Histoire de la langue et de la littérature française/08

CHAPITRE III

LE ROMAN DE LA ROSE[1]


Le Roman de la Rose, commencé, selon toute apparence, entre 1225 et 1230, par Guillaume de Lorris, continué plus de quarante ans après par Jean Clopinel, de Meun-sur-Loire, est un poème de vingt-deux mille vers octosyllabiques, rimant deux à deux. Les quatre mille deux cent soixante-dix premiers environ sont de Guillaume ; le reste est de son continuateur.

Les deux poètes ont des caractères tellement opposés ; ils s’adressent à des publics si différents ; l’esprit, le ton, le sujet réel de leurs vers offrent un tel contraste, que l’œuvre de Jean de Meun apparaît bien plus comme une suite que comme une continuation de l’œuvre de Guillaume. Ce sont en fait deux poèmes distincts réunis dans un même cadre, ou, si l’on veut, deux branches plutôt que deux parties d’un même poème. Nous étudierons donc successivement chacune de ces deux branches.


I. — Première partie du Roman de la Rose.


Guillaume de Lorris. — Tout ce que l’on sait de Guillaume de Lorris se réduit à quelques indications vagues et à quelques conjectures tirées du poème. Le dieu d’Amour, parlant à l’armée qu’il a réunie pour assiéger la tour où Bel-Accueil est enfermé, lui rappelle la mort de ses fidèles servants Tibulle, Gallus, Catulle et Ovide ; il lui en reste un, c’est Guillaume de Lorris, qui est en grand péril et doit être promptement secouru ; c’est lui qui doit commencer le Roman de la Rose,

Et jusques la le fournira
Ou[2] il a Bel Acueil dira…
« Mout[3] sui durement esmaiez[4]
Que entroublié ne m’aiez,
Si en ai dueil[5] et desconfort[6],
Ja mais n’iert[7] riens qui me confort[8],
Se je pers vostre bienvoillance,
Car je n’ai mais[9] aillours fiance[10]. »
Ci[11] se reposera Guillaume,
Li cui tombeaus[12] soit pleins de baume,
D’encens, de mire[13] et d’aloué[14],
Tant m’a servi, tant m’a loué !
Puis vendra Jehans Clopinel,
Au cuer jolif[15], au cors isnel[16],
Qui naistra sour Loire a Meün…
Cil avra[17] le romant si chier
Qu’il le vourra tout parfenir,
Se tens et leus[18] l’en puet venir,
Car, quant Guillaumes cessera,
Jehans le continuera,
Après sa mort, que je ne mente,
Anz trespassez[19] plus de quarante,
Et dira…
« Et si l’ai je perdue, espoir[20],
A poi[21] que ne m’en désespoir[22] ! »
Et toutes les autres paroles,
Queus que[23] soient, sages ou foles,
Jusqu’a tant qu’il avra coillie,
Sour la branche verte et foillie,
La trés bele rose vermeille,
Et qu’il soit jour et qu’il s’esveille[24].
(V. 10585-10638.)

Il résulte de ce passage, si Jean de Meun était bien informé, que le Roman de la Rose a été commencé par Guillaume de Lorris. Mais de Lorris est-il le nom patronymique de Guillaume, ou seulement celui du pays où il est né ? Nous ne le savons pas. Lorris est une petite ville du Gâtinais, sise entre Orléans et Montargis ; c’est évidemment là que notre poète est né. Faisait-il partie de la puissante famille qui portait le nom de cette ville et dont plusieurs membres sont cités dans l’histoire de France ? C’est possible, mais pour l’affirmer, il faudrait des preuves qui font complètement défaut. Très souvent les hommes au moyen âge sont désignés par leur prénom suivi du lieu de leur naissance. Est-ce ici le cas ? cette hypothèse est plus vraisemblable que la première.

Où écrivait Guillaume ? À Lorris ? À Orléans ? À Paris ? Il était clerc ; il savait le latin et pouvait, à l’âge où il écrivait son poème, suivre les cours à l’université de l’une de ces deux dernières villes. A priori, sa langue ne semble pas différer essentiellement de celle de Jean de Meun, qui habitait Paris, et qui se flattait d’écrire « selon le langage de France » ; mais les distinctions entre le dialecte de l’Orléanais et celui de l’Île-de-France n’ont pas été jusqu’ici nettement établies. On ne pourra d’ailleurs étudier utilement la langue du poème que lorsqu’on en aura une édition critique. Guillaume se met lui-même en scène, mais il ne localise pas le théâtre de son aventure. En sortant de la ville qu’il habite, il se trouve dans une prairie, sur le bord d’une rivière, qui


…estoit poi mendre[25] de Seine,
Mais qu’ele iere[26] plus espandue[27] (v. 112-113).



On pourrait, avec un peu de parti pris, voir dans ces deux vers une allusion à la Loire, mais les vers qui suivent et surtout ceux qui précèdent attestent que la scène est de fantaisie :


D’un tertre qui près d’iluec[28] iere[29]
Descendoit l’eve grant et roide… (v. 108-109).



Constatons seulement que Guillaume, pour citer un grand fleuve, pouvait prendre la Loire et a préféré la Seine.

Autre part, le poète fait allusion à une singularité orléanaise, mais à une singularité proverbiale et peu flatteuse pour les habitants du pays, qui ne peuvent en prendre texte pour revendiquer Guillaume comme un concitoyen. Il dit, en décrivant la beauté de Franchise, qu’elle


…n’ot[30] pas nés[31] d’Orlenois,
Ainçois[32] l’avoit lonc et traitis[33] (v. 1200-1201).



À tort ou à raison, les camus d’Orléans étaient légendaires.

Guillaume avait au moins vingt-cinq ans lorsqu’il commença son poème ; c’est en effet le récit d’un songe qu’il prétend avoir eu, « il y a plus de cinq ans »[34], alors qu’il était « dans sa vingtième année ».

Dans le passage cité plus haut, Jean de Meun dit avoir continué le poème plus de quarante ans après la mort de Guillaume ; on ne saurait admettre que ce chiffre ait été appelé par la rime, puisque c’est le mot quarante qui, au contraire, a demandé pour rime la cheville « que je ne mente », et qu’au surplus trente ou cinquante auraient aussi bien fait l’affaire ; mais on peut supposer qu’il fait là ce qu’on appelle vulgairement un chiffre rond ; le texte donne d’ailleurs « plus de quarante ». En supposant donc que Jean de Meun était bien renseigné, le nombre d’années qui s’est écoulé entre la mort de Guillaume et la reprise de son œuvre par le continuateur est compris entre quarante et cinquante. Si Clopinel, comme c’est vraisemblable, a commencé sa continuation vers 1270, il en résulte que Guillaume est mort avant 1230. On admet généralement, sur la foi de Jean de Meun, que la mort a surpris Guillaume avant qu’il ait eu le temps de terminer son œuvre ; s’il en est ainsi, il faut placer la date de sa naissance tout au commencement du xiiie siècle, et la date de son poème entre 1225 et 1230.

Sujet et cadre du Roman de la Rose. — Le sujet du Roman de la Rose, tel qu’il a été conçu par Guillaume de Lorris, est le récit d’une intrigue amoureuse, réelle ou imaginaire, entre l’auteur lui-même et une jeune fille dont il ne nous a pas révélé le nom. Il a enfermé le récit dans le cadre d’un songe, parce que le songe était alors une forme, on pourrait presque dire un genre littéraire, et ce cadre convenait d’autant mieux à la circonstance qu’il rendait plus naturel l’emploi de l’allégorie et la personnification des êtres abstraits. Mais il n’a pas voulu qu’on se méprît sur la valeur de ce cadre ; non seulement il prétend que parmi les songes il y en a qui ne sont pas mensongers, il affirme nettement, et à plusieurs reprises, que celui qu’il va raconter n’est que la représentation de ce qui lui est arrivé.

Dans quelle intention le jeune poète fait-il au public la confidence de ses sentiments ? Il le dit lui-même : c’est pour « esgaier les cuers » ; c’est aussi pour toucher celle qui est l’objet de son amour. Il espère peut-être porter un coup décisif à son cœur en lui exposant toutes les souffrances qu’il a endurées pour elle, en lui prouvant la sincérité, la loyauté, la constance de ses sentiments ; la correction avec laquelle il a toujours observé les commandements d’Amour ; en lui rappelant qu’elle est engagée envers lui.

Mais il y a autre chose dans le poème qu’une simple historiette ; il y a encore un Art d’aimer. Le poète l’annonce lui-même. De sorte qu’on peut se demander si le sujet réel est bien le récit des amours du poète, l’art d’aimer n’étant qu’un accessoire nécessaire, ou si, au contraire, l’auteur voulant écrire un art d’aimer, n’a pas imaginé sa prétendue intrigue pour donner un tour nouveau à l’enseignement de ses théories, pour les exposer sous une forme moins didactique que dans les traités proprement dits, en mettant sous nos yeux des personnages qui agissent et parlent conformément aux règles qu’il donnera, en joignant l’exemple au précepte. Les deux opinions sont soutenables. Elles sont aussi conciliables, en ce sens que l’intrigue peut avoir réellement existé et qu’en la racontant Guillaume a voulu à la fois la continuer et écrire un art d’aimer destiné à charmer ses lecteurs et à conquérir définitivement le cœur de son amie. Cette troisième opinion nous paraît la plus vraisemblable.

L’intrigue se réduit d’ailleurs à très peu de chose. Guillaume avait vingt ans. Son âge, le printemps, l’oisiveté avaient mis son cœur en émoi. Dans une réunion, une jeune fille le charma par sa beauté, sa candeur, son enjouement, sa bonne éducation, son affabilité ; il en devint amoureux ; elle, en toute innocence, lui fit bon accueil ; il en profita pour lui déclarer son amour. C’était aller trop vite ; la jeune fille épouvantée le congédia. Guillaume, à force de prières et de constance, finit par obtenir son pardon, recouvrer son amitié. Cette amitié avec le temps devint de l’amour. Ils en étaient déjà à échanger des baisers lorsque les parents de la jeune imprudente, avertis, empêchèrent les deux amoureux de se revoir.

Telle est l’intrigue qui forme l’affabulation du roman. Suivant les goûts du public pour lequel il écrivait, Guillaume l’a enveloppée d’ornements plus ingénieux que poétiques, qu’on trouve déjà isolément dans des œuvres antérieures, mais qui, réunis et adroitement combinés dans un même poème, lui donnent de l’originalité.

L’allégorie était au xiiie siècle une forme traditionnelle, presque obligatoire, du genre de poésie didactique et galante auquel appartient notre roman. Guillaume s’est conformé à l’usage établi. Une loi formelle du code d’amour courtois et les notions les plus élémentaires d’une bonne éducation lui interdisant de nommer la jeune fille qu’il avait compromise, il dissimula son identité sous l’allégorie d’une rose.

Cette fiction en appelait une autre. On ne séduit pas une jeune fille comme on cueille une fleur dans le jardin du voisin, et le poète voulait nous enseigner l’art d’amour. Il devait donc nous faire connaître les obstacles que l’amoureux rencontre dans l’accomplissement de ses desseins, et les moyens à l’aide desquels il peut les surmonter ; c’est-à-dire les sentiments contraires qui s’agitent dans l’âme d’une vierge à l’âge où l’amour s’insinue dans son cœur. Il devait nous montrer ces sentiments, les isoler les uns des autres pour les mieux exposer, les analyser, les mettre en scène, en faire les mobiles de l’action, les ressorts du mouvement dans le drame. Mais ces sentiments ne pouvaient être prêtés à la rose à laquelle ils ne conviennent pas, ni à la jeune fille, dont il n’est pas question dans le poème ; l’auteur était donc obligé, pour leur donner des rôles, de les détacher de l’individu à qui ils appartenaient, d’en faire des êtres indépendants. Il a décomposé l’âme de la jeune fille ; il en a extrait tous les sentiments, toutes les qualités et manières d’être, générales ou particulières ; il leur a donné une existence propre, indépendante, avec la faculté d’agir individuellement, chacune selon son caractère. Il a ainsi établi autour de la rose tout un monde d’abstractions personnifiées, qui remplissent au service de la fleur les mêmes fonctions que les sentiments dans l’âme de la jeune fille. Franchise, Pitié plaident les intérêts de l’amant ; Danger, Honte, Peur, Chasteté l’empêchent d’approcher la rose.

Ce genre de personnifications n’est pas une invention de Guillaume ; il occupait déjà une grande place dans la littérature du xiie et du commencement du xiiie siècle, et remonte jusqu’à l’antiquité.

Le cadre nécessaire à ces fictions, le seul qui rende naturels l’emploi de l’allégorie et l’intervention des abstractions personifiées et des êtres surnaturels est le songe ; et Guillaume était d’autant mieux disposé à y enfermer son poème que l’usage en était très répandu dans la littérature de l’époque et dans celle des siècles précédents. Le Roman de la Rose est donc le récit d’un songe.

Nous ferons de chacune des deux parties une analyse très minutieuse, qui puisse en donner une idée suffisante, et servir au besoin de point de repère dans la lecture de cette vaste composition, qui n’est divisée que par des rubriques de miniatures dues à des copistes et variant suivant les manuscrits.

Analyse de la première partie. — Beaucoup ne voient dans les songes que de vaines illusions ; Guillaume croit au contraire qu’ils peuvent être une révélation de l’avenir. C’est le cas de celui qu’il va conter.

Il y a cinq ans passés, alors qu’il était dans sa vingtième année, il eut un songe qui depuis s’est complètement réalisé. À l’instigation du dieu d’Amour, il va le mettre en vers, pour le plaisir des lecteurs, et en hommage à

… cele qui tant a de pris
Et tant est digne d’estre amee
Qu’el doit estre Rose clamee.

Son récit s’appellera le Roman de la Rose,

Ou l’art d’Amours est toute enclose (v. 1-44).

Un beau matin de mai, à l’époque où la nature s’éveille et s’anime d’une vie nouvelle après les tristes langueurs de l’hiver, quand les prés se couvrent d’herbes et de fleurs, que les oiseaux emplissent les feuillages renaissants de leur gai ramage, Guillaume s’était levé de bonne heure pour aller hors de ville entendre le rossignol et l’alouette chanter dans les buissons et les vergers. Il suivait le bord d’une rivière, moins profonde mais plus large que la Seine, et qui promenait ses eaux limpides sur un lit de sable à travers la prairie, lorsqu’il arriva devant un haut mur crénelé, orné de dix statues peintes (v. 45-138). Au centre on avait placé Haine, accostée de Félonie et de Vilenie ; puis, d’une part, Convoitise aux doigts crochus, Avarice couverte de haillons sordides, les traits pâles et tirés, Envie au regard louche et Tristesse pâle, maigre, échevelée, les yeux en larmes, les vêtements en lambeaux. D’autre part, Vieillesse flétrie, ratatinée, édentée, appuyant sur une potence son corps décharné et raccourci ; près d’elle Papelardie, vêtue en religieuse, un psautier à la main, marmottant d’un « air marmiteux » force prières, attendait qu’on ne la regardât plus pour faire le mal ; enfin Pauvreté grelottait sous ses haillons, honteuse, accroupie dans un coin (v. 139-462). Ce mur entourait un verger spacieux, dans lequel on entendait les oiseaux chanter si mélodieusement que le jeune homme résolut d’y pénétrer, si c’était possible. Il trouva une petite porte, étroite et solidement fermée, il y frappa et une « noble pucelle », d’une beauté parfaite, richement vêtue, vint ouvrir. Elle s’appelait Oiseuse[35] ; elle était l’amie de Déduit[36], qui avait fait planter et fermer ce jardin pour venir souvent s’y divertir avec elle (v. 463-622). À la demande de Guillaume, elle le conduisit vers son ami à travers le verger, par des sentiers embaumés des parfums du fenouil et de la menthe, à l’ombre des arbres venus du pays des Sarrasins, dans lesquels se jouaient et gazouillaient toutes les variétés d’oiseaux. Ils arrivèrent à une pelouse où des couples gracieux dansaient au milieu d’un cercle de musiciens et de jongleurs. Liesse conduisait la carole en chantant. Une dame sortit des rangs et vint inviter le jeune homme à se mêler à la danse. Le plus beau, le plus élégamment vêtu des damoiseaux était Déduit ; aussi belle, aussi élégante que lui était son amie Liesse, qu’il tenait par la main. Le dieu d’Amour conduisait Beauté, la plus charmante de toutes les dames ; Richesse était accompagnée d’un damoiseau qu’elle avait comblé de fortune ; Largesse carolait avec un chevalier du lignage d’Arthur de Bretagne ; Franchise avec un jeune bachelier ; Courtoisie avec un chevalier affable ; Jeunesse, à peine âgée de douze ans, avec un ami du même âge et aussi naïf qu’elle (v. 623-1292).

Quand Guillaume eut suffisamment admiré la carole, il s’éloigna pour visiter le verger. C’était un grand carré, planté d’arbres en lignes régulières. Tous les arbres fruitiers y étaient représentés : il y avait des grenadiers, des muscadiers, des amandiers, des figuiers, des dattiers, des clous de girofle, de la réglisse, de la graine de paradis, du citoal, de l’anis, de la cannelle et quantité d’autres excellentes épices qu’on aime à manger après les repas. Les arbres domestiques n’avaient pas été dédaignés : cognassiers, pêchers, châtaigniers, noyers, pommiers, poiriers, néfliers et toutes autres essences s’y rencontraient. Ces arbres fournissaient une ombre perpétuelle ; dans leurs branches vivait un monde d’écureuils ; au-dessous daims et chevreuils bondissaient, lapins et lièvres lutinaient ; de fontaines nombreuses une eau froide s’échappait en susurrant par de minces ruisselets, dont la fraîcheur entretenait une herbe verte et drue, entremêlée de fleurs, où les couples amoureux trouvaient des lits plus doux que la couette (v. 1293-1432).

De merveille en merveille le promeneur arrive près d’une fontaine, taillée par la nature même dans un magnifique bloc de marbre, à l’ombre d’un pin géant. Sur les bords de la vasque il lit cette inscription :


Ici dessus
Se mouri li beaus Narcissus,


et il se rappelle et conte la mort du pauvre « damoiseau », victime de sa beauté (v. 1433-1518). Au fond de la fontaine, qui est d’une transparence parfaite, sont deux pavés de cristal, qui brillent au soleil de mille feux et réfléchissent chacun la moitié du verger. C’est le miroir périlleux : malheur à qui s’y mire ! C’est un engin de Cupidon. C’est ici la Fontaine d’Amour, dont tant de livres, romans et latins, ont parlé (v. 1519-1610).

Guillaume regarda dans ce miroir dont il ignorait la vertu ; il y vit entre mille choses des rosiers en fleur ; il s’en approcha et leur parfum le pénétra jusqu’au cœur. Avec quel plaisir il aurait pris une de ces roses ! Mais c’eût été manquer de courtoisie envers le maître du verger. Pourtant un bouton lui plut et l’attira si vivement qu’il l’aurait cueilli s’il n’en avait été empêché par les épines et les ronces de la haie qui entourait les rosiers (v. 1611-1688).

Cependant, sans qu’il s’en doutât, il était suivi du dieu d’Amour. Celui-ci, caché derrière un figuier, le vit en contemplation devant le bouton et en profita pour lui décocher coup sur coup trois flèches appelées Beauté, Simplesse, Courtoisie, et chaque blessure rendit le jeune homme plus désireux du bouton, dont la vue le soulageait. Ne pouvant le cueillir, il se tenait près de la haie, pour du moins le voir et le sentir. Mais lorsqu’il y fut resté quelque temps, il reçut une nouvelle flèche, Compagnie, puis une autre encore, Beau-Semblant, dont la pointe, trempée dans un baume, laissait dans la blessure une douceur qui remettait le cœur (v. 1689-1890). Après avoir vidé son carquois, Amour s’avance et Guillaume se rend à lui et se déclare son homme lige ; le dieu tire de son aumônière une petite clef d’or et lui ferme le cœur (v. 1891-2032), puis lui explique ses commandements (v. 2033-2274). Il lui enseigne ensuite à quels soucis, à quelles peines l’amant est exposé (v. 2275-2592) ; mais aussi comment il est soutenu dans ses épreuves par Espérance, Doux-Penser, Doux-Parler et Doux-Regard (v. 2593-2776).

Après cet exposé de l’art d’aimer le dieu disparaît et l’amant reste seul, perplexe, entre le désir et la crainte de franchir la haie. Bientôt un jeune homme s’avance vers lui ; c’est Bel-Accueil, fils de Courtoisie, qui l’invite à s’approcher des roses. L’invitation est acceptée avec empressement (v. 2777-2836).

Non loin de là était caché Danger[37], un vilain hideux, gardien des roses. Danger a pour compagnons Male-Bouche, Peur et Honte ; celle-ci, la mieux des trois, est née d’un regard de Raison jeté sur Méfait. Chasteté, qui doit régner sur les boutons et les roses, a demandé à Raison sa fille pour les garder. En même temps Jalousie lui a enyoyé Peur (v. 2837-2877). Bel-Accueil ayant offert une feuille verte du bouton à l’amant, celui-ci s’enhardit, lui raconte comment Amour l’a enrôlé sous sa bannière et lui avoue qu’il désire le bouton. Bel-Accueil s’effraie et se récrie. Danger sort de sa cachette, reproche à Bel-Accueil d’avoir amené l’étranger près des roses et force l’amant à repasser la haie (v. 2878-2962).

Depuis longtemps déjà Guillaume s’abandonnait à la douleur de ne plus voir le gracieux bouton, lorsque Raison descendit de sa haute tour et vint le sermonner, lui montrant combien il a eu tort de fréquenter Oiseuse et Déduit et cherchant à lui faire quitter le service d’Amour ; mais il prit mal ces remontrances et Raison le laissa (v. 2963-3110).

Amant se rappelle qu’Amour lui a conseillé, lorsqu’il aurait des peines, de les alléger en les confiant à un compagnon sûr ; celui en qui il se fie le plus est Ami ; il va le trouver et lui conte son malheur. Ami le console, et lui donne entre autres conseils celui d’apaiser Danger. Il revient alors à la haie, où il trouve Danger courroucé et menaçant ; il le supplie si humblement que le vilain lui pardonne, à la condition qu’il n’approchera plus des roses ; il se tient donc à distance, d’où il se contente d’admirer en soupirant. Enfin Franchise et Pitié viennent à leur tour supplier Danger et obtiennent de lui que l’amant puisse revoir Bel-Accueil. Celui-ci, amené par Franchise, vient, plus aimable que jamais, prendre Guillaume par la main et l’introduit dans l’enclos des roses (v. 3111-3364).

Le bouton avait grossi ; il était à moitié ouvert, mais pas encore complètement épanoui. Guillaume ne l’en trouve que plus beau et l’en aime davantage. Peu à peu encouragé par les amabilités de Bel-Accueil, il lui demande la permission de baiser la rose ; Bel-Accueil, qui craint d’offenser Chasteté, s’y refuse d’abord, puis, à l’instigation de Vénus, la mortelle ennemie de Chasteté, il accorde le baiser tant désiré (v. 3365-3508).

Malheureusement Male-Bouche s’en est aperçu ; il en parle à tout venant, amplifiant ce qu’il a vu, et fait tant que Jalousie, informée de ce qui se passe, accourt furieuse. Elle tance vertement Bel-Accueil et reproche à Honte sa somnolence. Honte cherche à couvrir Bel-Accueil, s’excuse elle-même de son mieux et promet d’être plus attentive à l’avenir. Malgré ces promesses, Jalousie décide d’entourer les roses d’un mur, dans l’enceinte duquel s’élèvera une tour où Bel-Accueil sera enfermé. À cette menace, Peur s’approche toute tremblante, mais n’ose rien dire à Jalousie. Celle-ci s’étant éloignée, Peur et Honte vont trouver Danger et lui font les plus vifs reproches sur le peu de soin qu’il met à garder les roses ; Danger, qui allait s’endormir, se lève, prend sa massue et jure que jamais personne n’en approchera plus (v. 3509-3806).

Cependant Jalousie fait construire autour des roses une enceinte absolument imprenable ; elle confie la garde des quatre portes à Danger, Honte, Peur et Male-Bouche. Au milieu se dresse une tour où Bel-Accueil est enfermé, sous la surveillance d’une vieille duègne, et la tour elle-même est gardée par les amis de Jalousie (v. 3807-3957).

Guillaume, éloigné de la rose, se livre à la douleur, et c’est une longue plainte qui termine le poème (v. 3958-4068).

Guillaume de Lorris a-t-il terminé son poème ? — Jean de Meun affirme que Guillaume de Lorris n’a pas achevé son poème parce qu’il en fut empêché par la mort, et son témoignage n’est pas contesté. Cette confiance est peut-être excessive. Nous ignorons sur quelle autorité s’appuie Jean de Meun quand il parle de la mort de Guillaume ; et rien ne prouve que sur ce point il ne s’est pas trompé ou ne nous a pas trompés. On est en droit de supposer que la première partie du Roman de la Rose, telle que nous la connaissons, se terminait originairement par une conclusion assez brève, dans laquelle l’auteur expliquait comment il avait cueilli la rose, ou pourquoi il ne l’avait pas obtenue, et enfin annonçait son réveil et l’interruption de son rêve. Jean de Meun, de bonne foi, a pu croire que le roman n’était pas achevé, soit parce que la fin lui en paraissait écourtée, soit parce que l’amant n’avait pas eu la rose. Il a pu encore, sachant le poème achevé, quel qu’en fût d’ailleurs le dénoûment, en supprimer la fin pour compléter l’art d’aimer de Guillaume par des préceptes que celui-ci avait à dessein laissés de côté, comme contraires à sa conception de l’amour ; pour opposer aux théories idéalistes du trouvère courtois sur les femmes ses jugements réalistes et ironiques de bourgeois sceptique.

Ce n’est pas ici le lieu d’exposer toutes les objections qu’on pourrait faire aux allégations de Jean de Meun ; il n’est cependant pas permis d’émettre des doutes à l’égard d’un témoignage si universellement accepté sans apporter quelques arguments.

Le sujet réel du roman est l’art d’Amour. Tel que le concevait Guillaume, il est « tout enclos » dans son poème. Il est exposé en sept cents vers sous la forme d’un cours fait par le dieu d’Amour lui-même à l’amant (v. 2087-2765). Ce cours est didactiquement divisé en trois parties. Dans la première le dieu dicte ses « commandements », dans la seconde il énumère les « maux » que l’amant doit endurer, et dans la troisième, les « biens » qui aident à supporter ces maux. Si le sujet est épuisé au vers 2776, on peut bien admettre qu’au vers 4068, le dernier de Guillaume de Lorris, le poème touchait à sa fin, d’autant plus que les vers 2777-4068 nous montrent l’application de tous les commandements du dieu d’Amour.

Mais l’intrigue, dira-t-on, n’est pas terminée, puisque le poète a prévenu ses lecteurs, au moins incidemment, qu’Amour prendra la forteresse où Jalousie veut enfermer Bel-Accueil[38]. Plusieurs passages du poème paraissent indiquer que l’auteur, quand il les écrivait, n’avait pas encore obtenu tout ce qu’un amant désire de celle qu’il aime. Tantôt il espère, tantôt il désespère ; jamais on ne sent en lui la satisfaction de l’homme qui possède l’objet de ses désirs. De sorte qu’on ne sortirait pas de la vraisemblance en attribuant à Jean de Meun le vers :

Qu’Amours prist puis par ses esforz.


Cette attribution n’est d’ailleurs pas nécessaire. L’intrigue, au moment où s’arrête la première partie du Roman de la Rose, peut être considérée comme arrivée à son dénoûment, puisqu’elle n’est interrompue que lorsque l’amant a conquis le cœur de la jeune fille et obtenu d’elle des gages de son amour ; lorsque Honte, Peur et Danger se sont rendus, que l’amie, atteinte par les brandons de Vénus, agrée les « granz privetez » de Guillaume, « est preste a recevoir ses jeus », qu’elle lui a donné le baiser doux et savoureux, sachant bien que c’est « erres du remanant »[39] ; qu’en un mot, elle répond entièrement à son amour et n’est séparée de lui que par l’étroite surveillance de ses parents. Cette surveillance sera d’autant plus facile à tromper que la garde de la jeune fille a été confiée à une duègne « qui set toute la vieille danse », et de qui les largesses de l’amant auront facilement raison.

De temps à autre Guillaume interrompt son récit pour en marquer le plan et annoncer ce qui va suivre. Dans une de ces annonces on a cru voir la preuve que le roman devait, dans la pensée de l’auteur, durer encore longtemps, si la mort ne l’avait interrompu. Le passage en question signifie précisément le contraire. Le voici ; il est très important :

Li dieus d’Amours lors m’encharja[40],
Tout ainsi com vous orrez ja[41],
Mot a mot ses comandemenz ;
Bien les devise[42] li romanz.
Qui amer vuet or[43] i entende,
Que li romanz des or amende[44].
Or le fait il bon escouter,
S’il est qui le sache conter,
Car la fin du songe est mout bele,
Et la matire en est nouvele.
Qui du livre la fin orra[45],
Je vous di bien qu’il i porra
Des jeus d’Amours assez[46] aprendre ;
Pour quoi[47] il vueille tant atendre
Que j’espoigne[48] et que j’enromance[49]
Du songe la senefiance.
La verité qui est couverte
Vous sera lores toute aperte
Quand espondre[50] m’orrez[51] le songe
Ou[52] il n’a nul mot de mensonge
(v. 2067-2086).

Cette fin du songe, qui doit en être la partie la plus belle, c’est précisément ici qu’elle commence ; l’auteur le dit formellement, et l’expression or ou dés or, trois fois répétée, ne peut laisser aucun doute sur sa pensée. C’est maintenant qu’il faut bien faire attention, car c’est maintenant que le roman se transforme et devient plus beau, c’est maintenant qu’on va apprendre à aimer. En quoi le roman « amende »-t-il ? En ce que le poète dépose ici le voile de l’allégorie, pour exposer simplement, clairement, didactiquement, « mot à mot », les commandements d’Amour, les souffrances, les joies qu’il réserve aux amants, ses « jeux ».

Chaque vers, pour ainsi dire, du passage qui vient d’être cité nous avertit que, dans la pensée de l’auteur, c’est bien ici que commence la fin du songe :

…la fin du songe est mout[53] bele
Et la matire en est nouvele (v. 2075-2076).

Quelle est la matière que l’auteur trouvait belle et nouvelle ? Il nous l’a déjà dit, c’est l’art d’aimer :

Ce est li Romanz de la Rose
Ou l’Art d’Amours est toute enclose :
La matire en est bone et nueve (v. 37-39).

Les vers 2077-2082 sont également explicites : c’est à la fin du songe qu’on apprendra les jeux d’Amours ; or ils sont minutieusement enseignés du vers 2275 au vers 2776.

Sans doute, d’après les vers 2080-2082, on s’est cru en droit d’attendre une explication précise, une exégèse du songe, donnant successivement la signification de chacune des allégories. Si tel était le sens du verbe espondre, il faudrait, pour la même raison, prétendre que la suite de Jean de Meun n’est pas davantage terminée, car le continuateur, pas plus que Guillaume, n’a donné cette explication, et cependant il l’a annoncée, lui aussi, et dans les mêmes termes :

Quant le songe m’orrez[54] espondre[55],
Bien savrez[56] lors d’Amours respondre (v. 15149-15350).

L’exposition du songe, dans la pensée de Guillaume, c’est l’art d’Amour enseigné par le dieu à son disciple sans la moindre allégorie.

Aux arguments qui précèdent on pourrait en ajouter d’autres, mais leur développement tiendrait ici trop d’espace. Tous montrent qu’il manque peu de chose au poème de Guillaume pour être complet, même si l’amant devait cueillir la rose, et qu’avec une conclusion assez courte il pouvait être considéré par l’auteur comme terminé.

Des très nombreux manuscrits du Roman de la Rose aucun ne donne le poème de Guillaume seul. La plupart ont en même temps la continuation de Jean de Meun ; dans deux seulement cette continuation a été remplacée par un dénoûment d’environ quatre-vingts vers, d’après lequel l’amant « mène ses amours à fin ». La suite de Jean de Meun avait paru à l’auteur de ce dénoûment mal appropriée au poème de Guillaume. Ces deux manuscrits sont d’une date plus récente que la continuation de Jean de Meun. Il faudrait pour être certain que Guillaume n’a pas achevé son poème en trouver une copie antérieure à cette date ; cette copie n’a pas encore été signalée.

Valeur littéraire du poème de Guillaume. — La première partie du Roman de la Rose est un des ouvrages du moyen âge dont la lecture offre le plus d’attrait, l’auteur a travaillé sur un plan nettement et habilement conçu, et ne s’en est point écarté. Toutes les parties en sont proportionnées avec art et s’enchaînent naturellement. Guillaume a su éviter les dangers du genre faux que le goût de son époque lui a fait adopter. Les allégories, transparentes autant que gracieuses, n’ont rien de froid, de scolastique ; ses personnifications sont vivantes ; elles agissent et parlent conformément aux rôles qu’elles ont à remplir ; pas un instant l’action ni l’intérêt de cette « épopée psychologique » ne sont suspendus ou ralentis. L’auteur a plus d’une fois mis Ovide à contribution, mais toujours avec mesure et à propos, adaptant soigneusement ses imitations aux mœurs de l’époque. Les descriptions, qui abondent dans le poème, ont été souvent citées parmi les plus belles pages de notre vieille poésie. Celles du printemps, du matin, du verger, de la fontaine d’Amour sont en effet charmantes de naïveté, de grâce et de fraîcheur ; la peinture des « maux d’Amour » surtout est remarquable par le pittoresque, la finesse d’observation, la connaissance du cœur humain. Tous les critiques

ont vanté les portraits qui ornent le mur extérieur du
jardin d’amour ; les éloges qu’on leur a décernés sont peut-être excessifs. On a surtout loué celui d’Envie ; c’est un beau morceau, mais il est imité d’Ovide. Nous citerons de préférence le portrait de Vieillesse, avec son énergique peinture du Temps.

Après fu Vieillece pourtraite,
Qui estoit bien un pié retraite[57]
De tele come el souloit[58] estre ;
A peine qu’el se pouoit[59] paistre[60],
Tant estoit vieille et redotee[61].
Mout estoit sa beauté gastee,
Mout[62] estoit laide devenue.
Toute la teste avoit chenue
Et blanche com s’el fust flourie.
Ce ne fust mie grant mourie[63]
S’ele mourust ne granz pechiez,
Car touz ses cors estoit sechiez
De vieillece et anoiantiz.
Mout estoit ja ses vis[64] flestriz,
Qui fu jadis soués[65], et plains[66].
Or[67] estoit touz de fronces pleins.
Les oreilles avoit moussues
Et toutes les denz si perdues,
Qu’ele n’en avoit neïs[68] une.
Tant par estoit de grant vieillune[69]
Qu’el n’alast mie la montance[70]
De quatre toises senz potence.
Li Tens, qui s’en vait nuit et jour,
Senz repos prendre et senz sejour ;
Et qui de nous se part et emble[71]
Si celeement[72] qu’il nous semble
Qu’il s’arrest adès[73] en un point,
Et il ne s’i arreste point,
Ainz[74] ne fine[75] de trespasser[76],
Que l’on ne puet neïs[77] penser
Queus[78] tens ce est qui est presenz,
Sel[79] demandez as clers lisanz ;
Car ainz[80] que l’on l’eüst pensé
Seroient ja[81] troi tens passé.
Li Tens qui ne puet sejourner,
Ainz[82] vait touz jours senz retourner,
Com l’eve[83] qui s’avale[84] toute,
N’il n’en retourne arriere goute ;
Li Tens vers qui noienz[85] ne dure,
Ne fers ne chose tant soit dure,
Car il gaste tout et manjue[86] ;
Li Tens qui toute chose mue[87],
Qui tout fait croistre et tout nourrist
Et qui tout use et tout pourrist ;
Li Tens qui envieillist noz peres,
Qui vieillist rois et empereres,
Et qui touz nous envieillira,
Ou Mort nous desavancera[88] ;
Li Tens, qui tout a en baillie[89]
De genz vieillir, l’avoit vieillie
Si durement, au mien cuidier[90],
Qu’el ne se pouoit mais[91] aidier,
Ainz[92] retournoit ja[93] en enfance,
Car certes el n’avoit poissance,
Ce cuit[94] je, ne force ne sen
Noient plus[95] qu’uns enfes[96] d’un an.
Nepourquant[97], au mien escientre,
Ele avoit esté sage et entre[98],
Quant ele iere[99] en son droit eage,
Mais je cuit[100] qu’el n’iere[101] mais[102] sage,
Ainz[103] estoit toute rassotee.
Ele ot d’une chape[104] fourree
Mout[105] bien, si com je me recors[106],
Abrié[107] et vestu son cors ;
Bien fu vestue et chaudement,
Car ele eüst froit autrement.
Ces vieilles genz ont tost froidure ;
Bien savez que c’est lour nature
(v. 339-406).

Comparaison entre les deux parties du Roman de la Rose. — La continuation du Roman de la Rose diffère essentiellement de la première partie. Une analyse même minutieuse ne saurait donner qu’une idée très imparfaite de l’opposition qui existe entre les deux poèmes : l’unité de cadre, la similitude des procédés d’exposition, des allégories, des abstractions font illusion et cachent en partie l’abîme qui sépare Guillaume de Lorris de Jean de Meun. Il y a entre le caractère de l’un et celui de l’autre contraste absolu et l’œuvre du second est l’antithèse de l’œuvre du premier. Guillaume est un esprit élégant, délicat, raffiné, dont la grande préoccupation est de penser et de parler courtoisement, dont l’ambition s’arrête à des succès de salons. C’est un élève de Chrétien de Troyes, tout imbu des théories quintessenciées de l’amour courtois, des doctrines poético-galantes qu’Aliénor de Poitiers et Marie de Champagne ont mises à la mode en France. Jean de Meun est une nature à la fois ardente, vigoureuse et positive, un esprit curieux, nourri beaucoup plus à l’étude des ouvrages latins qu’à la lecture des romans de la Table Ronde. C’est un maître ès arts, il a des connaissances étendues, sinon profondes, en histoire, en philosophie, en science. Son instruction sérieuse et son bon sens lui donnent une idée plus réelle des choses de la vie, et en particulier de l’amour et de la galanterie.

Pour Guillaume la femme est un être supérieur, à qui il a voué un culte ; pour Jean elle est l’incarnation de tous les vices ; pour Guillaume l’amour vrai est la source de toutes les vertus sociales ; pour Jean c’est la racine de tous les maux ; la première partie du roman enseigne l’art d’aimer les femmes ; la seconde insiste sur la manière de les tromper ; Guillaume fait dire à Amour :

Vueil gié et commant[108] que tu aies
En un seul leu[109] tout ton cuer mis.

Et la Vieille de Jean répond :

Toutes pour touz et touz pour toutes.

Guillaume interdit les termes grossiers ; Jean les justifie et affecte de les employer. On pourrait indéfiniment prolonger ce parallèle ; aux rêves mystiques de Guillaume opposer l’observation railleuse de son continuateur, aux préciosités du premier les trivialités de celui-ci. Le contraste est complet.

Évidemment deux poèmes aussi différents d’inspiration ne pouvaient s’adresser au même public. Guillaume de Lorris, aristocrate, sinon par sa naissance du moins par son éducation, écrit pour les cercles brillants des châteaux, pour les grandes dames et leurs nobles adorateurs, à qui seuls il reconnaît le droit d’aimer, car, fait-il dire au dieu d’Amour,

Vilenie fait li vilains,
Pour ce n’est pas droiz que je l’ains[110] ;
Vilains est fel[111] et senz pitié,
Senz servise et senz amistié (v. 2093-2096).

Mais au-dessous de cette société, une autre avait grandi, jeune encore, pleine de vie, enrichie par le commerce et l’industrie, forte de sa culture intellectuelle, favorisée par la puissance royale qu’elle soutient contre la féodalité laïque ou cléricale. C’est au « moyen estat », à cette société nouvelle, fière des luttes victorieuses qu’elle a soutenues pour son affranchissement, frondeuse, ennemie des privilèges de la naissance et des préjugés de l’aristocratie ; c’est aux roturiers, aux clercs non titrés, au peuple des écoles, c’est aux vilains même que Jean Clopinel, bourgeois et clerc, adresse son livre,

Car aussi bien sont amouretes
Souz bureaus come souz brunetes[112].

Non seulement l’inspiration, les tendances du poème ont changé sous la plume de Jean de Meun, le sujet même s’est transformé. C’est un art d’amour que Guillaume avait entrepris d’écrire ; c’est un recueil de dissertations philosophiques, théologiques, scientifiques, de satires contre les femmes, contre les ordres religieux, contre les rois et les grands, d’anecdotes tirées des auteurs anciens et contemporains, que Jean de Meun a groupé autour du sujet primitif, la conquête de la rose, qui n’est plus pour le continuateur qu’un prétexte.

Si étrange que soit cette composition, l’idée de l’avoir rattachée au poème de Guillaume de Lorris est encore plus extraordinaire. Pour la comprendre, il faut observer, d’une part, que Jean de Meun, lorsqu’il prit la plume, ne se rendait pas compte de l’étendue qu’il donnerait à son œuvre, et, d’autre part, que le cadre du Roman de la Rose était semblable à celui de deux ouvrages que l’auteur avait en haute estime, le de Consolatione Philosophiæ de Boèce et le de Planctu Naturæ d’Alain de Lille.

Que Jean de Meun se soit mis à l’œuvre sans aucun plan et sans savoir dans quelle voie il s’engageait, il suffit, pour s’en convaincre, de lire quelques pages de son poème. Rien de plus décousu. C’est le discours de ces causeurs bavards et pleins de souvenirs qui commencent un récit sans pouvoir le terminer, détournés à chaque instant de leur sujet par des réminiscences soudaines qu’ils communiquent aussitôt à leurs auditeurs, greffant anecdotes sur anecdotes, puis revenant à leur sujet, pour l’abandonner de nouveau dès que l’occasion s’en présentera.

La première partie du roman se termine par une plainte de l’amant qu’on a éloigné de la rose. Précédemment déjà la même situation s’était présentée et Raison était venue offrir au jeune homme ses consolations. De nouveau la déesse descend de sa tour. Cette intervention rappelait à Jean de Meun celle de Philosophie venant visiter Boèce dans sa prison, pour le consoler des injustices du roi, et celle de Nature apparaissant à Alain de Lille, un jour qu’il gémissait sur la perversité de son siècle. Il relut le de Consolatione et le de Planctu, cherchant à s’aider, pour le discours de Raison, de ceux de Philosophie et de Nature ; il y nota des pensées qui pouvaient assez naturellement rentrer dans son sujet, puis d’autres qui s’y appropriaient moins facilement, mais qu’il trouvait bon de mettre à la portée des laïques, incapables de les lire dans le latin. C’est ainsi que peu à peu il fit passer dans son poème la plus grande partie du livre de Boèce et de celui d’Alain.

Raison commence par montrer au jeune homme quels sont les inconvénients de l’amour ; elle distingue plusieurs sortes d’amour ; elle en vient à parler des faux amis qui s’attachent à la richesse et abandonnent les malheureux ; c’est alors que Jean de Meun se souvient des considérations de Boèce sur la Fortune. Il ouvre son manuscrit de la Consolation, et Raison prêche sur la Fortune pendant plus de deux mille vers. Ce sermon n’est pas entièrement de Boèce ; Raison cite Cicéron, Tite-Live, Lucain, Solin, Claudien, Suétone, l’auteur du Polycratique, mais l’idée de ces digressions lui a été suggérée par quelque pensée ou quelque mot de Boèce.

Si le Roman de la Rose rappelait au souvenir de Jean de Meun le traité de Boèce, il devait lui rappeler plus naturellement encore le de Planctu Naturæ, dont le cadre est identique, jusque dans l’exécution des détails, à celui de la Consolation, et dont le sujet a des affinités avec celui du poème de Guillaume de Lorris, puisque les plaintes de Nature ont pour objet le mépris dans lequel sont tombées les lois naturelles de l’amour, et que Alain met en scène, en les personnifiant, les vices qui favorisent la luxure et les vertus qui la combattent. Plus de cinq mille vers du roman sont inspirés du de Planctu Naturæ.

En lisant le Roman de la Rose, on voit facilement par quelles associations d’idées, souvent même de mots, les nombreuses digressions du poème se sont présentées à l’esprit de l’auteur.


II. — Deuxième partie du Roman de la Rose.


Vie et ouvrages de Jean de Meun. — L’auteur de la seconde partie du Roman de la Rose est Jean Clopinel (ou peut-être Chopinel), né à Meun-sur-Loire. C’est lui-même qui nous donne ce renseignement (voir ci-dessus, p. 106). Nous savons d’autre part qu’il est mort avant le 6 novembre 1305. En effet, par un acte notarié daté de ce jour et conservé aux Archives nationales, un clerc appelé Adam d’Andely donne aux dominicains de la rue Saint-Jacques de Paris, sous réserve d’usufruit viager, la propriété d’une maison « ou feu maistre Jehan de Meun souloit demourer ». Cette donation était « de grant pieça » arrêtée et conclue, dit expressément l’acte ; preuve que depuis longtemps Adam possédait la maison, mais non pas que depuis longtemps Jean de Meun était mort ; on peut supposer en effet que celui-ci n’était que locataire ou usufruitier et que sa mort a été l’occasion de l’acte. En tout cas il est certain qu’en novembre 1305 Jean Clopinel ne vivait plus.

Jean de Meun jouissait d’une certaine fortune ; sa maison, flanquée d’une tourelle, ayant cour et jardin, atteste cette aisance. Honoré Bonet, dans son Apparition de Jean de Meun, écrite dès la fin du xive siècle, le représente avec un riche manteau fourré de menu vair[113]. Le poète dit d’ailleurs lui-même, dans son Testament :

Dieus m’a doné au mieuz onour et grant chevance[114].

Et il ajoute :

Dieus m’a doné servir les plus granz genz de France.

Nous ignorons à quelle situation il fait ici allusion. Nous savons seulement que sa traduction du de Re militari}} de Végèce a été faite pour Jean de Brienne, comte d’Eu, et celle de la Consolation de Philosophie de Boèce pour le roi Philippe le Bel. Il semble aussi avoir été l’obligé du comte d’Artois et surtout de Charles Ier, roi de Sicile.

Son premier ouvrage de longue haleine est la continuation du Roman de la Rose. Un passage permet d’en déterminer la date approximative ; c’est celui où Jean rappelle la mort de Mainfroi et celle de Conradin, décapité par ordre de Charles, qui

Est ores[115] de Sicile rois.

Mainfroi fut tué en 1266 ; Conradin fut exécuté en octobre 1268 ; Charles d’Anjou mourut en 1285. C’est donc sûrement entre 1268 et 1285 que ce passage fut écrit. Mais on peut préciser davantage. Le 15 janvier 1277 Charles acheta les droits de Marie d’Antioche au trône de Jérusalem, et à partir du 15 juillet de la même année il prit régulièrement dans les actes émanés de sa chancellerie le titre de roi de Jérusalem. Jean de Meun ne mentionne pas cette nouvelle dignité. Étant donnée l’intention manifeste de flatterie qui a inspiré les vers où il parle de Charles d’Anjou, il n’aurait sûrement pas manqué de signaler un événement si glorieux pour ce « vaillant roi », pour « ce bon roi », s’il l’avait connu, c’est-à-dire s’il avait écrit ces vers après 1277. Non seulement le passage en question, mais le poème entier a dû être composé avant cette date, car l’auteur, qui a intercalé plusieurs additions dans son œuvre, n’aurait sans doute pas hésité à y ajouter quelques vers pour rappeler cet événement s’il était survenu lorsqu’il tenait encore la plume.

Longtemps on a cru que le poème de Jean de Meun était du xive siècle. Différentes dates après lesquelles il n’a pu être écrit ont été depuis successivement constatées : le procès des Templiers (1309), la mort du poète (1305), les Vêpres Siciliennes (1282), enfin l’avènement de Charles d’Anjou au trône de Jérusalem (1277). Mais, fait curieux, on n’a généralement reculé que de la distance imposée par l’évidence. Pourtant, si la constatation que le Roman de la Rose était terminé à l’époque où le roi de Sicile prit le titre de roi de Jérusalem fixe une date en deçà de laquelle on ne saurait descendre, elle n’empêche pas de remonter au delà. La digression relative à Charles d’Anjou fut écrite entre 1268 et 1277. À défaut d’autre indice on est en droit de faire remonter le poème jusqu’en 1268. Cette date même n’est pas une limite infranchissable, car l’épisode qui nous la fournit peut être, comme d’autres, une addition intercalée par l’auteur dans son poème[116]. En prenant une moyenne et en tenant compte qu’une œuvre aussi considérable a dû demander plusieurs années de travail, nous dirons que le Roman de la Rose a été continué vers 1270. C’est par le même raisonnement que nous avons fixé approximativement la date de la première partie entre 1225 et 1230.

Le poème de Jean de Meun ayant tous les caractères d’une œuvre de jeunesse, on peut avec beaucoup de vraisemblance placer la naissance de l’auteur aux environs de l’an 1240.

Après le Roman de la Rose Jean de Meun fit surtout des traductions. En 1284 il traduisit le traité de Végèce, de Re militari, sous le titre de Chevalerie ; ensuite le livre des Merveilles d’Irlande de Giraud de Barri ; les Épîtres d’Abélard et Héloïse, le traité du moine anglais Aelred sur l’Amitié spirituelle et enfin la Consolation de Philosophie de Boèce. Des manuscrits du livre de Chevalerie, des Épîtres d’Abélard et Héloïse, de la Consolation de Philosophie nous ont été conservés, mais il ne nous en est parvenu aucun des Merveilles de l’Irlande ni de l’Amitié spirituelle[117], et nous ne connaîtrions pas ces deux traductions si Jean de Meun n’avait pris soin d’énumérer ses précédents travaux dans l’épître dédicatoire de sa traduction de Boèce. Cette épître, adressée à Philippe le Bel, se trouve en tête de deux traductions différentes de la Consolation, l’une en prose, l’autre en prose mêlée de vers, comme l’original. On n’a pas encore déterminé sûrement laquelle des deux est de Jean de Meun. Ses autres traductions sont toutes en prose.

On a encore du même auteur deux poèmes, qui sont sans doute ses dernières productions ; ils sont intitulés Testament et Codicille. Le Testament est composé d’environ 2200 vers de douze syllabes, divisés en quatrains monorimes. C’est une œuvre remarquable en beaucoup d’endroits par la justesse des idées, par la pureté de la langue, par la facture du vers. Jean, qui pendant toute sa carrière a travaillé la langue pour l’assouplir aux difficultés de ses traductions et pour lui faire exprimer des idées à la hauteur desquelles elle ne s’était jamais élevée, en est devenu le maître et la manie avec une aisance qu’aucun auteur du moyen âge n’a égalée. Ses alexandrins se suivent avec une facilité, une ampleur, une noblesse qu’on est surpris de rencontrer à cette époque, et qu’on admirerait davantage si ces qualités n’étaient parfois gâtées par les exigences de la rime très riche à laquelle le poète s’est astreint.

Il serait difficile de donner une courte analyse du Testament, parce que les idées s’y succèdent souvent sans ordre. C’est une série de réflexions, de conseils et de reproches qu’un chrétien philosophe, mûri par l’étude, l’observation et l’âge, adresse tantôt à ses contemporains en général, tantôt à chacune des classes de la société en particulier : aux hommes, aux femmes, aux laïques, aux clercs, aux prélats, aux curés, aux ordres religieux. En voici le début :

Li Peres et li Fiz et li Sainz Esperiz,
Uns Dieus en trois persones aorez[118] et cheriz,
Tiegne les bons en grace et rescout[119] les periz,
Et doinst[120] que cis[121] traitiez soit a m’ame meriz[122] !

J’ai fait en ma jonece mainz diz[123] par vanité,
Ou maintes genz se sont plusours fois delité[124] ;
Or[125] m’en doinst Dieus un faire par vraie charité,
Pour amender[126] les autres, qui poi m’ont proufité.

Bien doit estre escusez jones cuers en jonece,
Quant Dieus li done grace d’estre vieuz en vieillece ;
Mais mout est grant vertu et trés haute noblece
Quant cuers en jone eage en meürté s’adrece[127]

Le Codicille n’a que 11 couplets de huit vers octosyllabiques, dont les trois premiers riment ensemble, le quatrième avec le huitième, les cinquième, sixième et septième ensemble ; c’est-à-dire : a a a b c c c b. C’est une exhortation à l’aumône, comme il s’en trouve déjà une dans le Testament. En voici la première strophe :

Dieus ait l’ame des trespassez,
Car des biens qu’il ont amassez,
Dont il n’orent onques[128] assez,
Ont il toute lour part eüe !
Et nous qui les amasserons,
Si tost com nous trespasserons,
La part que nous en laisserons,
Cele avrons nous toute perdue.

Le Testament et le Codicille ont été publiés par Méon à la suite du Roman de la Rose. Les manuscrits en sont plus nombreux encore que ceux du roman.

Le second couplet du Testament, cité plus haut, semble indiquer que Jean de Meun a fait, en sa jeunesse, d’autres poésies frivoles que son roman, mais nous ne les possédons pas, du moins sous le nom de leur auteur.

En revanche une foule d’ouvrages de différentes natures, et dont quelques-uns ne remontent pas au delà du xve siècle, lui ont été faussement attribués, sans doute pour les faire bénéficier de sa réputation.

Analyse de la seconde partie du Roman de la Rose. — L’amant désespéré se prépare à la mort et lègue son cœur à Bel-Accueil (v. 4069-4232). Pendant qu’il se lamente, Raison descend une seconde fois de sa tour et tente encore de le sauver, en l’exhortant à quitter le service d’Amour, dont elle lui fait un portrait bizarre autant que peu flatteur (v. 4233-4372).

Amours ce est pais haïneuse,
Amours est haïne amoureuse,
C’est loiauté la desloial.
C’est la desloiauté loial…

Et ainsi pendant soixante vers. À cette litanie — traduite du de Planctu Naturæ d’Alain de Lille — l’amant aurait préféré une bonne définition. Raison lui en donne une — empruntée au traité de Amore d’André Le Chapelain — : « L’amour est une affection de l’âme qui attire l’une vers l’autre deux personnes de sexes différents… » Pour les uns la fin de cet amour est le plaisir seul ; pour les autres il est le principe de la propagation de l’espèce. Celui qui ne cherche dans l’amour que le plaisir se fait l’esclave du plus grand des vices, de la racine de tous les maux, comme Cicéron appelle la volupté, dans son livre sur la vieillesse (v. 4373-4454).

Partant de cette citation, Jean de Meun établit un parallèle entre la jeunesse et la vieillesse. À l’exemple du philosophe latin, il représente les jeunes gens comme les esclaves de leurs passions ; il reproche même très hardiment à ceux de son siècle une faute que les Romains ne connaissaient pas : l’abandon à la porte d’un couvent de la liberté qu’ils ont reçue de la nature. Mais tandis que Cicéron peint la vieillesse avec les couleurs les plus gaies, Jean de Meun en fait un sombre tableau :

Travauz et Doulour la herbergent[129],
Mais il la lient et enfergent[130],
Et tant la batent et tourmentent
Que mort prochaine li présentent…

Dans l’amour le plaisir est légitime ; c’est même un condiment nécessaire ; mais on doit y chercher autre chose : la continuation de l’humanité. Malheur à ceux qui ne demandent à l’amour que des voluptés ! (v. 4455-4844.)

Mais, objecte l’amant, il faut aimer ou haïr : la haine n’est-elle donc pas plus à éviter que l’amour ? (v. 4645-4688.) Il y a différentes manières d’aimer, répond la déesse ; et pour le prouver, elle définit l’amitié, sans oublier les devoirs qu’elle impose, le tout d’après Cicéron (v. 4685-4784). L’amitié, très recommandable, ne doit pas être confondue avec le sentiment que les convoiteux témoignent aux riches, sentiment qui naît avec la richesse et disparaît avec elle, comme la lune brille des rayons du soleil (v. 4785-4852).

À ce propos Raison parle de la déesse Fortune et montre les inconvénients d’être riche. Ce n’est pas l’abondance des biens qui fait le bonheur ; le marchand, l’avocat, le médecin, le prédicateur dont les affaires prospèrent ne sont pas heureux, car plus ils amassent, plus ils veulent amasser. Les richesses ne sont pas faites pour être accumulées, mais « pour courir », pour aider ceux qui en ont besoin ; celui qui ne les dépense pas commet un crime dont il rendra compte à Dieu. D’ailleurs l’homme qui enserre des trésors n’en est pas le maître mais l’esclave. Il a la peine de les amasser, le souci de les garder et la douleur à sa mort de les quitter. Plus heureux celui qui n’a vaillant une maille, mais vit de son travail quotidien, sans préoccupation du lendemain, avec l’espoir d’aller, s’il est malade, à l’hôpital, et, s’il meurt, au ciel (v. 4853-5040).

Nus n’est chetis[131] s’il nel cuide[132] estre,
Soit rois, chevaliers ou ribauz.
Maint ribaut ont les cuers si bauz[133],
Portant sas[134] de charbon en Grieve[135],
Que la poine riens ne lor grieve[136] ;
Qu’il en pacience travaillent
Et balent[137] et tripent[138] et saillent[139],
Et vont a Saint Marcel as tripes[140],

Et ne prisent tresor trois pipes ;
Ainz[141] despendent[142] en la taverne
Tout lour gaaing et lour esperne[143],
Puis revont porter les fardeaus,
Par leece, non pas par deaus[144],
Et loiaument lour pain gaaignent,
Quant embler[145] ne tolir[146] ne deignent ;
Puis revont au tonel et boivent,
Et vivent si com vivre doivent.
Tuit cil[147] sont riche en abondance,
S’il cuident[148] avoir souffisance
(v. 5062-5080).

« Tuit cil » sont plus heureux que les rois entourés de leur garde, que le menu peuple appelle une garde d’honneur et qui n’est qu’une garde de peur. Que peut un roi, avec ses trésors et ses sergents ?

Car sa force ne vaut deus pomes
Outre la force d’un ribaut,
Qui s’en iroit a cuer si baut[149].
Par ses homes ! Par foi, je ment,
Ou je ne dis pas proprement.
Vraiement sien ne sont il mie,
Tout[150] ait il entre eus seignourie.
Seignourie ! Non, mais servise,
Qu’il[151] les doit garder en franchise.
Ainz[152] sont lour, car quant il vourront,
Lour aïdes au roi tourront[153],
Et li rois touz seus[154] demourra
Si tost com li pueples vourra,
Car lour bonté ne lour prouece,
Lour cors, lour force, lour sagece
Ne sont pas sien, ne rien n’i a ;
Nature bien les li nia…
(v. 5314-5330).

Méfions-nous donc de Fortune, qui peut nous reprendre demain ce qu’elle nous donne aujourd’hui. L’honnête homme ne doit ni envier les riches, ni les aimer pour le profit qu’il peut tirer d’eux ; pareille amitié est aussi condamnable que le fol amour. Le mot aimer a une signification plus haute et plus large, on doit aimer loyalement tout le monde en général, et non pas telle ou telle personne en particulier ; l’homme doit se comporter envers les autres comme il veut que les autres se comportent envers lui. C’est parce que cet amour est aujourd’hui méconnu qu’on a besoin de juges pour punir ceux qui ne le pratiquent pas (v. 5085-5495).

À la demande de l’amant, Raison établit un parallèle entre la charité et la justice ; la première a toutes ses préférences, parce qu’elle peut suffire à l’homme sans la justice, tandis que celle-ci ne peut se passer de la charité,

Car puis qu’Amours s’en vourroit fuire,
Justice en feroit trop destruire.

Si la charité régnait en ce monde, les hommes vivraient paisibles, tranquilles ; ils n’auraient ni rois, ni princes, ni baillis, ni prévôts, ni juges. C’est Malice

Qui fu mere des seigneuries,
Dont les franchises sont peries.
Car se ne fust maus et pechiez
Dont li mondes est entechiez[155],
L’on n’eüst onques[156] roi veü,
Ne juge en terre coneü.
Si se pruevent[157] il malement,
Qu’il[158] deüssent premierement
Eus meïsmes justifier,
Puis qu’on se vuet en eus fier,
Et loial estre et diligent,
Non mie lasche et négligent,
Ne convoiteus, faus ne feintis[159]
De faire droiture as plaintis.
Mais or[160] vendent les jugemenz
Et bestournent[161] les erremenz[162],
Et taillent et content et raient[163],
Et les povres genz trestout paient.
Tuit[164] s’esforcent de l’autrui[165] prendre
Teus[166] juges fait le larron pendre,
Qui mieuz deüst estre penduz.
Se jugemenz li fust renduz
Des rapines et des torz faiz,
Qu’il a par son pouoir forfaiz
(v. 5588-5612).

Témoin l’histoire d’Appius Claudius et de Virginie, que Jean de Meun raconte d’après Tite-Live (v. 5613-5682). Bref, comme le dit excellemment Lucain, la vertu et le pouvoir ne vont jamais ensemble. Mais les juges, clercs ou laïques, les rois et les prélats comparaîtront à leur tour au tribunal du juge suprême (v. 5683-5720).

Dans son discours Raison s’est servie d’un mot grossier et l’amant le lui reproche ; elle s’en expliquera plus tard ; elle veut auparavant terminer sa dissertation sur l’amour. En conseillant de fuir l’amour, elle n’a pas voulu dire, ainsi que l’amant a feint de le croire, qu’il faut le remplacer par la haine, comme les sots dont parle Horace, qui voulant éviter un vice tombent dans un autre. Fuir l’ivresse n’est pas se priver de boire, et sans être prodigue on peut n’être pas avare (v. 5721-5774).

Il y a un amour très recommandable, c’est l’inclination naturelle des êtres vivants pour leurs semblables, qui les pousse à engendrer et à nourrir leurs petits. Mais cet amour ne plaît pas à l’amant et la déesse n’en parlera pas davantage. S’il veut absolument une amie, qu’il aime Raison elle-même ; il ne saurait trouver une plus belle femme. Mais celui qui choisit Raison pour amie ne peut servir en même temps ni le dieu d’Amour, ni surtout Fortune ; il doit mépriser celle-ci comme l’ont fait Socrate, Héraclite et Diogène. Qu’il lutte contre elle ; elle est facile à vaincre, car elle n’est pas, comme on le croit souvent, une divinité ; sa demeure n’est pas au ciel (v. 5776-5944).

Suivent d’abord une longue et belle description du palais de Fortune et le portrait de la fausse déesse elle-même, traduits de l’Anticlaudianus d’Alain de Lille (v. 5945-6198), puis des dissertations sur l’inconstance de Fortune, tirées de la Consolation de Philosophie de Boèce, avec, à l’appui, des exemples empruntés au même ouvrage, mais développés d’après d’autres sources ; la mort de Sénèque et les crimes de Néron tels que Suétone les rapporte, et l’histoire de Crésus suivant la version des Mythographes (v. 6199-6654). Enfin, de peur que ces preuves « d’anciennes histoires prises » ne suffisent pas, quelques exemples contemporains : la mort de Mainfroi, celle de son neveu Conradin, la captivité d’Henri frère du roi d’Espagne, le châtiment des Marseillais révoltés, mis à mort par le bon roi Charles de Sicile (v. 6655-6932).

Tant d’arguments ne suffisent pas à convaincre l’amant, qui refuse de quitter le dieu d’Amour, et reproche de nouveau à Raison l’expression obscène qu’elle a précédemment employée et dont les nourrices elles-mêmes, femmes gaillardes et simples, n’oseraient pas se servir. Raison, après avoir relevé le ton narquois et même injurieux de ses interruptions, répond au jeune homme qu’elle n’hésite pas à appeler par leur nom les choses que Dieu a faites. Ces noms, du moins tels qu’ils sont actuellement, n’ont pas été donnés par Dieu à ses œuvres, quoiqu’il aurait pu le faire quand il les créa ; mais il a voulu que Raison les nommât elle-même, lorsqu’il lui fit le précieux don de la parole, pour le développement de notre intelligence, comme en témoigne Platon dans son Timée. Si ces noms qu’on trouve choquants, au lieu d’être appliqués aux objets qu’on a l’habitude de cacher, l’étaient à des objets sacrés, ils seraient vénérés toutes les fois qu’on les prononcerait. Ils n’ont donc rien de honteux en eux-mêmes. Eh quoi ! Raison n’oserait pas désigner par leur propre nom les œuvres de Dieu ! Ces noms ont-ils donc été donnés pour qu’on ne s’en servît pas ? Si en France les femmes emploient pour désigner certaines choses des expressions figurées, c’est par un préjugé né de l’accoutumance (v. 6933-7222).

Le développement de ce paradoxe nous fournit une preuve irrécusable que, contrairement à une opinion trop généralement répandue aujourd’hui, les femmes du xiiie siècle, non seulement dans les hautes classes mais aussi dans le menu peuple, s’offensaient autant que celles de nos jours de l’emploi des mots grossiers ou obscènes.

L’amant accepte la justification de Raison, mais il ne veut pas l’entendre sermonner davantage. Elle le quitte et il s’en va trouver Ami. Celui-ci ranime ses espérances : puisque Bel-Accueil lui a donné un baiser, rien ne pourra le tenir en prison. Mais il importe d’agir avec prudence. Il faut attendre, avant de faire aucune tentative autour du château où le prisonnier est enfermé, que toute méfiance ait disparu ; il faut surtout faire belle mine à Male-Bouche, qui est le plus à craindre ; il faut également servir les autres personnes préposées à la garde de Bel-Accueil. Et l’ami répète ici les conseils donnés par Ovide dans son Art d’aimer pour séduire les femmes (v. 7223-7914). Il y aurait bien un moyen efficace de s’emparer sans délai du château ; ce serait de suivre un chemin appelé Trop-Donner, construit par Folle-Largesse. Celui qui, accompagné de Richesse, prendrait cette voie, arriverait vite à l’intérieur de la forteresse, seulement Richesse l’y abandonnerait et c’est Pauvreté qui le ramènerait en arrière. Et l’auteur fait un sombre portrait de Pauvreté, plus terrible que la mort. Il faut éviter ce chemin funeste. Ce n’est pas qu’on ne doive rien donner :

Par dons sont pris et dieu et ome,

mais qu’on offre des fruits nouveaux, des fleurs, des choses peu coûteuses. C’est un conseil d’Ovide (v. 7915-8284).

Il ne suffit pas de gagner l’amour d’une femme, il faut une fois conquis le garder. C’est toujours Ovide qui en enseigne les moyens. Ici encore ce sont les dons, surtout les dons riches, qui ont le plus d’effet. Jadis il en était autrement. Cette réflexion amène une description de l’âge primitif de l’humanité, empruntée en partie à la première Métamorphose d’Ovide (v. 8285-8492).

Les temps sont changés ; l’égalité, qui devrait unir les époux, n’existe plus. L’homme, qui avant le mariage appelait dame et maîtresse celle qu’il courtisait et se disait son serviteur, la traite après de servante et veut être son seigneur et maître. De là tant de mauvais ménages. Comme exemple des désagréments du mariage, l’auteur nous montre un mari jaloux querellant sa femme coquette. C’est une scène spirituelle et curieuse, bien que gâtée par des longueurs, par des digressions hors de propos, telles que les paradoxes de Théophraste, de Valère, de Juvénal contre le mariage et les femmes, l’histoire de Lucrèce racontée d’après Tite-Live, des attestations empruntées aux lettres d’Abélard et d’Héloïse, à Boèce, à Ovide, à Virgile. Toutes les ruses imaginées par les femmes pour tromper leurs maris, tous les soupçons qui peuvent torturer l’esprit d’un mari jaloux sont finement observés et décrits (v. 8493-9530).

Jean revient ensuite, pour la développer à l’aide de la première Métamorphose d’Ovide, à l’idée précédemment exprimée, que les anciens,

Senz servitude et sans lien,
Paisiblement, sans vilenie,
S’entreportoient compaignie.

Ils n’avaient pas encore appris à traverser les mers pour explorer les pays lointains, ils vivaient heureux dans le coin de terre où ils étaient nés, lorsque la Fraude, l’Orgueil, l’Avarice, l’Envie et tous les vices, traînant à leur suite la Pauvreté, avec son hideux cortège de misères, firent irruption au milieu d’eux. On se mit à éventrer la terre, pour arracher de ses entrailles les métaux et les pierres précieuses. Les hommes devenus méchants ne s’entendirent plus ; la vie en commun cessa ; on dut faire le partage des terres. De là des querelles sans nombre. Pour y mettre fin, les nouveaux propriétaires résolurent de confier à l’un d’entre eux la garde de leurs biens :

Un grant vilain entre eus eslurent,
Le plus ossu de quant[167] qu’il purent,
Le plus corsu et le graignour[168],
Si le firent prince et seignour.

Cil[169] jura que droit lour tendroit
Et que lour loges[170] desfendroit,
Se chascuns endroit[171] soi lui livre
Des biens dont il se puisse vivre.
Ainsi l’ont entre eus acordé.

Mais il arriva un temps où cet unique gardien ne put à lui seul résister aux voleurs devenus trop nombreux :

Lors restut[172] le pueple assembler,
Et chascun endroit soi tailler,
Pour serjenz au prince bailler[173].
Comunement lors se taillerent
Treüz[174] et rentes[175] li baillerent
Et donerent granz tenemenz[176].
De la vint li comencemenz
As rois, as princes terriens.

Le poète revient à la première Métamorphose, qu’il avait quittée pour exposer sa théorie sur l’origine des pouvoirs publics, et continue la description de l’âge de fer (v. 9531-9696).

Aujourd’hui les femmes se vendent, aussi bien les nobles corps que les autres, aussi l’amant doit-il se tenir en garde contre elles. C’est pourquoi son ami lui recommande une série de préceptes, la plupart empruntés à l’Art d’aimer d’Ovide, sur la manière de n’être pas trompés par les femmes et de les tromper (v. 9697-10031).

Ce discours d’Ami ramène à l’amant Doux-Penser et Doux-Parler, mais non pas Doux-Regard.

L’amant se dirige vers le chemin de Trop-Donner, mais Richesse lui en refuse l’entrée, parce qu’il n’est pas son ami. Elle lui fait pourtant une séduisante description des jouissances que les riches peuvent se procurer, mais qui les font tomber fatalement au pouvoir de Pauvreté, laquelle à son tour les conduit chez Faim.

Faim demoure en un champ perreus[177],
Ou ne croist blez, buissons ne broce[178] ;
Cil chans est en la fin d’Escoce…

Jamais Cérès, la plantureuse déesse, ni Triptolème, le dieu de l’agriculture, ne visitent sa patrie. Elle est la servante de Pauvreté et la mère de Larcin (v. 10032-10303).

L’amant quitte Richesse et va se promener dans le verger. Le dieu d’Amour lui apparaît et lui reproche ses défaillances et son long entretien avec Raison ; le jeune homme confesse qu’il a désespéré un instant, mais qu’il s’en repent ; Amour lui pardonne et lui fait réciter, en guise de confiteor, ses dix commandements, puis il l’interroge sur l’état de son âme et sur la situation de la rose. Ce dialogue est un résumé de ce qui a été dit et fait jusqu’ici pour la conquête de la rose, que de nombreuses digressions avaient fait perdre de vue. Par cet artifice le poète rentre dans son sujet (v. 10304-10478).

Amour convoque ses gens pour le siège de la tour où Bel-Accueil est enfermé :

Dame Oiseuse, la jardinière[179],
I vint o[180] la plus grant baniere[181] ;
Noblece de cuer et Richece,
Franchise, Pitié et Largece,
Hardemenz, Onours, Courtoisie,
Deliz[182], Simplece, Compaignie.
Seürté, Deduiz et Leece,
Joliveté[183], Beauté, Jonece,
Humilité et Pacience,
Bien-Celer, Contrainte-Astenence,
Qui Faus-Semblant o[184] li ameine.

Le dieu harangue ses troupes pour les exciter au combat. Déjà il a perdu Tibulle, dont la mort lui a causé beaucoup de peine ; il a perdu Gallus, Catulle, Ovide ; il faut à tout prix sauver Guillaume de Lorris, qui non seulement est un de ses plus loyaux serviteurs, mais encore doit commencer le Roman de la Rose, où seront enseignés tous les commandements d’Amour, et que Jean Clopinel, de Meun-sur-Loire, terminera plus tard (v. 10475-10714).

Tous les barons sont prêts à commencer le siège ; ils se sont distribué les rôles : Faux-Semblant et Abstinence-Contrainte se chargent de Male-Bouche, Courtoisie et Largesse attaqueront la Vieille qui garde Bel-Accueil, Délit et Bien-Celer iront contre Honte, Hardiment et Sûreté contre Peur, Franchise et Pitié contre Danger. Mais ils voudraient avoir avec eux Vénus. Le dieu leur répond que Vénus est sa mère et qu’il n’a pas d’ordre à lui donner, il leur explique la différence qu’il y a entre son service et celui de la déesse. Ces explications établissent nettement la distinction que les poètes du moyen âge faisaient entre le sentiment inspiré par Vénus et le sentiment inspiré par Amour. Vénus est la déesse du plaisir des sens, son fils est le dieu de l’amour du cœur, la mère et le fils agissent souvent de concert, mais souvent aussi ils vont l’un sans l’autre.

Richesse ayant refusé de prendre part au siège, pour ne pas aider l’amant, qui n’est pas son ami, Amour jure de s’en venger en ruinant les riches qui tomberont dans ses lacs (v. 10715-10954). Il regrette de voir dans son armée Faux-Semblant, mais ses barons lui font comprendre qu’il est indispensable à la réussite de l’entreprise et le dieu l’agrée, à la condition toutefois qu’il dira qui il est et où il habite. Faux-Semblant hésite à répondre, car il craint la vengeance de ses compagnons, mais à l’injonction du dieu il parle. Il est fils de Barat et d’Hypocrisie ; il habite le monde et le cloître, mais surtout le monde.

Briefment je me vois osteler[185]
La ou je me cuit[186] mieuz celer[187],
S’est la celee plus seüre
Sous la plus simple vesteüre.
Religieus sont mout couvert,
Li seculier sont plus ouvert…
Religieus sont tuit[188] piteus[189],
Ja n’en verrez un despiteus[190],
Il n’ont cure d’orgueil ensivre[191],
Tuit se vuelent humblement vivre :
Avec teus[192] genz ja ne maindrai[193],
Et se j’i mains[194] je m’i feindrai…
Je mains avec les orgueilleus
Les veziez[195], les artilleus[196],
Qui mondaines onours convoitent
Et les granz besoignes esploitent[197],
Et vont traçant[198] les granz pitances,
Et pourchacent les acointances[199]
Des puissanz omes, et les sivent,
Et se font povre, et si se vivent
Des bons morceaus delicieus,
Et boivent les vins precieus,
Et la povreté vous preeschent
Et les grandes richesses peschent
As saines[200] et as traïneaus[201].
Par mon chief, il en istra[202] maus !
Ne sont religieus ne monde[203] ;
Il font un argument au monde,

Ou conclusion a honteuse :
Cist[204] a robe religieuse,
Donques est il religieus.
Cist[205] argumenz est trop fieus[206],
Il ne vaut pas un coutel troine[207] ;
La robe ne fait pas le moine.

D’ailleurs ce n’est pas à son costume qu’on pourra reconnaître Faux-Semblant :

Trop sai bien mes habiz changier,
Prendre l’un et l’autre estrangier[208].
Or[209] sui chevaliers, or sui moines.
Or sui prelaz, or sui chanoines,
Or sui clers, autre ore sui prestres,
Or sui desciples, or sui maistres,
Or chastelains, or forestiers.
Briefment je sui de touz mestiers.
Or sui princes, or resui pages,
Or sai parler trestouz langages,
Autre ore sui vieuz et chenuz,
Or resui jones devenuz ;
Or sui Roberz, or sui Robins,
Or cordeliers, or jacobins…
Autre ore vest[210] robe de fame ;
Or sui damoisele, or sui dame,
Autre ore sui religieuse,
Or sui rendue[211], or sui prieuse,
Or sui none, or sui abeesse,
Or sui novice, or sui professe,
Et vois[212] par toutes regions
Cerchant[213] toutes religions ;
Mais de religion sans faille,
Je lais[214] le grain et prent la paille.
Pour genz embacler[215] i habit[216],
Je n’en quier[217] senz plus que l’habit…
(v. 10955-11262).

Cette première partie de la confession de Faux-Semblant n’est pas sans quelques contradictions, qu’on a laissées de côté dans cette analyse, parce qu’elles ne sont probablement pas de l’auteur et pourront disparaître dans une bonne édition du poème. La suite de cette confession est elle-même en contradiction avec la première partie. Après avoir annoncé qu’il se cache sous les costumes les plus variés, aussi bien laïques que religieux, Faux-Semblant tout à coup se trouve être un frère prêcheur, et alors, sous prétexte de raconter son existence, attaque avec violence son ordre en particulier et les ordres mendiants en général. Non seulement cette satire n’est pas amenée par ce qui précède, mais quelques vers plus haut, à la suite d’une allusion très vague aux « apôtres nouveaux », Faux-Semblant vient précisément de déclarer qu’il ne parlera pas d’eux davantage et ne s’occupera que des moyens de délivrer Bel-Accueil. Ce qui ne l’empêche pas de reproduire, en un millier de vers, les accusations que, quelques années auparavant, pour la défense de l’Université de Paris, Guillaume de Saint-Amour avait réunies contre les deux principaux ordres mendiants. Cette satire, que des copistes ont supprimée, que d’autres recommandent de ne lire ni en présence des frères mendiants, trop vindicatifs, ni devant les laïques, qu’on pourrait induire en erreur, a toutes les apparences d’une addition intercalée par l’auteur dans son poème (v. 11263-12213).

Après la confession de Faux-Semblant, l’armée se divise en quatre groupes, qui vont respectivement assiéger les quatre portes du château. Faux-Semblant, en habits de jacobin, et Contrainte-Abstinence, en habits de béguine, se présentent à Male-Bouche en se donnant comme pèlerins, le sermonnent et lui persuadent qu’il a calomnié l’amant, qui ne songe nullement à Bel-Accueil. Male-Bouche convaincu s’agenouille pour confesser sa faute et Faux-Semblant l’étrangle. Les deux prétendus pèlerins entrent alors dans l’enceinte du château, suivis de Courtoisie et de Largesse. Ils y rencontrent la Vieille ; par paroles, dons et promesses, et par l’assurance que Male-Bouche est mort, ils obtiennent d’elle qu’elle portera à Bel-Accueil une couronne de fleurs nouvelles et un salut de la part de l’amant, et même qu’elle introduira celui-ci dans la tour. La Vieille va trouver Bel-Accueil et lui fait accepter les fleurs (v. 12214-12943) ; puis lui enseigne en un long discours tout ce que peut savoir une proxénète, instruite de son métier par les folies de sa jeunesse, l’expérience de son âge mûr et la lecture d’Ovide, tout ce que doit connaître une jeune courtisane pour tirer le plus grand profit de sa beauté, plaire aux hommes, les tromper et les « plumer » (v. 12944-14746).

Bel-Accueil refuse de suivre les mauvais conseils de son indigne surveillante, mais consent à voir le jeune homme, à condition qu’il ne lui demandera rien de messéant. Jalousie étant sortie de la ville, la Vieille introduit l’amant, qui, se méprenant sur les amabilités de Bel-Accueil, veut s’emparer de la rose. Danger et à sa suite Peur et Honte accourent, punissent Bel-Accueil et expulsent le jeune homme (v. 14747-15336).

Ici Jean de Meun ouvre une parenthèse pour demander à ses lecteurs, s’il a dit paroles

Semblant trop baudes[218] ou trop foles,

de lui pardonner,

Que ce requeroit la matire ;

et pour prier en particulier les lectrices, s’il a mal parlé des mœurs féminines, de ne pas lui en vouloir, car il ne l’a fait ni par colère, ni par haine, ni par envie, mais pour

Que nous et vous de nous meïsmes
Poïssons conoissance avoir.

D’ailleurs il n’a rien dit d’elles qu’il n’ait trouvé dans les auteurs anciens ; à peine a-t-il ajouté quelques observations aux leurs,

Si com font entre eus li poëte,
Quant chascuns la matire traite.

Enfin, dans le chapitre où il a mis en scène Faux-Semblant, son intention n’a pas été

De parler contre ome vivant
Sainte religion sivant[219],
Ne qui sa vie use en bone uevre,
De quelque robe qu’il se cuevre.

Il a dirigé ses flèches contre les hypocrites seuls ; si quelqu’un, qu’il ne visait pas, s’est placé volontairement devant son arc et a reçu le coup, tant pis pour lui. Du reste, ici encore il n’a rien dit

Qui ne soit en escrit trouvé
Et par esperiment prouvé,
Ou par raison au moins prouvable…
Et s’il i a nule parole
Que sainte Eglise tiegne a fole,

il est prêt à en faire amende honorable (v. 15337-15504).

Après ces excuses, que l’auteur semble avoir ajoutées après coup, le récit reprend son cours. Franchise attaque Danger ; elle est vaincue, mais Pitié met le vilain hors de combat ; Honte vient à la rescousse et terrasse successivement Pitié et Délit ; elle est mise en fuite à son tour par Bien-Celer ; reste Peur, qui bat Bien-Celer, Hardement, et lutte corps à corps avec Sûreté. C’est alors que le dieu d’Amour, craignant une défaite, envoie Franchise et Doux-Regard chercher Vénus, l’ennemie jurée de Chasteté. Les messagers trouvent la déesse à Citéron, chassant avec Adonis. Elle vient avec eux et jure en arrivant que jamais elle ne laissera Chasteté chez femme qui vive ; elle fait jurer à son fils qu’il en fera autant chez les hommes (v. 15506-16092).

Cependant Nature était dans sa forge occupée à la continuation des espèces, luttant contre la mort, qui cherche à les faire disparaître en détruisant les individus. Art essaie d’imiter Nature, mais il ne peut que la contrefaire, car si naturelles que paraissent ses œuvres, il leur manque la vie, qu’il ne saura jamais leur donner. Ni en sculpture, en gravure ou en peinture, ni en alchimie. Art n’arrivera jamais aux mêmes résultats que Nature. L’artiste ne peut donner la vie, le mouvement, la sensation, la parole à ses créations. L’alchimiste ne peut changer les espèces, si préalablement il ne les décompose en leurs éléments primitifs ; et s’il peut arriver à cette décomposition, il faut encore qu’il sache, dans le mélange des éléments, garder les proportions dont dérive la forme, qui établit entre les substances des différences spécifiques. Néanmoins il est certain que l’alchimie est un art véritable, à condition qu’on le pratique sagement ; car, quoi qu’il en soit des espèces, les éléments qui les composent peuvent se combiner de mille façons, et par ces différentes combinaisons produire des espèces différentes. De même que de la fougère réduite en cendre on tire le verre, on pourrait transformer les métaux en les purifiant, tous étant composés des mêmes éléments diversement combinés :

Car d’argent vif fin or font naistre
Cil qui d’alchemie sont maistre,
Et pois[220] et coulour li ajoustent
Par choses qui gaires ne coustent (v. 16093-16450).

Tout en travaillant Nature pleurait en proie au remords. Près d’elle se tenait son chapelain Génius, qui toujours, au lieu de messe, lui rappelait

Les figures representables
De toutes choses corrompables,
Qu’il ot escrites en son livre.

Le remords de Nature est causé par l’homme, qui transgresse ses lois. Elle veut s’en confesser à son chapelain ; celui-ci, avant d’entendre sa confession, lui conseille de garder son sang-froid, au lieu de s’emporter comme le font si souvent les femmes, et, à ce propos, il fait contre la plus perverse des créatures une longue satire (v. 16551-16908). Après ce sermon, dont il est difficile de voir les liens qui le rattachent à ce qui suit ou précède, Nature s’agenouille et commence sa confession. C’est l’exposé, en 2600 vers, des connaissances cosmogoniques, métaphysiques, astronomiques, physiques et autres de Jean de Meun. Nature termine en se plaignant de l’homme, qui, seul de tous les êtres créés, n’observe pas ses lois (v. 16909-19633). Génius l’absout, puis, sur son ordre, se rend à l’armée d’Amour, et là, revêtu de la chasuble et des insignes épiscopaux, il fait aux barons réunis un sermon d’environ douze cents vers, plus bizarre encore que prolixe, où s’entrecroisent les noms de Jupiter, de Dieu le Père, de Vénus, de la Vierge, des Parques, de Jésus, où le matérialisme le plus hardi se mêle au mysticisme le plus raffiné. L’orateur prêche contre la virginité et la sodomie, également contraires à la continuation de l’humanité et à la volonté de Dieu ; il menace de l’enfer ceux qui n’observent pas les commandements de la nature et de l’amour, et promet aux autres le champ fleuri où les blanches brebis, conduites par Jésus, l’agneau né de la vierge, paissent en un jour sans fin une herbe incorruptible, dans un parc semblable au jardin de Déduit, mais infiniment plus beau. Son sermon terminé, Génius lance un anathème terrible contre ceux qui ne suivent pas les lois naturelles de l’amour (v. 19634-20869).

Encouragée par les paroles de Génius et conduite par Vénus, l’armée s’élance à l’assaut de la tour. On aperçoit par une archère une jeune fille, beaucoup plus belle que la statue de Pygmalion (v. 20870-21070), dont l’auteur ne manque pas de raconter l’histoire (v. 21071-21478). Vénus lance alors son brandon. Honte et Peur s’enfuient, et sur les instances de Courtoisie, de Franchise et de Pitié, Bel-Accueil accorde enfin la rose à l’amant (v. 21479-21611), et celui-ci la cueille (v. 21612-22046). C’est la fin du poème :

Ainsi oi[221] la rose vermeille ;
A tant[222] fu jourz et je m’esveille (v. 21612-22046).

Qualités et Défauts de la 2e partie du Roman de la Rose. — Tel est le poème de Jean de Meun. C’est une œuvre extraordinaire, non seulement par l’incohérence de son plan, ou plutôt par son manque de plan, par l’entassement chaotique des sujets les plus divers, par l’amalgame des éléments les plus hétérogènes ; mais aussi par les connaissances de l’auteur, par son talent d’écrivain, par l’indépendance de ses idées. Nous n’insisterons pas sur l’étrange désordre de la composition ; l’analyse qu’on vient de lire en donne une idée suffisante. On a pu juger aussi par quelques citations de la hardiesse avec laquelle Jean de Meun a développé ses théories révolutionnaires sur l’origine et la puissance des rois, les serviteurs et non les maîtres du peuple, qui pourra quand il le voudra leur refuser « ses aides » et les abandonner. Il ne manque pas une occasion d’étaler ses opinions sur les souverains, qu’il compare à des peintures,

Qui plaisent cui ne s’en apresse[223],
Mais de près la plaisance cesse ;

sur les princes, dont

…li cors ne vaut une pome
Outre le cors d’un charuier[224],
Ou d’un clerc ou d’un escuier ;

sur les gentilshommes,

Si com li pueples les renome.

À ceux qui se figurent qu’ils

Sont de meillour condition
Par noblece de nation[225]
Que cil qui les terres cultivent,
Ou qui de lour labour se vivent,

il répond que

S’il n’est …nus[226] n’est gentis[227]
S’il n’est as vertuz ententis,
Ne n’est vilains fors par ses vices…
Car gentillece de lignage
N’est pas gentillece qui vaille.

C’est avec la même audace qu’il attaque les Jacobins et les Franciscains, alors tout-puissants près des cours de France et de Rome ; qu’il condamne les vœux monastiques et le célibat des prêtres ; qu’il réprouve la virginité comme un crime contre nature ; qu’il expose sur la première période de l’humanité des conceptions païennes et sur l’amour un communisme où l’Inquisition, dirigée par ses mortels ennemis, aurait pu relever plus d’une proposition digne du bûcher.

À côté de ces explosions d’ardeurs juvéniles on est tout surpris de trouver, sur les sujets les plus graves de la métaphysique, par exemple sur l’accord du libre arbitre avec la prescience divine, des dissertations dans lesquelles les plus doctes théologiens ne trouveraient rien à reprendre, ni pour l’orthodoxie, ni pour la maturité du raisonnement, ni pour la clarté de l’exposition.

Les connaissances de Jean de Meun sont étendues et variées. Il a sur le grand œuvre des idées nettes et sages ; il connaît les ouvrages de Geber et de R. Bacon ; il explique les phénomènes célestes d’après Aristote ; il a étudié dans Alhacen les secrets de l’optique et connaît la théorie des miroirs simples, grossissants, ardents, magiques ; il aborde même des problèmes très graves de pathologie mentale et ce qu’il dit de certains cas extraordinaires d’hallucinations, des extases, du somnambulisme est très sensé. Il décrit ce qu’on appelle aujourd’hui le dédoublement de la personnalité, qu’il attribue à deux causes : le sommeil du sens commun et la frénésie. Il ne croit ni aux revenants, ni aux sorciers, ni à la réalisation des songes. Il raille les craintes superstitieuses qu’inspirent aux « genz foles » les étoiles filantes et les éclipses, et nie que les comètes puissent avoir la moindre influence sur la destinée des grands :

Ne li prince ne sont pas digne
Que li cors du ciel doignent[228] signe
De lour mort plus que d’un povre ome.

Il a d’ailleurs une haute et juste idée de la science :

Si ront[229] clerc plus grant avantage
D’estre gentil[230], courtois et sage,
Et la raison vous en dirai,
Que n’ont li prince ne li roi,

Qui ne sevent[231] de letreüre[232] ;
Car li clers voit en escriture,
Avec les sciences prouvees,
Raisonables et demonstrees,
Touz maus dont l’on se doit retraire[233],
Et touz les biens que l’on puet faire.
Les choses voit du monde escrites,
Si com el sont faites et dites.
Il voit es ancienes vies
De touz vilains les vilenies,
Et touz les faiz des courtois omes
Et des courtoisies les somes.
Briefment il voit escrit ou[234] livre
Quanque[235] l’on doit fouïr ou sivre ;
Par quoi tuit[236] clerc, desciple ou maistre,
Sont gentil ou le doivent estre ;
Et sachiez cil[237] qui ne le sont,
C’est pour lour cuer que mauvais ont,
Qu’il en ont trop plus d’avantages
Que cil[238] qui court as cers ramages[239].
Si valent pis que nule gent
Clerc qui le cuer n’ont noble et gent…
Pour quoi, pour gentillece[240] avoir
Ont li clerc, ce pouez savoir,
Plus bel avantage et graignour[241]
Que n’ont li terrien seignour…

Jean de Meun était très familier avec la littérature latine ; il avait lu tout ce qu’on pouvait en lire de son temps, c’est-à-dire, à peu d’exceptions près, ce qui nous en est parvenu. Non seulement il la connaissait, mais, mérite très rare à son époque, il la comprenait réellement, il en sentait les véritables qualités. Ses jugements sur les anciens sont toujours justes. Platon, dont il a étudié le Timée dans la traduction de Chalcidius, est le philosophe qui a le mieux parlé des dieux ; Aristote est le génie universel ; Virgile est le poète qui a connu le cœur féminin ; Ovide celui qui a le mieux connu l’art de le tromper ; c’est la finesse qui caractérise Horace.

Jean de Meun n’est pas seulement un savant et un lettré, c’est aussi un poète, le plus grand peut-être du xiiie siècle. À ce point de vue il a été généralement méconnu, parce que d’autres faces plus étincelantes de son esprit ont absorbé l’attention des critiques qui se sont occupés de lui, et parce que les nombreux poèmes qu’il a insérés dans son roman y sont un peu perdus. C’est un morceau superbe que la page où il oppose l’insouciance, la joie de vivre du portefaix aux soucis continuels du banquier, qui ne se croit jamais assez riche, du marchand, qui « bée[242] a boivre toute Seine », de l’avocat et du médecin, qui « pour deniers sciences vendent », du théologien qui prêche pour acquérir

Onours ou graces ou richesses,

du riche, des « entasseurs »,

Qui sont tuit[243] serf a lour deniers,
Qu’il tienent clos en lour greniers.

Tout le monde connaît les portraits de Faux-Semblant et de la Vieille, ces deux ancêtres de Tartufe et de Macette. C’est à des ouvrages antérieurs, à ceux de Guillaume de Saint-Amour et d’Ovide que Jean de Meun a pris une partie des traits de ces deux personnages, mais il les a transformés, les a faits siens et les a combinés avec ceux que lui avaient fournis ses observations personnelles, pour en tirer des types bien supérieurs à ses modèles. Nous signalerons surtout, dans le discours de la Vieille, la peinture vigoureuse, exacte et entièrement originale de la passion qu’elle a éprouvée dans sa jeunesse pour le ribaud qui dépensait dans les tavernes les gains de la courtisane et payait ses faveurs de coups et d’injures. Le type moins connu du mari jaloux est également remarquable d’originalité et de verve.

Dans une note toute différente, nous signalerons encore, entre autres morceaux empreints d’une réelle poésie, une brillante description d’un orage, avec le retour du beau temps ; le tableau « des berbiettes blanches »,

Bestes debonaires et franches,
Qui l’erbete broutent et paissent,
Et les flouretes qui la naissent ;

les comparaisons accumulées par l’auteur pour justifier ses attaques contre l’asservissement du mariage et la captivité du couvent, et qui représentent, en des miniatures ravissantes de grâce et de naturel, l’oisillon mis en cage, le poisson pris à la nasse, le jeune chat qui voit sa première souris, le poulain qui aperçoit une cavale. L’épisode de Vénus et Adonis ; l’histoire de Pygmalion sont aussi deux idylles charmantes, qui soutiennent dignement la comparaison avec les pages d’Ovide dont elles sont imitées.

Ajoutons que personne au xiiie siècle n’a manié la langue française comme Jean de Meun ; que son style est le plus souvent au niveau des idées qu’il exprime, tantôt énergique, tantôt gracieux, mais toujours clair, élégant et très imagé ; que sa versification est facile et que bon nombre de ses vers sont devenus proverbiaux.

À tant de qualités, il faut malheureusement opposer de graves défauts. Nous avons signalé déjà, et expliqué le manque de plan du poème. Jean de Meun a mérité un reproche plus sévère par l’immoralité de certaines parties de son œuvre. Les conseils que l’ami donne à l’amant sur l’art de tromper les femmes ; ceux de la Vieille à Bel-Accueil sur la manière de gruger les hommes sont d’une effronterie que rien ne surpasse, si ce n’est l’insolence des outrages que l’auteur déverse en toute occasion sur les femmes. Le plus souvent Jean de Meun voile l’indécence de sa pensée par des métaphores, mais ces métaphores sont généralement plus indécentes encore. En certain endroit même, non seulement il ne recule pas devant les mots les plus cyniques, mais il les recherche avec affectation. C’est une fanfaronnade. Il ne croit pas plus à la valeur du spirituel paradoxe par lequel il essaie de justifier ces expressions « baudes et folles » qu’il n’est convaincu de la perversité innée de la femme ; et pas plus dans un cas que dans l’autre il ne semble disposé à suivre les conseils qu’il se plaît à donner.

Un autre défaut, dont Jean de Meun connaissait les inconvénients, contre lequel il met en garde les autres, et qu’il a su moins que personne éviter, c’est la prolixité. Il a beau répéter que

Bon fait prolixité fouïr,

il s’attarde continuellement en des longueurs désespérantes, oubliant

Que maintes fois cil qui preesche,
Quant briefment ne se despeeche,
En fait les auditours aler,
Par trop prolixement parler.

Succès du Roman de la Rose. — Le Roman de la Rose eut un succès inouï ; aucun ouvrage du moyen âge ne fut aussi souvent copié ; le nombre des manuscrits qui nous en sont parvenus n’est guère inférieur à deux cents ; beaucoup sont écrits et ornés avec luxe. Détail piquant, ce poème, où la noblesse et la royauté sont si peu respectées, se trouvait, souvent à plusieurs exemplaires, dans la plupart des bibliothèques princières.

Son succès hors de France fut aussi très rapide ; on en connaît de la fin du xiiie siècle ou du xive une traduction assez abrégée en vers flamands d’Heinric van Aken ; une réduction en sonnets italiens, intitulée il Fiore, et une imitation, sans doute du même auteur, en vers rimant deux à deux, il Detto d’Amore ; deux traductions en vers anglais, dont une, en partie perdue, est de Chaucer et l’autre, également fragmentaire, est anonyme. Pétrarque, sans voir dans le Roman de la Rose un chef-d’œuvre, le considérait néanmoins comme le plus grand poème de la France et en envoyait un exemplaire à Gui de Gonzague, seigneur de Mantoue.

Aux xive et xve siècles, cette vogue ne cessa d’aller grandissant ; en même temps que les copistes multipliaient les manuscrits du roman, les plus fameux tapissiers en reproduisaient les principales scènes.

Les tapis n’estoient pas lais,
Ou de la Rose li Romans,
Pour lire aus amans clers et lais,
Estoit escript de dyamans[244].

Jacques Dourdin en 1386, Pierre Beaumetz en 1387, Nicolas Bataille en 1393 livrent au duc de Bourgogne, Philippe le Hardi, de riches tapisseries « sur l’istoire du Roman de la Rose ». Des tapisseries flamandes du commencement du xvie siècle représentent encore différentes scènes du poème.

À peine inventée, l’imprimerie s’en empara, et jusqu’en 1538 elle en publia une quarantaine d’éditions.

Dès 1290, un certain Gui de Mori avait remanié le roman, supprimant de nombreux vers, en ajoutant d’autres, mais sa version n’eut pas la moindre notoriété. En 1503, Jean Molinet le mit en prose, en le « moralisant », en donnant à l’allégorie de la rose et à tout le poème un sens mystique et chrétien. Cette transformation ridicule fut plusieurs fois imprimée. En 1526, Clément Marot, qui appelait Guillaume de Lorris « notre Ennius » et voulait que « De Jean de Meun s’enfle le cours de Loire », occupa les loisirs forcés de sa prison en habillant à la moderne, suivant l’expression d’Étienne Pasquier, l’œuvre commune des deux poètes, pour la rendre plus accessible à ses contemporains. Son édition devint le modèle de toutes celles qui suivirent pendant la première moitié du xvie siècle.

Les causes de ce succès sont diverses autant que les éléments dont le poème est composé. La première partie, avec ses charmantes descriptions, sa gracieuse allégorie de la rose, ses fines analyses, sa versification aisée, est une des compositions les plus agréables du moyen âge. Il est néanmoins incontestable que Guillaume de Lorris doit à Jean de Meun une grande part de sa célébrité. Dans la seconde partie, toutes les curiosités trouvaient satisfaction, les goûts les plus divers y étaient flattés. Jean amusait les uns par ses intarissables plaisanteries à l’égard des femmes ; il flattait les passions des autres par ses hardiesses contre la royauté, la noblesse et les pouvoirs établis, par ses satires mordantes contre les ordres mendiants ; ce qui attirait aussi le lecteur, c’était la riche encyclopédie, la collection précieuse de renseignements, d’anecdotes, de citations, de traits piquants. C’était une Somme. Encore au milieu du xve siècle, un chanoine de Lisieux en faisait un répertoire alphabétique ; au xvie siècle, Marot le trouve « confict en bons incidens » et croit que si chacun le tient « au plus haut anglet de sa librairie », c’est « pour les bonnes sentences, propos et ditz naturelz et moraulx qui dedans sont mis et inserez ». Enfin, il y a un mérite que nul n’a contesté à Jean de Meun, auquel au contraire ses ennemis les plus acharnés ont tous rendu justice, c’est d’avoir mieux que personne écrit en français.

Il faut compter encore au nombre des facteurs qui ont le plus puissamment contribué au succès du poème les attaques dont il fut l’objet. Ces attaques ont commencé dès l’apparition du livre. Déjà dans son Pèlerinage de la Vie humaine, écrit entre 1330 et 1335, Guillaume de Digulleville, tout en lui empruntant son cadre, accuse le Roman de la Rose d’être uniquement inspiré par Luxure et traite Jean de Meun de plagiaire.

Ces attaques, souvent répétées, finirent par provoquer de vives ripostes. Au commencement du xve siècle, les adversaires et les partisans du Roman de la Rose se livrèrent un véritable combat littéraire. Le point de départ de cette querelle fut une discussion verbale entre Jean de Montreuil, prévôt de Lille, le premier en date des humanistes français, grand admirateur de Jean de Meun ; Gerson, le grave chancelier de l’université de Paris, que l’immoralité et surtout l’impiété de la seconde partie du roman révoltaient ; et Christine de Pisan, que le cynisme de Jean de Meun indignait et qui lui avait déjà aigrement reproché, dans son Épître au dieu d’Amour, ses diatribes contre les femmes. À la suite de cette discussion, Jean de Montreuil envoya, en 1400 ou 1401, à ses deux contradicteurs un traité, aujourd’hui perdu, dans lequel il justifiait le poète. Cette défense suscita un échange de factums et d’épîtres, en français et en latin, pour et contre Jean de Meun, entre Christine de Pisan et Gerson d’une part, et d’autre part Jean de Montreuil, son ami Gontier Col, secrétaire du roi, Pierre Col, chanoine de Paris et de Tournai, frère du précédent, et quelques autres lettrés. La pièce la plus importante du débat est la réponse du chancelier au traité de Jean de Montreuil. Elle est intitulée Vision de Gerson et parut en 1402. Écrite dans le cadre que le Roman de la Rose avait mis à la mode, c’est-à-dire sous forme d’un songe allégorique, elle est un violent réquisitoire contre Jean de Meun, à qui Gerson reproche d’avoir fait la guerre à Chasteté, attaqué le mariage, blâmé les jeunes gens qui entrent en religion, répandu des paroles luxurieuses, diffamé Raison en lui prêtant des expressions abominables, mêlé les ordures aux choses saintes, promis le paradis aux luxurieux, profané des noms sacrés en les appliquant à des objets honteux. « Il n’a pas fait moins de irrévérence à Dieu ainsi parler et entouillier[245] vilaines choses entre les paroles divines et consacrées que s’il eust getté le précieux corps Notre Seigneur entre les piés des pourceaux et sur un fiens[246]. Pensez quel outrage et quel hide[247] et quel horreur ! » Au point de vue littéraire Gerson est aussi pour la seconde partie du roman un juge sévère ; dans sa lettre à Pierre Col, il le traite de chaos, de Babilonica confusio, de broddium germanicum[248]. Toutefois il reconnaît que l’auteur n’a pas son égal pour écrire la langue française : in loquentia gallica non habet similem. Gerson n’hésite pas à condamner l’ouvrage au feu ; il est même convaincu que l’auteur a plus fait que Judas pour mériter la damnation éternelle. Christine, tout en reconnaissant que dans le poème « il y a de bonnes choses et bien dittes sans faille », n’en conclut pas moins, elle aussi, que « mieulz lui affiert[249] ensevelissement de feu que couronne de lorier ».

Les défenseurs du roman sont aussi passionnés que ses adversaires. Gontier Col appelle Jean de Meun, « son vray maistre enseigneur familier, vray catholique, solennel maistre et docteur en sainte theologie, philosophe très parfont[250], excellent, sçachant tout ce qui à entendement humain est scible, duquel la gloire et renommée vit et vivra es ages advenir ». Son admiration pour lui est telle qu’il préférerait être son contemporain plutôt qu’empereur romain. Les lettres de Pierre Col sont plus enthousiastes encore. Cette « grant guerre » dura près de trois ans, et comme tous les débats du même genre, elle n’eut d’autre résultat que d’attirer davantage l’attention sur le livre attaqué et de lui amener de nouveaux lecteurs.

Jean de Meun ne cessa d’avoir des adversaires et des admirateurs plus ou moins convaincus, et son nom est glorifié ou vilipendé dans la plupart de ces poèmes insipides, pour ou contre les femmes, qui encombrent la littérature du xve et du commencement du xvie siècle.

Bien que de 1538 à 1735 aucune édition n’ait paru du Roman de la Rose, il n’a cependant jamais cessé d’être lu, et tous les critiques de cette époque qui en ont parlé le considèrent comme le meilleur produit de la poésie française avant le règne de François Ier. C’était un des poèmes préférés de Ronsard, qui regrettait de ne pas voir les érudits le « commenter » plutôt « que s’amuser à je ne sçay quelle grammaire latine qui a passé son temps ». Antoine Baïf en définit le sujet en un sonnet qu’il adresse à Charles IX. Étienne Pasquier aurait opposé volontiers Guillaume de Lorris et Jean de Meun, non seulement à Dante, comme le faisaient beaucoup de ses contemporains, mais « à tous les poètes d’Italie, soit que nous considérions, ou leurs mouelleuses sentences, ou leurs belles loquutions, encores que l’oeconomie générale ne se rapporte à ce que nous pratiquons aujourd’huy. Recherchez-vous la philosophie naturelle ou morale ? elle ne leur défaut au besoin : voulez-vous quelques sages traits ? les voulez-vous de follie ? vous y en trouverez à suffisance ; traits de folie toutesfois dont pourrez vous faire sages. Il n’est pas que quant il faut repasser sur la théologie, ils se monstrent n’y estre aprentifs. Et tel depuis eux a esté en grande vogue, lequel s’est enrichy de leurs plumes, sans en faire semblant. Aussi ont-ils conservé et leur œuvre et leur mémoire jusques à huy, au milieu d’une infinité d’autres, qui ont esté ensevelis avec les ans dedans le cercueil des ténèbres. » André Thevet a placé Jean de Meun dans sa galerie des Hommes illustres. Le père Bouhours lui donne le titre de père et inventeur de l’éloquence française.

En 1735, Lenglet du Fresnoy, pour qui Guillaume de Lorris était, non plus seulement « notre Ennius », mais « notre Homère », publia une édition nouvelle du Roman de la Rose. Deux ans après, Lantin de Damerey fit paraître, comme complément à cette édition, un volume d’études sur le poème. En 1798, on réimprima l’édition de Lenglet du Fresnoy avec le supplément de Lantin de Damerey. En 1814, Méon donna, d’après de bons manuscrits, un texte du poème plus correct que les précédents. Son édition, devenue rare, a été reproduite par Francisque Michel en 1865 et par Pierre Marteau — pseudonyme de J. Croissandeau — avec une traduction en vers (1878-1880). En 1839 avait paru une traduction en vers allemands, par H. Fährmann, de la première partie du Roman.

Influence du Roman de la Rose. — Le Roman de la Rose a exercé depuis le milieu du xiiie siècle jusqu’au milieu du xvie une influence considérable sur la littérature française et sur les littératures étrangères qui se sont inspirées de la nôtre. Seul le grand mouvement littéraire auquel Ronsard et ses amis donnèrent une si vive impulsion parvint en France à arrêter cette action malheureuse. Mais comme celle des arbres qui ont eu le temps, de plonger dans le sol de nombreuses et profondes racines, son extirpation fut longue, et au xviie siècle encore son influence se manifeste sous différentes formes, notamment dans cette école dont Honoré d’Urfé et Mlle de Scudéry furent les coryphées.

La chronologie des œuvres du xiiie siècle est encore trop insuffisamment établie, trop de poèmes de cette époque sont encore inédits ou à jamais perdus pour qu’il soit possible de préciser, dans l’état actuel de la science, quelle action Guillaume de Lorris et Jean de Meun ont exercée sur le développement de notre littérature. Il est cependant un fait qu’on peut désormais considérer comme incontestable, c’est qu’on a beaucoup exagéré le rôle funeste de ces deux poètes. On a souvent attribué à Guillaume de Lorris l’introduction dans la poésie française du songe, de l’allégorie, des personnifications. C’est une erreur facile à réfuter. Et d’abord il faut distinguer de l’allégorie une autre figure que d’ordinaire on confond abusivement avec elle, bien qu’elle en diffère essentiellement. C’est la métaphore prolongée. Non seulement les auteurs du Roman de la Rose n’ont pas introduit celle-ci dans la littérature française, car elle tient une très large place dans des poèmes antérieurs ou contemporains, mais encore ils ne sont en aucune façon responsables du néfaste succès qu’elle va avoir à la fin du xiiie siècle et au xive, puisqu’on en trouve à peine quelques traces insignifiantes dans leur composition. Quant au songe, à l’allégorie proprement dite, aux personnifications, ils sont d’un usage fréquent dans la littérature antérieure, et Guillaume de Lorris en les prenant pour cadre de son poème n’a fait que se conformer au goût de son époque. Toutefois il est évident que sans le succès du Roman de la Rose ce goût n’aurait eu ni l’extension qu’il a reçue à partir de la fin du xiiie siècle, ni son extraordinaire persistance.

Les autres éléments du Roman de la Rose qui ont agi sur la littérature des siècles suivants se présentent dans les mêmes conditions, c’est-à-dire que d’une part les auteurs du roman les ont trouvés dans le domaine public, et que, d’autre part, ils leur ont donné une forte impulsion. Ce sont, dans la première partie du poème, la préciosité, le cultisme de la femme, la didactique de l’amour courtois ; dans la seconde partie, les plaisanteries et les injures à l’adresse des femmes, et peut-être aussi l’affirmation que les vertus personnelles et non celles des ancêtres sont les seuls titres de noblesse. Ces constatations montrent combien il est délicat, difficile, sinon impossible, de rechercher quelle influence le Roman de la Rose a exercée sur la littérature subséquente.

En effet, lorsqu’on examine attentivement les poèmes écrits dans le goût du Roman de la Rose et parus peu après lui, on ne peut la plupart du temps décider si les idées et le tour d’esprit communs à toutes ces compositions ont été empruntés au poème de Guillaume de Lorris et de Jean de Meun ou à d’autres œuvres du même genre. Et ces poèmes en ont souvent inspiré d’autres, qui à leur tour ont été imités, de sorte que leurs idées ont pu, en dehors du Roman de la Rose, se vulgariser et se transmettre de générations en générations. Baudoin de Condé, par exemple, pour ne citer que les trouvères chez qui l’on serait le plus tenté de voir l’influence de Guillaume de Lorris, a exposé, sous une forme allégorique, « Les maus d’Amours et le contraire », dans la Prison d’Amours, le Conte d’Amours, le Dit de la Rose. Mais, bien que l’inspiration de Baudoin soit semblable à celle de Guillaume, rien dans les poésies qui viennent d’être citées ne paraît emprunté au Roman de la Rose plutôt qu’à d’autres poèmes du même genre. Le fils de Baudoin, Jean de Condé, lui aussi, n’a de commun avec Guillaume que des banalités qu’il a pu trouver partout ailleurs aussi bien que dans le Roman de la Rose. C’est dans sa Messe des Oiseaux qu’on verrait le plus volontiers l’influence de Guillaume de Lorris. Par une nuit de mai, l’auteur songe qu’il se trouve dans la campagne au lever de l’aurore. Là il assiste à une messe chantée par les oiseaux en présence de Vénus. Sur l’ordre de la déesse, le perroquet y prêche sur les vertus nécessaires en amour : Obédience, Patience, Loyauté, Espérance. La messe fut suivie d’un dîner sur l’herbe : le premier mets fut Regard, le second, Doux-Rire ; l’entremets se composait de soupirs et de plaintes, et ainsi de suite. À la fin du banquet une discussion s’éleva entre les chanoinesses et les nonnes cisterciennes, les premières reprochant aux secondes de leur prendre leurs amants. Après un débat où de nombreuses questions furent traitées, Vénus décida que chanoinesses et nonnains devaient comme par le passé aimer et se faire aimer. — Ce n’est pas le Roman de la Rose qui a inspiré ce poème ; ce sont le Fableau du Dieu d’Amours, ou celui de Vénus la déesse d’Amours, et les débats qui dérivent de l’Altercatio Phyllidis et Floræ. Un autre poème du même auteur rappelle le chapitre de Jean de Meun sur Faux-Semblant, c’est le Dit d’Ypocrisie des Jacobins, mais il est précisément écrit — et c’est le seul parmi les nombreuses poésies de Jean de Condé — dans un mètre très particulier, affectionné de Rutebeuf, qui a, lui aussi, souvent attaqué les Jacobins et a écrit notamment contre eux, dans ce même rythme, le Dit d’Ypocrisie. Une accusation, il est vrai, de Jean de Condé, qui ne se rencontre dans aucun poème de Rutebeuf se trouve déjà dans le Roman de la Rose, exprimé dans les mêmes termes. Faux-Semblant avait dit :

Je m’entremet de couretages,
Je fais pais, je joing mariages.

Jean de Condé répète :

De maint markié sont couratier ;
Encor plus il sont curatier
encoDes mariages.

Mais ce rapprochement est sans importance, étant donné le grand nombre des écrits en vers ou en prose, en latin ou en français, du xiiie et du xive siècle, qui reproduisent les mêmes accusations contre les ordres mendiants. Plus encore que Jean de Condé, son compatriote et contemporain Watriquet de Couvin fait penser à Guillaume de Lorris. Dans sa Fontaine d’Amours, les descriptions du printemps, du verger, de la fontaine, les allégories, les personnifications rappellent inévitablement la première partie du Roman de la Rose. Guillaume de Lorris avait déjà décrit la Fontaine d’Amour, mais en nous prévenant qu’avant lui de nombreux auteurs en avaient parlé en français et en latin. Les ouvrages de ces auteurs semblent aujourd’hui perdus, mais ils ne l’étaient pas du temps de Watriquet. Ajoutons encore que Watriquet pour son poème a beaucoup emprunté à la Messe des Oiseaux de Jean de Condé.

Le but de ces rapprochements n’est pas d’établir que Baudoin de Condé, son fils Jean et Watriquet de Couvin ont ignoré le Roman de la Rose. On verra plus loin, au contraire, que la première partie tout au moins a été connue de l’un d’eux, et il est probable, étant donné son succès, qu’elle a été également connue des autres. Ce qu’on a voulu montrer, c’est que, même si le Roman de la Rose n’avait jamais existé, leurs poèmes n’en auraient pas moins pu être ce qu’ils sont.

On peut aller plus loin et étendre cette conclusion même aux poèmes qui contiennent des allusions ou des emprunts évidents au Roman de la Rose. La Voie de Paradis de Rutebeuf, écrite après l’année 1261, est dans ce cas. C’est, comme le poème de Guillaume de Lorris, un songe allégorique, avec description du printemps et portraits de vices personnifiés. Rutebeuf a pu prendre l’idée de ces portraits dans la première partie du Roman de la Rose ; il y a pris certainement des traits, des vers même pour son début. Malgré ces emprunts, il est certain que son modèle a été la Voie de Paradis de Raoul de Houdan, et lors même que Guillaume de Lorris n’aurait jamais écrit son poème, celui de Rutebeuf n’en existerait pas moins, avec un songe allégorique pour cadre, une description du printemps et des personnifications.

Rutebeuf et Jean de Meun ont aussi des ressemblances frappantes, surtout dans les passages où ils attaquent les Jacobins et les Franciscains, plaisantent les béguines, défendent Guillaume de Saint-Amour, parlent de l’Évangile éternel. Mais la date de leurs œuvres n’est pas assez exactement fixée pour qu’on sache lequel des deux auteurs a pu imiter l’autre. D’ailleurs ils étaient contemporains, habitaient la même ville et prenaient part aux mêmes luttes de l’Université contre les ordres mendiants, luttes où les mêmes accusations étaient répétées sous toutes les formes. Ils ont pu, sans se rien devoir l’un à l’autre, puiser à des sources communes.

Baudoin de Condé, dont il a été déjà parlé précédemment, a reproduit des expressions, des vers même de Guillaume de Lorris, au début de sa Voie de Paradis. Malgré cela le modèle qu’il a suivi est la Voie de Paradis de Rutebeuf, à qui il a pris aussi des expressions textuelles, et il ne doit au Roman de la Rose que quelques traits insignifiants de sa description du printemps.

Les plus anciennes mentions du Roman de la Rose qu’on ait relevées jusqu’ici se trouvent dans la Panthère d’Amours, de Nicole de Margival, écrite vers 1295, et dans la Cour d’Amours, de Mahieu Le Porier, à peu près de la même époque. Nicole de Margival renvoie au Roman de la Rose les lecteurs qui voudront apprendre à fond l’art d’aimer, et Mahieu Le Porier reproche à Jean de Meun d’avoir médit des femmes. Ces deux auteurs ont dû subir l’influence du roman, mais ils ont eu en même temps d’autres modèles. Nicole de Margival cite un poème allégorique aujourd’hui perdu, ayant aussi l’amour pour sujet, le Dit de l’Annetet, de Jean l’Espicier ; il mentionne encore le livre d’André Le Chapelain, qu’il a connu par la traduction de Drouart La Vache. S’il n’avait pas cité ces deux ouvrages, c’est évidemment à Guillaume de Lorris qu’on aurait sans hésitation attribué ce qu’il dit de l’amour.

C’est donc avec beaucoup de réserve et de circonspection qu’il faut apprécier l’influence du Roman de la Rose sur notre poésie, en laissant de côté toute idée préconçue, en oubliant les préjugés auxquels les précis et les manuels ont fini par donner force de vérités démontrées, et qui remontent à l’époque où l’on ne connaissait guère des auteurs du xiiie siècle que Guillaume de Lorris et Jean de Meun ; en se souvenant au contraire que Guillaume n’a pas créé le genre dont son poème est le plus brillant produit. Cette influence est réelle, incontestable ; mais ce n’est pas celle d’un novateur qui change les habitudes de l’esprit, qui révolutionne un art en y apportant des procédés nouveaux ; c’est celle d’un esprit supérieur qui donne à un genre la consécration de son talent et de son autorité ; celle d’un maître brillant qui attire à l’école dont il fait partie de nombreux disciples, qui communique aux doctrines de cette école la longévité de ses travaux personnels.

Cette influence fut malheureuse. L’art des allégories et des personnifications est faux et dangereux, parce que, comme l’a justement remarqué M. Gaston Paris, « il dispense d’observation réelle et de sentiment vrai ». Si Guillaume de Lorris avait assez de talent pour éviter, au moins en partie, les inconvénients de ce système, il n’en fut pas de même de ses imitateurs. Les personnifications qui dans le Roman de la Rose ont une vie propre, pensent et agissent comme des êtres réels, sont, dans les autres poésies du même genre, des marionnettes sans âme et sans voix, dont les membres n’obéissent qu’à des impulsions mécaniques ; dans le Roman de la Rose les sentiments que ces personnifications représentent sont personnels aux deux amants, ils expriment leurs différents états d’âme ; dans les autres œuvres ils n’appartiennent à personne ; ils se manifestent toujours les mêmes, sans nuance ; ils ne représentent « que de froides combinaisons de l’esprit, sans une parcelle de vérité ni de passion ».

Quant aux autres défauts qu’on reproche également au Roman de la Rose d’avoir introduits ou entretenus dans la littérature du moyen âge, tels que la casuistique de l’amour, la préciosité de l’esprit substituée au sentiment vrai, le cultisme de la femme, tout ce qui constitue, en un mot, l’amour courtois, il est certain qu’ils ont aussi profité de la popularité du Roman, mais dans une proportion moindre, car Guillaume de Lorris et Jean de Meun en partagent la responsabilité non seulement avec les poètes qui ont en même temps qu’eux contribué à la vogue du songe, de l’allégorie et des personnifications, mais aussi et surtout avec les poètes lyriques. Ceux-ci sont les vrais coupables, comme on l’a vu dans le chapitre qui leur a été consacré. En somme on a beaucoup exagéré l’influence pernicieuse du Roman de la Rose sur la poésie du moyen âge. On est allé jusqu’à dire qu’il avait fait perdre à la littérature française près de deux siècles et peut-être vingt poètes. Cette affirmation n’est pas soutenable. Un véritable poète aurait bien su s’affranchir des prétendues entraves de la mode. Elles n’ont point embarrassé Villon, qui n’était pourtant pas un homme de génie, et Dante a prouvé que dans le cadre d’un songe allégorique on pouvait enfermer un chef-d’œuvre.

BIBLIOGRAPHIE

Histoire littéraire de la France, t. XXIII, p. 1-61, t. XXVIII, p. 391-439. — G. Paris, La littérature française au moyen âge, 2e éd., §§ 111-115. — E. Langlois, Origines et sources du Roman de la Rose, Paris, 1890, in-8. — Le Roman de la Rose, nouvelle édition, publié par M. Méon, Paris, 1814, 4 vol. in-8. — Le Roman de la Rose, nouvelle édition, publié par Francisque Michel, Paris, 1864, 2 vol. in-12. — Le Roman de la Rose, éd. accompagnée d’une traduction en vers, publiée par Pierre Marteau, Orléans, 1878-1880. 5 vol. in-16. — E. Pasquier. Les Recherches de la France, VII, iii. — A. Piaget, Martin Le Franc, prévôt de Lausanne, passim, Lausanne, 1888, in-16. — Lanson, Un poète naturaliste au XIIe siècle (Revue politique et littéraire, 1894, p. 35). — A. Piaget, Chronologie des Épitres sur le Roman de la Rose (p. 113-120 des Études romanes dédiées à Gaston Paris, Paris, 1891, in-8). — J. Quicherat, Jean de Meung et sa maison à Paris (Bib. de l’École des Chartes, t. XLI, 1880, p. 45 et suiv.). — Li Romanz de la Rose, première partie, publié par le Dr Püschel (Abdruck aus dem Programm des Friedrichst. Gymnasiums zu Berlin, Berlin, 1872, in-4). — D’Ancona, Varietà storiche e letterarie, II, p. 1-31, Milan, 1885. — J. Morpurgo, Detto d’Amore, antiche rime imitate dal Roman de la Rose, Bologne, 1888, in-8. (Ext. du Propugnatore, nouv. série, t. I.) — Max Kaluza, Chaucer und der Rosenroman, Berlin, 1893, in-8. — {{lang|de|Das Gedicht von der Rose, aus dem Alt-Französischen des Guillaume de Lorris, übertragen von Heinrich Fährmann, mit einem Vorwort eingeführt von L. H. von der Hagen}, Berlin, 1839, in-16. — J. Guiffrey, Histoire de la Tapisserie depuis le moyen âge jusqu’à nos jours, passim, Tours, 1886, in-8. — La publication de M. Fritz Heinrich, Ueber den Stil von Guillaume de Lorris und Jean de Meung (Ausgaben und Abhandlungen aus dem Gebiete der romanischen Philologie, XXIX, Marburg, 1885), ne signifie rien ; pas plus que l’étude de M. Franz Max Auler sur la langue de Guillaume de Lorris et de Jean de Meun dans : Der Dialect der Provinzen Orléanais und Perche im 13 Ihdt. Inaugural-Dissertation. Bonn, 1888, in-8.

  1. Par M. Ernest Langlois, professeur à la Faculté des lettres de Lille.
  2. Où.
  3. Très.
  4. Inquiet.
  5. Chagrin.
  6. Abattement.
  7. Sera.
  8. Réconforte.
  9. Plus.
  10. Ce sont les six derniers vers de la première partie du roman (vers 4063-4068 de l’édition Méon). — Tous nos renvois et citations se réfèrent à l’édition Méon, la plus correcte. On en trouvera d’ailleurs facilement la concordance avec l’édition Michel, en se souvenant qu’à partir du vers 3408, la numérotation dans celle-ci est en avance, par erreur, de 600 vers environ, et qu’à partir du vers 4414 l’écart varie en 700 et 730 vers. Quant à la concordance avec l’édition Pierre Marteau, elle est impossible à établir, parce que les vers des rubriques, quoique bien postérieures au poème, y ont été compris dans la numérotation générale.
  11. Ici.
  12. Dont le tombeau.
  13. Myrrhe.
  14. Aloès.
  15. Gai.
  16. Dispos.
  17. Celui-ci aura.
  18. Lieu.
  19. Accomplis.
  20. Peut-être.
  21. Peu.
  22. Désespère. Ces deux vers sont les premiers de la seconde partie du roman (vers 4069-4070).
  23. Quelles qu’elles.
  24. Allusion aux quatre derniers vers du poème :

    Par grant joliveté* coilli
    La flour du beau rosier foilli.
    Ainsi oi la rose vermeille.
    A tant** fu jourz et je m’esveille.

    Le roman était donc terminé lorsque Jean de Meun y a inséré, à titre de signature, et pour faire le départ entre son œuvre et celle de Guillaume, le passage dont on vient de lire les extraits. Ce n’est sans doute pas la seule addition intercalée par l’auteur dans le poème après son achèvement.

    * Joie. — ** Alors.

  25. Moindre.
  26. Si ce n’est qu’elle était.
  27. Large.
  28. Là.
  29. Était.
  30. N’eut.
  31. Nez.
  32. Au contraire.
  33. Bien fait.
  34. Le vers 45 des éditions :

    Il a ja bien cinc anz, au moins*.

    doit être corrigé, d’après les manuscrits, en :

    Il i a bien cinc anz, ou mais**.

    * Au moins. — ** Ou plus.

  35. Oisiveté.
  36. Plaisir.
  37. Pudeur.
  38. Des ore est droiz que je vous conte
    Coment je fui meslez a Honte,
    Par qui je fui puis mout grevez,
    Et coment li murs fu levez
    Et li chasteaus riches et forz,
    Qu’Amours prist puis par ses esforz (v. 3509-3514).

  39. Arrhes pour le reste.
  40. Me confia.
  41. Vous allez entendre.
  42. Énumère.
  43. Maintenant.
  44. Devient meilleur.
  45. Entendra.
  46. Beaucoup.
  47. Pourvu que.
  48. Expose.
  49. Mette en français.
  50. Exposer.
  51. Entendez.
  52. Où.
  53. Très.
  54. Entendrez.
  55. Exposer.
  56. Saurez.
  57. Raccourcie d’un pied.
  58. Avait coutume.
  59. Pouvait.
  60. Nourrir.
  61. Tombée en enfance.
  62. Très.
  63. Mort.
  64. Son visage.
  65. Doux.
  66. Poli.
  67. Maintenant.
  68. Pas même.
  69. Vieillesse.
  70. Valeur.
  71. S’éloigne.
  72. Clandestinement.
  73. Toujours.
  74. Au contraire.
  75. Cesse.
  76. Passer outre.
  77. Pas même.
  78. Quel.
  79. Si le.
  80. Avant.
  81. Déjà.
  82. Mais.
  83. Eau.
  84. Descend.
  85. Rien.
  86. Mange.
  87. Change.
  88. Préviendra.
  89. Pouvoir.
  90. Avis.
  91. Plus.
  92. Mais.
  93. Déjà.
  94. Crois.
  95. Non plus.
  96. Enfant.
  97. Néanmoins.
  98. Pure.
  99. Était.
  100. Crois.
  101. Était.
  102. Plus.
  103. Mais.
  104. Manteau.
  105. Très.
  106. Souviens.
  107. Abrité.
  108. Je veux et je commande.
  109. Lieu.
  110. Aime.
  111. Felon.
  112. Sorte d’étoffe riche et fine.
  113. Cette maison était appelée l’hôtel de la Tournelle ; elle porta aussi pendant des siècles le nom de Jean de Meun. Elle occupait l’emplacement de la maison qui porte actuellement le no 218 de la rue Saint-Jacques.
  114. Richesse.
  115. Actuellement.
  116. Il n’est peut-être pas sans intérêt de constater ici que Jean de Meun, d’ordinaire si avare d’allusions aux événements contemporains, a introduit Charles d’Anjou non seulement dans le Roman de la Rose, mais aussi dans sa traduction de Végèce.
  117. Dans le catalogue des manuscrits du duc de Berry, dressé en 1424, figure : Halleret, des espirituelles amitiés. C’est évidemment la traduction de Jean de Meun.
  118. Adoré.
  119. Secoure.
  120. Donne.
  121. Ce.
  122. Méritoire.
  123. Poème.
  124. Amusé.
  125. À cette heure.
  126. Corriger.
  127. Mûrit.
  128. Jamais
  129. Hébergent.
  130. Enchaînent.
  131. Malheureux.
  132. Croit.
  133. Gais.
  134. Sacs.
  135. La place de Grève.
  136. Incommode.
  137. Dansent.
  138. Gambadent.
  139. Sautent.
  140. Et vont manger des tripes à Saint-Marcel.
  141. Mais.
  142. Dépensent.
  143. Épargne.
  144. Chagrin.
  145. Voler.
  146. Dérober.
  147. Tous ceux-là.
  148. Croient.
  149. Gai.
  150. Rien que.
  151. Car il.
  152. Au contraire.
  153. Enlèveront.
  154. Seul.
  155. Entaché.
  156. Jamais.
  157. Se conduisent.
  158. Car ils.
  159. Lents.
  160. Maintenant.
  161. Bouleversent.
  162. Les usages.
  163. Effacent.
  164. Tous.
  165. Bien d’autrui.
  166. Tel.
  167. Autant.
  168. Plus grand.
  169. Celui-ci.
  170. Habitations.
  171. En ce qui concerne.
  172. Il fallut de nouveau.
  173. Donner.
  174. Tribus.
  175. Revenus.
  176. Possessions.
  177. Pierreux.
  178. Broussailles.
  179. C’est pour elle que Déduit a fait planter le jardin décrit par Guillaume de Lorris.
  180. Avec.
  181. Le plus grand nombre de guerriers.
  182. Joie.
  183. Gaîté.
  184. Avec.
  185. Loger.
  186. Crois.
  187. Cacher.
  188. Tous.
  189. Compatissant.
  190. Méprisant.
  191. Suivre.
  192. Telles.
  193. Resterai.
  194. Reste.
  195. Rusés.
  196. Artificieux.
  197. Accomplissent.
  198. Poursuivant.
  199. Relations.
  200. Seines.
  201. Filets.
  202. Sortira.
  203. Purs.
  204. Celui-ci.
  205. Cet.
  206. Sans valeur.
  207. De troène.
  208. Écarter.
  209. Tantôt.
  210. Je vêts.
  211. Religieuse.
  212. Vais.
  213. Cherchant.
  214. Laisse.
  215. Tromper.
  216. J’y habite.
  217. Demande.
  218. Gaillardes.
  219. Suivant.
  220. Poids.
  221. J’eus.
  222. Alors.
  223. Approche.
  224. Charretier.
  225. Naissance.
  226. Nul.
  227. Noble.
  228. Donnent.
  229. Ont de leur côté.
  230. Nobles.
  231. Savent.
  232. Littérature.
  233. Éloigner.
  234. Dans le.
  235. Tout ce que.
  236. Tous.
  237. Ceux.
  238. Celui.
  239. Qui ont une ramure.
  240. Noblesse.
  241. Plus grand.
  242. Aspire.
  243. Tous.
  244. Dans le Débat du Cœur et de l’Œil, publié par Wright, Reliquiae antiquae, p. 315.
  245. Mêler.
  246. Fumier.
  247. Hideur.
  248. Brouet allemand.
  249. Convient.
  250. Profond.