une vainne curiouseteit, et per ignorance wellent dire lou romans selonc lou latin, de mot à mot, si com dient aucuns négocia ardua, négoces ardues, et effunde frameam et conclude adversus eos : effunt ta frame et conclut encontre eùlz. Si n’est ne sentence, ne construction, ne parfait entendement. » Naturellement tous ces mots sont devenus néanmoins du meilleur français : négoces ardus, effusion (sinon effondre), framée, conclure et adverse. La protestation ne valait pas moins être citée ; rien ne montre mieux à quels excès on s’était porté du premier coup.

Le nombre des mots latins introduits à cette époque ne saurait être déterminé, même approximativement. Les dernières recherches, celles de M. Delboulle surtout, ont fourni des exemples du XIIIe et du XIVe siècles pour nombre de termes que Littré n’avait signalés qu’au XIVe ; il est probable que de nouveaux dépouillements amèneront des rectifications analogues, et d’autre part feront découvrir auXIVe siècle des latinismes jusqu’ici réputés postérieurs. Dans l’ensemble toutefois, il restera acquis que l’importation s’est alors faite en masse, si bien qu’il est impossible d’essayer un classement quelconque des mots d’après les objets ou les idées qu’ils signifient et qui sont de toute espèce. Administration, politique, sciences, arts, ils se rapportent aux choses les plus diverses, quoique la majeure partie appartienne plutôt à la vie publique qu’à la vie privée, et à la science qu’à la pratique. Une liste est ici nécessaire, je demande la permission de la donner un peu longue.

I. Substantifs.

abus, accès, acte, ambages, artifice, asile, attentat, attribut, barbare, cicatrice, circuit, cirque, cithare, classe, cloaque, collège, colon, comice, commerce, complice, conclave, défaveur, délit, dextre, divorce, domicile, examen, excès, expédient, fabrique, famille, furoncle, globe, historien, inconvénient, mandibule, matrone, médecin, mucilage, muscles, opposite, préambule, prémisses, quadrangle, rébellion, résidu, ruine, sacrifice, syllabe.
(en acte) réceptacle.
(en ance) complaisance, dépendance, insuffisance, répugnance.
(en ence) absence, adhérence, afiluence, concupiscence, concurrence, confidence, corpulence, crédence, décence, équivalence, évidence, exigence, existence, impotence, inobédience, quintessence.
(en eur) adulateur, appariteur, collecteur, conciliateur, conducteur, conspirateur, constructeur, contradicteur, corrupteur, détracteur, dictateur, diffamateur, distributeur, électeur, cquateur, exécuteur, expérimentateur, facteur, introducteur, négociateur, opérateur, prévaricateur.
(en icule) ventricule.
(en ie) calvitie, colonie, léthargie.
(en iste) artiste, fumiste.
(en ité) acerbité, actualité, acuité, agilité, animosité, aménité, annuité, atrocité, bestialité, calamité, callosité, carnosité, célérité, civilité, concavité, continuité, crudité, cupidité, débilité, fertilité, immobilité,
impassibilité, impétuosité, impossibilité, incommensurabilité, inégalité, insensibilité, légèreté, lividité, malignité, obliquité, oisiveté, particularité, perplexité, pluralité, priorité, probabilité, pusillanimité, régularité, sérénité, spécialité, unanimité, uniformité, vacuité, viscosité.
(en ment) aplanissement, complément, ferment, fondement, supplément, instrument.
(en tion) abjection, ablution, acceptation, accumulation, adjonction, agitation, amplification, application, appréciation, appropriation, arrestation, attribution, audition, augmentation, circonlocution, circonscription, circonvolution, circulation, citation, coagulation, collection, compensation, compression, conception, conciliation, condition, confédération, confiscation, confrontation, conservation, consolidation, consomption, constriction, consultation, contorsion, contravention, convocation, création, décision, décoration, déduction, défloration, déformation, dégradation, démonstration, dépression, dérivation, désignation, dessiccation, destitution, diffamation, dilatation, dissipation, distension, distraction, ébullition, émancipation, érudition, éruption, évacuation, évaporation, excision, exclamation, expiration, extension, exténuation, faction, falsification, iluxion, fondation, fortification, fréquentation, fumigation,glorification, hésitation, illumination, imagination, impulsion, inflammation, institution, insurrection, intersection, introduction, limitation, mixtion, négociation, objection, opposition, oppression, percussion, pérégrination, position, préméditation, prévision, procréation, projection, putréfaction, raréfaction, rectification, réflexion, réformation, relégation, rémunération, réparation, représentation, résignation, rétribution, scarification, sédition, supposition, transmutation, ulcération.
(en ude) aptitude, décrépitude, plénitude.
(en ule) formule, pustule.
(en ure) ceinture, censure, commissure, fracture.

II. Adjectifs.

aride, agricole, caduc, commode, compact, circonspect, crédule, difforme, discontinu, distinct, efficace, énorme, excentrique, exprès extrinsèque, infâme, manifeste, mixte, pénultième, quadruple, rectiligne, rétrograde, soudain, sujet, superflu.
(en able) communicable, cultivable, déclinable, délectable, détestable, incommensurable, incurable, inestimable, inscrutable, insupportable, interminable, intolérable, irraisonnable, pénétrable.
(en al) austral, capital, clérical, fatal, final, glacial, illégal, illibéral, inégal, lacrymal, linéal, local, moral, solsticial, transversal, triomphal.
(en aire) arbitraire, circulaire, dépositaire, élémentaire, exemplaire, extraordinaire, involontaire, pécuniaire.
(en ant) arrogant, équidistant, extravagant.
(en é) effréné, fortune, momentané.
(en et) artificiel, irrationnel, proportionnel.
(en ent) absent, adhérent, adjacent, agent, antécédent, contingent, conséquent, différent, équivalent, incontinent, obédient, subséquent, transparent, violent.
(en eux) affectueux, contagieux, défectueux, fastidieux, libidineux, onéreux, pernicieux, pompeux, séditieux, somptueux, superstitieux, visqueux.
(en ible) accessible, combustible, comestible, contemptible, défensible, éligible, flexible, impassible, incombustible, indivisible, insensible, invincible, passible.

(en if) abusif, adjectif, ailmiratif, afflictif, apéritif, attentif, auditif, collecif, comparatif, défensif, électif, exécutif, incisif, motif, positif, primitif, réfrigératif, répercussif, sédatif,

(en ile) agile, débile, fragile, habile, inhabile, servile.
(en in) clandestin.
(en ique) concentrique, excentrique, lubrique.
(en oire) transitoire.

III. Verbes.

(en er) s’absenter, accepter, accumuler, acquiescer, adhérer, adopter, aduler, affilier, affluer, agiter, agoniser, alimenter, altérer, amodérer, animer, anticiper, appréhender, assister, attribuer, augurer, balbutier, béatifier, calciner, calculer, capituler, captiver, circuler, citer, combiner, communiquer, compliquer, condenser, conférer, confisquer, congeler, congratuler, considérer, consister, conspirer, consterner, contaminer, contracter, contribuer, convoquer, corroborer, corroder, défoncer, délecter, déroger, désigner, difl’amer, digérer, dilater, diminuer, discuter, dissimuler, divulguer, émanciper, équipoller, évader, évoquer, exaspérer, excéder, exécuter, exhaler, exhiber, exorciser, expédier, expier, extirper, extorquer, fasciner, fomenter, fortifier, frauder, fulminer, habituer, impliquer, interposer, modérer, modifier, notifier, objecter, odorer, opprimer, pallier, pénétrer, présumer, présupposer, procéder, proportionner, prostituer, questionner, redarguer, refléter, réintégrer, rencontrer, répliquer, répugner, réputer, résumer, révoquer, séparer, solliciter, spécifier, sublimer, sulîoquer, transformer, vaciller.
(en ir) applaudir, approfondir, circonvenir, subvertir.
(en re) circonscrire, disjoindre, distraire, exclure, introduire, satisfaire.

À cette liste, qui est loin, quoique longue, d’être complète[190]et qui ne prétend même en aucune façon, comme on eût dit alors « venir à compliement », il conviendrait de joindre encore des mots, du bas-latin d’église, d’école, de justice, qui ont passé à cette époque. Tels : bol, cicatriser, commissaire, décapiter, décisoire, encan, évacualif, graduel, historier, individu, potentat, total[191].

Il faudrait même, pour donner une idée exacte, citer en outre les vieux mots français, qui ont à cette époque abandonné la forme que la phonétique leur avait régulièrement donnée pour en prendre une savante : tels esmer, ondrer, oscur, soutil, qui sont devenus respectivement estimer, honorer, obscur, subtil. En effet, la refonte qu’ils ont subie a eu en réalité, pour la langue, absolument les mêmes résultats qu’eût eus l’introduction de mots latins nouveaux. Or ces reformations ont été nombreuses et souvent définitives[192].

Le danger se trouva retardé par ce fait que nombre de latinismes, par exemple ceux qui se rapportaient à des institutions romaines : augure, auspice, censeur, cohorte, colonie, comice, conscript, consulaire, consulat, curule, decemvir, etc. (Bersuire) n’avaient guère de chance de se vulgariser rapidement. D’autres qui l’auraient pu peut-être, n’y sont pas parvenus. Tels adhiber (Bersuire), concion (Id.) concioner (Id.) confèrent (Oresme), consuetudinaire, (Id.), contemptif (Id.), crudelilé (Id.), decession (Bersuire), delectalif (Deschamps), dictatoire (Bersuire), duracion (Oresme), impugner, intransmuable (Id.), mansuet (Id.), molestation (Id.), politiser (Id.), quadrangle (Id.), segreger (Id.), superabondance (Id.), superexcellence (Id.), volulation (Id.)

Enfin, de ceux mêmes que j’ai donnés plus haut, beaucoup n’ont pas eu, tant s’en faut, un succès rapide, ni une diflusion grande. Une grande partie d’entre eux se rencontrent au XIVe siècle, puis disparaissent pendant cent cinquante ans. Beaucoup sont réinventés à la fin du XVe et au commencement du XVIe siècle. D’autres, comme adapter, aduler, circonscription, compact, cultivable au XVIIIe seulement, d’autres enfin ne sont rentrés dans le lexique que de nos jours : raréfaction, rectiligne, etc.

Il n’en est pas moins vrai qu’après Bersuire, Oresme et les leurs, l’âge du latinisme est bien commencé, moins encore parce qu’il y a des latinistes et que la race s’en perpétuera pendant des siècles, que parce que les latinismes sont en assez grand nombre pour s’imposer désormais à l’esprit comme types analogiques des formations nouvelles. En effet, en jetant les yeux sur la nomenclature que j’ai donnée un peu plus haut, et où j’ai à dessein réuni les mots par suffixes, on verra du premier coup, quelle différence profonde sépare l’infiltration savante des âges antérieurs de l’invasion du XIVe siècle. Jusque là, la plupart de ces suffixes purement latins étant sinon inouïs, du moins rares, étaient restés fichés aux quelques mots avec lesquels ils étaient passés. Au contraire, attachés depuis lors à un nombre assez grand de vocables, ils étaient appelés à devenir familiers et féconds, c’est-à-dire à se détacher des mots qui les portaient pour servir d’éléments de formation, d’abord à une langue à demi savante, puis peu à peu à la langue populaire elle-même. Là était la grande nouveauté et le vrai péril[193].

Encore cet aperçu serait-il bien incomplet, si je ne parlais que des mots. La grammaire elle-même, particulièrement la syntaxe a été atteinte, en ce sens au moins que certains tours se sont développés, semble-t-il, surtout en raison des exemples que le latin en fournissait. Ainsi, il serait absurde de prétendre que le pronom lequel, devenu relatif, d’interrogatif qu’il a été primitivement, est de provenance latine, alors qu’il est de formation toute française. On peut du moins soutenir avec beaucoup de vraisemblance qu’il doit en partie la faveur dont il a joui en moyen français à l’influence du latin, où les propositions relatives jouent un rôle si considérable. Je crois incontestable qu’en vieux français on en rencontrait beaucoup moins, et surtout moins souvent de compliquées. Quant Gerson écrit : « Nostre Seigneur a qui désobéir est crime, de sa majesté nous le commande » et qu’avant lui Bersuire dit : Auquel lieu comme il regardait la région, tous deux calquent le latin, et bien entendu le pronom lequel, instrument nécessaire de pareilles constructions, profite de l’introduction de ces nouveautés dans le style.

J’en dirai autant des constructions absolues du participe. Elles ont existé de tout temps dans la langue, mais sans y être fréquentes et libres, comme elles sont chez Bersuire, qui commencera une phrase par : épiées les voies, ou : sceue la vérité, ou encore : jointes les dextres et laissée la concion. Il ne serait pas difficile de relever un certain nombre de faits analogues, si l’idée que je présente avait besoin de démonstration. Mais quand on examine dans leur ensemble même, les phrases lourdes, et si souvent compliquées des prosateurs du XIVe siècle, on reconnaît du premier coup quels modèles ils essaient d’imiter. Il suffit d’ouvrir Froissart, à la première page des Chroniques, pour être convaincu qu’ « on lui fist latin apprendre » :

« Affin que honnourables emprises et nobles aventures et faits d’armes, lesquelles sont avenues par les guerres de France et d’Angleterre, soit notablement registrées et mises en mémoire perpétuel, par quoy les preux aient exemple d’eulx encouragier en bien faisant, je vueil traittier et recorder hystoire et matière de grand louenge. Mais ains que je la commence, je requier au Sauveur de tout le monde, qui de néant créa toutes choses, que il vueille créer et mettre en moi sens et entendement si vertueux que ce livre que j’ai commencié je le puisse continuer et persévérer en telle manière que ceulx et celles qui le liront, verront et orront, y puissent prendre esbatement et plaisance, et je encheoir en leur grâce[194]. »

Auprès des latinismes, les héllénismes semblent bien peu de chose. Non qu’on ne puisse en citer un nombre appréciable :

Agronomie, agonie, anarchie, anatomie, antipodes, anthrax, apoplectique, apostasie, apostat, architectonique, aristocratie, asile, asthmatique, catalogue, cataplasme, catéchisme, cautère, chyle, climat, critique, delphique, démagogie, démocrate, démiurqique, diabétique, diaphane, diaphorétique, diarrhée, diastole, économie, élences (preuves, arguments), empirique, éphèbe, épiglotte, épigramme, encrasie, étymologie, fantaisie, fantastique, gérasie, gymnasie, hépatique, hérétique, hiérarchie, historiographe, hypocondre, hypothèque, kosmos, mathématique, mécanique, métaphysique, microcosme, monopole, navarque, obolostatique, œsophage, oligarchie, pédagogue, pentarchie, période, pharmacie, phlegmon, pléthorique, pleurésie, poème, poétiser, police, politique, pyramide, pratique, pronostic, prytane, rythme, spermatique. sphérique, syncope, systole, tétracorde, tétragone, théorie, triérarque, zodiaque, zone.

Et à parcourir les œuvres d’Oresme de Mondeville, ou la traduction de Guy de Chauliac, on en découvrirait bien d’autres. Mais il faut dire que, sous ce rapport, ces auteurs tiennent une place à part, quoiqu’ils n’aient pas su le grec. Ils ont été conduits à ces emprunts par la nature même de leur œuvre. Ceux qui n’avaient pas les mêmes besoins ne les ont pas suivis. Cela est si vrai que les mots mêmes qu’ils avaient employés ne restèrent pas toujours, tant s’en faut, et que, si on les retrouve dans la langue actuelle, ils ne viennent pas nécessairement d’eux. Beaucoup ont été repris plus tard. Le grec n’étant pas connu, la pénétration restait indirecte et intermittente. Il importait cependant de noter cette première rencontre avec l’idiome qui devait tant fournir à notre vocabulaire ; un nouveau chemin avait été montré ; avant la fin du moyen français, des grécaniseurs, de véritables ceux là, vont s’y précipiter.


BIBLIOGRAPHIE
les dialectes


Sur la question des dialectes, voir surtout : P. Meyer, Romania, IV, 294-296 ; V, 304-505. — G. Paris, Les Parlers de France, Paris, 1888. — Mayer Lübke, Grammaire des langues romanes, trad. Rabiet, p. 9 et suiv. de l’Introduction. — G. Paris, Romania, XXII, 605 et suiv. — Suchier, Le français et le provençal, trad. Monet. — Cf. de Tourtoulon et Bringuier, Rapport sur la limite géographique de la langue d’oc et de la langue d’oïl, Paris. Impr. nat., 1876. — Ascoli, Archivio glottologico, II, 385-395. — Grœber ; Grundriss der roman. Philologie, 415-419. — de Tourtoulon, dans le compte rendu du Congrès de Philologie romane (Revue des langues romanes. XXXIV, 125 et suiv., 1890). — Horning-, Ueber Dialektgrenzen im Romanischen, dans la Zeitschrift für roman. Philologie, XVII, 176. Les études essentielles sur les anciens dialectes sont : — Görlich, Die nordwestlichen Dialeklte der Langue d’oïl (Franz. Studien, V, 3), Heilbronn, 1886 ; — pour le picard : Aucassin et Nicolette, éd. Suchier, Halle, 1889. — G. Raynaud, Études sur le dialecte picard dans le Ponthieu (Bibl. de l’Éc. des Chartes, XXXVII, Paris, 1876) ; — pour le wallon, Link, Ueber die Sprache der Chron. rimée von Phil. Mousket, Erlangen, 1882, Diss. — Cf. Wilmotte, Le wallon dans le Kritischer Jahresbericht über die Fortschritte der romanischen Philologie, I, 347 ; — pour le lorrain : Lothring. Psaller, éd. Apfelstedt (Altfr. Bib. IV), Heilbronn, 1881 ; — pour le bourguignon : Gôrlich, Der burg. Dialekt (Franz. Stud., VII), Heilbronn, 1889 ; — pour les dialectes du S.-O. : Görlich, Die sudwestl. Dialekte (Franz. Stud., III, 2), Heilbronn, 1882 ; — pour le français : Metzke, Der Dialekt von Isle de France (Arch. für d. Stud. der neiueren Sprachen, 64). Halle est devenu, sous l’impulsion de M. Suchier, un centre d’études très actives sur nos anciens dialectes. Pour complément de cette bibliographie se reporter à son livre, Le français et le provençal, p. 63 et suiv. de la traduction. En outre il existe une Bibliographie des patois gallo-romans, réunie par Behrens, et traduite en français par feu E. Rabiet, Berlin, 1893. C’est un livre important, qui doit servir de base à toutes les recherches.

ancien français

On trouvera sur l’ancien français des renseignements dans deux catégories de livres, les uns traitant en général des langues romanes, les autres spécialement du frariçais.

A. Ouvrages généraux. — Gröber, Grundriss der romanischen Philologie, Strasbourg, 1888 et suiv. La partie consacrée au français et au provençal a été traduite par M. Monet, sous ce titre : Suchier, Le français et le provençal, Paris, 1891. — Diez, Grammaire des langues romanes, traduite par Brachetet G. Paris, Paris, 1873 et suiv. — Meyer Lübke, Grammaire des langues romanes, trad. par Rabiet, Paris, 1890 et suiv. Les tomes I et II de la traduction ont maintenant paru.

B. Ouvrages spéciaux au français.I. Les Grammaires historiques élémentaires de Clédat, Paris, 1889 ; Darmesteter, Paris, 1893 et suiv., et la mienne, Paris, 3e éd. 1895, traitent toutes, au passage, de l’ancien français. On peut en dire autant du Dictionnaire de Littré, où l’historique de chaque mot conservé en français moderne fournit, quand il y a lieu, des exemples du même mot au moyen âge. Le recueil de Korting. Lateinisch-romanisches Wôrterbuch, Paderborn, 1891 ; celui de Scheler, Dictionnaire d’étymologie française, Bruxelles et Paris, 1888 ; le Dictionnaire général de Darmesteter, Hatzfeld et Thomas, donnent des renseignements précieux sur les anciennes formes et les étymologies. Le livre de Delboulle : Matériaux pour servir à l’historique du français, Paris. 1890, doit être complété par un Recueil du même genre. Il ajoute des compléments intéressants à l’historique de Littré, pour certains mots que l’auteur a découverts à des époques où Littré ne les avait pas remarqués.

II. À l’ancien français sont consacrés spécialement :

α) L. Clédat, Grammaire de la vieille langue française, Paris, 1885. — E. Schwan. Grammatik des Altfranzôsischen, Leipzig, 1893, 2e éd. — E. Etienne, Essai de grammaire de l’ancien français, Paris, 1895. (Le second de ces livres traite uniquement, mais avec beaucoup de science et de clarté, de la phonétique et des formes grammaticales. Le troisième a une syntaxe très développée).

β) Les observations grammaticales sommaires qui précèdent le recueil de Morceaux choisis de Clédat ; la Chrestomathie de Bartsch, Elberfeld, 1881, 5e éd. ; le Livre d’exercices (Uebungsbuch) de Fœrster et Koschwitz, Heilbronn, 1884.

γ) Les aperçus grammaticaux qui accompagnent une foule d’éditions d’œuvres ou de fragments d’œuvres en vieux français. Par exemple les extraits de la Ch. de Roland, par G. Paris ; le Saint Alexis, du même ; la Chanson de Roland, de Léon Gautier, le Joinville de de Wailly (1874) ; celui de Delboulle (Paris, 1883) ; la chantefable d’Aucassin et Nicolette, de Suchier, Paderborn, 1883, etc.

Voir la liste de ces éditions dans G. Körting, Encyklopedie und Méthodologie der romanischen Philologie, Heilbronn, 1880, 3 vol. in-8, III, 310-336, et Supplément, 125-132. (L’ordre est alphabétique).

δ) Enfin de très nombreuses, monographies détachées, dont on trouvera l’énumération dans Körting, Ib. (III, 310-336 et 125-132). Je citerai pour exemples : de Wailly, Mémoire sur la langue de Joinville, 1868 ; Jordan, Metrik und Sprache Rutebeuf’s, Göttingen, 1888, Diss. ; Friedwagner, Ueber die Sprache der altfranz. Helde, gedichte Huon de Bordeaux, Paderborn, 1891.

III. Plus spécialement encore, il faudrait distinguer les travaux concernant la Phonétique, le Lexique, la Morphologie et la Syntaxe de l’ancien français.

phonétique

Il n’existe pas, à ma connaissance, de phonétique particulière de l’ancien français. On y suppléera facilement à l’aide de celles qui se trouvent dans les grammaires et les monographies mentionnées plus haut, en particulier à l’aide de la grammaire de Schwan. Elle donne, p. 237 et sv., une bibliographie correspondante aux différents paragraphes du traité. Cf. ma Grammaire historique, 3e édition, p. XLIV ; Körting, III, 135-139 et complément 116-117 ; Neumann. Die romanische Philologie, 1886 (dans l’Encyclopédie de Schmid). Il existe aussi un bon petit Précis de phonétique française de Bourciez (Paris), dont le vieux français fournit naturellement presquE toute la matière.

lexicologie

La lexicologie théorique n’est pas très avancée. (Voir l’indication des principaux travaux dans ma Gram. hist., 3e éd., XLVIII). Mais il existe des dictionnaires très précieux : Godefroy. Dictionnaire de l’ancienne langue française et le tous ses dialectes du neuvième au quinzième siècle, 10 vol. in-4o. Paris. 1879 et suiv. L’auteur commence la publication du supplément. — La Curne de Sainte-Palaye, Dictionnaire historique de l’ancien langage françois, Niort. 1875-1882. 10 vol. (ouvrage composé au XVIIIe siècle, et vieilli). — Du Cange. Glossarium mediæ et infimæ latinitatis. Niort. 1887. — Bos, Glossaire de la langue d’oïl, Paris, 1891.

Cf. pour d’autres indications, Brunot. Gram. hist., XXXIX ; Körting. Encycl. III, 164. Depuis ces publications a paru la grammaire de M. Etienne, mentionnée plus haut, dont la septième partie, malheureusement trop sommaire, p. 465-482, traite de la formation des mots.

morphologie

Pour la morphologie je renvoie à Meyer-Lübke. Schwan, Darmesleler, Clédat, etc., et, d’une manière générale, aux ouvrages cités plus haut. Sur les questions de détail, Schwan donne tous les renvois bibliographiques nécessaires à la fin de son volume. Cf. ma Grammaire historique. LI et suiv.

syntaxe

La syntaxe n’a été l’objet d’aucune étude d’ensemble, sauf dans la grammaire de M. Etienne. Mais il existe un grand nombre de travaux détachés, dont quelques-uns très importants. Les uns concernent un auteur ou une époque, comme Haase, Syntaktische Untersuchungen zu Villehardouin u. Joinville, Oppeln, 1884. Les autres traitent d’une question. Ainsi Clairin, Du génitif latin et de la préposition de, Paris, 1880. — Gellrich. Sur l’emploi de l’article en vieux français, Langenbielau, 1881. Diss. ; Lenander, L’emploi du temps et des modes dans les phrases hypothétiques jusqu’au XIIIe siècle, Lund, 1886, Diss. — Gessner, Zur Lehre vom frz. Pronomen, Berlin. 1885. Je ne puis, pour l’énumération de ces études, que renvoyer à ma Grammaire historique. LI et suiv., où on trouvera les principales références dans un ordre systématique.

rapport du français et des langies etrangeres

Il existe un recueil des mots français d’origine orientale ; c’est le Dictionnaire étymologique des mots d’origine orientale de Marcel Devic, joint un Supplément de Littré, Paris. Impr. nat., 1876. On y trouvera, parmi d’autres, les termes de provenance arabe. Sur les emprunts des Occidentaux en mots et en choses à l’époque des Croisades, voir Prutz. Kulturgeschichte der Kreitzzuge, Berlin, 1883, passim, et à la fin du volume, Quellen und Beweise, p. 561. Toutes les indications philologiques de ce livre ne sont pas exactes, et doivent être contrôlées avec soin.

Pour les rapports entre le grec et le français, il n’existe aucune étude générale, en dehors des livres que j’ai cités en notes. M. Gustav Meyer vient de recueillir les mots grecs de provenance romane, mais il a laissé de côté ceux qui sont de provenance française.

L’histoire du français en Angleterre est beaucoup mieux connue. Voir en particulier dans Hermann Paul, Grundriss der germanischen Philologie, I, 799, un excellent article de Behrens. — Cf. Elze, Grundriss der englischen Philologie, 240-245. — Baret, Etude sur la langue anglaise au XIV, Paris, 1883. — Jusserand, Histoire littéraire du peuple anglais, Paris, 1895. — Freemann, The Norman Conquest. tome V ; et P. Meyer. Préface des Contes moralisez de Nicole Bozon, LII et suiv.

Sur l’élément français dans l’anglais, voir, outre l’ouvrage de Thommerel et celui de Skeat, cités plus haut, J. Payne, The norman Elément in the spoken and written English of the 12. 13 and 14 centuries and in our provincial dialects (Transactions of the Philological Society, 1868-69, p. 352). — Behrens, Beiträge zur Geschichte der franz. Sprache in England (Frz. Studien, V, 2). — Skeat, dans ses Principles of english Etymology, Oxford, 1891, tome II, étudie avec soin et compétence tout ce qui se rattache à l’introduction de mots français.

Pour la bibliographie de l’anglo-normand, se reporter aux sources qui ont été indiquées pour la bibliographie des dialectes. Je mentionnerai cependant Vising, Étude sur le dialecte anglo-normand du XIIe siècle, Upsala, 1882, et Étude sur le dialecte anglo-normand du XIV (Revue des langues romanes, série 3, t. IX, p. 180).

xiv siècle

Cette période est une des plus mal connues de l’histoire de la langue. Je dois les renseignements dont j’ai extrait ce qui pouvait intéresser mon public, soit à des recherches personnelles, soit à des dépouillements que M. Huguet, maitre de conférences à la Faculté des Lettres de Caen, a bien voulu faire pour moi, dont le caractère de ce livre m’interdisait malheureusement de tirer autant de profit que j’aurais pu. On consultera avec fruit les consciencieux articles d’Otto Knauer parus dans le Jahrbuch de Lemcke, XII et suiv. sous ce titre : Beitrage zur Kenntniss der franz. Sprache des XIVtem Jahrhunderts ; on y trouvera des renseignements sur l’histoire des formes et de la syntaxe. Les Lexiques et la thèse de Meunier sur Oresme en fourniront sur le vocabulaire. Quant à la syntaxe, voir surtout Ebering. Syntaktische Sludien zu Froissart, Halle, 1881, Diss. — Riese, Recherches sur l’usage syntaxique de Froissart. Halle, 1880.

  1. Par M. Ferdinand Brunot, maître de conférences à la Faculté des lettres de Paris.
  2. Romania, IV, 293-294.
  3. Sauf bien entendu dans le cas où deux populations, bien que parlant un langage d’origine commune, vivent séparées, soit par des accidents physiques (montagnes, forêts, etc.), soit par des causes politiques. (Note de M. P. M.)
  4. M. P. Meyer fait allusion à ce fait que dans la région dont il parle, c latin reste c avec le son de k dans cette condition, tandis qu’en français de France, il se change en ch, d’où le picard keval, camp, à côté de cheval, champ, etc.
  5. Cantabam = chantoe, chantoes, etc.
  6. Görlich, Die nordwestlichen Dialekte der langue d’oïl, p. 81 (Frz. Sludien, V, et Die südwestlichen Dialekte der langue d’oïil, p. 120 (Ib., III), a en effet établi que ces formes se trouvaient en Touraine, en Anjou, en Aunis et en Poitou, tout comme en Normandie.
  7. Parlers de France, p. 3
  8. P. Paris, Parl. de Fr., p. 3.
  9. Gram. historique, p. 21. Par exemple le mot « normand » désigne aussi bien le dialecte dans lequel ont écrit les écrivains normands, tels que Wace, que l’ensemble des patois qui vivaient ou vivent dans la Normandie.
  10. Un exemple : l’homme-ci pour cet homme ci, un oreiller pour moi dormir, un saucisson pour moi manger, sont des constructions de l’Est ; on rencontre déjà la dernière dans Joinville, quoique Haase ne l’y ait pas reconnue. (Chap. CXLIL) — Elles sont aujourd’hui communes aux patois et au français d’une vaste région. Le germanisme : avoir bien aisé de faire une chose est bien plus restreint et caractéristique d’un domaine plus étroit. Or il y a des faits semblables en très grand nombre. Ils sont aussi importants, aussi spécifiques que les particularités phonétiques. Il faudra savoir leur géographie, leur origine, leur mode d’extension, avant de rien trancher, sous peine de juger avec une faible partie seulement des pièces du procès.
  11. La note précédente montre assez que je ne considère pas les critères phonétiques comme suffisants à eux seuls, ni même comme devant tenir toujours et partout le premier rang. Je me hâte d’ajouter qu’on peut beaucoup moins encore se fier dans le travail de classification aux indications vagues que fournit l’intelligence d’un patois, comme serait tenté de le faire M. de Tourtoulon. De ce qu’un paysan comprend un autre paysan, on ne peut rien conclure sur les rapports particuliers de leurs idiomes. J’en ai fait souvent l’expérience et constaté par exemple qu’une bonne illettrée, parlant un patois des Vosges, comprenait à peu près du patois de la Charente, tandis qu’une dame du même pays, lettrée, très instruite même, mais de langue française, comprenait plus facilement le latin que l’un ou l’autre des deux patois. Je n’oserais pas hasarder ce paradoxe qu’un patoisant du Centre est plus près d’un patoisant de l’Est ou du Nord que n’en est un Parisien, même demi-philologue, mais ignorant des patois ; il ne me paraît pas impossible toutefois que des expérienccs répétées fassent sortir de cette proposition quelque chose qui s’approcherait de la vérité.
  12. Je rappellerai ici que M. Joret, dans sa très curieuse étude : Des caractères et de l’extension du patois normand, Paris, 1883, a cru pouvoir retrouver dans les caractères distinctifs de certains parlers normands la trace d’une influence ethnographique.
  13. L’expression inexacte de provençal a été souvent remplacée autrefois par celles de limousin, poitevin, gascon, bien plus inexactes encore. Elle est acceptée aujourd’hui couramment avec sa valeur conventionnelle par la philologie contemporaine.
  14. On sait que cette expression vient de la manière dont on exprimait l’affirmation : oc (latin : hoc) au midi ; oïl (lat. hoc ille) au nord.

    Les premiers exemples connus de l’expression langue d’oc apparaissent dans des actes de 1291. (Cf. P. Meyer, La langue romane du midi de la France et ses différents noms. Ann. du Midi, Toulouse, 1889, p. 11.) On la retrouve, appliquée au pays, dans un acte de Philippe le Bel du 26 mars 1294. Dante l’a reprise dans son traité De vulgari eloquio (I, VIII et IX) ; il l’avait déjà employée dans la Vita nuova, ch. XXV.

  15. Le caractère sur lequel on se fonde est le maintien de a libre non précédé d’une palatale : au-dessous de la ligne, il se conserve ; au-dessus il passe à e.
    Comparer le provençal mars, saus et le français mer, sel.
  16. Toutefois Libourne et Castillon parlent gascon sur la rive droite. Le gascon se rapproche de l’espagnol par plus d’un caractère, particulièrement par h provenant de f. Lat. faba, espag. : huba, gascon : habe ; latin ferum, esp. : hierro, gasc. : her. D’autre part la limite de ce dialecte est bien plus nette que la plupart des autres. Ce sont là des faits. Il est d’autre part établi que la Garonne séparait en gros au temps de César les Gaulois des Aquitains, et que ces Aquitains étaient, par la race, apparentés aux Ibères d’Espagne. Quelques-uns en ont conclu que ces données ethnographiques pouvaient concourir à expliquer les rapports que le gascon présente avec l’espagnol et les différences qu’il présente avec les autres dialectes du Midi. Mais ces rapprochements, contraires à la nouvelle théorie sur les dialectes, ont été contestés, et considérés comme sans valeur.
  17. Grammaire des langues romanes, Introduction, trad. Rahiet, p. 14.
  18. L’auteur véritable de cette classification est M. Ascoli, dont nous avons parlé plus haut. C’est lui qui a constitué ce groupe qu’il appelle franco-provençal (M. Suchier lui donne le nom de moyen rhodanien). Mais M. Ascoli considérait que le franco-provençal formait un vrai groupe à part, parmi les langues romanes, tout aussi bien que l’italien, le provençal, ou le français. Cette théorie n’est pas admise par M. W. Meyer, qui rattache, comme on voit, le « français du Sud-Est » au français. Quant à la distinction à laquelle il est fait allusion ici, elle repose sur ce fait que, en français, a, tonique, libre, non précédé d’une palatale, devient e : parare parer ; patrem pere. C’est un des phénomènes caractéristiques du français du Nord. Au contraire dans la région franco-provençale, a ne passe pas à e. Parer est à Albertville parà, et père : pàre.
  19. Ce mot est on ne peut plus mal choisi, il risque d’amener une confusion avec le bas-breton, dialecte celtique, dont nous avons parlé t. I, p. XLll.
  20. Littérature française au moyen âge, p. 6. Introduction.
  21. Il suffit de rappeler le nom de Chrestien de Troyes.
  22. Dans le nord, Arras a créé un véritable mouvement littéraire et poétique, Jean Bodel et plus tard Adam de la Halle furent les plus brillants représentants de la culture de ce pays.
  23. Le plus ancien texte de la langue de l’ouest est la traduction du Lapidaire de Marbode (après 1123), en lourangeau-Manceau. Benoît de Sainte-More, l’auteur important du Roman de Troie, d’Éneas et de la Chronique des ducs de Normandie (XII s.), est tourangeau.
  24. Voyez en particulier la préface que M. Bonnardot a mise en tête du psautier lorrain du XIVe siècle {Altfranz.-Bibliotek, IV, 1885).
  25. Villehardouin, Joinville.
  26. Beaudouin VI de Hainau avait fait recueillir une immense compilation, continuée après lui, connue sous le nom d’Histoires de Baudouin. Une autre, Le livre des Histoires, a été entreprise sous les auspices du châtelain de Lille Roger. C’est de Flandre que plus tard viendront Jean le Bel. Froissart et Jean de Wavrin.
  27. Il faudrait ajouter que Liège, en pays wallon, a été, au commencement du XIIIe siècle, un véritable centre littéraire. — Nous ne savons quasi rien du théâtre anglais, auquel M. Gaston Paris fait ici allusion.
  28. Hist. litt. de la France, XXIV, 402.
  29. La litt. fr. au moyen âge, p. 7. Froissarl raconte qu’en 1388, Gaston Ph. de Foix lui parlait non en son gascon, mais « en bon françois » (éd. de Lettenhove, XI, 3).
  30. Léop. Delisle, Inv. des mss. français, II, 327. Cf. la Chronique de Ph.Mousket, éd. Reiffenberg., Préf., p. cl. On peut voir dans un petit dialogue publié par Jubinal {Jongleurs et trouvères, 52 et suiv.), le Privilège aux Bretons, comment on se moque de la façon dont les Bretons écorchent le français. Cf. plus loin pour l’Angleterre.
  31. Acta sanctorum, août, V, 566, F.
  32. Par exemple chez Adenet le Roi : Quand il veut dire que la reine Berte parlait bien français, il dit qu’on l’eût crue née au « bourg à Saint-Denis ». On a dit aussi que Chaucer opposait le jargon de Strafford-at-Bowe au langage de Paris : il a été montré récemment que le « français de Strafford-al-Bowe » n’est qu’une expression pittoresque et plaisante pour désigner l’anglais du cœur de l’Angleterre, le plus pur par conséquent.
  33. M. Paul Meyer travaille depuis longtemps à en réunir les matériaux.
  34. Manuel de diplomatique, p. 467 et suiv. En Dauphiné, on trouve déjà des actes diplomatiques en français au milieu du XIIe siècle. V. Devaux, Essai sur la langue vulgaire du Dauphiné septentrional au moyen âge. Paris et Lyon, 1892.
  35. Les documents en français ne semblent pas remonter au delà de Louis IX.
  36. Bénét est proprement normand, caboche, fabliau, sont picards.
  37. Cadet, cagot, cacolet sont prorement béarnais ; chai, feuillard, sont bordelais, aubergine est catalan, picaillon (qui appartient presque à l’argot) savoyard.
  38. La nature du livre où paraissent ces articles m’obligeait à abandonner la période antérieure, celle où la langue a subi les transformations radicales qui en ont fait le français ; je n’ai pu, à mon grand regret, qu’y faire rapidement allusion dans mon introduction ; toutefois l’existence de bonnes grammaires historiques et de bonnes grammaires de l’ancien français permettra à ceux de mes lecteurs qui voudront bien y recourir de se rendre un compte exact des faits et aussi des lois qui ont présidé à cette longue évolution
  39. Dans roi, oi sonne comme wa : rwa ; dans cuir, ui sonne comme ẅi : küir ; dans bien, i sonne comme y (cf. yeux) hyen.
  40. Dans air, ai équivaut à e (cf. frêle, grêle) ; dans pauvre, au = ô : pôvr, ainsi de suite.
  41. Dès avant le VIIe siècle, ĕ latin, devenu è, et ò, devenu o, se diphtonguent dans les syllabes toniques, où elles ne sont pas protégées par un groupe de consonnes, dont la seconde soit autre que r. La première passe à ie : mĕl = miel, bĕne = bien, pĕdern = pied ; la seconde à uo, qui du XIe au XIIIe siècle deviendra successivement ue, oe, et au XIVe eu : nŏvum = nuof, noef, neuf ; bŏvem = buef, boef, beuf (bœuf). Du VIIe au IXe siècle, dans les mêmes conditions, ē = ei (ensuite oi)regem = rei, roi ; me : =mei, moi ; et ó donne óu, plus tard eu, florem = flour, fleur.
  42. Une gutturale précédant un a dans les conditions indiquées à la note précédente le change en ie : capum (pour caput) = chief ; collocare = colchier (coucher). Quand elle le suit, elle se réduit peu à peu à un y, i, qui fait diphtongue avec la voyelle : pacem = pais (écrit aujourd’hui par imitation latine paix), factum = fait.
  43. Ainsi eu, venant de el, vint s’ajouter à eu provenant de òu, óu, uo : chevels = cheveux ; ieu venant de iel (ciels = cieus), à ieu provensant de eu (ébrieu, dieu).
  44. Au était devenu o : causa = chose, aurum = or, pauperum = povre (écrit par imitation du latin pauvre) ; à la fin du XIIe siècle, altre, albe devinrent autre, aube, et ainsi dans tous les mots où l était suivie d’une consonne. De là vient que nous disons : à l’enfant et au contraire au chef (= al chef.) De là vient aussi que mal fait au pluriel maus (= mal-s) ; cheval, chevaus (= chevals). L’x moderne provient d’une erreur ; on a pris l’abréviation x = us, qu’on trouve dans l’écriture, pour la lettre x, et on a écrit chevaux, en ajoutant un u.
  45. Eau vient de èl, devenu Eal, puis eAl, devant une consonne (XII-XIIIe s.), la s’y est vocalisé comme dans les autres cas : d’où, suivant qu’on ajoute ou non s de flexion, au suj. pluriel : novel, au régime : novels= noveals = noveaus ; au sujet pluriel bel, au régime : bels, beals, beaus. (Cf. aujourd’hui : un nouvel ami, de nouveaux livres, un bel homme, de beaux hommes.)
  46. Le français a connu quelque temps les th de l’anglais, par lesquels sont passées les dentales médiales avant de tomber : pedre (patrem) est devenu pe (th) re avant d’être réduit à pére, puis père.
  47. Les mots marqués d’un astérisque sont ceux qui n’appartiennent pas au latin classique.
  48. Je rappelle qu’en général, en latin, l’accent tonique porte sur la deuxième syllabe à partir de la fin (pénultième) si elle est longue, sur la troisième (antépénultième) si la deuxième est brève.
    Félix qui potuit rérum cognôscere causas !
  49. Dans seignor (seniorem), granz (grandes) on a des exemples de la chute de la finale ; calz (= calidos), freiz (= frigidos), perdre (= perdere) montrent en même temps la chute de la pénultième, sofrir (= * sufferire) a perdu la contrefinale fe
  50. On peut en dire autant de n final : nomen était devenu nome, examen = exame, d’où nom, essaim. Les autres consonnes sont rarement finales en latin.
  51. Drectum = dreit, advenire = avenir, accaptare = acheter.
  52. Le scribe qui nous a transmis la chanson de Roland laisse ainsi tomber le d ; en comparant son texte au vrai texte français original, tel que M. G. Paris l’a restitué dans ses Extraits, on se rend compte du changement.
  53. Ainsi bœuf de bov (em), neif de niv (em), siet de sed {em).
  54. Qu’on considère excommunier, exclure, extorsion, absraclion, superstructure, etc. Ces mots, si peu harmonieux, et leurs analogues, sont presque tous modernes. Les groupes que j’y souligne n’existent pas en vieux français.
  55. Ajoutez molt (multum, beaucoup), plenté (plenitatem, abondance), di (diem, jour), iet (aetalem, âge), enz (intus, dedans), ost (hostem, armée), lez (latus, à côte), soef (suavem, doux), som (summum, sommet), onques (unquam, jamais), tramettre (transmittere, transmettre), paroir {parre, paraître), buisine (buccina. trompette), moiller (mulierem, femme), oissor (uxorem, épouse), paile (pallium, manteau), alquant (aliquanti, quelques-uns), arrement (atramentum, encre), aproismier (adproximare, approcher), ambdui (amboduo, tous deux).
  56. V. plus loin p. 516. Pour trouver d’autres exemples, il suffirait de regarder le Dictionnaire des mots d’origine orientale, de M. Marcel Devic, au mot alchimie, où il a réuni quantité de termes de même provenance, qui appartenaient à l’ancienne technologie.
  57. Il entre néanmoins, au XIIe sièclee ou au XIIIe siècle, un certain nombre de mots qui avaient été latinisés : apoplexie, apothicaire, archétype, clystère, dialectique, dialogue, diapason, diamètre, diaphragme, diphtongue, écliptique, épidémie, épiglotte, épileptique, éthique, frénétique, hémorroïdes, hydropique, hypocrisie, léthargie, narcotique, physicien, trône, ydle (ydole), grammaire, harmonie, mélodie, métaphore, monarchie, orthographie, paralysie, pentagone, pleurétique, sibylle, sophisme, sphère, sycomore, syllabe, tyran, etc.
  58. V. Darmesteler. Création act. des mots, p. 170, et Etienne, Grammaire de l’ancien français, p. 12. Il faudrait ajouter à leur liste, reliques, penser, d’autres encore.
  59. Voici quelques-uns de ces mots (avec leur orthographe moderne). Je me fonde, pour les lettres de A à I (exclusivement), sur le Dictionnaire général de Darmesteter, Hatzfeld, et Thomas et, pour les autres, sur le dictionnaire de Littré et le livre de M. Delboulle : Matériaux pour servir à l’histoire du français. Paris, Champion, 1880. Les mots cités sont ceux dont il a été trouvé des exemples antérieurs au XIVe siècle.

    Abstinence, acteur, administrer, admiration, affinité, animal, annexer, anniversaire, anormal, apparence, apparition, appellation, appendice, appétit, appréhension, arbitrage, arène, argument, assomption, authentique, autorité.

    Bénéfice, bréviaire, bulle.

    Cadran, calice, canne, carpe, cas, célébrer, cérémonie, chapitre, circonflexe, circonlocution, civil, clarifier, claudication, clause, coadjuteur, coaguler, collecte, colloquer, colorer, comparer, complexion, condamner, condiment, condition, confection, consentir, contemplatif, contendre, continence, conservation, conserver, convertir, copulation, créature, curable, curer.

    Dédicace, dégrader, dénonciation, dépérir, dérision, déterminer, diffamer, différence, digression, dilapider, dilatoire, dileclion, diligence, direct, disciple, discordance, discorde, dispenser, dissolution, docteur, document.

    Édifice, éjection, électuaire, élévation, émulation, enluminer, équation, équipoller, équivoque, ermite, évasion, évidemment, exalter, excellent, excepter, exciter, excuser, exécration, exécuter, exécution, exemple, exercer, exhortation, expédition, expérience, expiation, expirer, exterminer, extraction, extrême, extrémité.

    Faveur, fécond, fécondité, fermenter, fluctuation, fomenter, fréquence, fréquenter, frivole, futur.

    Général, génération, germain, gladiateur, glorifier, grâce.

    Habitation, habiter, hérédité, hospice, hospitalité, humeur, humilier.

    Imagination, immobile, incorruption, innocent, instituer, invasion, instrument, intervalle, irascible.

    Juste, justice.

    Lamenter, lapidaire, légal, libéral, lucratif.

    Magnanime, magnificence, manifester, matrone, médicinal, mérite, mercenaire, mesurable, ministre, miracle, misère, misération, mortifier, mœurs, multiplication, murmure, mutabilité.

    Obit, ablation, obscurcir, officine, opinion, opposer, ordinaire.

    Participation, pascal, penser, pérégrination, pérennité, perfection, perpétuité, perversité, pesanteur, pestilence, précellent, prédécesseur, préfet, préjudice, prélat. présomption, procès, procuration, procurer, procureur, prodigalité, prolonger, prononcer, prophétisé, proportion, prose, publiquement, purifier, pusillanime.

    Rationnel, rebelle, récréation, rédempteur, refléter, relatif, religion, rémission, rescription, résidence, restitution, révélation, révéler.

    Sacrifier, sagittaire, sanctification, sapience, satisfaire, scapulaire, séculier, séducteur, sénateur, sensible, sensualité, sentence, service, servitude, signer, simulation, sobriété, société, solitaire, sollicitude, spéculatif, spiritualité, stryge, subtil, superficie.

    Tact, tardif, temporel, ténèbres, terrestre, transfiguration, transgression, translater, transmutation, trinité.

    Union, universel.

    Valable, vague, variable, vérité, vigoureux, virginal, victoire, vitupérer.

  60. Des mots comme claviger sont de véritables latinismes.
  61. Des mots comme eau-de-vie, pomme de terre, font très bien ressortir la différence entre les juxtaposés et les réunions ordinaires des mots. Pomme de terre n’éveille plus l’image d’une pomme poussant dans la terre, et eau-de-vie, encore moins celle d’une eau qui donne la vie, mais uniquement l’idée du tubercule que nous mangeons et de la liqueur alcoolique. L’eau de Cologne est si peu de l’eau venant de Cologne, qu’on voit annoncer de l’eau de Cologne de différents endroits : eau de Cologne de X… à Paris. Cette fusion d’éléments multiples est le résultat de la juxtaposition, caractérisée par l’unité de l’idée exprimée.
  62. Ce qui prouve que ces mots sont au génitif, c’est qu’on les y met dans le latin du moyen âge. Jacques Legrand s’appelle Jacobus Magni, Pierre Lefèvre : Petrus Fabri.
  63. On peut citer quelques analogues : robe-linge, porc-épic, mais ces exemples sont rares.
  64. J’adopte ici la théorie de Damiesteter quant à l’impératif qui entre dans ces composés, en ajoutant toutefois que la langue actuelle n’a gardé aucun sentiment de ce mode et qu’elle considère le verbe comme étant à l’indicatif présent.
  65. On trouve cependant au moyen âge garderobe, baisemain, coupegorge, papetard, portechape etc.
  66. Deux sont d’origine germanique : art et aud. Ils ont tous deux commencé à s’introduire par des noms propres, tels que Renard, Eginliard, Regnaud, Grimaud. Ils ont passé ensuite aux noms communs : papelard, pataud, maraud. Un autre, issa, représente le grec ίσσα ; il est en français esse : contesse, maistresse
  67. Citons able (abilem) : v. fr. consachable, fr. mod. vendable ; ain (anum) : v. fr. barberain ; fr. mod. certain ; ance (antiam) : v. fr. aünance, fr. mod. espérance ; é(atum) v. fr. barné, fr. mod. poiré ; ier (arium) v. fr. lourdier, fr. mod. colombier ; ise(itiam), v. fr. avenantise, îr. mod. fainéantise ; esse {itiam), v. fr. parfondesse, fr. mod.étroitesse ; ement (mentum), v. fr. aidement, fr. mod. vêtement ; oir, eoir (orium, atorium), v. fr. arrivoir, fr. mod. dortoir ; eor, eeur, eur (atorem), v. fr. fableeur, fr. mod. enchanteur ; os, eus, euse (osum, osam), v. fr. coroços, fr. mod. vertueux ; astre (asterum), v. fr. clergeastre, fr. mod. noirâtre ; el, eau(ellum), v. fr. quarel, fr. mod. pourceau ; et (*ittum), v. fr. cercelet, fr. mod. grandelet ; in (inum), v. fr. louvin, fr. mod. enfantin ; on (onem), v. fr. chaeignon, fr. mod. aiglon ; u (utum), v. fr. erbu, fr. mod. ventru ; er (are), ier (are), v. fr. assembler, fr. mod. activer ; ir (ire), v. fr. desabelir, fr. mod. blondir ; ment (mente), v. fr. royaument, fr. mod. constitutionnellement.
  68. Bel coinpaignet,
    Dix aït Aucasinet,
    Voire a foi ! le bel vallet,
    Et le mescine au cors net,
    Qui avoit le poil blondet,
    Cler le vis et l’œul vairet,
    Ki nos dona deneres
    Dont acatrons gasteles.
    Gaïnes et couteles,
    Flaüsteles et cornes
    Machüeles et pipes,

    Beaux compagnons
    Que Dieu aide Aucassinet,
    Vrai par ma foi ! le beau garçon,
    Et la jeune fille au joli corps.
    Qui avoit le poil blondet,
    Le visage clair et l’œil vairet.
    Qui nous donna denerets (petits deniers),
    Dont nous achèterons gâtelets (petits gâteaux)
    Gaïnes et coutelets,
    Fluteles et cornets (petits cors).
    Massuelles et pipets (petits pipeaux).

  69. Je citerai à titre de curiosité un travail partiel que j’ai fait des mots enregistrés depuis fa jusqu’à faitière, en comptant d’après Godefroy, Littré et le Dictionnaire général, sans tenir aucun compte des mots signalés comme ayant existé entre le XIVe siècle et le XVIIe ; j’ai trouvé que le français moderne avait 91 mots inconnus à l’ancien français ou jusqu’ici non signalés ; le vieux français d’autre part en a 85 qui n’existent plus. 34 sont communs, sur un total de 210 mots. 50 des mots spéciaux au français moderne sont savants.
  70. La fable de La Fontaine, le Chat et le Renard (XI, 14) m’a donné, en ne comptant que pour un les mots qui sont répétés, même sous deux formes différentes, par exemple j’ai et avoir, il et lui, elle, un total de 133 mots distincts. Sur ce nombre 113 appartenaient déjà à l’ancien français, 20 seulement n’ont pas été rencontrés avant le XIVe siècle. Proportion : environ 15 % (encore faut-il tenir compte que terrier et ruse doivent se rencontrer plus tôt que Liltré ne les signale).

    Un fragment de Rousseau (Nouv. Héloïse, 1, XXIII, depuis je gravissais lentement — à sous divers aspects) renferme à peu près près le même nombre de mots distincts, 134 ; mots étrangers à l’ancien français, 21. Proportion 15, 6%.

    On croirait la proportion constante. Simple rencontre. En changeant de textes, on change presque sûrement les nombres. Je prends dans le Dictionnaire des sciences médicales de Dechambre, Duval et Lereboullet (Paris, Masson, 1885) l’article convulsion. Sur les 71 premiers mots, j’ai 31 mots nouveaux, soit 43, 66%, près de trois fois plus, même en prenant soin de choisir un des passages écrits dans le français le moins barbare.

    Mais sans chercher mon exemple dans un livre technique, je reviens à Rousseau, presque au même endroit où je l’avais laissé, et je reprends la phrase qui commence : c’est une impression générale. En allant jusqu’à : et de la morale, je relève 128 mots, dont 31 nouveaux, soit cette fois 24, 2% au lieu de 15. Pour faire pencher ainsi la balance, il a suffi qu’au lieu de décrire simplement la montagne, Rousseau ajoutât quelques observations sur les impressions qu’elle produisait en lui.

  71. Les dix premières pages de Villehardouin de l’édition de Wailly fournissent, en comptant d’après la méthode de tout à l’heure, 427 mots. 61 n’existent plus, soit 14, 5%.

    Un fragment de Renard pris dans la Chrestomatie de Constans, p. 195, v. 1 à 38, donne sur 100 mots 12 morts, soit 12%.

    On serait tenté ici encore de croire que la proportion est sensiblement la même. Mais un morceau d’Aucassin et Nicolette, dans le même recueil, p. 169. lignes 185 à 232, donne sur 100 mots 5 disparus seulement.

    Le début de Joinville sur les 100 premiers mots divers, 4 disparus. 100 autres pris à la suite ne m’en donnent non plus que 5.

    J’ai multiplié ces recherches ; elles m’ont montré chaque fois, par des résultats déconcertants, qu’on ne pouvait rien fonder sur ces dépouillements partiels.

  72. .Cela ne veut pas dire qu’ils ne soient pas restés, en composition par exemple.
  73. Braconnier a signifié chasseur, piqueur, avant de désigner celui qui chasse par fraude ; braire s’est dit pour crier, même en parlant de l’homme ; paier, c’est primitivement apaiser (pacare) ; poison s’applique dans l’origine à toute espèce de boisson, viande à toute espèce des comestibles ; galetas, nom d’une tour de Gonstanlinople, s’emploie des châteaux et non des taudis dans les combles ; quadrant, comme son étymologie l’indique, désigna d’abord des surfaces carrées ; guères, avant d’être influencé par la négation, a eu le sens de beaucoup. Les losanges ont été probablement les louanges ou devises inscrites dans l’écusson, repairer équivalait à rentrer chez soi ; denrée représentait ce qu’on peut acheter pour un denier, etc.
  74. Tout en tenant compte de la place énorme que tiennent des exemples souvent nombreux, chaque fois mis à la ligne, des renvois et de quelques doubles emplois, on se représente quelle était la masse des mots de la vieille langue en présence de ces 8 vol. in-4o, qui ne contiennent cependant que les mots étrangers au français moderne, ou qui ont pris depuis le XVe siècle un autre sens.
  75. En voici une à titre de spécimen, celle de l’adjectif clair ; elle est relativement restreinte (les mots en italiques sont restés en français moderne) :
    Avec divers suffixes :

    clairin (instrument de musique) ; clairon : claré ; clarece (clarté) ; clarel (clairière) ; clarere (vin clairet) ; claret, fr. mod. clairet ; clarie (synonyme de claré) ; clarier (marchand de claré) ; clarine, d’où le mod. clarinette ; clariouer (joueur de clairon) ; clariouer (jouer du clairon), claroier (briller) ; claroncel, claronciere, dimin. de clairon ; clarté ; clere ; clerement, clerevaux (claire voie) ; clerir (devenir clair). (Le fr. moderne possède : clairce, claircer, clairçage, clairer, clairette, clairier, clairière, clairure, clarinette, clarinettiste, clarissime, dont la plupart sont peu usités.)

    Avec le préfixe a :

    aclaircir, aclarir (devenir clair), aclaroier (rendre clair), aclairement (éclaircissement).

    Avec le préfixe de :

    declairement (explication) ; declairienient (clairement) ; declairier (fr. mod. déclarer : declarance (explication) ; declarcier, declarcir, declarcissement, dcclarissement. (Le fr. mod. possède : déclarable, déclarateur, déclaratif, déclaration, déclaratoire.)

    Avec le préfixe en :

    enclarcier, enclarcir, enclarir,

    Avec le préfixe es :

    esclair, esclaire (fr. mod. éclaire), esclairement, esclaireur, esclairiecment, esclaircir. esclairiment (point du jour) ; esclairir (faire jour) esclairison (pointe du jour) ; esclarcie, esclarcier, esclarcir (fr. mod. éclaircir) ; esclarcissement esclardir, esclardissement, esclargier (déclarer) ; esclargissement esclarissement esclaroier (éclaircir, mettre au jour). (Le fr. mod. possède éclairage, éclairant, éclaircie, éclaircissage, éclaircissant, éclaircissement, éclaircisseur.)

    Avec le préfixe re :

    resclaire (éclat) ; resclairer resclarcir (fr. mod. réclaircir) ; resclarcissant (qui éclaire de nouveau), resclarir (rendre brillant).

    Composés :

    clerveant, (fr. mod. clairvoyant) ; clersemé, fr. mod. clairsemé, (ho fr. mod. possède : claire-voie, clair obscur, clairvoyance, claricorde, clarification. La dérivation savante lui a en outre donné extraclair et inéclairci.)

  76. Du seul primitif sot on « ivait tiré : sotelet, soterel, sotet, sotinas, sotouart, qui tous ont le même sens.
  77. Pour dire s’amuser, être en fête, se divertir et se gaudir n’existent pas ; s’amuser lui-même en est encore à son sens primilif : consommer, perdre son temps. En revanche on a le choix entre s’alegrer, hourder, se déliter, s’entredailler, s’envoiser, s’esbaldir, se resbaldir, s’esbanoïer, s’esbattre, festiver, festoier, foloier, galer, gogailler, gogueter, haitier (s’eshaitier, se reshaitier), joieler, se joïr (se conjoïr, s’enlreconjoïr, forjoïr, se resjoïr, sourjoïr, tresjoïr), leecier (s’esleecier), regaler, reveler, riler, se rigoler, soulacier.

    En certains cas l’abondance vient de la coexistence de radicaux germaniques et latins. Ainsi eschec et butin sont les synonymes allemands de proie, venu du latin praeda.

  78. On peut dire que ons n’est régulier nulle part. Ni amus, ni emus, ni imus, ne donnent ons, qu’on croit venu de umus (sumus). Amanus devrait être amainz, movemus = mouveinz ; venimus = venz, etc., etc.
  79. Conjuguez de cette façon descendre, fendre, fondre, pendre, pondre, et leurs composés rendre, vendre, battre et ses composés, rompre, vivre, soldre, et même quelques verbes en ir : resplendir, reverlir, porsevir.
  80. En règle, a libre tonique donne e : mare = mer, parem = per, etc. ; précédé, immédialement ou non d’une palatale, e, g, i, il donne ie : capum = chief, berbecarium = bergier. De même collocare = colchier, manducare = mangier, cogilare = cuidier, conssiliare = conseillier, impejorare = empirier.
  81. L’i du subjonctif actuel chantions, chantiez vient des verbes en ir = mourions.
  82. Autrefois il y avait toute une classe d’adjectifs venus du latin, en alem ou en antem, entem, etc., qui, n’en ayant pas d’a au féminin en latin, mais la même forme qu’au masculin, n’avait pas d’e en français et restaient, là aussi, invariables en changeant de genre : on disait la faveur royal, une bonté charmant. La chancellerie, au XVIIIe siècle encore, continuait d’écrire : les lettres royaux.
  83. Chaudefont est si incompris qu’on orthographie le nom de cette commune : Chaux de Fonds !
  84. Bientôt, si le français était abandonné à lui-même, les quelques comparatifs, synthétiques que nous gardons encore seraient à ce rang. Graignor (plus grand), halçor (plus haut), forçor (plus fort), sordeis (pire) ont déjà péri. Maire, majeur, sire, seigneur ne se sont maintenus que comme substantifs. Nous n’employons plus comme comparatifs véritables que moindre, moins, pire, pis, meilleur, mieux. Et plusieurs d’entre eux sont très menacés : pire et pis cèdent la place à plus mauvais et plus mal ; moindre ne s’entend plus guère : on dit plus petit.
  85. Il faut cependant ajouter que des alternances comme je lève, nous levons, rappellent quelque chose de l’ancien usage.
  86. La forme du participe est déjà faisant.
  87. Dès les origines le type en murs était prépondérant, c’est pourquoi le nominatif pluriel est ici sans s ; patres eût donné pe(d)res.
  88. Soror se décline de même : suer, sereur, sereur, sereurs. C’est le seul nom féminin qui soit dans ce cas.
  89. Le béarnais ne connaît pas la déclinaison ; parmi les dialectes de langue d’oïl, l’anglo-normand est le premier où l’on rencontre fréquemment des accusatifs remplaçant des nominatifs.
  90. Devant s, b, p, f tombent. Ex. : Sujet pluriel : li nef ; régime : les nés (on prononce encore aujourd’hui les ö (= les œufs), les bö (= les bœufs), les ser (= les cerfs) ; c tombait : li bec, les bez ; li lac, les las (on prononce encore aujourd’hui un la = lacs).

    t, d + s donnaient z = ts : li enfant, les enfanz. Au XIIIe siècle, l’élément dental disparut ; z se prononça et plus tard s’écrivit s : les enfans. C’est encore l’orthographe de la Revue des Deux Mondes.

    l + s donnait us, écrit x : li cheval, les chevaus ou chevax, li col, les cols, les cous, les cox. Cette abréviation n’ayant pas été comprise, on ajouta u : chevaux. C’est encore l’orthographe erronée d’un certain nombre de pluriels.

    rm, rn + s donnaient rs, li verm, les vers ; li jorn, les jors. mp, ng, + s se réduisaient à nz : li champ, les chanz ; li sang, les sanz ; st + s donnait z : li ost, les oz ; cest, cez.

    J’ai cité partout des pluriels pour faciliter la comparaison avec le français moderne, mais la même alternance se retrouve au singulier, dans l’ordre inverse : li vers, le verm.

  91. On trouvera souvent dans la vieille langue des phrases comme celles-ci : li fil sa medre ne la voldrent amer (les fils de sa mère ne la voulurent aimer) ; ne porres men père faire honte (vous ne pourrez en faire honte à mon père).
  92. C’est aussi à partir du XIIe siècle que, par suite de ce mouvement, il, sujet des verbes impersonnels, se développe. On s’habitue peu à peu à ne plus voir un verbe, même sans sujet personnel, non accompagné d’un pronom personnel.
  93. Qu’on considère par exemple les pluriels. S’il en est de réels comme travaux, canaux, le plus grand nombre est apparent, et l's ne s’entend guère dans la prononciation courante. Ce sont les mots qui accompagnent le substantif, articles, possessifs, etc. qui marquent le nombre. Les genres sont souvent nettement distincts, beaucoup plus que les nombres, témoins première, heureuse, impératrice ; mais il arrive aussi que l’adjonction de l’e muet est insuffisante : armée, finie ; et la difficulté est résolue comme plus haut.

    Sur d’autres points la langue savante lutte avec la langue populaire pour le maintien des flexions. Ainsi pour le relatif elle impose de dire : la femme à laquelle fai vendu un parapluie. Le peuple dit : la femme que j’y ai (= je lui ai) vendu un parapluie, Le datif est marqué par un pronom personnel, lui, ajouté exprès, le relatif restant seulement chargé d’exprimer la fonction de relation.

  94. Dans la phrase suivante : n’en irat, sil me creit (Rol., 2753 Gaut.), la condition s’il me creit est présentée comme indépendante de toute vue de l’esprit, on ne dit ni si on croit, ni si on ne croit pas qu’elle se réalisera. Au contraire dans : S’en ma mercit ne se culzt a mes piez, E ne guerpisset la lui de chrestiens, Jo li toldrai la curune del chief (Rol. 2082, id.), les subjonctifs des propositions qui dépendent de si peuvent se traduire par : si elle ne se couche a mes piez, et n’abandonne, comme il est possible… Enfin dans ces vers : se veissum Roilant… Ensemble od lui i durrium gvanz colps, il faut entendre si nous voyions Roland (mais nous ne le voyons pas), ensemble avec lui nous y donnerions de grands coups (Rol., 1804, id.). Je cite la Chanson de Roland d’après l’édition de M. Léon Gautier, qui est la plus répandue, tout en faisant observer que les formes y sont souvent anglo-normandes et non françaises ; l'u de durrium en particulier est une graphie dialectale.
  95. On le rencontre encore chez Amyot, Préf… fin : Si ce mien labeur sera si heureux que de vous contenter, à Dieu en soif la louange (cf. en français moderne des phrases toutes faites comme : le Diable m’emporte si vous réussirez)
  96. Nous pouvons encore dire : si je le voyais, je lui pardonnerais, si je l’avais vu, je lui pardonnais, je lui aurais ou lui eusse pardonné, et même, quoique rarement : si je l’eusse vu, je lui eusse pardonné. Le vieux français peut construire en outre : si je le visse, je lui pardonnerais ; si je le verrais, je lui pardonnerais(rare) ; si je le voyais, je lui pardonnasse ; si je le visse, je lui pardonnasse ; si je l’eusse vu, je lui pardonnasse. Ex. : 1° parler voldreie un poi a tei, si te ploust (Rois, 229) ; 2° Se lu ja le porroies a ton cuev rachater Volentiers te lairoie ariére retourner ([Fierabr. 623) ; 3° se termes en estoit. Ne montasse à cheval ne tenisse conroi. (Aye d’Avignon, 2430-1) ; 4° se tei ploust, ici ne volsisse estre (Alex. 41b) ; 5° e pur ço, si mort l’eusse, à mort me turnereit (Rois, 18").
  97. Ainsi on mettra un imparfait de l’indicatif ou du subjonctif, ou un plusque-parfait de l’indicalif dans la conditionnelle, et un futur de l’indicatif dans la principale : Se aviemes mengé, mius maintenrons ussés (Fierabr., 3389). littt : Si nous avions mangé, nous nous défendrons beaucoup mieux.

    Inversement, après une conditionnelle à l’indicatif présent, viendra une principale au conditionnel : S’ensi le crois com j’ou l’ai devisé… Jou te lairoie aler a saveté (Alise. 1194), etc. (Sur toutes ces constructions cf. Lenander, L’emploi des temps et des modes dans les phrases hypothétiques commencées par se en ancien français, Lund, 1880, Klapperich, Historische Entwickelung der syntaktischen Verhültnisse der Bedingung im. Altfr. (Frz. Stud. III, 233.) Nous disons encore : Si la chose vous plaît je vous la donnerais pour cinq francs. Mais ce n’est plus le tour ancien ; si n’y est pas conditionnel, on ne peut pas le traduire par à condition que.

  98. Ainsi tout est adjectif, il peut toujours s’accorder :

    Set anz tuz pleins ad ested en Espaigne (Ch. de Rol. 2).


    On remarquera que le français moderne n’a pas tout perdu à ces distinctions. Aujourd’hui dix chevaliers tout armés veut dire autre chose que dix chevaliers tous armés. C’est une nuance que le vieux français ne pouvait pas marquer avec cette précision.

  99. C’est sur cette règle de position que repose, au moins dans ses principes, la théorie des participes passés construits avec avoir, c’est par elle que les mots excepté, vu, etc., originairement adjectifs ou participes, sont devenus des propositions invariables.
  100. Voici le tableau des formes du démonstratif en vieux français.
    SINGULIER
    Latin : * ecciste Latin * eccille Latin * eccoc (ecce hoc)
    Masculin Sujet icist, cist icil, cil
    Régime direct cest (cet, ce) cel
    Régime indirect icestui, cestui icelui, celui (celui)
    Féminin Sujet iceste, ceste (cette) icelle, celle (celle)
    Régime
    Régime indirect (icestei) iceli (celi)
    Neutre icest iço ço (ce)
    cest
    PLURIEL
    Masculin Sujet icist, cist icil, cil
    Régime icez, cez (ces) icels (iceus), cels, ceus (ceux)
    Féminin Sujet icestes, cestes, cez (ces) icelles, celles.
    Régime


    Les formes en caractères romains mises entre parenthèses sont dialectales. Les formes, entre parenthèses aussi, mais en italiques, sont celles du français moderne, beaucoup plus pauvre, comme on voit, en démonstratifs simples. Dans tout ce matériel, le vieux français — pour ne pas parler des dialectes qui mêlent parfois les genres : celui, cestui et cesti — distingue à peu près le démonstratif prochain cist (celui-ci) de cil (celui-là), encore d’une manière bien irrégulière. Mais il confond les régimes directs et indirects, cel et celui, cest et cestuy ; il ne sait pas choisir entre les formes complètes comme cestes, et les formes abrégées comme cez, au moins quand le démonstratif est adjectif, emploie indifféremment cestuy, et icestuy, icest et cest. La disparition du sentiment de la déclinaison au XIVe siècle achève de tout confondre.

  101. Ex. : Aiol, 10 233 :

    Mervelles s’entramoient, durement s’orent chier.


    (Ils s’aimaient étonnamment, s’eurent rudement chers.)
  102. Et lors s’en torna l’empereres Henris,… et ot laissié à Andrenople entre les Griex un suen home (Villeh., § 402).
  103. Le roi dit qu’il eut fini sa guerre. De même : Et lors fu a toz ceste parole retraite, si con l’emperere lor ot requise (Villeh. ch. XLI). Cf. Rol. 384. Vint i s s niés, out vestue sa brunie, E out predet dejuste Curcasunie.
  104. Prit et adort sont au subjonctif. Cf. Raoul de Camb., 1271. Je commandai el mostier fust mes trez tendus laiens : je commandai que dans le moustier ma tente fût tendue. Cf. 7326 : Se je faisoie envers lui desraison, ne me garroit trestot l’or de cel mont, ne me copast le chief soz le menton. Partout il faut suppléer que devant les subjonctifs.
  105. Villehardouin offre par centaines des exemples de ce « style coupé » ; la conjonction et s’y rencontre à toutes les lignes. Ainsi :

    § 451. Et vinrent à une cité qu’on apeloit la Ferme ; et la pristrent, et entrerent enz, et i firent mult grant gaain. Et sejornerent enz par trois jorz, et corurent par tot le pais, et gaaignierent grans gaaiens, et destruisirent une cité qui avoit nom l’Aquile.

    § 452. « Al quart jor, se partirent de la Ferme, qui mult ere bele et bien seanz ; et i sordoient li baing chaut li plus bel de tot le monde ; et la fist l’emperere destruire et ardoir ; et emmenèrent les gaaiens mult granz de proies et d’autres avoirs. Et chevauchierent par lor jornees tant que il vindrent à la cité d’Andrenople ».

    Il ne faudrait pas croire toutefois que cette manière d’écrire est générale.

  106. Certes, je cuit por voir et bien l’os afermer
    Qu’il n’est mes enz ou ciel nul dieu qui puist régner,
    Ne qui puist mal ou bien vengier ne mériter,
    Ne qui veille cest siècle par reson gouverner,
    Ainz le lessent du tot contre droit bestorner.
    Quant je voi en cest mont les malvès alever
    En richèce, en honor, et servir et douter,
    Et les bons, qui es maus ne se veulent meller,
    Mes par lor simpleté veulent vivre et ouvrer,
    Cels i voi vilz tenir, si que nus apeler
    Nès veut ne avant trère n’a honor ajoster,
    Si lor voi mescheoir et granz maus endurer.
    Et les malvès sor els poesté démener,
    Ne le doit on dont bien a merveille torner,
    Quant on ce siècle voi(t) a tel belloy torner,
    Et les maux essaucier et les biens refuser.

    Jacot de Forest. Rom. de J. César, dans Constans, Chrestom., p. 125.

  107. Lui-même s’embrouille aussi parfois ; il serait facile d’en citer des preuves. Je n’alléguerai que cette phrase d’Yvain, 2921, éd. Foerster, II, 121.

    Dame, je ai Yvain trové,
    Le chevalier miauz esprové
    Del monde et le miauz antechiè.
    Mes je ne sai, par quel pechié
    Est au franc home mescheü,
    Espoir aucun duel a eü,
    Qui le fot einsi démener
    Qu’an puet bien de duel forsener.
    Et savoir et veoir puet l’an
    Qu’il n’est mie bien en son san ;
    Que ja voir ne li avenist
    Que si vilmant se contenist,
    Se il n’eüst le san perdu.

    (Cf. Ib., 1735 et suiv., cf. 855, 4862, etc.)
  108. Li livres dou Tresor, éd. Chabaille, p. 3.
  109. Cité dans l’Hist. litt, de la Fr., XXIII, 463.
  110. Dante lui-même considère que Chrestien de Troyes a donné à la langue française le premier rang pour la poésie narrative. Il y a, comme on sait, toute une littérature gallo-italienne que M. W. Meyer (Zeitschr. fur romanische Philologie, IX, 597 et X, 22), a commencé à étudier. On verra là d’autres exemples d’italiens écrivant en français. L’un traduit en notre langue le De regimine principum, un autre Boëce, etc.
  111. Manière de lanquage, publiée par P. Meyer. Revue crit.. 1870, p. 382, supplément paru en 1873.
  112. Willehalm, 237, 3.

    Herbergen ist loschiern genant
    Sô vil hàn icli der sprâche erkant.
    Ein ungefüeger Tschampâneys
    kunde vil baz franzeys
    Dann ich, swiech franzoys spreche.

    « Herbergen » se dit « loger ». Voilà tout ce que j’ai appris de la langue.

    Un grossier Champenois saurait bien mieux le français que moi, bien que je parle « franzoys » (c’est-à-dire : français de l’Ile de France).

  113. Saint Nersès de Lampron († 1198), accusé de latiniser les rites de son Église écrit à Léon II, et, pour se disculper, lui démontre comment il lui serait impossible à lui-même Léon II, de renoncer aux raffinements des Latins : « Les gens de Tzoro’ked nous détournent des Latins, et vous aussi, et ne veulent pas que nous adoptions leurs coutumes, mais celles des Perses, au milieu desquels ils vivent et dont ils ont pris les usages. Mais nous, nous sommes unis par la foi avec les princes d’Arménie, vous autres, comme maîtres des corps, nous, comme chefs spirituels. De même que vous nous avez ordonné de nous conformer aux traditions de nos pères, suivez aussi celles de vos aïeux. N’allez pas la tête découverte comme les princes et les rois latins, lesquels, disent les Arméniens, ont la tournure d’épileptiques, mais couvrez-vous du scharph’ousch à l’imitation de vos ancêtres ; laissez-vous croître les cheveux et la barbe comme eux. Revêtez un tour’a large et velue, et non le manteau ni une tunique serrée autour du corps. Montez des coursiers sellés avec le djouschan et non des chevaux sans selle et garnis du lehl (housse) frank. Employez comme titre d’honneur les noms d’émir, hadjeb, marzban, sbaçalar et autres semblables, et ne vous servez pas des titres de sire, proximos, connétable, maréchal, chevalier, lige, comme font les Latins, Changez les costumes et les titres empruntés à ces derniers, pour les costumes et les titres des Perses et des Arméniens, en revenant à ce que pratiquaient vos pères, et alors nous, nous changerons nos usages. Mais Ta Majesté aurait de la répugnance à quitter aujourd’hui les usages excellents et raffinés des Latins, c’est-à-dire des Franks, et de revenir aux mœurs grossières des anciens Arméniens (Recueil des Historiens des Croisades, Doc. Arm., p. 597).
  114. Langlois, Cart. d’Arm., p. 13.
  115. Rec. des Hist. des Crois., Doc. armén., I. 211.
  116. On reconnaît facilement botler (bouteiller) dchamhlaïn (chambellan) dchantsler (chancelier), kountĕsdabl (connestable), ledj (lige), sinidchal (sénéchal), sir (sire), ph’rēr (frère). Ajoutez pĕlvĕlidj (privilège).
  117. Sur toute cette question, v. la Préface de Dulaurier aux Documents arméniens du Recueil des hist. des croisades.
  118. En 1098 le roi de Babylone envoie quinze députés instruits dans diverses langues. (Albert d’Aix dans le Rec. des Hist. des Croisades. Hist. occid. IV, 380 A. Un captif, surnommé Machomus, sert d’interprète en 1112. (Guib. abbat., Ib., IV, 262 D.) D’autres s’appellent Beiran, Mostar.
  119. Tudeb. abbreviatus, Ib., III, p. 150 et 204 cf. Ib., 108.
  120. Guill. de Tyr, liv. III, 12. Ib., I, 724-725.
  121. Cet ail s’est appelé eschalogne, puis, par changement de suffixe, eschalette, d’où échalotte ; damas ne paraît pas avant le XIVe siècle.
  122. À vrai dire, ce fonds n’a jamais comPlètement cessé de recevoir de nouveaux termes : calfat est du XIVe siècle, arsenal, camphre, douane, du XVe ; aldébaran, alcali, azimut, café du XVIe et du XVIIe ; la conquête de l’Algérie a introduit encore tout récemment goum, burnous, etc, comme nous le verrons. Néanmoins les mots arabes étaient bien plus nombreux en ancien français.
  123. Amiral, ciclatons sont déjà dans Roland. On y trouve déjà aussi mahomerie, mot de dérision, qui désigne les superstitions, les pratiques idolâtres, les temples de la religion de Mahomet.
  124. Jarre, en prov. jarra, est en espagnol et en portugais jarra, en italien giara ; toutes ces formes correspondent à l’arabe djara ; mais d’où est prise la forme française ? c’est difficile à déterminer.
  125. Je citerai abricot, port, albricoque, ar. al birkouk (mot d’or. latine) ; alcade esp. alcalde, ar. al-qaʻdi ; alcôve, esp. alcoba, ar. al-qobba : algèbre, esp. algebra, ar. al-gãbr, elixir, esp. eliksir, ar. el-iksir ; hoqueton, v. fr. auqueton, esp. alcoton, ar. al-qoʻton ; mesquin, esp. mezquino, ar. meskin.
  126. Il faudrait ajouter que le persan, a fourni soit directement, soit indirectement, quelques mots au français du moyen âge, des noms de couleur : gueules, lilas, et d’autres comme : échecs, épinard, caravane, laque, nacaire ; bazar, firman, et quelques autres sont modernes.
  127. Note wikisource : Cette note porte le même numéro que la précédente, mais ne semble pas parler du même sujet.
  128. On ne peut préciser si bordj représente l’allemand burg, le français bore ou l’italien borgo. Kastul est certainement le latin castellum, mais venu par où ?
  129. . Cf. une note de M. Hartwig Derenbourg dans les Mélanges Renier, p. 453.
  130. Mém. de l’Acad. de Bruxelles, XXIII, 41, 1849.
  131. Nicetae Ghoniatae Historia, éd. Bekker, Bonn, 1835.
  132. ἀϐουκάτος, ἀϐουκατεύειν, avocat, avocasser ; ντάμα, dame ; κομεσιοῦν, commission ; κοῦρσος, course ; λίζιος, lige ; ῥοέ, roi ; τζάμπρα, chambre ; τρέϐα, trêve ; τριζουριέρης, trésorier ; σεργένταις, sergents ; φρε-μενούρης, frère mineur ; γαρνιζοῦν, garnison ; καπερούνι, chaperon ; παρτοῦν pardon ; ντζενεράλ, général. On y lit des vers comme ceux-ci : Μὲ δακτυλίδιν γὰρ χρυσὸν εὐθέως τὸν ῥεϐεστίζει || Καὶ ἀφότου ἐρεϐεστήθηκεν, κ’ἐπῆκέ του ὁμάντζιοτὸ || Τότε τὸν ἐμετάκραξε, καὶ λέγει πρὸς ἐκεῖνον· || Μισὺρ Ντζεφρὲ, ἀπὸ τοῦ νῦν ἄνθρωπος μοῦ εἶσαι λίζιος… « Le Champenois revêtit alors Messire Geoffroy de cette propriété, et lui donna un anneau d’or, et après lui avoir constitué cette mense, il lui adressa de nouveau la parole et lui dit : Messire Geoffroy, dorénavant vous êtes mon homme lige… » (V. Chron. de Morée, éd. Buchon, 1840 et Recherches hist. sur la princ. de Morée, II, 1845, p. 71.)
  133. Chronique, dans Buchon, Chroniques étrangères rel. aux expéd. fr. pendant le XIIIe s., p. 502. « Toujours depuis la conquête les princes de Morée ont pris leurs femmes dans les meilleures maisons françaises, et il en a été de même des autres riches hommes et des chevaliers, qui ne se sont jamais mariés qu’à des femmes qui descendissent de chevaliers français. Aussi disait-on que la meilleure chevalerie du monde était la chevalerie de Morée, et on y parlait aussi bon français qu’à Paris. »
  134. « Ὥς που καὶ πῆραν τὸν τόπον οἱ Λαζανιάδες… καὶ ἀπὸ τότες ἀρκέψαν νὰ μαθάνουν φράνγκικα, καὶ βαρϐαρίσαν τὰ ῥωμαῖκα, ὡς γοῖον καὶ σήμερον, καὶ γράφομεν φράνκικα καὶ ῥωμαῖκα, ὅτι εἰς τόν κόσμον δέν ἠξεύρουν ἴντα συντυχάνομεν. Jusqu’au moment où les Lusignans s’emparèrent de l’île… dès lors on commença à apprendre le français et le romaïque devint barbare, au point qu’aujourd’hui nous écrivons un mélange de français et de romaïque tel que personne au monde ne comprend ce que nous disons (Macheras, éd. Miller, I, p. 85. 1-5). Ce Macheras savait le français, comme cela résulte du témoignage de Bertrandon de la Brocquière (dans Mas. Latrie, Hist. de l’île de Chypre, III, 1855, p. 3).
  135. V. Gustave Meyer, Romanische Wörter im kyprischem Miltelgriechisch, dans le Jarbuch für romanische und englische Sprache und Litteratur. Nouv. série, III, et Baudouin, Le dialecte chypriote, Paris, 1883, p. 19.
  136. ἀϐίς (avis), ἀϐαντάτζιον (= avantage), ἄλπιτρος (= arbitre), ἀξαμινιάζω (examiner), γρίζα (grise), δαμοῦ (= dame), κάς (cas), κεστίουν (= question), κίτες (quitte), κουμεντούρης (commandeur), κουμερσάρης (= commissaire), λόκετ (= loquet), μαρκίς (marquis), οὔ (= ou), ὀπενιούν (= opinion), παϊζιον (= pays), πούδρα (= poudre), πουκλέριν (= bouclier), πρεζουνιέρης (= prisonnier), προϐιζιούν (= provision), ῥέντα (= rente), ῥελητζιοῦν (= religion), ῥεσπίτ {= esprit), στιλιέρης (= hostelier), φέρμε (= ferme), φρέρε (frère).
  137. Ils crient tous : Μὰ τὸ Θεὸ καλὸ τοῦτο βασιλεό ; cela veut dire en français : Par Dieu, bon est ce roi. Je cite le texte restitué par M. P. Meyer (Bibl. de l’École de chartes, 1866, 333), auquel je renvoie pour d’autres exemples. (Cf. Recueil des Hist. des Crois., V. 1. Anon. littorensem, p. 287.)
  138. Il faudrait ajouter que pas mal de mots grecs ont d’abord passé en arabe, d’où ils nous sont arrivés ensuite par des chemins détournés : ζεφύρος (zéro, chiffre), ξήρον (élixir), τέλεσμα (talisman), καλόπους (calibre, gabarit) ἄμϐιξ, (alambic). Certains ont gardé une forme hybride : alchimie, de l’article arabe al et du bas grec χυμία.
  139. Plus tard le grec vulgaire a encore donné par l’intermédiaire d’autres langues quelques termes : boutique, gr. cl. ἀποθηκή, bas grec boteki), émeri (v. fr. esmeril, ital. smeriglio, gr. σμύρι, Naxos σμερι), estradiot (it. stradiotto στρατιώτης).
  140. Il est certain que les chartes et les actes de Guillaume sont en latin et en anglo-saxon, ce qui semble peu d’accord avec les intentions que lui prête Holkot, de détruire le saxon et d’unifier le langage de l’Angleterre et celui de la Normandie.
  141. Il faut descendre jusqu’à Henri IV (1399-1413) pour trouver un roi dont la langue maternelle soit l’anglais ; Guillaume, dans un intérêt politique, s’était appliqué à le comprendre ; il n’y parvint jamais. Henri Ier Henri II Plantegenet, tout en l’entendant, ne le parlaient pas. Edouard Ier le savait (1272-1307). tout en faisant du français sa langue usuelle. C’est encore en français que le Prince Noir composait son « tombeau ».
  142. Quasi homo idiota, qui linguam gallicanam non noverat, nec regiis consiliis interesse poterat. (Math. Paris, Cfir. Maj. s. ann. 1093.)
  143. V. Highden, Polychronicon, éd. Babington, II, 158, coll. des Rerum Britannic. Scriptores.  » Haec quidem nativae linguae corruptio provenit hodie multum ex duobus ; quod videlicet pueri in scholis contra morem caeterarum nationum a primo Normannorum adventu, derelicto proprio vulgari, construere gallice compelluntur ; item quod filii nobilium ab ipsis cunabulorum crepundiis ad Gallicum idioma informantur. » Le témoignage vaut peut-être mieux que le raisonnement où il est contenu ; il ne faudrait cependant, je crois, ni lui accorder trop de confiance, ni lui attribuer une portée trop générale.
  144. Gautier Maps. De nug. cuvial. Distinctiones quinque. V, cap. VI, éd. Wright, p. 235-236 : Cessit igitur apud Merleburgain, ubi fons est quem si quis, ut aiunt, gustaverit, Gallice barbarizat, unde cum vitiose quis ilia lingua loquitur, dicimus eum loqui gallicum Merleburgæ : unde Map, cum audisset eum verba resignationis domino Ricardo Cantuariensi dicere, et quæsisset dominus archiepiscopus ab eo, « Quid loqueris ? » volens eum iterare quod dixerat, ut omnes audirent, et ipso tacente, quæreret item, « Quid loqueris ? » respondit pro eo Map, Gallicum Merieburgæ. »
  145. Wilham de Wadington, par exemple, écrit :

    De le françeis ne del rimer
    Ne me dait nuls hom blâmer
    Kar en Engleterre fu né
    E nurri lenz e ordiné.

    Et Froissart, éd. Kerv. de Lett. XV, 115, raconte que les Anglois « disoienl bien que le françois que ils avoient apris chiés eulx d’enfance, n’estoit pas de telle nature et condition que celluy de France estoit et duquel les clers de droit en leur traittiés et parlers usoient.

  146. V. la Pais aux Englois, publiée par Wright dans ses Political Songs, p. 360 ; le fabliau des deux Angloys et de l’Anel (Montaiglon, II, 178) ; le Roman de Renart, 1b v. 2351 et sv., éd. Martin ; Jehan et Blonde de Ph. de Beaumanoir, V. 2607 ; Cf. Hist. litt. de la Fr., XXIII, 449 ; Franz. Studien, V, 2, p. 4, et Romania, XIV, p. 279 et sv. Voici un échantillon de ce jargon, pris à Jean et Rlonde v. c. :

    … ses compaignons dist :
    « Compainons, avas vous oïs
    Toute le melor sot Francis
    Que vous peüssiés mais garder,
    Qui me vola pour moi conser
    Fere o moi porter mon meson ?
    Avas vous tendu bon bricon ? »
    « Sire », chascun d’aus li responl,
    Saiciés vous, tout voir Francis sont
    Plus sote c’un nice brebis. »

  147. Programme d’Annaberg, 1885.
  148. Polychronicon, éd. Babington, II, 160 : rurales homines assi milari volentes (tiliis nobilium), ut per hoc spectabiliores videantur, francigenare satagunl omni nisu.
  149. Cf. le cas du bourgeois de Londres qui note jour par jour les événements dans une chronique en français jusqu’à l’an 17 d’Edouard III.
  150. Cf. Lyte, Hislory of the Univevsity of Oxford, 1886, p. 141 : « Bishop Stapeldon… moreover expressed his earnest désire that the Scholars should converse in French or in Latin at meat times, and at all other times when they were gathered together. » (Anno 1322 et 1325, Oriel Collège.) Cf. p. 151 : No conversation was to be permitted save in latin or in french. « Ces prescriptions se renouvellent jusqu’en 1340.
  151. Le parlement ordonnait « que tout seigneur, baron, chevalier et honnestes hommes de bonnes villes mesissent cure et dilligence de estruire et apprendre leurs enfans, le langhe françoise par quoy il en fuissent plus able et plus coustummier en leurs gherres » (Froiss., éd. Kervyn de Lettenh, II, 419).
  152. Jean Barton, l’auteur du Donait françois me paraît bien avoir résumé les causes du long maintien de notre langue outre-Manche quand il dit (éd. Stengel, p. 25, 1-9) : " Pour ceo que les bones gens du Roiaume d’Engleterre sont embrasez à scavoir lire et escrire, entendre et parler droit François, afin qu’ils puissent entrecomuner bonement ove lour voisins, cest a dire les bones gens du roiaume de France et ainsi pour ce que les leys d’Engleterre pour le graigneur partie et aussi beaucoup de bones choses sont misez en françois, et aussi bien près touz les seigneurs et toutes les dames en mesme roiaume d’Angleterre volentiers s’entrescrivent en romance, très nécessaire je cuide estre aux Englois de scavoir la droite nature de François. »
  153. Il raconte que c’est sur l’ordre du roi et par amour de lui qu’il a écrit en anglais :

    « For whose sake he intends to write some new thing in English. » Qu’on adopte cette version ou celle de la seconde édition, dédiée à Henri de Lancastre et non plus à Richard II, d’après laquelle il a pris l’anglais par amour de l’Angleterre, on n’en voit pas moins combien les choses sont changées. « He purports to appear in English for England’s sake. » (Baret, o. c. p. 76.)

  154. V. Higden, Polychronicon. éd. Babington, II, 161.
  155. « Item pr ce q̄ monstre est soventfoilz au Roi, ꝑ Prelalz, Ducs, Counts, Barons, et tout la cõe, les gantz meschiefs q̄ sont advenuz as plusours du realme de ce q̄ les leyes custumes et estatutz du dit realme ne sont pas conuz cōement en mesme le realme, ꝑ cause qils sont pledez monstrez et juggez en la lange Franceis, qest trop̄ desconue en dit realme, issint q̄ les gentz q̄ pledent ou sont empledez en les Courtz le Roi et les Courtz dautres, nont entendement ne conissance de ce qest dit pr eulx ne contre eulx ꝑ lour Sergeantz et aut[re]s pledours ; et q̄ resonablement les dites leyes et custumes s[e]ront le plus tost apris et conuz et mieullz entenduz en la lange usée en dit realme, et ꝑ tant chescun du dit realme se prroit mieultz gov[er]ner sanz faire offense a la leye, et le mieultz garder sauver et défendr̄ ses héritages et possessions ; et en div[er]ses régions et paiis, ou le Roi les nobles et autrs̄ du dit realme ont este, est bon gov[er]nement et plein droit fait a chescun p̄ cause q̄ lour leyes et custumes sont apris et usez en la lange du paiis. Le roi désirant le bon gov[er]nement et t[ra]nqillite de son poeple, et de ouster et eschure les maulx et meschiefs q̄ sont advenuz, et purront avener en ceste p̄tie, ad pr les causes susdites ordeigne et establi del assent avantdit q̄ toutes plees q̄ s[e]ront a pleder en ses Courtz queconqes, devant ses Justices queconqes ou en ses autres places ou devant ses autr̄s Ministres q̄ conqes ou en les Courtz et places des autr̄s Seignrs qeconqes deinz le realme, soient pledez, monstretz, defenduz, responduz, debatuz et juggez en la lange engleise ; et qils soient [entreez] et enrouliez en latin ». (An 36, Ed. III, 1362. Stalutes of the Realm, tome I, p. 375.)
  156. La série des diplômes français remonte à 1215 ; dans la seconde moitié du XIIIe siècle le français évince complètement le latin.
  157. e premier testament en anglais connu est de 1258.
  158. Lib. de laud. Angl. c. 48 dans Ducange, Glossarium mediæ et infimœ ; latiniyatis, Pref., XIX.
  159. Encore s’agissait-il là d’exclure le latin plus que le français. D’après Fishel. Verfassung Englands, 2e éd., 440, c’est de nos jours seulement que le français a complètement disparu.
  160. Il nous est parvenu deux grammaires provençales du moyen âge, celle de Raymond Vidal et Hugues Faidit, mais aucune grammaire française. L’a. b. c. est toutefois un sujet sur lequel plusieurs trouvères se sont exercés. V. Jubinal, Contes, dits et fabliaux, II, 273 et note F.
  161. Publié par Wright, A volume of vocabularies, London, 1837, 4°, p. 142-174.
  162. M. Paul Meyer remarque avec raison que les traités d’Alexandre Neckam et de J. de Garlande (publiés par Scheler, Leipzig, 1867) ont pu, à cause des gloses qu’ils contiennent, servir déjà à l’étude du français.
  163. Revue critique, 1870 p. 382 et suiv. Supplément paru en 1873. Cf. Stengel. Ztschft. für neufr. Sprache u. Litteratur, l, 4-15. En voici, à titre de curiosité, un extrait ;

    « IX : Quant un homme encontrera aucun ou matinée, il luy dira tout courtoisement ainsi : « Mon signour, Dieux vous donne boun matin et bonne aventure ! » Vel sic : Sire, Dieux vous doint boun matin et bonne estraine. — Mon amy. Dieux vous doint bon jour et bonne encontre. » Et a mydy tous parlerez en cest manière : « Mon sr, Dieux vous donne bon jour et bonnes heures ! » Vel sic : « Sire, Dieux vous beneit et la compaignie ! » A piétaille vous direz ainsi : « Dieux vous gart ! » Vel sic : « Sta ben » vel sic Reposez bien. Et as œuvrers et labourers, vous direz ainsi : « Dieux vous ait ! mon amy » : vel sic : Dieux vous avance, mon compaignon. Bien soiez venu, biau sire. Dont venez-vous ? » Vel sic : « De quel part venez-vous ? — Mon sr, je vient de Aurilians. — Que nouvelles là ? Mon sr il y a grant débat entre les escoliers, car vrayement ils ne cessent de jour en autre de combatre ensamble. »

  164. Orthographia gallica, Heilbronn, Henninger, 1884. L’auteur ne parle pas seulement écriture ; il donne par endroits à son lecteur de véritables règles de morphologie et même de syntaxe :

    p. 21. « Item jeo, moy, nous, vous, luy, les, etc., seront escript[z] touz jours avant les verbes come vous vous aforcez, nous vous mandons, il vous prie, cil vous manace. »

    p. 27. « Item meus, tuus, suus quando adjunguntur masculino generi, debent scriby mon, ton, son, quando feminino ma, ta, sa. »

  165. V. Stengel. Ztschft f. nfr. Spr. u. Litt. I, 23.
  166. Voici, à titre d’exemple, un passage concernant les modes :

    « Quantz meufs est-il ? Cinq. Quelx ? Le indicatif, ce est que demonstre vray ou fauls, si come je ayme ; le impératif, c’est que commande chose a estre faite, si come aymes tu, ayme cil ; le optatif c’est que désire chose a faire, si come je aymeroie ; le conjunctif, c’est que joint à luy un aultre raison, si come quant je ayse, tu serras ame ; le infinitif c’est un verbe que n’est pas certain de luy même, et pour ce apent il d’un aultre verbe, si come Je dsire aymer. Et ïcy il fault prendre garde que vous ne mettez pas un meuf ne un temps pour un aultre, si come font les ydios, disans ainsi Je prie a Dieu que je ay bonne aventure ; qar ils diroient la que je aye bonne aventure, et non pas que je ay, pour ce que je ay est le présent du indicatif et je aye est le future de l’optatif…

  167. Ceux qui seront curieux de suivre plus loin cette histoire trouveront dans l’Orthographia gallica de Stürzinger, à la page XXI de l’Introduction, les renseignements nécessaires. L’auteur a donné une classification chronologique des traités qui sont arrivés jusqu’à nous. Cf. Stengel, I. c.
  168. Une foule d’auteurs, anglais surtout, ont compté les mots romans des anciens textes. Leurs calculs ne concordent pas toujours. On dit que dans la Saxon Chronicle (1086-1154), il y aurait moins de 20 mots français. En 1205 le Brut de, Layamon en aurait à peine 100 ; en 1298 les 500 premiers vers de Robert de Gloucester en auraient 100 ; en 1303 les 500 premiers de Robert Manning, de Brunne, 170. Mais nous avons vu plus haut le cas qu’il faut faire de semblables calculs, pour lesquels on semble s’être passionné en Angleterre. (Voyez dans Elze, Grundriss der englischen Philologie, p. 241, une page intéressante sur ce point, malheureusement gâtée par des préoccupations étrangères à la science ; cf. Baret, Et. sur la l. anglaise au XIVe s., p. 39 et suiv.).
  169. Dainty, v. fr. daintié (friandise), to distrain, v. fr. distraindre (saisir) ; cattels,. fr. castels (biens, meubles) ; to indite, v. fr. enditer (dicter, composer) ; trife, V. fr. estrif (lutte) ; galilee v. fr. galilée (portique) ; meiny, v. fr. maisnie (gens de la maison) ; to plash, v. fr. plaissier (entrelacer) ; pledge, v. fr. plege (caution) ; plenty, v. fr. plenté (abondance) ; ravinous v. fr. ravinos (impétueux) ; revel, v. fr. revel (fête, banquet) ; roamer, v. fr. romier (voyageur, vagabond), remember, v. fr. remembrer (rappeler), etc.
  170. Cf. les mots devise, dais, canopy, to doubt, présence aux mots français devise, dais, canapé douter, présence.
  171. Cf. Behrens, Roman. Studien, V, 2, 10 et suiv. ; Elze, Grundriss der engl. Phil. § 226.
  172. On s’en rendra compte en comparant l’édition Michel, qui reproduit le manuscrit, à l’édition de Wailly, qui le corrige (Paris, 1868 et 1874).
  173. Le vieux français élidait la voyelle et disait m’amie, m’image. Il est resté m’amie devenu ma mie ; m’amour. Le premier texte où on trouve le masculin est la traduction des sermons de saint Bernard ; il ne triomphe complètement qu’au XVe siècle.
  174. Knauer cite dans Hugues Capet : chechy ; dans Froissart : cechy, dans Cuvelier : cil là. On trouve dans Troïlus : ceste icy ou ceste cy (127, 130, 134, 141, etc.) cestuy-ci (133, 154, etc.) ce cy (137, 142, 143, 145), ce temps icy (135), cest homme cy (147).
  175. On sait que ce changement n’a pas été général et qu’un certain nombre d’adverbes continuent aujourd’hui encore à se former sur la forme sans e. Quoiqu’on dise épatant, épatante, on en tire épatamment, non épatantement ; le premier n’est qu’un mot nouveau, qui fera peut-être son chemin, le second sonne aux oreilles comme un affreux barbarisme.
  176. Darmesteter dit dans sa Gram. histor. (Morphol. p. 152) que les formes oie, oy, ois s’emploient au XIVe siècle indistinctement. C’est un peu général. D’abord la deuxième de ces formes est rare, ensuite la troisième ne se rencontre guère d’abord qu’au conditionnel, non à l’imparfait. À ce dernier temps elle est déjà assez commune. Le scribe de Joinville écrit encore oie, mais dans Deschamps on trouve serois (p. 313), dans Troïlus je feindrois (140), j’aurois (185). Knauer ne nie ce fait que par une erreur de rédaction. Il cite lui-même ailleurs mourrois, orrois, aurois, serois (pris au Combat des Trente).
  177. M. de Wailly, d’après les chartes, rétablit dans Joinville aviens (32), deveniens (43), aliens (57), oseriens (37), aidissiens (66). Le scribe, d’après M. Michel, avait écrit avionsaidissons.
  178. Deschamps écrit régulièrement queurt, aim, lieve, treuvent, seuffre, recueuvre, seult, et amons, plouvoir, plourer, demourra, armera, etc.
  179. Au Ier livre de Froissart (éd. Siméon Luce) les règles anciennes sont presque toujours observées, sauf que les imparisyllabiques sont ramenés à des parisyllabiques : niés, neveu est décliné, neveus, neveu ; sire et seigneur, sont traités comme deux mots différents qui prennent chacun le s au nominatif (Cf. contes, conte). Au livre II (tome IX de l’éd. de la Société de l’histoire de France) les irrégularités deviennent beaucoup plus nombreuses : on trouve des sujets singuliers sans s, capitaine (p. 4) mort (p. 22), boin (p. 23) ; des régimes avec s : le roi ses oncles (p. 6), au pluriel, des sujets pluriels avec s : là furent ordonnés quatre contes (p. 28), li Escot estaient logiés (p. 45).
  180. Le scribe de Joinville écrit encore seigneur (nom. plur. éd. Mich. p. 4), tuit li autre chevalier (p. 10), li roys (p. 13), li mestres (p. 14). Oresme conserve aussi des traces, mais peu nombreuses du cas-sujet : Eustache Deschamps présente une très grande incertitude. Dans une pièce qui est sans doute de 1369, il écrit encore chiens, lyons au sujet singulier (p. 69), dans la suivante, qui est de 1375 : chien, coq (p. 71). Souvent la contradiction éclate d’une ligne à l’autre, ou dans la même phrase. Ex. p. 91 : Princes et rois, duc, chevalier mondain. Soyez piteux. p. 89-90.
  181. Le scribe de Joinville substitue déjà constamment son, mon, ses à ses, mes, sui (V. p. 1, 25, 11, 36, 49, 94, de l’éd. Michel) ; il emploie indifféremment pour li : le (76, 19, 31) ; pour chascuns : chacun (74).
  182. Le même scribe met ce, ces pour cist (9, 10, Cf. 20, 76, 78, 89, etc.) ceulz pour cil (11, 73), E. Deschamps a souvent ceuls au sujet pluriel : Or vueillent ceuls mesdisans aviser : Ceuls s’acusent qui dient mal d’autrui (I, p. 99, Cf. 91). Cil s’est maintenu jusqu’au seuil du XVIIe siècle.
  183. Notre mot chanteur vient de cantatorem et non de cantorem. Il faisait en vieux français au sujet chantere, au régime chanteor, chanteeur, pasteur est savant.
  184. Il faudrait ajouter, si cela n’était connu de tout le monde, que notre formation du pluriel remonte à la vieille déclinaison.
    Singulier Pluriel
    Quand des formes li murs, li mur,
    le mur, les murs


    les premières s’éteignirent, le singulier et le pluriel se trouvèrent distingués par l’s, qui devint le signe du pluriel.

  185. J’ai marqué en les soulignant, les mots où le poète se trompe. Au vers 3 et au vers 5 on le voit accoler des formes du sujet et du régime : ly roi très nobles, ly grand Dieux adorez ; on devrait avoir ici le grand Dieu adoré.
  186. « Si comme entre innumerables exemples puet apparoir de ceste tres commune proposition : Homo est animal. Car homo signifie homme et femme, et nul mot de françoys ne signifie équivalent, et animal signifie toute chose qui a ame sensitive et sent quant l’en la touche, et il n’est nul mot en françoys qui ce signifie précisément. Et ainsi de plusieurs noms et verbes et mesmement de aucuns sincathegoremes, si comme pluseurs propositions et autres, qui très souvent sont es livres dessus dis que l’on ne puet bien translater en françoys ». Ap. Meunier, Essai sur la vie et les ouvrages de Nicole Oresme, Paris, Lahure, 1857, p. 92.
  187. « Afin que quant l’on trouve un tel mot en aucun chapitre, l’en puisse avoir recours et trouver aisiément le chappitre auquel tel mot est exposé ou deffini ou chappitre là où il est premièrement trouvé. »
  188. « Quar pour tant que laingue romance, et especiaulment de Lorenne, est imperfaite et plus asseiz que nulle aultre entre les laingaiges perfaiz, il n’est nulz, tant soit boin clerc ne bien parlans romans, qui Iou latin puisse translateir en romans, quant à plusour mos dou latin, mais convient que par corruption et per diseite des mos françois que en disse lou romans selonc lou latin, si com : iniquitas, iniquiteit, redemptio, rédemption, misericordia miséricorde, et ainsi de mains et plusours aultres lelz mos que il convient ainsi dire en romans, comme on dit en latin. » Les Quatres livres des Rois, éd. Leroux de Lincy, XLII.

    Le français manque particulièrement de synonymes : « Aucune fois, li latins ait plusours mos que en romans nous ne poions exprimeir ne dire proprement, tant est imperfaite nostre laingue : si com on dit ou latin : erue, eripe, libéra me, pour lesquelz III mos en latin, nous disons un soul mot en romans : délivre-moi. Et ainsi de maint el plusours aultres telz mos, desquelz je me toise quant à présent, pour cause de briefteit (Ib.).

  189. Ap. Meunier, op. cit., p. 100.
  190. J’en écarte d’abord systématiquement les mots qui ne sont pas reçus en français moderne : inobédience, desponsation, satisfier, transgloutir, sacraire, suppellatif, etc., etc., et j’ai choisi parmi les autres.
  191. Ce latin a fourni à d’autres époques : boucher, cancan, date, décime, décisif, décalquer, désinence, dislocation, ester, exclusif, excommunier, essence, entité, féerie, greffier, hommage, nominal, personnage, personnalité, qualifier, qualification, scapulaire, tortionnaire.
  192. Il est arrivé quelquefois que la vieille forme a survécu à côté de la nouvelle, conter, consommer, devenus compter, consumer, par imitation de computare, de consumere se sout maintenus sous la forme ancienne avec un autre sens. Au temps de Malherbe consommer et consumer n’étaient pas encore parvenus à se séparer complètement.
  193. La même observation s’applique à des préfixes comme in. Qu’on parcoure dans le diclionnaire de Littré l’historique des mots commençant par ce préfixe, on verra quel développement il a pris progressivement.
  194. Ed. Kerv. de Lettenhove, Chron., II, p. 4. Les conteurs mêmes allongent souvent leurs phrases, sauf à s’y perdre. En voici un exemple pris à Troïlus, p. 119 : Tant attendy et enduray que apperceut et congneut clèrement que sans feintise je l’amoye loyaulment, dont il m’en fut assez mieulx, et adoulcit une espérance de temps ma langue ; dont parfois advenoit que resazioie mon affectueux désir « l’une d’icelle contenance, de moy à moy affermant en moy mesme, par les semblans que elle me faisoit que amé seroye si très parfaictement que jamais ne seroit que d’elle deusse estre pour aultre mis en oubly nullement, tant et si longuement que elle seroit en vie.