Histoire de la langue et de la littérature française/06

CHAPITRE I

LES FABLES ET LE ROMAN DU RENARD[1]




I. — Les fables.


Développement de la fable au moyen âge. — Il est assez curieux que la fable, qui a passé presque inaperçue à Rome, qui n’y a pas été, à proprement parler, un genre, soit devenue, au moyen âge, une branche très riche de notre littérature. Ce que Sénèque traitait dédaigneusement de « travail étranger aux imaginations romaines », ce que Quintilien mettait sur le même rang que les contes de nourrices et considérait comme bon tout au plus à servir de texte pour des paraphrases d’écoliers ou d’ornements pour égayer un discours, avait pris déjà dans la société carolingienne une place importante et s’était imposé à l’étude et à l’admiration de chacun. Phèdre dont le nom et les écrits avaient été ignorés de la plupart de ses contemporains, Avianus dont l’œuvre si médiocre méritait de tomber dans un profond oubli, ont été tout à coup élevés au premier rang parmi les poètes de l’antiquité et regardés comme les plus dignes d’être commentés et imités. L’histoire de la fable ésopique chez les Grecs et les Latins est pour nous encore mystérieuse et remplie d’énigmes. Presque tout en elle semble apocryphe, auteurs et sujets. Nos ancêtres étaient bien moins renseignés que nous : ils n’ont même pas connu le nom de Phèdre. Immense pourtant a été le succès de ces morceaux, la plupart anonymes, d’origine obscure et de rédaction incertaine.

La cause de cette vogue n’est pas uniquement dans la séduction que pouvaient exercer ces petits drames sur des esprits naïfs pour lesquels toute chose contée était et devait être une source de plaisir. Elle est surtout dans la préoccupation didactique et morale qui, chez les clercs, dominait, dirigeait l’étude des livres profanes, dans cette recherche assidue et passionnée du sens profond et caché qu’ils prétendaient trouver dans toute œuvre antique, si peu grave qu’elle fût.

…N’i a fables ne folie
Ou il n’a de filosofie,


disait-on. En effet, les apologues transmis par les Latins avaient cet avantage incontestable sur les autres écrits païens qu’ils étaient, par leur nature même, une mine tout ouverte pour une telle investigation. De chacune de ces innombrables scènes, rien n’était plus aisé que de tirer un ou plusieurs préceptes de conduite ; l’application à la vie humaine de cette comédie animale se dégageait naturellement. Aussi, voyons-nous les fables être, pour ainsi dire, la substance de l’enseignement d’alors. Dès le seuil de l’école, chacun les trouvait comme recueils d’exemples de grammaire et de style. À un degré plus élevé, elles servaient d’exercices de rhétorique et formaient le jugement : on tournait en prose latine les iambes ou les distiques du poète latin, ou bien on les paraphrasait en vers ; un des maîtres du temps les versifiait de trois façons : copiose, compendiose et subcincte ; un autre, Egbert de Liège, reprenait maint apologue antique pour lui donner une forme nouvelle et imprimer au drame une marche toute différente. On tirait de chacun des morceaux les affabulations que comportait le sujet, et c’est ainsi que les collections de Phèdre et d’Avianus nous sont parvenues enrichies de morales qu’elles n’ont point possédées à l’origine. Bref, chacune de ces collections a donné peu à peu naissance à des dérivés, sortes de corrigés d’écoliers, qui se sont transmis de génération en génération, tantôt reproduisant avec fidélité la pensée primitive, tantôt lui faisant subir les métamorphoses les plus variées et les plus inattendues. Ce sont ces dérivés, autant, sinon plus populaires que les originaux, qui ont donné naissance à leur tour à la plupart des fabliers français.

Avianus toutefois n’a pas été le modèle de prédilection de nos anciens poètes. Ce n’est pas que son modeste recueil de quarante-deux apologues ait été regardé comme inférieur à celui de Phèdre et traité avec moins d’honneur dans les écoles. Nul ne faisait alors de différence entre le style alerte et souvent agréable de l’affranchi de Tibère et la narration traînante et embarrassée de son émule. Loin de là, les fables d’Avianus n’ont point cessé d’être remaniées et imitées ; nous en possédons deux réductions en prose latine et deux abrégés, l’un en vers rythmiques, l’autre en vers léonins ; ajoutons à ce nombre quatre Novus Avianus et un Anti-Avianus. On peut donc s’étonner que le recueil n’ait point passé tout entier, dans la langue vulgaire. Il ne nous en est parvenu, en effet, qu’une seule traduction, et elle ne renferme que dix-huit fables. Ce délaissement s’explique, si l’on se rappelle que la plupart des apologues de ce poète traitent de sujets identiques à ceux de Phèdre. En outre, on avait pris l’habitude d’insérer au milieu des fables de ce dernier des fables d’Avianus : les deux auteurs, à la longue, ne faisaient plus qu’un. Cette traduction, qui date du début du xive siècle, porte le titre d’Avionnet, nom composé sur le modèle d’Isopet, terme adopté pour désigner les fables en général. Ce n’est pas, à proprement parler, une traduction, c’est une paraphrase qui semble faite non pas même d’après le texte latin, mais d’après une paraphrase latine de celui-ci. On peut s’en rendre compte par l’échantillon suivant qui donnera en même temps une idée de la manière de notre traducteur. C’est le Sapin qui parle au Buisson, comme dans La Fontaine le Chêne s’adresse au Roseau :

Que toi ; car ju… Je miex vaus
Que toi ; car jusques aus estelles
Estens mes branches et mes elles ;
Tant sui et grans et parcreüs,
Que de cent lieues sui veüs.
Quant sui en une nef en mer :
Tel arbre fait bien a amer.
Mes tu, es un nain acroupis,
Qui porte le menton ou pis,
Lait et sec et tout espineux,
Des autres li plus haineux :
De nul bien ne te pues venter :
Folie fu de toi planter[2].

Les traductions et imitations françaises de Phèdre vont nous arrêter plus longtemps. Le nom de ce fabuliste fut, nous l’avons déjà dit, ignoré des clercs ; ce n’est qu’à la fin du xive siècle qu’il reparut à la lumière quand Pierre Pithou publia la première édition de ses apologues ; mais ceux-ci avaient été connus dès le haut moyen âge ; ils formaient même alors une collection plus riche que celle que nous possédons aujourd’hui, et, dès le ixe siècle, ils avaient été mis sur le compte d’un certain Romulus qui les aurait transcrits du grec. Ils eurent aussitôt un succès énorme dans les écoles, et les réductions en prose, les paraphrases ou imitations en vers qui en furent faites jusqu’au xive siècle sont innombrables et constituent un des chapitres les plus importants de la littérature latine de cette époque.

Parmi ces recueils sortis du Romulus, il faut distinguer ceux qui en sont issus directement de ceux qui, à l’antique fonds, ont ajouté d’autres fables de provenance diverse. Dans les premiers, un surtout fut célèbre, l’Anonyme de Névelet, ainsi désigné du nom de son premier éditeur, attribué successivement à une foule d’écrivains, et qu’on n’est point parvenu encore à restituer à son véritable auteur. Il était rédigé en vers élégiaques et jouit d’une vogue immense à en juger par le nombre considérable de manuscrits que nous en possédons, disséminés dans les bibliothèques de toute l’Europe. On ne doit pas être surpris qu’il ait tenté des poètes français. Nous en avons en effet deux traductions d’un mérite inégal. La première, l’Isopet de Lyon, est écrite dans le dialecte franc-comtois et date du xiiie siècle ; elle ne manque pas, comme on le verra plus loin, d’une certaine saveur. La seconde, au contraire, est une reproduction incolore de l’original ; celui-ci d’ailleurs manquait de relief, et la réputation qu’il eut si longtemps nous paraît aujourd’hui bien surfaite. Cette traduction est du xive siècle ; elle figure dans la plupart des manuscrits qui nous l’ont transmise à côté de celle d’Avianus dont je viens de parler et est probablement du même auteur. Robert, qui les a éditées le premier, en 1825, les a désignées sous le titre l’une d’Isopet-Avionnet, l’autre sous celui d’Isopet I pour la distinguer d’un second Isopet dont il va être question. À côté de l’Anonyme de Névelet se place comme héritier direct du Romulus et comme inspirateur de fabulistes français le Novus Æsopus, composé également en vers élégiaques au commencement du xiiie siècle par le célèbre Alexandre Neckam. Bien qu’il renferme un nombre de fables moins considérable et bien que, malgré sa réelle valeur littéraire, il ait eu beaucoup moins de célébrité, nous en possédons cependant deux traductions, toutes deux du xive siècle. L’une a été conservée dans un manuscrit unique de la bibliothèque de Chartres, et on l’appelle pour cette raison l’Isopet de Chartres. L’autre est l’Isopet II de Robert, et, outre qu’elle se fait remarquer, comme la précédente, par l’emploi régulier des rimes croisées, elle se caractérise par l’introduction du vers de six syllabes à côté de celui de huit syllabes, le mètre narratif par excellence au moyen âge. De plus, le poète, au lieu de nous donner toujours, comme les autres fabulistes, une suite ininterrompue de vers, les groupe souvent tantôt en quatrains, tantôt en sixains, tantôt en octaves ; il use même parfois dans la même fable de sixains et de quatrains.

Si l’Isopet de Lyon, l’Isopet I et l’Isopet II de Robert, l’Isopet de Chartres, grâce à leur provenance du Romulus, peuvent être considérés comme les fidèles représentants de Phèdre, il n’en est point de même des fables que Marie de France rima vers la fin du xiie siècle pour un certain comte Guillaume. Comme elle nous l’apprend dans son épilogue, c’est sur un texte anglais qu’elle exécuta ce travail :

Ysope apele on icest livre
Qu’il translata et sut escrire ;
De grieu en latin le torna.
Li roi Alvrez qui mult l’ama
Le translata puis en englois[3].

L’attribution de cette traduction anglaise d’un fablier latin à Alfred le Grand est une de ces attributions fantaisistes dont le moyen âge s’est souvent rendu coupable. C’était d’ailleurs la coutume à cette époque, en Angleterre, de mettre sur le compte de ce roi toutes sortes d’ouvrages qu’il n’avait point composés. Sur la foi de deux manuscrits qui portent Henris au lieu d’Alvrez, certains savants en ont assigné la paternité à Henri Beau-Clerc ; mais rien n’autorise cette hypothèse. Le compilateur de cette rédaction a dû s’appeler réellement Alfred, et peu à peu on en a fait le roi Alfred. C’était ainsi qu’un simple collecteur de fables du ixe siècle nommé Romulus s’était transformé avec le temps en l’empereur Romulus. Malheureusement, nous ne possédons pas le recueil anglais qui a servi d’original au recueil de Marie ; nous ne possédons pas davantage le recueil latin qui lui a donné naissance ; mais, grâce à deux dérivés de ce recueil latin, qui ont été conservés, nous pouvons établir nettement la filiation des cent trois morceaux de la collection de Marie et son degré de parenté avec les collections antérieures. Or, si presque tout l’ancien Romulus a passé dans cette collection française, une notable partie n’en provient pas et dérive d’une autre source. Quelle est cette source ? Elle est multiple. Parmi ces morceaux étrangers au Romulus, c’est-à-dire à Phèdre, les uns sont des inventions propres au haut moyen âge, reconnaissables à leur caractère grossier et naïf ; les autres sont des fables vraiment antiques que n’avait point connues Phèdre, mais qui ont été transmises à ses héritiers par la tradition orale ou par l’intermédiaire de Byzance. D’autres sont des importations de récits orientaux dues aux Juifs : ceux-ci, en effet, ont possédé de tout temps une riche littérature d’apologues, presque tous d’origine orientale ; un rabbin qui vivait dans le Nord de la France au xiiie siècle, Berachyah, les réunit dans un corpus considérable qu’il intitula Mishle Shualim ou Paraboles du renard. On a quelquefois exagéré l’influence de ces paraboles juives sur la formation des fabliers médiévaux ; on ne peut pourtant la nier. D’ailleurs, avant Berachyah, un autre juif, converti au christianisme, Pierre Alphonse, avait publié à la fin du xiie siècle un livre d’enseignement moral, composé de contes indiens, la Disciplina clericalis, dont deux traductions françaises en vers parurent peu après sous les titres Chastiement d’un père à son fils et Discipline de clergie. Mais la plus importante contribution a été fournie à l’original de Marie par les récits détachés du trésor des contes populaires dont j’aurai à parler plus abondamment à propos des Romans du Renard. Ces contes, comme on le verra, étaient proches parents des fables tant par leur origine que par la communauté fréquente des sujets ; ils n’en différaient guère que par l’absence complète de didactisme et d’intentions morales ; ils étaient destinés à égayer, non à instruire. L’auteur du recueil anglo-latin n’a pas, du reste, été le seul à emprunter à ce fonds antique et inépuisable. On saisit déjà cette tendance à enrichir la collection de Phèdre chez un de ses premiers imitateurs, chez le compilateur des Fabulæ antiquæ qui ne sont que les apologues latins mis en prose et dont il nous est parvenu une copie écrite par Adémar de Chabanes avant son départ pour la première croisade. Nous la constatons, beaucoup plus accentuée, à partir du xiie siècle, dans les paraboles latines, bientôt traduites en français, du cistercien anglais Eude de Cheriton, et dans les recueils d’exemples de Jacques de Vitry et du franciscain anglais Nicole Bozon. Ces paraboles et ces exemples étaient de petits récits destinés à être introduits dans les sermons, et dont, qu’ils fussent édifiants ou plaisants, les prédicateurs tiraient une morale. Or, plus encore que dans les fables de Marie de France, les thèmes empruntés pour ces exemples aux contes populaires figurent à côté de ceux que fournit Phèdre.

Les Isopets. — Ainsi le recueil de Marie de France nous montre la fable arrivée au xiie siècle à son complet épanouissement. Et si l’on songe que l’original latin était antérieur d’un siècle à la traduction anglaise dont Marie s’est servie, on peut juger avec quelle rapidité ce genre s’est développé au moyen âge, avec quel goût il était cultivé dans les cloîtres et dans les écoles avant de fleurir dans la langue vulgaire. Isopet, le terme qui, pour les poètes français, remplace celui de Romulus, ne désigne donc pas uniquement les apologues proprement classiques, attribués déjà du temps d’Hérodote au fameux Phrygien et propagés par des écrits. Ce terme, qui semblait devoir être spécialement réservé pour désigner l’apport si considérable par lui-même de l’antiquité, a vite élargi sa compréhension. Il désigna en outre tous les récits indigènes ou exotiques, sérieux ou comiques, que la sagesse humaine peut convertir en leçons de conduite, en préceptes de vertu. Après Marie de France, le trésor de ces histoires de provenance multiple ne fit que s’accroître. Les communications que les croisades avaient établies avec l’Orient, avaient ouvert à l’apologue une mine nouvelle et féconde. Le livre arabe de Calilah et Dimnah et d’autres ouvrages où l’imagination poétique de l’Asie s’était plu à envelopper des vérités abstraites sous des formes matérielles et des couleurs sensibles s’étaient rapidement répandus en Europe. Bref, vers le milieu du xve siècle, un médecin d’Ulm, le docteur Steinhœwel réunit en un seul corps, à l’usage de ses compatriotes, une grande partie de ces produits épars de la tradition classique, de l’importation orientale et de la fantaisie populaire. Aux fables du Romulus qu’il attribua à Ésope et à celles d’Avianus, il adjoignit dix-sept des cent fables que celui que l’on appela longtemps Remicius ou Rimicius, Rinuccio d’Arezzo, venait de traduire du grec, vingt-trois morceaux tirés des collections de Pierre Alphonse et de Pogge, enfin dix-sept histoires désignées ordinairement au moyen âge sous le titre de Fabulæ extravagantes, lesquelles d’ailleurs sont marquées d’un caractère particulier et se rapprochent beaucoup plus du conte d’animaux que de la fable proprement dite. Ce recueil de Steinhœwel avait à peine paru qu’il fut traduit en beaucoup de langues et en particulier en français par un frère augustin de Lyon, Julien Macho. On peut dire que c’est lui qui a servi de base aux grands recueils de fables postérieurs, et en particulier à celui de La Fontaine.

Quelle est maintenant la valeur littéraire des fables du moyen âge ? Avouons-le tout de suite, elle est peu considérable. Chaque Isopet est ordinairement précédé d’un prologue où est exposée cette idée favorite des clercs que tout écrit, quel qu’il soit, renferme deux significations, l’une extérieure, l’autre profonde. Voici, par exemple, comment débute l’Isopet de Lyon :

Un petit jardin ai hantey.
Flours et fruit porte a grant plantey.
Li fruiz est bons, la flours novele,
Delitauble, plaisanz et bele.
Li flours est example de fauble,
Li fruiz doctrine profitauble.

Bone est la flour por delitier :
Lou fruit cuil, se vuez profitier[4].


Or, si tous nos poètes ont fait de leur mieux pour nous rendre le « fruit » profitable, ils se sont peu efforcés de nous présenter la « fleur » sous une apparence riante et agréable. Seul, l’auteur de ce prologue a senti que la morale pouvait ne pas être tout dans une fable, qu’à côté de la morale il y a un petit drame qui, séparé de sa compagne, a droit à faire bonne figure. Sur ce drame, il a porté toute son attention, et, en dépit de la sécheresse de son modèle, il a réussi à le rendre vivant et animé. Là où le poète latin, en quatre vers, avait placé le loup en face de l’agneau, comme deux mannequins privés de sentiment, notre trouvère humanise les personnages : il nous montre le loup « de pensé male saine » et l’agneau « de simple coraige », qui


Grant paour ai, ne seit qu’il face,
Quar Ysegrins fort le menace[5].


S’agit-il du cerf qui se mire dans l’eau ? Il se complaît à décrire la sotte vanité de l’animal :

Il se regarde et se remire.
Ses cornes lo cuer li font rire ;
Longues furent et bien ramees,
Mout li samblent estre honorees.
Con plus regarde en la fontainne,
Plus s’esjohit per gloire vainne.
D’autre part li fait grant destrace
Quant de ses piez voit la magrece.
Ses chambes trop li desplasoient,
Quar noires et maigres estoient[6].


Si le loup qui a rencontré une tête « mout bien painte et bien portraite » la trouve « despourvue de sanc et de chalour », c’est seulement après l’avoir « boutée du pied, cop ça, cop la » et l’avoir vue insensible à ses coups :

Cele qui ne voit ne n’ot goute
Et qui n’ai esperit de vie,
Ne se muet, ne brait, ne ne crie.
Li lous la vire et la revire[7].

N’est-elle pas de même des plus amusantes, cette histoire du geai qui s’est vêtu des plumes d’un paon ?

Ses compaignons de son lignaige
Ne doigne voir per son outraige…
Des paons suet la compaignie[8].

Ceux-ci reconnaissent sa folie :

Chescuns s’an truffe et s’an eschigne :
« Di nous, font il, es tu trovee
Ceste robe, ou se l’as amblee[9]. »


Et tous de courir sur lui et de le chasser après l’avoir dépouillé. Il n’ose revenir auprès des siens ; il les fuit pour « covrir sa honte » ; mais ils l’ont bientôt découvert et se moquent de lui :

Mes sires li paons, ce dient,
Per cortoisie quar nos dites,
De vostre robe que feistes ?
A menestrier l’avez donee,
Espoir, por vostre renommee. »
Li autre dit : « Mais l’a juhie
Li compains per sa druerie. »
L’autre dit : « Mais est en la perche ;
Se tu ne m’an croi, si l’encerche.
Il en veut faire paremant
Es bons jours por desguisemant[10]. »

On serait sans doute en droit de reprocher quelquefois à ce poète sa prolixité. Souvent même, comprenant mal le texte qu’il avait sous les yeux, il en a dénaturé la pensée et a faussé l’esprit du récit. On ne peut cependant lui dénier une valeur personnelle ; il fait sienne, la plupart du temps, la plate narration de son modèle et lui donne du coloris.

La morale dans les Isopets. — Il n’en est guère de même des autres auteurs d’Isopets. Ceux-ci, en général, ou paraphrasent platement leur original ou rivalisent de sécheresse avec lui. Dans Marie de France elle-même, dont le talent d’écrivain est incontestable, le récit est froid, impersonnel ; on y chercherait en vain une observation maligne, des points de vue variés ; sobre et resserré, il coule sans cesse uniforme ; le conteur n’y intervient nulle part, ni ne montre la moindre sympathie pour ses personnages. Il est vrai que le souvenir, toujours présent à notre esprit, du génie avec lequel La Fontaine a traité l’apologue, ne peut que nous empêcher de goûter entièrement ce que les formes grêles de nos vieux Isopets ont souvent de naïf et de charmant. D’autre part, l’emploi constant du même mètre donne une réelle monotonie à leur narration, dans laquelle la variété des rythmes eût sans doute introduit plus de vie. En somme, les fables médiévales les meilleures n’offrent que des qualités secondaires : clarté d’exposition, rapidité du récit, parfaite appropriation de la morale à l’action. Mais n’étaient-ce pas là les conditions essentielles du genre, tel que le comprenaient nos poètes entre le xiie siècle et le xve, et pouvait-on leur demander davantage ? Les recueils d’apologues de Phèdre et d’Avianus étaient sortis des écoles des rhéteurs et n’étaient au fond que des collections de thèmes d’exercices oratoires. Dans les cloîtres, tout en continuant à servir à assouplir le style et à former à la science du développement, ils étaient peu à peu devenus, sous l’influence des idées chrétiennes, des formulaires de règles de conduite. C’est alors qu’on prit l’habitude d’ajouter à chacune des histoires une épimythie, c’est-à-dire la conséquence pratique, le précepte qu’on pouvait en déduire. Les affabulations dont les apologues de Phèdre et d’Avianus sont pourvus n’ont rien d’antique ; elles sont la plupart apocryphes et sont l’œuvre du moyen âge. Celui-ci considéra désormais la morale comme inhérente au récit, comme sa compagne inséparable ; toute fable fut un raisonnement à deux parties dont la première, le récit, formait les prémisses, la seconde, la morale, fournissait la conclusion. Par suite, l’invention dans ce genre de poésie, gnomique par excellence, tendait à trouver un exemple qui traduisît exactement la vérité à enseigner ; le conteur devait s’effacer devant le moraliste. L’histoire narrée n’ayant sa raison d’être que dans l’utilité qu’on peut en tirer, les héros qui y jouent un rôle « ont perdu, dit fort justement M. Gidel, toute l’originalité d’une personne ; ils ne sont plus que des prête-noms. Ils servent à une démonstration, ils se prêtent aux combinaisons d’un jeu savamment combiné ; ils parlent peu, et comme on veut les faire parler. Dans toutes leurs actions perce la rigidité de la logique et l’effort du raisonnement. Aussitôt qu’ils ont assez dit, assez fait pour la conclusion qu’ils ménagent, ils se retirent ; le théâtre leur est fermé. Ils n’ont fait qu’y paraître, ils ne s’y sont jamais établis comme dans un domaine qui leur fût propre. »

C’est donc par la morale que les Isopets peuvent surtout offrir de l’intérêt. D’après l’idée que leurs auteurs se faisaient de la fable, ils attachaient très peu de prix à l’exemple, à ces « bourdes », comme dit l’un d’eux, ajoutant qu’il faut aller en chercher la substance et la moelle dans les derniers vers. Là seulement ils ont pu imprimer la marque de leurs préoccupations personnelles ou celle des idées de leur temps. Et, de fait, les épimythies de Marie de France diffèrent assez sensiblement de celles des autres fabulistes, qui ont vécu après elle. Celles-là, en effet, portent véritablement leur date. Elles nous replacent en pleine féodalité. Seigneurs, bourgeois, vilains, sorciers, mauvais juges, usuriers défilent successivement devant nous, et chacun y reçoit sa leçon. Les temps sont durs, l’injustice et le mal triomphent partout ; mais, comme nous l’enseigne l’histoire des lièvres et des grenouilles, où trouver une terre où l’on puisse vivre

                 sanz poour
Ou sanz traveil ou sanz dolour ?


Le triste sort des humbles arrache à Marie des larmes, mais point de cris de haine. Si elle recommande aux grands la droiture et la modération, elle ne cesse de prêcher aux petits l’obéissance et l’aversion de la félonie :

Nus ne puet mie avoie honeur
Qui honte fait a son seinur.

Et si l’on n’est point récompensé de son dévouement, si l’on souffre, que faut-il faire ? Se révolter ? Non, mais se résigner et

Prier a Dieu omnipotent
Que de nous face son plaisir.

Dans les autres Isopets on trouve une morale moins spéciale, moins individuelle. Elle ne s’adresse plus à certaines classes d’une société déterminée, mais à l’homme de tous les temps et de tous les lieux. Cette généralité d’observation, nos poètes l’avaient sans doute rencontrée dans leurs originaux latins dont les épimythies sont la plupart d’une lamentable banalité. Mais ils ont ceci en propre d’avoir complaisamment développé cette philosophie enfantine, d’avoir déployé toutes les ressources de leur style pour délayer ces préceptes familiers qui veulent être rendus en quelques traits vifs et précis et ne valent que par la brièveté de l’expression. C’est que ces poètes ont vécu à une époque de didactisme à outrance, au xiiie siècle et au xive où sévit la manie de moraliser sur tout, où chacun s’ingénie à étaler une science creuse et insipide d’interprétation allégorique. Les fabulistes moins que d’autres pouvaient échapper à cette influence malsaine. Il ne faut pas trop leur en vouloir. Car s’ils se montrent prolixes à l’excès dans leurs réflexions morales, leur bavardage est loin d’être toujours de mauvais aloi. Souvent, en effet, il dénote un sérieux effort d’étudier le cœur humain et d’en analyser les sentiments. Là, plus que partout ailleurs, on saisit l’éveil de la pensée philosophique à la limite du moyen âge.

II. — Les Romans du Renard.

À côté des fables il faut placer une série de poèmes dont la popularité a été considérable au moyen âge : ce sont les Romans du Renard. Eux aussi, en effet, ils ont des bêtes pour héros : le goupil, sous le nom de Renard (appellatif qui a fini par se substituer à l’ancien nom commun désignant cet animal), y occupe la place la plus importante en face du loup, son principal antagoniste, du lion, du coq, de l’ours, du chat et de beaucoup d’autres. En outre, un certain nombre de parties de ces poèmes rappellent les apologues latins ou français que nous avons vus être en cours du ixe siècle au xvie. Mais, comme on le verra, des différences profondes séparent ces deux sortes d’ouvrages. Les Romans du Renard constituent un genre tout à fait à part et beaucoup plus original.

Nous en possédons quatre : le Roman de Renard proprement dit, le Couronnement Renard, Renard le Nouveau et Renard le Contrefait. Les trois derniers sont notablement différents du premier, dont ils sont sortis.

Roman de Renard. — Le Roman de Renard n’est pas un poème, mais une collection de poèmes, ou, pour employer l’expression consacrée, de branches dont l’étendue, le nombre et la disposition ont sans cesse varié. Assez restreinte à l’origine, cette collection n’a fait que s’accroître jusqu’à la fin du xiiie siècle ; les manuscrits de cette époque ont porté le nombre de ses parties à vingt-six, chiffre arbitraire, puisqu’on pourrait à volonté distraire de beaucoup d’entre elles un ou plusieurs épisodes et les considérer comme des morceaux isolés. Quand commença à se former cette collection ? Comme pour tant d’œuvres du moyen âge, nous ne pouvons saisir l’embryon d’où elle est sortie ; la germination de cette plante est mystérieuse. Guibert de Nogent, dans le récit qu’il a laissé sur les troubles de Laon en 1112, rapporte que l’évêque Gaudri avait l’habitude d’appeler un de ses ennemis Isengrin, et il ajoute : « C’est le nom que certains donnent au loup. » C’est aussi celui du loup dans le Roman de Renard. Toutefois ce témoignage permet seulement de supposer que déjà une partie de l’œuvre des trouvères était connue, avec les noms des principaux héros ; aucun texte de cette époque ne nous est parvenu. Ce n’est qu’au milieu du xiie siècle que l’épopée animale apparaît tout à coup ; mais elle est déjà un arbre touffu aux puissantes racines. Non moins obscure est la personne des auteurs de cette ample histoire. Trois seulement se sont fait connaître à nous : Richard de Lison, Pierre de Saint-Cloud et un certain prêtre de la Croix-en-Brie ; mais ils ont dû être légion, et déjà au xiie siècle, surtout au xiiie, leur nombre s’est accru d’une foule d’ouvriers qui, dignes émules des rajeunisseurs des chansons de geste, leurs contemporains, ont repris chaque épisode pour le remanier et hélas ! trop souvent pour l’affadir et lui enlever sa saveur première. Il est donc difficile de dire d’une façon précise où naquit et où se développa le Roman de Renard. Plusieurs raisons inclinent pourtant à croire que ce fut au Nord, dans la Picardie, la Normandie et l’Ile-de-France. La langue des différentes parties de la compilation est généralement celle de ces provinces et les localités çà et là désignées appartiennent à cette région.

Ce morcellement à l’infini du sujet, cet élargissement progressif de chacun de ses thèmes, cette collaboration multiple d’auteurs d’âge et de pays différents n’ont point, chose étonnante, ou n’ont que peu rompu l’unité de l’ensemble. Elle s’est maintenue presque intacte à travers deux siècles de création et de refonte simultanées. Chacun des trouvères, en ajoutant une nouvelle aventure, chaque remanieur, en s’efforçant d’enrichir l’ancienne matière, s’est considéré comme le dépositaire d’une tradition et l’a respectée. Cette tradition, c’était d’un côté le triomphe de la ruse du renard sur tous les animaux plus forts que lui, de l’autre, et par un contraste heureux, l’échec de son habileté devant les bêtes petites et sans défense. Vainqueur du loup, du chien, de l’ours, du cerf, il devait s’avouer impuissant en face du coq, de la mésange, du corbeau, du moineau. Les actes de cette vaste comédie à double ressort devaient se dérouler autour d’un événement central, qui dominait tous les autres, la guerre sourde d’abord, violente et acharnée ensuite, entre le renard et le loup, fertile en incidents, riche en péripéties de toutes sortes, et lorsque, las de ses défaites, abreuvé de honte, le loup venait crier justice aux pieds du lion, le roi des animaux, c’était au milieu d’un concert formé par les plaintes des autres victimes du renard qu’il faisait entendre ses réclamations. Telle a été la donnée transmise de trouvère à trouvère, tel a été le canevas sur lequel ils ont brodé tour à tour. Quelques-uns, au premier abord, semblent s’être écartés de la tradition ; mais, en regardant de près, on voit qu’ils n’ont fait que substituer en face du renard de nouveaux personnages aux anciens ; le fond des aventures est resté presque le même. Il y a eu véritable déviation seulement quand les branches n’ont point mis Renard en scène : ainsi trois nous montrent le loup aux prises avec un prêtre, avec des béliers, avec une jument ; une autre a pour personnages le loup, l’ours, un vilain et sa femme ; une autre enfin conte l’histoire d’un chat et de deux prêtres. Mais ce sont là des exceptions, qui se sont produites d’ailleurs assez tard. Abstraction faite de ces quelques récits, le Roman de Renard forme un cycle qui présente, sous des apparences de chaos et de désordre, une réelle et puissante unité.

Ce qui n’a pas peu contribué à créer et à prolonger cette unité, c’est l’habitude constante qu’ont eue nos poètes de donner des noms à leurs personnages. Ces noms sont de deux sortes. Les uns sont, comme on l’a dit, « parlants » ; le rapport entre le signe et la chose signifiée y est nettement visible. Tels sont ceux du lion Noble, de la lionne Fière ou Orgueilleuse, du taureau Bruiant, du mouton Belin, du coq Chantecler, du limaçon Tardif, du rat Pelé, du lièvre Couart, etc. Ils sont évidemment les plus récents ; car ils ne sont portés par aucun des acteurs primitifs. Les autres, au contraire, sont attribués aux personnages principaux, et, de plus, par leur forme même, ils présentent un intérêt plus grand. Pourquoi le goupil s’appelle-t-il Renard, le loup Isengrin, la louve Hersent, la goupille Richeut ou Hermeline, l’ours Bruno, l’âne Bernard, le chat Tibert, le corbeau Tiécelin, le moineau Drouïn, le blaireau Grimbert ? Ces dénominations sont incontestablement allemandes, et le célèbre Jacob Grimm s’était surtout appuyé sur ce fait pour établir que le Roman de Renard était d’origine germanique. L’attribution de ces noms à des animaux serait simple à expliquer s’ils avaient été réellement portés par des hommes en France à la même époque. Et, de fait, on rencontre assez souvent ceux de Renard, de Hersent, de Richeut. Il n’en est pas de même de ceux de Tibert, de Grimbert, de Bruno et d’Isengrin. Ceux-ci, comme l’a fait remarquer M. G. Paris, n’étaient guère répandus que dans une certaine région de l’Est, et ce savant en a conclu fort ingénieusement que c’était un poète de Lotharingie qui, au xe siècle, aurait eu le premier l’idée de chanter en latin la guerre du loup et du renard, et que son œuvre, où ces noms étaient déjà employés, aurait été, à partir du xie siècle, traduite, développée par nos trouvères du Nord pour aboutir, au xiiie siècle, à la compilation que nous possédons. Quoi qu’il en soit, ces noms germaniques, aussi bien que les noms parlants, n’ont rien de traditionnel, rien de populaire. L’usage courant affuble sans doute certaines bêtes de noms humains ; mais il ne le fait que pour des bêtes domestiques ou apprivoisées, pour la pie, le perroquet, le corbeau, le mouton, l’âne, l’ours en captivité. Or, dans le Roman de Renard, les personnages sont, en général, des bêtes à l’état sauvage et agissent comme telles. Il y a donc eu là création individuelle, poétique, quelque chose de voulu. Et l’on peut dire que du jour où un poète s’avisa de chanter non pas le goupil, le loup, la louve, mais Renard, Isengrin, Hersent, l’ensemble des aventures de ces héros et des autres s’éleva au rang d’une épopée. Ils cessaient d’être, comme dans les fables, de simples représentants de leur espèce ; ils devenaient de plus des individus toujours semblables à eux-mêmes, ayant d’une branche à l’autre les mêmes gestes, les mêmes passions, les mêmes ridicules. Le goupil mis en scène n’est pas tel ou tel goupil, c’est Renard et rien que Renard ; il nous offre sans doute les traits généraux de son espèce, mais sous une physionomie qui lui est propre, avec une personnalité bien marquée, d’une impression forte. Il en est de même de tous ceux qui l’entourent, du loup Isengrin, du chat Tibert, du coq Chantecler et des autres. Et, par suite, du même coup, ils sont devenus immortels. Dans quelque piège qu’ils tombent, quelque défigurés et meurtris qu’ils en sortent, ils survivent à toutes leurs blessures, à toutes les catastrophes. Leur disparition n’est que momentanée ; il faut qu’ils se montrent de nouveau à nos yeux, éternels plastrons des malicieuses attaques de Renard qui, lui, est le plus immortel de tous, étant le plus invulnérable.

Sources du Roman de Renard. — Cette individualité nettement accusée des personnages, cet accord constant et en quelque sorte tacite entre tant de poètes pour donner aux héros les mêmes attitudes et les présenter dans des situations toujours identiques les uns vis-à-vis des autres, voilà des caractères vraiment épiques. Et c’est par là que le Roman de Renard se distingue de ses sources. Nos trouvères, en effet, en dépit du nombre et de la variété de leurs récits, n’ont presque rien inventé. S’il est un mérite dont ils se sont peu souciés, c’est celui de l’originalité. Comme presque tous les poètes de l’époque, ils ont pris paresseusement des thèmes tout faits. On a cru longtemps que les fables antiques seules les leur avaient fournis, que le Roman de Renard se rattachait directement à la littérature latine des cloîtres et des écoles. Sans doute, en lisant les titres de certaines branches, comme le Partage du lion, Renard et le corbeau, Renard et le coq, Renard médecin, etc., on songe aussitôt aux recueils phédriens qui ont traité des sujets analogues. Il n’était pas rare d’ailleurs, parmi les clercs, entre le xe siècle et le xiie, de composer, sur le modèle des apologues classiques, des drames d’animaux plus amples que ceux-ci et ne différant guère des branches du Roman de Renard que par leurs intentions didactiques, satiriques ou allégoriques. Nos poètes auraient donc été les héritiers et les continuateurs des moines qui leur auraient transmis les fables antiques et leurs propres créations conçues sur le modèle de ces fables. Cette explication des origines du Roman de Renard n’est vraie qu’en partie. Il est incontestable que certaines de nos branches se sont inspirées des fables ésopiques ou des poèmes latins sortis des cloîtres. Mais entre les deux ouvrages il n’y a qu’un lien indirect et une parenté lointaine. Ce n’est guère par les livres que les auteurs du Roman de Renard ont dû avoir connaissance de ces fables et ces poèmes. À force d’être traitées dans les écoles, d’y servir de thèmes pour des développements littéraires, les scènes d’animaux étaient passées, en quelque sorte, dans le domaine commun, faisaient autant partie de la littérature orale que de la littérature écrite, et, en se transmettant ainsi de bouche en bouche, elles avaient nécessairement subi quelques changements, reçu certains embellissements, et surtout s’étaient dépouillées des éléments didactiques que les livres seuls pouvaient leur conserver. C’est sous cette forme nouvelle qu’elles ont pris place dans le Roman de Renard ; c’est une longue et séculaire propagation orale qui, seule, nous donne le secret des différences souvent profondes qui séparent les récits français des apologues et des poèmes latins dont ils peuvent être issus.

Mais cette littérature classique et cléricale n’est point la seule mine qu’ont exploitée nos trouvères. Il en est une autre, non moins riche, qu’ils ont explorée en tous sens et dont ils ont tiré la plus grande partie, sinon la meilleure, de leur œuvre. C’est la littérature populaire, c’est-à-dire l’ensemble des contes d’animaux, si considérable au moyen âge, formé d’apports du nord de l’Europe et surtout de l’Orient, vaste amalgame d’histoires d’origine, de nature, de caractères divers, qui, avec le temps, s’étaient fondues et assimilées. Ces contes, parents des fables classiques par la naissance et aussi par la communauté de sujets, mais qui s’en distinguent par une absence presque complète de didactisme, par leur fin qui est d’amuser et non d’instruire, sont relégués aujourd’hui au fond des campagnes et goûtés seulement des illettrés. À l’époque où vivaient nos poètes, au contraire, ils jouissaient d’une vie plus intense et s’épanouissaient en pleine lumière. Nobles, bourgeois, vilains prenaient un égal plaisir à les répéter ou à les entendre ; ils pénétraient, nous l’avons vu, dans les recueils de fables, servaient d’exemples dans les sermons. C’est dans ce fonds inépuisable que les poètes sont allés chercher la plupart des aventures du goupil ; ils en ont tiré même l’idée mère du cycle, celle de l’inimitié traditionnelle du renard et du loup. Cette conception fondamentale, peu visible dans les fables classiques, éclate au contraire dans les contes populaires ; elle y domine des groupes entiers de récits ; elle en est l’âme. C’est de là qu’elle a été transportée dans le Roman de Renard.

Mais qu’ils se soient servis des fables classiques ou des contes populaires, les auteurs du Roman de Renard n’ont pas été de simples imitateurs ; ils ont su faire œuvre originale. Chaque fable ou chaque conte, en pénétrant dans le cycle, s’est aussitôt transformé, a été animé d’une vie nouvelle. Non seulement la matière s’en est élargie, s’étoffant de tout ce que l’art si éminemment narratif du temps pouvait y ajouter de dramatique et de piquant ; mais de plus chaque histoire a pris l’accent et le tour de l’époque. C’est une loi dominant presque toutes les productions du moyen âge que chaque écrivain perçoive ce qu’il tire de la tradition à travers le prisme trompeur de ses croyances, de ses pensées et de ses habitudes. Incapable de transporter son imagination dans le temps et l’espace, de replacer hommes et choses dans leur véritable milieu et de les peindre sous leur aspect réel, il s’assimile tout, modèle tout sur ce qu’il voit et connaît, enserre et étouffe tout dans le cercle étroit de ses sentiments et l’horizon borné de sa vie. Cette esthétique enfantine et à courte vue, qui nous fait raison de la médiocrité de tant d’œuvres dans les premiers siècles de notre littérature, a fait par contre la fortune du Roman de Renard ; c’est à elle qu’il doit son originalité. Rien d’abord ne se prêtait davantage à des métamorphoses que les fables et les contes d’animaux ; rien n’était plus malléable que ces histoires aux contours fuyants, aux formes indécises, auxquelles plusieurs siècles d’existence n’avaient jamais pu assurer la stabilité ; la marque des inventeurs y était trop peu imprimée pour que des écrivains n’y pussent enfin mettre leur marque personnelle. D’autre part, en groupant ainsi sous une idée commune les mille incidents de la guerre du renard contre les autres animaux de façon à former une action à la fois une et variée, en donnant en outre aux héros de cette action des noms humains, nos poètes, inconsciemment sans doute d’abord, mais fatalement, ont été amenés à rapprocher de plus en plus cette geste d’un nouveau genre, des gestes qui étaient chantées autour d’eux. Peu à peu, par des degrés insensibles, les bêtes qui, à l’origine, représentaient nos faiblesses, nos passions, nos vices, et dont les actes, conformes à l’observation, n’étaient qu’une parodie à peine transparente des actes des hommes, sont devenus des hommes ; les mobiles purement matériels qui les faisaient agir ont cédé la place à des mobiles moraux ; leur extérieur est même devenu à la longue identique au nôtre : la comédie animale s’est laissé pénétrer de proche en proche et absorber enfin tout entière par la comédie humaine. Bref, à côté de l’épopée héroïque, grandiose, toute nourrie d’admiration pour le courage et la vertu, de mépris pour les félons, s’est peu à peu dressée sa caricature, une épopée burlesque, célébrant la ruse sous toutes ses faces, contemptrice de toutes les lois et de toutes les conventions, foulant aux pieds ce qui est beau et noble, l’épopée de l’ancêtre de Panurge et de Figaro.

L’anthropomorphisme, voilà donc ce qui particularise le Roman de Renard en regard des fables et des contes qui en ont fourni le fond. Lui seul nous explique la création de cette épopée et son immense développement ; lui seul nous donne la cause de sa grandeur et de sa décadence. C’est que de discret et de timide, d’inconscient, on peut dire, qu’il fut d’abord, il devint bien vite audacieux, et à la fin impudent, sans frein. Une fois sur la pente, nos poètes ne surent point s’arrêter. C’était, en effet, une pente glissante ; c’est l’écueil du genre que cette limite presque insaisissable entre la vérité et la fantaisie. Où commence le travestissement ? Quand doit-il s’arrêter ? Rien n’est plus difficile à observer, sinon à définir, que ce juste équilibre ? D’ailleurs, combien de fables même et de contes nous choquent par certains traits qui vont au delà de toute vraisemblance ! Le langage donné aux bêtes est la principale source de ces excès. Et encore, dans les fables et les contes, la parole leur est seulement prêtée. Dans le Roman de Renard, elle est tout entière à eux ; ils s’en servent pour leur propre compte. Si l’on joint à cette cause extérieure d’autres causes plus intimes, la réunion des animaux en société, leur groupement autour d’un roi, l’association de compérage du goupil et du loup, les rapports adultères entre le goupil et la louve, on conçoit facilement que, par une évolution nécessaire et fatale, Renard, Isengrin, Brun, Noble, Chantecler et autres soient de plus en plus devenus des prête-noms, aient fini par cacher derrière eux un personnage, aient parlé et agi comme des hommes, et même comme des hommes du moyen âge ; que chaque branche d’histoire plaisante d’animaux ait abouti à un fabliau, et de fabliau soit devenue une satire, et tout cela successivement dans le cadre invariable, immuable de la même épopée.

Nous ne possédons pas à l’état intact les branches de la première période du cycle. Ce qui nous est parvenu du Roman de Renard se compose de reproductions moins naïves et plus prolixes des récits antiques. Mais il nous est possible de reconstituer en partie ceux-ci grâce à deux poèmes, l’un latin, l’autre allemand, antérieurs à notre collection et qui sont certainement sortis des contes français.

L’Isengrinus et le Reinhart Fuchs. — Le poème latin, l’Isengrinus, fut composé au milieu du xiie siècle par maître Nivard de Gand. Dans un cadre clérical et satirique, l’auteur a enchâssé des histoires d’animaux qu’il avait la plupart empruntées à des poètes français. Il s’en est servi sans doute dans un dessein particulier : le protagoniste du drame est, en effet, le loup ; le renard n’apparaît qu’au second plan ; sous le masque d’Isengrinus, Nivard a voulu tourner en ridicule les mœurs éhontées des moines et des abbés, faire entendre d’amères revendications contre Bernard de Clairvaux, le pape Eugène III et Roger de Sicile. Aussi chaque épisode est-il encombré d’un amas de sentences, d’un luxe débordant d’interminables dialogues qui l’enserrent et l’étouffent comme dans une cangue épaisse. Mais si l’on brise cette enveloppe, si l’on met le conte à nu, celui-ci apparaît naïf et sans prétention, amusant même et tel que nous le trouvons dans les branches les plus ingénues du Roman de Renard.

Nous saisissons beaucoup plus sur le vif, la manière des anciens trouvères dans le poème allemand, le Reinhart Fuchs, écrit vers 1180 par l’Alsacien Henri le Glichezare. Ici, en effet, l’auteur n’a pas adapté les contes à une fin particulière et étrangère au récit lui-même ; il s’est contenté, et dans un style souvent charmant, de traduire aussi fidèlement que possible les histoires françaises du goupil ; ce n’est que très rarement qu’il a pris des libertés avec le texte. Il a même eu le mérite, rare pour un interprétateur de cette époque, de former un tout harmonieux de ces histoires qui lui avaient été sûrement transmises en grande partie indépendantes les unes des autres ; il a su les grouper artistement, ménageant l’intérêt, et conduisant le lecteur de surprise en surprise.

Voici ces histoires telles à peu près qu’elles étaient contées du temps du Glichezare. Cette courte et rapide analyse donnera une idée de la nature et de l’ensemble du cycle déjà presque complet au milieu du xiie siècle.

C’est d’abord le débat entre Renard et quatre animaux plus faibles que lui. Il s’en prend successivement au coq Chantecler, à la mésange, au corbeau Tiécelin et au chat Tibert, et chaque fois sa ruse échoue piteusement.

Chantecler commence par être dupe : malgré l’avertissement d’un songe, malgré les sages avis de sa femme Pinte, il prête l’oreille à Renard qui arrive à le persuader de chanter les yeux fermés comme son père Chanteclin ; il est saisi et emporté au moment où il jetait une note éclatante. Mais comme, l’alarme donnée, des paysans poursuivaient le ravisseur, Chantecler lui conseille de répondre à leurs injures ; Renard desserre la gueule, et le coq s’envole à tire-d’aile. — Ainsi déçu par un « petit cochet » de ferme, comme il le dit, il va se faire berner par une mésange. Celle-ci, perchée sur un arbre, accepte sournoisement de venir donner un baiser de paix à son ennemi qui sera étendu sur le dos, les yeux fermés. Elle prend « plein son poing » de la mousse et des feuilles, descend de branche en branche, et les introduit prestement dans la gueule du goupil au moment où celui-ci croit la happer. — Tiécelin le corbeau est, comme Chantecler, une première fois dupe de Renard. En se haussant pour lui montrer sa belle voix, il écarte ses pattes l’une de l’autre, et le fromage qu’elles tenaient enserré tombe à terre. Mais Renard veut avoir aussi le corbeau. Il prétexte une blessure qui l’empêche de se traîner et prie Tiécelin de venir ôter de près de lui ce fromage dont l’odeur l’incommode. Tiécelin descend, et ce n’est qu’à grand’peine qu’il échappe à la griffe du rusé. — Enfin Renard rencontre Tibert dont il flatte l’agilité, espérant le faire prendre à une trappe de sa connaissance ; mais, après plusieurs épreuves de course et de saut, c’est lui qui est pris au piège, et il en sort avec une patte meurtrie, heureux de ne pas avoir laissé sa peau aux mains d’un paysan.

Là finissent les mésaventures de notre héros : il a payé sa dette aux petits, aux humbles. Ce ne sont plus maintenant que victoires remportées sur la violence et la force. Alors entre en scène son implacable ennemi, le loup Isengrin ; alors commence entre les deux animaux cette interminable « noise » dont les péripéties, d’abord grotesques et comiques, deviennent à la fin presque tragiques.

L’accord règne tout d’abord entre les deux animaux : ils vivent en associés, en compères. Isengrin, quand il va à la chasse, confie sa femme à Renard qui s’empresse de lui faire sa cour. Mais l’inimitié ne tarde pas à éclater. Un jour, pour satisfaire la faim enragée d’Isengrin, Renard, contrefaisant l’estropié, attire à sa poursuite un paysan ; celui-ci, afin de courir plus vite, a jeté à terre un gros quartier de porc qu’il avait sur l’épaule. Isengrin survient aussitôt, s’empare de ce « bacon », et quand Renard arrive pour réclamer sa part, le glouton a déjà tout dévoré et lui offre ironiquement la hart. Une occasion s’offre aussitôt à Renard de se venger. Isengrin, bourré de lard, a soif ; il l’emmène dans un cellier, et là le loup s’enivre si bien qu’il chante à tue-tête, attire par ses cris les paysans et est roué de coups.

Renard se sépare de son compère et décide Bernard l’âne et Belin le mouton, mécontents de leur sort, à chercher fortune avec lui. Ils ne vont pas loin. Ils s’étaient installés, pour y passer la nuit, dans la maison du loup qui était absent. Celui-ci, voulant rentrer chez lui, est mis en piteux état par les trois voyageurs qui se sauvent. Mais Hersent les atteint avec une troupe vengeresse de loups ; les fugitifs grimpent sur un arbre ; Bernard et Belin ne peuvent rester longtemps accrochés aux branches, se laissent tomber, et écrasent dans leur chute quelques-uns de leurs ennemis ; les autres s’enfuient épouvantés. Bernard et Belin rentrent chez eux, dégoûtés des voyages. Renard, lui aussi, redoutant la vengeance d’Isengrin, dont le ressentiment n’a fait que croître depuis qu’il le soupçonne d’être l’amant de sa femme, se retire et s’enferme dans son château de Maupertuis.

Un jour qu’il faisait rôtir des anguilles, Isengrin qui passait par là, affamé, lui demande à manger. Renard lui promet du poisson en abondance et le conduit, à la tombée de la nuit, à un vivier. Il lui fait croire qu’il n’a qu’à plonger sa queue dans l’eau ; les poissons viendront s’y prendre. Comme on était en hiver, l’eau gèle, la queue est bientôt prisonnière. À l’aube, Isengrin, effrayé par l’arrivée de chasseurs et de chiens, rompt sa queue dans les efforts qu’il fait pour se sauver. Une autre fois, Renard le persuade de descendre dans un puits où lui-même était descendu par imprudence, lui assurant qu’il y trouvera le Paradis terrestre avec toutes ses délices ; et quand le seau qui entraîne au fond le pauvre imbécile fait remonter celui où était assis Renard, celui-ci lui dit plaisamment : « Telle est la coutume : quand l’un s’en va, l’autre vient ; moi, je vais en paradis, toi tu vas en enfer. » Isengrin reste toute la nuit dans l’eau pour en être retiré le matin et battu à tour de bras.

Outré de colère et toujours torturé par la pensée de son déshonneur conjugal, il se résout à en appeler au jugement des autres animaux. Il est convenu que, dans un plaid, Renard jurera publiquement son innocence sur la mâchoire d’un chien, soi-disant mort. Mais il est averti par son cousin le blaireau Grimbert qu’Isengrin s’est entendu avec ses amis pour lui faire un mauvais parti et que le chien est vivant. Il se sauve. Isengrin et Hersent s’élancent à sa poursuite. Habilement il attire la louve dans son repaire où elle veut pénétrer après lui ; mais, trop grosse, elle est arrêtée à l’entrée, ne peut plus ni avancer ni reculer, et Renard qui est sorti par une autre porte l’outrage sous les yeux mêmes de son mari.

Nous arrivons au dénouement de cette guerre. Le lion, le roi Noble, est tombé malade, et il a convoqué une assemblée plénière de ses sujets, espérant que l’un d’eux le guérirait de ses souffrances. Toute la cour est réunie ; chacun est présent, sauf Renard. Isengrin en profite pour l’accuser et réclamer justice des injures qu’il a reçues. Un débat s’ouvre : les uns sont pour Renard, les autres pour Isengrin et demandent à grands cris la mise en accusation du coupable. Noble leur résiste, ne pensant point le cas pendable ; il va même mettre fin à la dispute, quand arrive Chantecler le coq, suivi des poules Pinte, Noire, Blanche et Roussette portant sur une civière le cadavre d’une des leurs, dame Coupée, que vient d’étrangler Renard. Chantecler se jette aux pieds du roi et, éploré, raconte le massacre que le cruel a fait de presque toute sa nombreuse famille. Noble, à ce récit, trépigne de rage et déclare que, suivant l’usage, le coupable sera cité trois fois. L’ours Brun est le premier ambassadeur dépêché vers Maupertuis. Renard le renvoie peu après à la cour le museau et les pattes ensanglantés : il lui a fait accroire qu’il trouverait du miel dans un chêne fendu, et dès que Brun y a eu fourré ses pattes et son museau, il a retiré les coins. Brun prisonnier et assailli par une nuée de paysans n’a échappé qu’en laissant une partie de sa peau. Le second ambassadeur, Tibert le Chat, n’est guère plus heureux. Renard le fait prendre à un lacet dans la maison d’un prêtre où, disait-il, il y avait abondance de souris. Enfin ce n’est que sur les instances de son cousin Grimbert que Renard se décide à comparaître à la cour. En route, il lui fait la confession de ses fautes, comme pour se préparer à la mort qui l’attend ; mais il n’est pas en peine de se disculper auprès du roi de sa longue absence. S’il a tant tardé à venir, lui dit-il, c’est qu’il a voyagé par toute l’Europe à la recherche d’un remède pour la maladie de son seigneur ; ce remède, il l’a trouvé : c’est la peau du loup fraîchement tué dont Noble devra s’envelopper, celle de Tibert dont il s’entourera les pieds, une courroie de la peau du cerf dont il se fera une ceinture. Noble suit ponctuellement cette ordonnance ; il est guéri, et Renard, vengé de ses accusateurs et de ses ennemis, triomphe à tout jamais.

Imaginons éparses ou formant quatre ou cinq petits poèmes indépendants ces histoires que l’Alsacien Henri le Glichezare a si heureusement groupées, joignons-y quelques épisodes, les uns recueillis par Nivard dans l’Isengrinus, les autres dont l’existence antérieure se laisse supposer par certaines allusions éparses dans les branches, nous aurons à peu près complète l’épopée primitive du goupil en France.

Elle était, on le voit, naïve et gaie, et les chanteurs qui la portaient de ville en ville avaient bien raison de l’appeler « une risée, un gabet, une bourde ». Ils en contaient les mille incidents pour l’unique plaisir de conter, pour s’amuser eux-mêmes et amuser les autres, et cela avec une absence de prétention littéraire et de vues morales qui donne à leurs récits une fraîcheur incomparable. Qu’ils aient voulu avant tout égayer leurs auditeurs, cela ne ressort pas uniquement de leur narration elle-même dont chaque vers respire une bonne humeur franche et gaillarde, et aussi de leurs avertissements au public qui, disent-ils, ne doit, en les entendant, avoir cure de sermon ni de « corps saint ouïr la vie » ; nous avons d’autres témoignages non moins significatifs du succès étourdissant de leur verve comique dans le mépris qu’affectaient certains graves écrivains de l’époque pour le Roman de Renard, dans leurs continuelles lamentations sur la concurrence désastreuse qu’il faisait aux ouvrages de morale et de piété. Gautier de Coinci, entre autres, ne tarit pas en plaintes contre ceux qui préfèrent à des édifiantes histoires, comme ses Miracles de la Vierge, les histoires sottes ou scandaleuses de Renard, de Tardif le limaçon, d’Isengrin et de sa femme.

Qualités de style des premières branches. — Cette réputation universelle n’aurait-elle pas été justifiée par le comique puissant qui animait leur œuvre tout entière que nos poètes l’auraient méritée par le charme et la gentillesse de leur style. Avant Rabelais et avant La Fontaine, et plus que tels ou tels de leurs contemporains, ils ont trouvé l’art de conter, cet art d’autant plus difficile qu’il doit être naturel. Certaines de leurs branches sont d’inimitables modèles de narrations souples et alertes, de dialogues vifs et animés où les paroles se croisent avec une netteté et une précision impeccables, de descriptions sobres et d’un relief saisissant. Nul mieux qu’eux n’a vu les animaux, n’a saisi leurs mouvements et leurs gestes. C’est tantôt le chat Tibert qui

…de sa coe se vet joant
Et entor lui granz saus faisant[11].


C’est Isengrin qui, passant près du manoir de Renart, et sentant une délicieuse odeur d’anguilles en train de rôtir,

Du nez commença a fronchier
Et ses guernons a delechier[12].


Il rôde autour de la maison, cherche comment il pourra avoir sa part à ce festin :

Acroupiz s’est sus une souche,
De baailler li deut la bouche.
Court et recourt, gard et regarde[13].

Et quand Renard lui a jeté, pour aiguiser davantage son

appétit, un tronçon d’anguille, nous voyons le malheureux affamé qui en « fremist et tramble ». C’est encore Chantecler qui dort au soleil perché près d’un toit,

L’un ueil ouvert et l’autre clos,
L’un pié crampi et l’autre droit,[14]


ou qui s’avance fièrement devant ses poules « tendant le col ». C’est encore Renard qui, cherchant à se faufiler dans la basse-cour,

Acroupiz s’est emmi la voie,
Molt se defripe, molt coloie ;


ou qui, pendant qu’Isengrin pêche dans le vivier avec sa queue,

S’est lez un buisson fichiez,
Si mist son groing entre ses piez[15].


Que la fable du renard et du corbeau nous semble pâle, incolore dans Phèdre et même dans La Fontaine quand on la met en regard de ce récit si vivant, si dramatique ! Renard aperçoit le corbeau sur l’arbre,

Le bon formache entre ses piez.
Priveement l’en apela :
« Por les seins Deu, que voi ge la ?
Estes vos ce, sire conpere ?
Bien ait hui l’ame vostre pere,
Dant Rohart, qui si sot chanter !
Meinte fois l’en oï vanter
Qu’il en avoit le pris en France.
Vos meïsme en vostre enfance
Vos en solieez molt pener.
Saves vos mes point orguener ?
Chantes moi une rotruenge. »
Tiecelin entent la losenge,
Euvre le bec, si jete un bret.
Et dist Renars : « Ce fu bien fet.
Mielz chantez que ne solieez.
Encore se vos voliees,
Irieez plus haut une jointe. »
Cil qui se fet de chanter cointe,
Comence derechef a brere.
« Dex, dist Renarz, con ore esclaire,
Con or espurge vostre vois !
Se vos vos gardeez de nois,
Au miels du secle chantisois.
Cantes encor la tierce fois ! »
Cil crie a hautime aleine[16],

et, dans l’effort qu’il fait, il desserre une de ses pattes, et le

fromage tombe devant Renard.

Presque tout serait à citer, presque tout est à admirer dans ces branches qu’a traduites le poète allemand et dont, grâce à lui, nous pouvons reconstituer en grande partie la forme simple et gracieuse. C’est partout la même gaîté, le même naturel, la même vérité d’observation.

Branche du Jugement de Renard. — Dans les branches de la seconde période, on ne constate pas moins d’entrain et de verve, mais la naïveté et la vraisemblance disparaissent de plus en plus. L’anthropomorphisme entre de plain-pied dans le Roman ; il s’y sent désormais les coudées franches ; il vient d’ailleurs à l’aide de poètes qui, n’ayant presque plus rien à exploiter après leurs devanciers, ne trouvent d’autre moyen, pour renouveler leurs récits, que de leur donner la forme d’une parodie de la société humaine. Mais quelle inégalité de mérite entre ces nouveaux ouvriers ! Si certains ont su conserver aux vieilles histoires, sous ce nouveau vêtement, leur air aimable et bon enfant, combien ont eu la main lourde ! Combien, par leur manque de mesure et de goût, ont tout déformé, tout enlaidi ! Que penser de ces scènes grotesques du chat qui renverse un prêtre de son cheval et s’enfuit sur cette monture avec un missel sous le bras ; de Renard et du loup qui se font passer pour « marchands d’Angleterre » et troquent à un prêtre des vêtements contre un oison ; de Renard qui en mordant un fermier au pied en fait son humble serviteur et le force à lui accorder tout ce qu’il désire, ou qui roue de coups de bâton un vilain et le menace de le dénoncer au comte pour délit de chasse ! Il y a certes beaucoup à critiquer dans ces nouveautés ; bien des fragments de branches ou même des branches entières sont à peine lisibles, tant elles sont d’une désespérante platitude ou d’une écœurante grossièreté ! Il y a heureusement autant, sinon plus, à louer. En transportant les bêtes dans le

monde des hommes, il n’était possible de conserver de l’intérêt à l’épopée animale que si l’on laissait aux personnages quelque chose de leur caractère primitif et traditionnel, et si, d’autre part, les situations où ils devaient se trouver n’étaient que le développement comique ou satirique des anciennes données. En un mot, il fallait qu’il n’y eût point solution de continuité entre l’histoire de Renard parente des fables et des contes d’animaux et l’histoire de Renard comédie humaine ; le lecteur devait être transporté sans secousse dans cet autre monde plus fantaisiste encore que le précédent et ne point s’y trouver dépaysé. C’est ce qu’ont compris quelques poètes, et en particulier les auteurs de la branche de Renard teinturier et jongleur et de celle du Jugement de Renard. Ces morceaux sont caractéristiques pour apprécier cette seconde phase de l’évolution de l’épopée animale.

Le premier est un véritable fabliau, une grosse farce bourgeoise : on pourrait remplacer les animaux par des hommes et la marche de l’action n’en serait pas amoindrie, l’intrigue moins claire. Nous y voyons Renard tomber dans la cuve d’un teinturier, en sortir tout jaune, et, ainsi déguisé, méconnaissable, se faire passer auprès d’Isengrin, auquel il s’adresse dans un baragouin comique, pour un certain Galopin, jongleur des plus habiles. Ils vont tous deux voler une vielle chez un paysan. Isengrin sort de cette aventure affreusement mutilé. Suivent alors une scène d’alcôve entre le loup et sa femme, le retour imprévu au logis de Renard qui surprend sa femme Hermeline convolant en secondes noces avec son cousin le blaireau Poncet, la célébration du mariage égayé par les chants du jongleur que personne n’a reconnu, la préparation du lit de l’épousée par Hersent, le pèlerinage de Poncet, accompagné de Renard, sur la tombe de dame Coupée qui n’est qu’un piège où il reste prisonnier, l’expulsion du toit conjugal d’Hermeline, une dispute échevelée entre elle et Hersent qui se reprochent leurs adultères et se battent, leur réconciliation, œuvre d’un saint homme qui décide Hersent à rejoindre Isengrin et ramène Hermeline à Renard. Ce tableau, dans son ensemble, est à coup sûr original, et l’auteur est sorti de la voie tracée par ses devanciers. Pourtant, comme le cadre dans lequel s’agitent les personnages est celui des plus vieux et plus naïfs récits, comme les attitudes des acteurs sont les mêmes que nous étions habitués à voir à Renard, Isengrin, Hersent, Hermeline, comme seule l’expression de leurs sentiments a varié, nous acceptons, sans en être choqués, sans protester, ces innovations, et nous les subissons d’autant plus volontiers que l’auteur les a enveloppées d’une gaîté communicative qui nous prend tout entiers, empêche toute réflexion et dérobe la vue de quelques imperfections et de quelques taches.

De tels défauts ne seraient même pas à signaler dans la branche du Jugement. Elle est en effet un des spécimens les plus parfaits de la littérature du moyen âge, un chef-d’œuvre de comédie ironique et malicieuse. C’est l’épisode de Renard médecin transformé. À cette fable antique, remaniée durant plusieurs siècles par les clercs, enrichie sans cesse de nouveaux traits, ayant pris enfin, une fois entrée dans le cycle, les proportions d’une véritable tragi-comédie, les trouvères ont emprunté les lignes principales : réunion des barons autour du roi, absence coupable du renard, réquisitoires de ses ennemis, plaidoyers en sa faveur, rentrée de l’absent à la cour. Mais ces traits anciens ont été d’une main habile fondus dans un ensemble nouveau ; la vieille histoire, restée jusqu’alors toujours gréco-orientale malgré ses multiples métamorphoses, s’est revêtue peu à peu de teintes inconnues, sorties de la riche palette de peintres originaux. Nos poètes, cette fois, plus créateurs qu’imitateurs ont tiré de ce groupe d’éléments exotiques quelque chose d’éminemment médiéval par les idées et de tout à fait français par la verve endiablée. L’action ne se passe plus en effet devant un roi moribond qui réclame de ses sujets un remède pour mettre fin à ses douleurs, mais devant un souverain qui a à décider entre deux de ses plus puissants vassaux : le lit d’agonie est devenu un lit de justice. La solennité de cette assemblée n’en est que plus comique. Quel brave homme de monarque que ce Noble ! Son âme est faite de bonté et de scepticisme. Le récit que lui retrace Isengrin de sa mésaventure conjugale amène le sourire sur ses lèvres. Qui n’est pas exposé à pareille infortune ? lui répond-il en guise de consolation. Comtes et rois n’échappent guère à cette destinée commune. Jamais on n’a fait tant de bruit pour si petit dommage. Il écoute toutefois d’une oreille patiente le long débat qui s’agite entre ses barons ; après maint discours, l’assemblée prie le roi de mander Renard pour le juger et de le faire amener de vive force, s’il ne se rend pas de lui-même à la convocation. Noble s’y refuse. Renard ne lui paraissant guère coupable. Hersent, dans le cours de la discussion, avait protesté de son innocence et s’était offerte, pour la prouver, d’être soumise à l’épreuve judiciaire. Noble propose à Isengrin d’accepter cette épreuve ; mais celui-ci a peur que le résultat ne tourne à sa confusion, ne rende son déshonneur plus éclatant ; il préfère dévorer sa honte en silence et attendre une occasion de se venger de son ennemi. « N’y compte pas, dit le roi ; Renard sera toujours plus fort que toi, et d’ailleurs j’exige que la paix jurée soit observée par tous ; malheur à qui l’enfreindra ! »

Le silence se rétablit donc, et Isengrin, confus de son échec, s’assied tristement la queue entre les jambes. Renard paraît hors de péril, assuré à tout jamais de la bienveillance du roi, quand la scène change tout à coup. On voit s’avancer un funèbre cortège : Chantecler et ses poules Pinte, Noire, Blanche et Roussette portent sur une civière le cadavre d’une des leurs que vient d’étrangler Renard. Dans un langage ému. Pinte retrace à la cour la série des massacres dont sa famille a été la victime : des cinq frères qu’elle a eus de son père, des cinq sœurs qu’elle a eues de sa mère, aucun n’a échappé au ravisseur ; puis se tournant vers la civière :

Et vos qui la gisez en biere,
Ma douce suer, m’amie chiere,
Com vous estiez tendre et crasse !
Que fera votre suer, la lasse,
Qui a grant dolor vos regarde ?
Renars, la male flame t’arde ![17]

Cette péroraison terminée, Pinte tombe sur le sol évanouie ainsi que ses compagnes. On s’empresse autour d’elles ; on leur jette de l’eau au visage pour les faire revenir à elles, pendant que Chantecler se précipite aux pieds du roi et les arrose de ses pleurs. Noble, le pacifique Noble, que tout à l’heure rien n’avait pu exciter contre Renard, est pris d’une immense pitié à laquelle succède une violente colère ; il fait peur à voir et à entendre :

Un sopir a fait de parfont ;
Ne s’en tenist por tot le mont :
Par mautalent drece la teste.
Onc n’i ot si hardie beste,
Ors ne senglers, qui paor n’ait
Quant lor sire sospire et brait.
Tel paor ot Coars li lievres,
Que il en ot dous jors les fievres.
Tote la cort fremist ensemble.
Li plus hardis de paor tremble.
Par mautalent sa coe drece :
Si se debat par tel destrece
Que tot en sone la maison[18].

Il jure de tirer justice de l’homicide Renard. Mais auparavant, il faut rendre les derniers devoirs à l’infortunée Coupée. La cour recueillie récite les prières des défunts autour du cadavre qui est enfermé dans un beau cercueil de plomb et enseveli sous un arbre ; sur la tombe est placé un marbre portant une inscription touchante. Le moment est enfin venu de punir Renard. Brun, puis Tibert sont dépêchés auprès de lui. La vue de ces deux ambassadeurs qui reviennent de leur mission couverts de sang porte à son comble l’indignation de Noble ; il est plus que jamais décidé à en finir avec ce scélérat. Aussi quand Renard, décidé par les pressantes sollicitations de Grimbert, fait enfin sa rentrée à la cour, il a beau se défendre, accumuler mensonges sur mensonges ; toute son habileté oratoire échoue devant l’inflexible volonté du roi. La potence est donc dressée. Voilà Renard en grand péril ! Chacun l’abreuve d’injures, jusqu’au singe qui vient lui faire la moue. Il se sent perdu. Il essaie pourtant d’une dernière ressource. D’un air contrit, il déclare à Noble qu’il se repent de ses fautes et le supplie de le laisser aller outre mer, implorer le pardon de Dieu. Le bon Noble se laisse attendrir. Renard quitte la cour humblement, habillé en pèlerin, avec l’écharpe et le bourdon.

Aucune parodie des mœurs du temps, des usages féodaux, de ces plaids solennels et terribles à l’issue desquels un chevalier condamné sauvait sa tête en partant pour la Terre Sainte ne dépasse celle-ci en mordant, en finesse. Ajoutons toutefois que cette parodie n’a pas été créée de toutes pièces. Nous en retrouvons le germe dans un petit poème franco-vénitien, Rainardo e Lesengrino, qui, bien que la rédaction en soit du xive siècle, remonte certainement à un original français très ancien. On y voit, en effet, le loup demander dans un plaid vengeance de Renard, et là le roi, moins sceptique que Noble, juger cet adultère digne d’un châtiment ; on y voit aussi Chantecler se plaindre des mauvais traitements exercés sur ses poules et sur lui-même par Renard, mais sans cette jolie mise en scène de la branche du Jugement. C’est donc par une série d’essais, de tâtonnements que nos poètes sont arrivés à cette expression presque parfaite, qui fait vraiment honneur à l’art de nos ancêtres.

Outre ce mérite intrinsèque, la branche du Jugement en a eu un autre non moins grand, celui d’avoir fait et de faire encore la popularité du Roman de Renard hors de France. C’est elle, en effet, qui forme la base du Reineke Fuchs, ce poème si répandu en Allemagne et dont Goethe a publié, au commencement de ce siècle, une charmante traduction. À peine cette branche avait-elle paru qu’un poète flamand, Willem, l’interprétait ; à cette interprétation un continuateur ajouta le reste des aventures du cycle pour en former un complément, les unes présentées d’une façon dramatique, les autres rappelées au moyen d’allusions ou de dialogues. De la Flandre, cette nouvelle histoire de Renard passa dans les pays allemands où elle est toujours lue et goûtée, alors que, sur le sol gaulois, les poèmes qui lui ont donné naissance sont tombés dans un injuste oubli.

Cette même branche du Jugement a exercé en France, sur le cycle lui-même, une influence énorme, mais qui ne fut rien moins que bienfaisante. C’est de son succès que date l’ère de décadence du Roman de Renard. La plupart des branches, en effet, qui furent composées dans la suite ne sont que des reproductions de la scène qu’elle renferme ; dans presque toutes, on voit reparaître les accusations portées contre Renard, des ambassades dont la dernière le décide à reparaître à la cour, son jugement, sa condamnation. Et les imitateurs, voulant faire neuf, se battent, pour ainsi dire, les flancs pour rajeunir le sujet et ne réussissent guère qu’à être d’une lamentable médiocrité. Ce qui nous rebute en lisant leurs plates compositions, c’est non seulement que les animaux y agissent encore plus en hommes que dans les branches antérieures — ils montent à cheval, portent cuirasse, vont à la chasse faucon au poing, — mais c’est surtout que, sous ce masque, il ne se cache aucune intention comique ni aucun sens allégorique. Bien avisé serait celui qui voudrait découvrir une signification quelconque dans cette assimilation complète du monde animal à la société du temps. Elle n’a sa raison d’être que dans l’épuisement complet de la matière, lequel, d’ailleurs, se reconnaît à un autre signe : Isengrin cesse de plus en plus d’être l’antagoniste inévitable de Renard : il s’efface de plus en plus, éclipsé ici par le chien Roonel, là par le coq Chantecler ; c’est contre eux qu’il a désormais à défendre sa vie. Les poètes sont aux abois ; ils cherchent, mais en vain, à sauver l’histoire de Renard de l’indifférence d’un public déjà blasé.

Certains d’entre eux d’ailleurs, comme pressentant ce déclin, ou plutôt entraînés par un courant d’opinion déjà ancien, mais qui devint irrésistible au xiiie siècle, avaient changé l’esprit de l’épopée animale, l’avaient orienté dans une autre direction. En dehors de la fable et surtout du conte d’animaux, en Grèce et à Rome, le renard n’avait jamais cessé d’être regardé comme le symbole de la ruse et de la fourberie. L’Ancien Testament, de son côté, en fait souvent le représentant sensible de la perfidie. Le christianisme développa amplement cette conception. La littérature cléricale du moyen âge abonde en manifestations de cette idée d’après laquelle notre héros était le type accompli de l’astuce sans conscience, sans scrupule, sans remords : « Vulpes hæreticus, vel diabolus, vel peccator callidus », écrit saint Eucher au ve siècle. Un autre, plus tard, nous montrera la Sagesse foulant aux pieds le démon figuré par un goupil tenant un coq dans sa gueule. C’est à la vérité le loup dont le caractère séduisit le plus les imaginations dans les cloîtres et inspira le plus grand nombre de compositions. Nous connaissons l’Isengrinus de Nivard. Il faut citer à côté de ce gros poème d’autres œuvres de proportions plus modestes comme l’Ecbasis, le Luparius, le Pœnitentiarius où le loup, personnification de la luxure et de la gloutonnerie, a servi à flageller avec une violence inouïe les vices qui souillaient l’Église et dont la vue remplissait de tristesse et d’inquiétude certains esprits sages et austères, l’ignorance, la paresse, la débauche des prêtres et des moines, la cupidité et la simonie du haut clergé. Le renard n’était pourtant point un simple comparse dans cette lugubre mascarade : il y tenait le second rôle à côté du loup et souvent empruntait les gestes et l’habit de son protagoniste. Ne le voit-on pas dans l’Ecbasis chantant dévotement des psaumes sur une montagne et faisant une humble confession de ses fautes à haute voix ? Dans l’ancien Roman lui-même, Renard, sauvé de la mort grâce à l’intervention du prieur de Grandmont, frère Bernard, entre dans un couvent et s’y montre d’abord fort scrupuleux observateur de la règle. Mais qu’on ne s’y trompe pas ; l’intention ici n’est que comique. Il n’en est point ainsi dans l’Ecbasis, non plus que dans quelques branches de la dernière heure. Dans celles-ci Renard cesse d’être un type amusant ; ce n’est plus le malicieux qui trompe pour l’unique plaisir de tromper, qui se divertit des mystifications de ses victimes plutôt qu’il ne se réjouit du mal qu’il leur fait. Une ombre de tristesse se répand sur lui ; il devient froidement cruel. C’est un ennemi dangereux, impitoyable, qui flétrit et perd tout ce qu’il approche :

De lui ne se puet nus partir
Jusqu’à tant qu’il l’ait fait honir :
Une piece puet il reignier,
Mais après le fet tresbuchier,
Pendre as forche ou noier en mer,
Ardoir au feu ou essorber[19].


Voilà les noires couleurs sous lesquelles un des derniers chanteurs du goupil nous présente son personnage. Il rivalise de pessimisme avec les auteurs de Physiologus et de Bestiaires qui, depuis longtemps, avaient associé l’idée du mal à la présence de cet animal sur la terre ; on croirait entendre Guillaume de Normandie lorsque, après tant d’autres, il décrit cette bête malfaisante qui « sait tant d’art mauvais », qui « le peuple mène à ruine », ce « maufé qui nous guerroie ». Une autre des dernières branches nous conte qu’Adam et Ève, expulsés du paradis, avaient reçu de Dieu une verge dont ils devraient frapper la mer chaque fois qu’ils voudraient créer un nouvel animal. Adam fait sortir des flots des bêtes apprivoisées et domestiques ; Ève n’en fait sortir que de sauvages, et, parmi elles, est le renard qui n’inspire pas à l’auteur de moins amères réflexions :

Icil gorpil nos senefie
Renart qui tant sot de mestrie :
Tot cil qui sont d’engin et d’art
Sont mes tuit apelé Renart[20].

Il faut noter ce dernier vers. Alors en effet apparaît et devient d’un usage constant le mot « renardie ». Les poètes ont reçu des mains des moines le fouet de la satire ; ils osent exprimer en langue vulgaire leurs plaintes, leurs revendications, et ce mot va leur servir pour désigner tous les vices, toutes les injustices, tous les abus. Laissant de côté le caractère du loup, trop épais et moins souple que celui du goupil, ils prennent ce dernier déjà symbolisé par la littérature cléricale et popularisé d’ailleurs par deux siècles d’apothéose pour en faire le type de tout ce qui les irrite et les blesse. Renard ne sera plus seulement le prêtre hypocrite vivant en concubinage, le moine débauché et rapace, le prélat simoniaque que représentait jadis le loup ; il sera aussi le juge prévaricateur, le seigneur insatiable, l’usurier sordide, le marchand improbe :

Il n’est au jour d’ui mestier
Ne nule marcheandise
Excepté le poullaillier
Qui le Regnart n’aime et prise[21].

C’est ainsi que débute un joli petit poème du xiiie siècle qui nous montre chacun voulant avoir sa part de la queue du renard. Ducs et princes la portent sur eux ; il n’est point de jeunes élégants qui ne l’aient « dessus leurs cheveux » et ne la préfèrent à la plus blanche hermine ; prélats, évêques, abbés, prêtres, moines, jacobins, cordeliers, béguins la cachent sous leur chape : orfèvres, émailleurs, chasubliers, drapiers, cordonniers s’en disputent les poils.

Renars est mors, Renars est vis,
Renars est ors, Renars est vils
Et Renars regne[22],


s’écrie encore Rutebeuf dans son Renard le Bestourné (mal tourné), petite pièce satirique dont les allusions nous sont restées obscures. C’est ce cri que semblent avoir entendu les auteurs du Couronnement Renard, de Renard le Nouveau et de Renard le Contrefait. Ces trois poèmes sont le développement de cette nouvelle conception qui fait de Renard le maître du monde, le diable en personne qui affole chacun, sème partout le mal et l’injustice, l’ennemi contre lequel tous doivent se liguer afin de le combattre et de le terrasser.

Le Couronnement Renard. — Le Couronnement Renard a été composé en Flandre dans la seconde moitié du xiiie siècle. Le poète qui l’a écrit ne s’est point fait connaître à nous ; on peut néanmoins fixer approximativement la date de la composition de cette œuvre grâce au prologue et à l’épilogue où il est question d’un comte Guillaume dont on doit déplorer la perte. Il s’agit, selon toute vraisemblance, de Guillaume de Flandre, qui se croisa avec saint Louis en 1248 et mourut dans un tournoi à Trasaignies dans le Hainaut en 1251. C’est donc peu après 1251 que parut cette longue histoire, en plus de 3000 vers, de Renard qui, sur les conseils de sa femme, brigue la royauté et parvient à monter sur le trône. Le tout est une allégorie assez peu transparente. À en juger par les vers, d’ailleurs assez obscurs, du prologue et de l’épilogue, l’auteur semble avoir voulu donner une leçon aux princes trop faibles, leur montrer comme il faut se défier des méchants, connaître à fond les secrets de la renardie pour les déjouer au profit du bien et de la vertu.

C’est dans le cadre bien connu de la branche du Jugement que l’auteur a enchâssé la suite des événements. Après trois aventures qui rappellent seulement de loin celles de l’ancien Roman, mais qui sont pourtant dans la manière des premiers trouvères, nous sommes transportés dans un couvent de Jacobins. Renard demande à être admis dans leur ordre ; mais pendant que le chapitre délibère sur sa requête, Renard est allé à côté chez les Mineurs qui l’ont accueilli, eux, à bras ouverts. Les Jacobins le réclament, les mineurs refusent de le lâcher ; il les met d’accord en déclarant qu’il portera désormais une cotte mi-partie de Jacobin et de Mineur, et il reste un an au milieu d’eux, enseignant la façon de « se maintenir aux cours des comtes et rois ». Il se rend enfin au palais de Malrepair, se fait passer pour prieur des Jacobins de Saint-Ferri et annonce à Noble qu’il doit d’après les astres mourir prochainement, qu’il lui faut désigner son successeur. Grande frayeur du pauvre roi ; il se confesse, et, pressé habilement de questions par le faux Jacobin, il lui avoue que le seul digne de lui succéder, c’est Renard, le plus faux de ses barons, mais le plus subtil, le plus malin. Noble le prie alors de prêcher, et le voilà débitant un interminable sermon sur la pauvreté. Les auditeurs enthousiasmés veulent qu’il désigne lui-même le futur roi. Il se dérobe modestement et conseille de tenir parlement. Toute la cour est donc convoquée par les soins d’Isengrin ; chacun est présent, sauf naturellement Renart dont on ne peut arriver à découvrir la retraite. Erme (Hermeline), qui arrive avec son petit Renardiel dans les bras, dit au roi que son mari est entré dans les ordres, dès qu’il a appris la mort prochaine de son souverain, afin de se préparer lui-même à sa fin ; on pourra le trouver, ajoute-t-elle, à Saint-Ferri. Noble ordonne à Isengrin d’aller le quérir ; il refuse effrontément, ainsi que le léopard et le tigre. Le pauvre roi se désole sur l’abandon de ses sujets, sur l’impuissance où le met l’approche de la mort ; il exprime sa tristesse en termes si touchants que le hérisson a pitié de lui ; aidé du mouton, il se jette sur Isengrin, le terrasse aux applaudissements des barons qui tout à l’heure narguaient le roi. Isengrin se décide à remplir la mission qui lui répugne tant. Le lendemain, Renard se présente à la cour accompagné du prieur qui jure par tous les saints qu’il n’est entré au couvent que depuis cinq jours. On délibère longuement ; il est proclamé roi. Il accepte après bien des façons et des grimaces. Son premier acte est de chasser de la cour le hérisson et le mouton auxquels pourtant il doit la couronne. Il refuse tous les présents qu’on lui offre ; mais Erme et Renardiel les acceptent. Noble meurt à la Pentecôte, comme les astres l’avaient prédit, et Renard, désormais seul maître, reste quelque temps dans son royaume où il ne cesse de combler de faveurs les riches et d’opprimer les petits. Puis il part en voyage, parcourt le monde, va d’abord à Jérusalem où sa venue réjouit les traîtres et les médisants dont il fait sa compagnie, ensuite à Tolède où il enseigne l’art de nigromancie, vient à Paris où chacun veut apprendre de lui « la nouvelle contenance » dont il est l’inventeur. Sa renommée s’est étendue jusqu’à Rome : le Pape le mande, et il est enchanté d’être initié à tous les secrets de son art, de savoir comment on peut faire d’un mouton un prêtre, d’un mendiant un reclus, d’un gueux un évêque. Renard parcourt encore l’Angleterre, l’Allemagne, et rentre enfin dans son palais où il continue à ne s’occuper que des grands et dédaigne les pauvres qui se répandent en lamentations.

Tel est ce poème dont certaines parties montrent un réel talent d’exposition, mais dont la langue malheureusement ne laisse pas d’être souvent obscure. La signification que l’auteur a voulu donner à ce tableau ne l’est pas moins. C’est plutôt une satire générale qu’une suite d’allusions directes à des événements contemporains. Mais ce qui est clair, ce qui éclate bruyamment dans tout le récit, c’est la haine que nourrissait le poète contre les ordres mendiants. Cette haine semble former le fond de l’œuvre entière, c’est elle qui l’anime, la soutient. Rutebeuf, Jean de Meun et tant d’autres qui, à cette époque, ont fulminé contre ces moines qu’ils considéraient comme des intrus, comme les pires ennemis de l’Église et de l’État, n’ont pas été plus mordants, plus acerbes. Quoi de plus ironique que les paroles que le poète met dans la bouche du prieur des Jacobins quand il expose à son chapitre les avantages que l’ordre peut tirer de la société de Renard ! « Personne, dit-il, ne peut profiter s’il ne sait être habile. Or nous sommes mendiants. Que n’obtiendrons-nous pas si nous nous mettons à la suite de Renard qui nous mènera à travers le monde ? Nous aurons dans notre main tout le clergé, évêques, cardinaux, pape ; nous aurons pain, vin, saumons, poulets à foison ; rien ne nous manquera. » La dispute entre les Jacobins et les Mineurs à qui possédera Renard, leur serment de vivre en paix tant qu’ils le garderont parmi eux sont autant d’attaques violentes à l’adresse de ces moines dont les ordres pourtant n’avaient point encore un demi-siècle d’existence. On pourrait même peut-être aller plus loin et, bien que Renard figure dans toute la première partie vêtu de l’habit des Jacobins, regarder le poème tout entier comme une diatribe dirigée contre les Mineurs. Dans son sermon sur la pauvreté, Renard parle sans cesse de « nates ». Ne serait-ce point là, comme on l’a remarqué, un souvenir du premier et fameux chapitre des Franciscains qu’on appela le chapitre des Nattes parce que les 5000 frères qui y étaient réunis dans la campagne d’Assise durent camper sur des nattes ou sous de pauvres huttes ? De même les pérégrinations qu’accomplit Renard en Espagne, en France, en Allemagne, en Angleterre rappellent, à s’y méprendre, les envois de missionnaires dirigés vers ces contrées par saint François dès l’année 1216. Le séjour auprès du pape de Renard qui est logé et fêté chez « le plus vaillant et le plus courtois des cardinaux » paraît être aussi la parodie du voyage de saint François qui, inquiété par l’opposition de certains prélats et voyant ses frères chassés de partout et traités d’hérétiques, alla en personne implorer la protection d’Innocent III et reçut comme protecteur le cardinal Hugolin.

Quoi qu’il en soit, le poème du Couronnement Renard date dans l’histoire de l’épopée du goupil. C’est avec lui que nous voyons la satire définitivement installée dans cette épopée. Jusque-là elle n’avait fait que de courtes et timides apparitions ; elle fait désormais corps avec le récit qui n’a plus en lui sa raison d’être, qui ne se suffit plus.

Renard le Nouveau. — Renard le Nouveau a été composé par un poète lillois, Jacquemart Gelée, à la fin du xiiie siècle. Cette œuvre se compose de deux parties d’une étendue inégale. Elles sont sans doute reliées l’une à l’autre par un avertissement du poète ; mais il semble bien qu’il ait été ajouté après coup, en 1288, lorsque Gelée eut l’idée de donner une suite à ce qu’il avait déjà conté. À la simple lecture, on s’aperçoit que ce premier et ce second livre ont été composés à deux époques différentes de sa vie, tant l’art et l’esprit en sont différents ! Il est même probable, comme on le verra, qu’une notable partie du second, la conclusion du poème, a, elle aussi, été écrite alors que le reste avait été déjà composé depuis quelque temps ; elle forme une branche isolée, un fragment, qu’on peut détacher sans rompre l’unité du tout auquel on l’a attaché ; et qui lui-même a son unité.

Le premier livre, qui est le plus court et comprend 2630 vers, ne justifie pas pleinement le titre de Renard le Nouveau donné à l’œuvre entière. Sans doute l’intention du poète est toute morale : s’il va inventer une nouvelle histoire, nous dit-il dans son prologue, c’est que Renard « multiplie », que le monde est plein de fausseté, que Convoitise y a fait un pont où montent et d’où descendent sans cesse prélats, abbés, rois, princes et comtes. Mais ne croyez pas que le ton reste si solennel. La suite est plutôt enjouée que sérieuse, et, si le poète veut nous instruire, il le fait en nous amusant. D’ailleurs le cadre des événements où s’agitent les héros est bien encore celui de l’ancien Roman : l’inimitié du goupil et du loup continue à former le fond de l’action, et, à de nombreuses allusions ainsi qu’au tour de certains épisodes, on sent que Gelée a la mémoire toute pleine des récits de ses devanciers ; il n’a point pu s’affranchir de la tyrannie de la tradition, et certes nous n’avons pas à le regretter. Aussi la satire y est-elle générale, tout aussi inoffensive que dans les branches de la seconde période du Roman de Renard : l’allégorie qui y est jointe est encore discrète ; elle est d’une trame légère et subtile ; ce n’est pas le voile lourd et épais qui assombrira et attristera tout dans la seconde partie du poème.

Le récit s’ouvre, comme dans la branche du Jugement, par un parlement. Le roi Noblon a réuni tous ses barons ; mais il n’a pas ici à faire juger le félon Renard ; il veut, en leur présence, armer chevalier son fils Orgueil. Renard et Isengrin lui chaussent ses éperons pendant qu’on le revêt d’armes allégoriques, d’un haubert d’envie, d’une cotte de vaine gloire, d’un écu de discorde et de trahison, d’un heaume de convoitise et qu’on lui met en mains une épée de haine et de félonie. Puis une messe solennelle est chantée par l’âne. Une joûte a lieu aussitôt après la cérémonie. Orgueil y est vaincu par les fils d’Isengrin. Plein de dépit, il confie le soin de sa vengeance à Renard qui ne demande pas mieux que d’en finir avec son irréconciliable ennemi. Dans un tournoi il tue traîtreusement Primaut, le fils d’Isengrin, et blesse celui-ci à mort. Revenu à lui, Isengrin dénonce le coupable au roi qui s’accuse de cette vilaine affaire, regrettant sa patience, sa débonnaireté envers celui qui avait déjà tué dame Coupée et avait « honni de sa femme Isengrin ». Il fait faire de splendides funérailles à Primaut que, comme jadis dame Coupée, l’on dépose dans un tombeau de marbre fin, confie Isengrin aux soins d’un médecin et lance toute son armée dans la direction de la forteresse de Maupertuis où Renard s’est réfugié. À la suite d’un premier assaut où les troupes royales sont repoussées, les assiégés tentent une sortie nocturne, et Orgueil se laisse prendre par eux. On lui fait force fête dans le château. Les six princesses du lieu, Colère, Envie, Avarice, Paresse, Luxure, Gloutonnerie lui mettent sur la tête une couronne d’or ; puis, après maints discours où elles glorifient cette alliance nouvelle d’Orgueil, l’amant de Proserpine et l’ennemi du Christ rédempteur, avec Renard qui

            … vessie pour lanterne
Fait entendre à tous les siens,


elles partent avec le prince à la conquête du monde.

Cependant Renard songe à délivrer son fils Roussel, tombé aux mains des soldats de Noblon. Il pénètre dans le camp, déguisé en frère mineur, et obtient du roi la permission de confesser les prisonniers avant leur mort. Il s’entend avec son fils et son cousin Grimbert sur les moyens d’évasion. La nuit venue, il enlève Roussel, et laisse dans le cachot ses sandales de moine pour bien montrer qu’il est l’auteur du méfait. Noblon, qui avait à cœur le supplice de Roussel, qui était resté sourd aux supplications de Grimbert, aux exhortations à la clémence du faux frère Jonas, entre dans une violente colère et ordonne un second assaut. Dans le premier, Gelée nous avait montré les animaux combattant comme de vrais chevaliers, avec échelles, beffrois, balistes, feu grégeois. Ici, avec une variété d’exposition qui ne manque point de charme, il nous les représente luttant avec leurs armes naturelles : le chat et le singe grimpent aux murailles, le bélier bat le rempart de ses cornes, le porc et le sanglier fouillent la terre, le griffon et l’autruche saisissent les assiégés au vol, l’agace et le perroquet les étourdissent de leurs cris ; l’âne, le taureau et le chien les épouvantent chacun à sa façon par le son de leur voix. Rien n’y fait : le roi est forcé de battre en retraite. Il n’a bientôt plus d’argent pour payer ses troupes, et la plupart de ses soldats passent dans le camp de Renard dont le trésor est sans fond et la générosité inépuisable. Mais, au moment d’en venir une troisième fois aux mains, Renard prend le parti de rentrer en grâce auprès du roi, se disant que celui-ci sera son obligé, lui accordera toutes les faveurs, et même peut-être sa succession. Il va donc au camp de Noblon, s’agenouille à ses pieds, et Noblon attendri veut aussitôt, malgré ses hypocrites refus, le nommer commandeur du palais. Les portes de Maupertuis sont ouvertes : Isengrin qui avait fui par peur de Renard est ramené de force et donne le baiser de paix à son ennemi. Une fête célèbre cette double réconciliation : toute la cour est conviée à un bal où nous voyons « caroler », en chantant toutes sortes de refrains, Renard avec la reine et Hersent, Noblon avec Harouge la luparde, Chantecler avec ses poules, le singe avec la renarde.

La seconde partie de Renard le Nouveau justifie plus ce titre que la première. Avec elle nous nous éloignons presque complètement de l’ancienne donnée. Çà et là Gelée y revient, mais avec une insigne maladresse : au milieu d’événements où les personnages n’ont des bêtes que le nom, il insère brusquement des épisodes où ceux-ci semblent reprendre leur vraie nature. Ainsi Renard enlève à Chantecler un de ses fils et le dévore ; il pénètre dans une maison avec Tibert qu’il met habilement aux prises avec un paysan pendant que lui s’enfuit avec un oison cuit, qu’ils devaient se partager ; il fait le mort pour s’emparer du héron que portait un frère convers ; mais, moins malin cette fois, il se voit enlever cette proie par Tibert. Il ne manque pas non plus de réminiscences de la scène du Jugement, puisqu’on voit Belin le mouton et sa femme Beline apporter à la cour le cadavre de leur fille Giermette, victime de la voracité d’Isengrin ; le coq Chantecler crier vengeance contre Hubert le milan qui a tué ses poussins ; Pelé, le rat, et Chenue, la souris, se lamenter sur la mort de leurs petits, mangés par Mitous, un des fils de Tibert. Outre que ces tableaux sont de pâles et insipides imitations des scènes de l’ancien Roman, ils produisent un contraste des plus choquants avec l’épisode qui les précède, celui-là tout humain, qui nous montre Renard devenu le confident des amours du roi Noblon et le trompant indignement en lui volant sa maîtresse Harouge, la luparde. La suite n’est pas moins anthropomorphique. Nous y retrouvons un assaut de Maupertuis ; Noblon et Renard échangent des lettres de menaces ; ce dernier construit, pour échapper à la colère du roi, un navire allégorique ; Noblon, pour l’atteindre, en construit un autre non moins idéal ; le premier est le repaire de tous les vices, le second est l’asile de toutes les vertus. Avant que les deux navires s’entrechoquent, Renard adresse une nouvelle lettre de menaces au roi et une épître amoureuse à chacune de ses anciennes maîtresses, la lionne, la louve et la luparde. Elles se pâment d’aise en la lisant, tirent au sort celle qui doit posséder à jamais l’irrésistible don Juan : c’est Hersent qui est désignée, et elles en informent leur amant par une missive rédigée en commun. Renard, vexé de ce qu’elles se sont fait des confidences, et surtout de ce que le sort a favorisé Hersent, veut se venger d’elles. Grimbert lui a révélé les propriétés mystérieuses de l’aimant. Il se rend à la cour, déguisé en charlatan, et présente au roi ce précieux talisman grâce auquel, assure-t-il, tout mari trompé peut faire révéler à sa femme, durant son sommeil, les infidélités dont elle s’est rendue coupable. Noblon, Isengrin et le léopard demandent aussitôt à expérimenter cette extraordinaire vertu, et, instruits bien vite de leurs infortunes conjugales, ils rouent de coups leurs femmes et les chassent. C’est ce que voulait Renard. Il attire les fugitives dans son château de Passe-Orgueil et se crée un harem à son usage. Nous assistons alors à deux interminables combats : l’un sur mer, entre les deux navires ; l’autre sur terre, au pied des murailles du château de Passe-Orgueil. Une ruse habile de Renard met fin à la guerre et élève notre héros plus que jamais. Pendant une trêve, il délivre de ses chaînes Lionel, le fils du roi, son prisonnier. Il étale à ses yeux émerveillés l’appareil imposant des forces dont il dispose, le met en face de sa mère, de la luparde et de la louve qui jurent par tous les saints que Renard a respecté leur vertu et s’est conduit à leur égard en parfait gentilhomme. Lionel retourne ébloui et édifié auprès de son père et le décide à faire la paix. Toute la cour pénètre en grande pompe dans Passe-Orgueil en chantant des refrains d’amour. Enfin, le navire royal ayant miraculeusement disparu, Renard emmène Noblon à Maupertuis où l’on célèbre de nouvelles fêtes.

L’idée de Gelée, dans cette seconde partie du poème, est la même que dans la première. Il a voulu nous montrer une seconde fois le triomphe de l’Esprit du mal ; c’est en vain que la Vertu, vaillamment défendue par le roi, essaie de lutter ; elle n’est pas terrassée, elle ne lutte pas jusqu’au bout ; non, elle pactise lâchement avec le démon et se met à sa merci. Cette conception élevée, qui fait honneur au poète lillois, a malheureusement été d’une exécution imparfaite : le récit est trop long ; il est en outre composé d’éléments divers que l’auteur n’a pas su fondre dans une harmonieuse unité ; le sérieux et le comique, la réalité et l’allégorie s’y coudoient sans cesse sans se mélanger et forment un ensemble bigarré. C’est dans les détails seulement que l’art du poète se révèle ; certaines parties dénotent une finesse de sentiments et une douceur d’ironie égales à celles des premiers chanteurs du goupil. Si le style de Gelée est lourd et laborieux dès qu’il s’empêtre dans les plis épais de l’allégorie, ailleurs, quand il est maître de ses mouvements, il est vif et plein d’attrait. Son œuvre eut d’ailleurs un grand succès, plus durable même que celui de son ancêtre, le Roman de Renard. Elle fut en effet traduite en prose par un certain Tennesax sous le titre « Le livre de maistre Reynart et de dame Hersaint, sa feme, livre plaisant et facetieux contenant maintz propos et subtils passages couverts et cellez pour monstrer les conditions et meurs de plusieurs estats et offices ». Les nombreuses éditions qui parurent de ce livre au xvie siècle prouvent combien furent goûtées les inventions de Gelée.

Elles auraient mérité de l’être davantage, malgré toutes leurs imperfections, si, à ce double poème que nous venons d’analyser et d’apprécier, il n’avait pas ajouté après coup des branches médiocres, sans lien avec les précédentes ni entre elles-mêmes. C’est d’abord un violent démêlé entre les Jacobins et les Cordeliers ; Renard offre à chacun des deux ordres un de ses fils comme chef, et les moines se confondent en remerciements. Nous voyons ensuite Renard se confesser et essayer la vie d’ermite, mais s’en dégoûter aussitôt. Nous assistons enfin à une lutte entre les Templiers et les Hospitaliers qui se disputent pour avoir Renard à leur tête ; dame Fortune, avec le consentement du Pape, les met d’accord en élevant Renard au haut de sa roue et en le proclamant roi du monde[23].

Cette suite a sûrement été inspirée à Gelée par des événements contemporains, peut-être même par des scandales dont il avait été témoin dans sa ville natale et dont le souvenir lui était resté amer. Le ton est en effet sérieux d’un bout à l’autre ; la satire y est âpre et mordante. Mais l’allégorie n’est pas assez transparente pour que nous puissions saisir à travers ce voile la vraie préoccupation de l’auteur. De plus, ces fictions, succédant sans transition aux précédentes, nous transportent brusquement dans un monde nouveau, gâtent le plaisir que nous avions pu éprouver et nous laissent une pénible impression.

Renard le Contrefait. — Le dernier des Romans du Renard, Renard le Contrefait, a été composé à Troyes dans le premier quart du xive siècle. Nous ignorons le nom de l’auteur ; mais celui-ci nous a fait sur sa personne quelques confidences qui nous permettent d’établir la date à laquelle il écrivit, et en outre nous le présentent sous un jour assez curieux. Il avait commencé par être clerc ; mais, comme il le dit à plusieurs reprises et chaque fois avec un accent de tristesse, il dut renoncer à cette profession à cause d’une femme qui l’avait « mis à petit port ». À la fin d’un de ses récits, il annonce qu’il va en donner un autre,

Que cil clerc a encores fait.

Mais il répare aussitôt sa distraction :

Clerc, non, car couronne n’ot point ;
Par femme perdi il ce point.

C’est probablement cette mésaventure qui le décida à devenir commerçant :

… Et cil qui fist ce livre
Merechans fu et espiciers
Le tems de dis ans tout entiers.

Il dut réussir ; car, à l’en croire, c’est pour occuper ses loisirs qu’il songea à composer son roman :

Environ quarante ans avoit
Quant ceste pensee lui vint
Par oiseuseté qui le tint.

Il y a sans doute quelques contradictions dans ses nombreux dires sur l’année où il commença son œuvre et sur le temps qu’il mit à l’achever ; mais, ce qui est incontestable, c’est que, parmi les faits contemporains qu’il rappelle, aucun n’est postérieur à l’année 1328.

Il serait impossible de présenter une analyse du Renard le Contrefait. Dans les précédents romans, qu’ils fussent un ensemble de contes à rire ou un groupe d’histoires satiriques, un lien réel unissait les branches les plus diverses, une idée générale commune leur donnait une certaine cohésion ; le récit, plus ou moins encombré de digressions, se déroulait néanmoins librement, ayant sa fin en lui-même et concentrant tout l’intérêt.

Ici, au contraire, tout est décousu : l’auteur a écrit au jour le jour, sans aucun plan arrêté d’avance, au gré des caprices changeants de sa verve intarissable. Après avoir composé un premier roman de 31 000 vers, il en a fait une seconde version plus longue, sans toutefois y introduire plus d’art, ni plus d’ordre. La facture de ses vers est celle de la plupart des poètes de ce temps, c’est-à-dire d’une négligence déplorable : pourvu qu’il trouve la rime au bout de chaque ligne, il est satisfait ; il ne faut lui demander ni délicatesse de style, ni recherche d’expression. Et même il lui est arrivé de succomber à la peine dans ce métier de rimeur à outrance, et de reprendre haleine pendant quelque temps en remplaçant les vers par de la prose. Pour s’en excuser auprès de ses lecteurs, il a usé d’un subterfuge dont on n’est point dupe. Dans un long entretien entre Renard et le lion, celui-ci voulant connaître les faits et gestes de l’empereur Octavien et de ses successeurs, prie Renard de « se déporter de rimer » et de l’instruire en langage ordinaire,

Car y porras mieulx comprimer
Leurs vies, et leur fais compter,
Que en rimant tu ne feroies.

Noble avait raison : le récit a du moins gagné en clarté à cette transformation.

Pour le fond du Renard le Contrefait, il est à la vérité constitué par les aventures traditionnelles du goupil ; mais celles-ci sont plus que jamais un cadre pour une matière nouvelle ; elles servent de prétextes pour des digressions de toute sorte, étrangères au sujet dont elles dénaturent la portée primitive et qu’elles font perdre tout à fait de vue. Ce nouveau roman est bien, comme l’a nommé le poète, une « contrefaçon » de l’ancien.

À lire certains des prologues des branches dans l’une et l’autre version, on se tromperait aisément sur le dessein de notre poète. Ils feraient croire, en effet, qu’il n’a pas eu d’autres visées que celles des auteurs du Couronnement Renard et du Renard le Nouveau. Ne croirait-on pas les entendre, quand il nous avertit qu’il va traiter de la renardie, de cet art qui fait du mensonge la vérité, du vieux le neuf, de cet art dont le siècle est plein, que tout le monde apprend, religieux et mondains, vieux et jeunes ? Qui s’attendrait à trouver autre chose qu’une satire générale de l’humanité ou une satire particulière des mœurs du temps après avoir lu ces vers ?


Pour renard qui gelines tue,
Qui a la rousse peau vestue,
Qui a grand queue et quatre piés
N’est pas ce livre commenciés,
Mais pour cellui qui a deus mains,
Dont il sont en cest siegle mains,
Qui ont la chape Faus-sanblant
Vestue, et par ce vont anblant
Et les honneurs et les chatels.


Mais il y a plus dans Renard le Contrefait que des récriminations et des cris de colère. L’ancien épicier de Troyes est un disciple de Jean de Meun, et, après lui, il a voulu faire, non seulement de la poésie satirique et morale, mais aussi de la poésie scientifique et instructive. Il ne s’est pas contenté de


… dire par escript couvert
Ce qu’il n’osoit dire en appert.


Il a tenu à nous faire part de tout ce qu’il savait à côté de tout ce qu’il pensait. Ce que pouvait contenir le cerveau, bourré à en éclater, d’un clerc de cette époque, il l’a déversé en entier dans sa compilation. Le récit proprement dit se trouve ainsi noyé dans un contexte débordant de réflexions morales et de commentaires savants. Tantôt l’auteur parle en son propre nom ; tantôt, et le plus souvent, il charge ses personnages d’exprimer ses idées ou d’étaler son pédantisme ; quelquefois même, il oublie qu’il a confié à des animaux le soin d’être ses porte-voix et, au milieu de leurs discours, il les interrompt brusquement pour intervenir d’une façon aussi ridicule qu’inattendue.

Le renard qui, parmi ces personnages, a gardé le rang de protagoniste, cesse donc tout à fait d’être un type amusant. Il n’est plus qu’un cuistre à la façon du Sidrach de la Fontaine de toutes Sciences, ou de Timeo répondant à Placide dans le Livre des Secrets aux philosophes. Comme ceux-ci, et avec un aplomb aussi imperturbable, il est tour à tour théologien, mythologue, moraliste, historien, géographe, homme d’État, économiste, médecin, astronome, astrologue. Il a réponse à tout ; il n’est point de difficulté qu’il ne résolve, et sa science n’est jamais prise en défaut. Les autres animaux ne sont ni moins gonflés de science, ni moins discoureurs. Comme leur chef de file, ils ont suivi les cours de la Faculté des Arts, et tiennent à nous le prouver. Ils donnent la réplique au goupil en faisant avec lui assaut de citations et d’habileté dialectique. Les uns et les autres apparaissent mainte et mainte fois sur leur théâtre habituel ; on les revoit dans les scènes du plaid, du pèlerinage ; Renard a encore affaire ici avec le coq Chantecler, le corbeau Tiécelin, le grillon Frobert ; Isengrin avec la jument. Ces versions nouvelles des antiques histoires sont même précieuses pour nous, parce qu’elles renferment souvent des traits plus archaïques que ceux des branches les plus anciennes du Roman de Renard. En outre, Renard le Contrefait possède des récits que n’ont point conservés ces branches, mais qui ont dû exister dans la période primitive du cycle, puisqu’on les retrouve dans les imitations étrangères. Mais le poète n’a apporté aucun soin à la rédaction de ces histoires, et il s’en est servi uniquement, comme je l’ai déjà dit, pour motiver ses dissertations. Renard comparaît à deux reprises à la cour ; mais la première fois, c’est pour parler de la médecine depuis ses origines et conter une histoire du monde se déroulant à partir de la création jusqu’au règne de Philippe le Bel ; la seconde fois, c’est pour expulser, de concert avec les barons de Noble, tous les pauvres et ériger le pillage en système. Hermeline et ses enfants crient-ils famine à ses oreilles ? Il leur sert pour toute nourriture un sermon édifiant contre la richesse, agrémenté des histoires d’Icare et de Virgile le magicien et du conte du Psautier. Se confesse-t-il à Hubert le Milan ? Avant de le dévorer, comme dans une des branches de l’ancien Roman, il s’engage avec lui dans une discussion filandreuse sur les sept péchés capitaux, entremêlée d’observations sur les sept arts, sur le paradis, sur l’enfer, sur les astres, sur les dimensions du monde, sur l’institution de la noblesse, l’origine du servage, etc., et aussi d’anecdotes locales. L’épilogue du pèlerinage de Renard en compagnie du cerf Brichemer et de l’âne Timer est une revue satirique des différents métiers. Quand Chantecler vient se plaindre aux pieds de Noble du massacre de sa famille, il se croit obligé de résumer la guerre de Troie ; quand il s’est échappé de la gueule entr’ouverte de Renard, c’est entre eux un déluge d’anecdotes et de citations de Caton, de Cicéron, de Sénèque, de saint Augustin. Isengrin criant vengeance contre le goupil adultère rappelle au roi ses devoirs en lui retraçant les origines du pouvoir royal ; Noble lui répond par un traité complet de l’adultère. Tibert poursuivi par des gentilshommes grimpe sur un arbre et, du haut de cette tribune, fait un long et déclamatoire discours contre la noblesse.

Nous sommes ainsi, avec Renard le Contrefait, ramenés trois siècles en arrière. Car le poète champenois s’est servi de la matière comique que lui avait fournie la tradition à la façon de Nivard dans l’Isengrinus. C’est le même procédé d’assouplissement du conte d’animaux à une vue satirique ou morale. Mais, beaucoup plus encore que dans le poème latin, la partie narrative est négligeable dans le poème français. Celui-ci, à quelques réserves près, ne vaut que par ce qu’il renferme d’adventice. À ce point de vue, il est un des spécimens les plus curieux de la littérature bourgeoise du xive siècle où le pédantisme et la trivalité des sentiments s’unissent souvent à une hardiesse d’idées qui nous étonne. La science dont l’auteur fait un incessant étalage et sa manie de tout nous conter jusqu’à des menus incidents de sa ville natale nous font sourire souvent quand elles ne nous agacent point. Mais dans cet immense fatras de fabliaux, de légendes, d’aperçus sur la physique, sur les institutions sociales, de réminiscences d’événements contemporains, tout n’est pas à dédaigner. C’est, au contraire, une vaste mine, peu fouillée encore, de précieux renseignements sur l’état des idées et des mœurs dans cette partie du moyen âge ; l’historien et le folkloriste y auront plus à prendre qu’à laisser. De plus, abstraction faite de ces éléments scientifiques, si l’on ne considère que les pensées attribuées à Renard et le langage que lui a prêté le poète, on est porté à regarder ce livre, malgré ses innombrables imperfections, comme un des produits les plus caractéristiques de l’esprit français, et, à la réflexion, il paraît se rattacher étroitement à la donnée primitive de l’épopée du goupil, en être le complet épanouissement.

Que Tibert le chat, en effet, lance du haut d’un arbre de terribles malédictions sur les chevaliers qui se croient sortis d’une boue plus précieuse que le reste des hommes ; qu’il leur prédise qu’ils iront en enfer tandis que le laboureur, leur victime, sera reçu au ciel par les anges et porté par eux devant le Roi des rois ; qu’Isengrin fasse un discours sur les causes de l’inégalité parmi les hommes ; que la tigresse convoque à grands cris et sans succès des femmes fidèles, des marchands honnêtes, des moines et des prêtres à l’âme pure, des gentilhommes sans orgueil et des seigneurs qui ne rançonnent point leurs vassaux, on ne saisit guère l’appropriation des paroles aux personnages, et cette substitution au poète d’un animal quelconque est d’un effet purement grotesque.

Il en va autrement quand le goupil est en scène. On sent moins le poète derrière le personnage, ou, si l’on aime mieux, les théories que celui-ci est chargé de nous exposer ne sont presque jamais déplacées dans sa bouche. Seul de tous les acteurs de l’épopée, il a gardé quelque chose de son caractère original. S’il a perdu son physique animé, si l’on ne voit plus trotter ses quatre pattes et frétiller sa longue queue, il a conservé la plupart des traits qui composaient sa physionomie morale : c’est toujours la même effronterie, le même manque de scrupules, la même fertilité d’expédients. Vivre d’une vie facile aux dépens d’autrui, tel était l’idéal qu’il poursuivait jadis quand il dupait Brun, Isengrin, Chantecler ; c’est encore ici sa ligne de conduite au milieu des hommes : il ne veut être, même si on lui concède la friponnerie dans chacun de ces métiers, ni orfèvre, ni drapier, ni médecin, ni tavernier, ni pelletier, ni laboureur ; non, il n’est tel métier « comme d’embler », et il sera voleur. N’est-ce point le ravisseur de gelines, le pillard redouté des basses-cours des riches fermes et des abbayes, passé par une mystérieuse métempsycose dans le corps d’un communiste du xive siècle, ce Renard qui soutient avec force arguments que voler gentilshommes et cardinaux ou moines, c’est-à-dire des gens qui n’ont pas le droit de garder ce qu’ils ont, ce n’est point voler ? Il leur a toujours pris sans remords ; il leur prendra encore et toujours. Si du moins il se contentait de les rançonner ! Il ne rêve que de les étrangler ! Qui hésiterait de même à reconnaître l’aventurier des grands chemins, qui était sans cesse à l’affût d’une nouvelle équipée, dans ce chevalier d’industrie qui se vante sans vergogne d’avoir promené sa fourbe partout, d’avoir été avocat, usurier, charlatan, devin, ribaud, d’avoir hanté les tavernes, d’avoir passé les nuits au jeu, d’avoir débauché moines et religieuses ? Ce qui peut nous surprendre en lui, ce que nous ne nous attendions pas à rencontrer dans l’ancien persécuteur de Chantecler, de la mésange, du corbeau c’est la sympathie qu’il montre pour les petits et les faibles.


Povre gent n’est chose qui vaille,


dit-il ; les grands sont le froment, et eux la paille. Et encore :


De meilleurs cuers a sous bureaux
Et dessous fourrures d’aigneaux
Qu’il n’a sous vairs et sous ermines.


Il est vrai que, peu avant, il avait proposé de chasser du royaume tous les pauvres comme race importune et encombrante. Mais s’il s’est radouci envers eux, s’il fait chorus à leurs cris de souffrance et entonne l’éloge de leurs vertus méconnues, ne voyez là qu’une pitié et des caresses intéressées. Il espère que ces malheureux qui courbent le front sur la terre le relèveront à son appel pour monter à sa suite à l’assaut de ce qu’il leur dépeint perfidement comme une forteresse d’abus et d’inégalités ; il compte sur leur précieux appui pour renverser l’ordre social établi dont ils souffrent, mais où lui, il ne trouve pas à satisfaire ses larges appétits. Grâce à eux, et à la faveur du désordre et de l’anarchie, il péchera en eau trouble ; puis, enrichi des dépouilles des châteaux et des monastères, plus gros seigneur que ceux qu’il aura dépossédés, il renverra ses amis d’un jour à leur glèbe, et, s’engraissant au sein du luxe et de la splendeur, il se rira de leur naïveté.

Ainsi le renard du xive siècle est plus proche parent qu’on pourrait le croire à première vue, du renard du xiie siècle. Par une lente évolution anthropomorphique, le bafoueur, plus malin que cruel, d’Isengrin, après avoir personnifié lourdement le moine rapace ou le faux courtisan dans le Couronnement Renard et Renard le Nouveau, en est venu dans Renard le Contrefait à être le type, laïque et français par excellence, du contempteur des puissances sacrées ou profanes, du persifleur de tout ce qui est au-dessus de lui, de l’ennemi du pouvoir qui le gêne et de la richesse qu’il envie. Notre héros a vu son nom s’éclipser et disparaître à cette époque après avoir régné triomphalement durant trois siècles ; mais lui, il est éternel, il est le patron de tous ces personnages frondeurs dont fourmille notre littérature, au langage incisif et moqueur qui fait rire quand il ne fait pas trembler ; c’est le vieux renard gaulois qui est l’âme de tant de chefs-d’œuvre ou d’écrits médiocres dont certains ont alimenté la saine gaîté française et beaucoup, hélas ! ont entretenu par le sarcasme amer le feu des mauvaises passions.


BIBLIOGRAPHIE


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Grimm, Reinhart Fuchs, Berlin, 1834. — Rothe, Les Romans du Renard, examinés, analysés et comparés, Paris, 1845. — Jonckbloet, Étude sur le Roman du Renart, Groningue, 1863. — Potvin, Le Roman du Renard, mis en vers, précédé d’une introduction et d’une bibliographie, Paris-Bruxelles, 1861. — Journal des Savants, 1826, p. 334-345 ; 1827, p. 604-614. — Histoire littéraire de la France, XXII, p. 889-946. — Paulin Paris, Les Aventures de maître Renart et d’Ysengrin, son compère, suivies de nouvelles recherches sur le Roman de Renart, Paris, 1861. — Ernest Martin, Examen des manuscrits Roman de Renart, Bâle, 1872. — Voretzsch, Der Reinhart Fuchs Heinrichs des Glichezaren und der Roman de Renart, Zeitschrift für romanische Philologie, XV, p. 124-182, 344-374, et XVI, p. 1-39. Jacob Grimms Deutsche Thiersage und die moderne Forschung, (Band 80, Heft 3 der Preussischen Jahrbücher). — Hermann Büttner, Studien zu dem Roman de Renart und dem Reinhart Fuchs, Strasbourg, 1891. — Léopold Sudre, Les Sources du Roman de Renart, Paris, 1893. — Gaston Paris, Le Roman de Renard, Paris, 1895. — Léonard Willams, Étude sur l’Ysengrinus, Gand, 1895. — Méon, Le Roman du Renard publié d’après les manuscrits de la Bibliothèque du roi des XIIIe, XIVe et XVe siècles, I-IV. Paris, 1825. — Chabaille, Suppléments, variantes et corrections, Paris, 1835. — Ernest Martin, le Roman de Renart, I-III, Strasbourg-Paris, 1882-87. — Observations sur Le Roman de Renart, Strasbourg-Paris, 1887. — Reinhart Fuchs, herausgegeben von Reissenberger, Halle, 1886. — Ysengrimus, herausgegeben und erklärt von Ernst Voigt, Halle, 1884. — Houdoy, Renart-le-Nouvel, Lille, 1874. — F. Wolf, Renart le Contrefait nach der Handschrift der K. K. Hofbibliothek, Vienne, 1861.

  1. Par M. Léopold Sudre, docteur ès lettres, professeur au collège Stanislas.
  2. Je vaux mieux — que toi ; car jusques aux étoiles — j’étends mes branches et mes ailes ; — je suis si grand, si élancé, — que de cent lieues je suis vu, — quand je suis en une nef en mer : — il est juste d’aimer un tel arbre. — Mais toi, tu es un nain accroupi, — qui porte le menton sur la poitrine, — laid et sec et tout épineux, — des autres le plus malfaisant : — de nul bien tu ne te peux vanter : — ce fut folie de te planter.
  3. Ésope on appelle ce livre — qu’il traduisit et sut écrire ; — de grec en latin le tourna. — Le roi Alfred qui beaucoup l’aima — le traduisit ensuite en anglais.
  4. Un petit jardin ai hanté. — Fleurs et fruits il porte en grand nombre. — Le fruit est bon, la fleur nouvelle, — délicieuse, plaisante et belle. — La fleur est exemple de fable, — le fruit doctrine profitable. — Bonne est la fleur pour le plaisir ; — cueille le fruit, si tu veux profiter.
  5. Grand peur a, il ne sait que faire, — car Ysengrin le menace fort.
  6. Il se regarde et s’examine attentivement. — Ses cornes le font pâmer de plaisir ; — elles furent longues et bien ramées, — elles lui semblent très dignes d’estime. — Plus il regarde en la fontaine, — plus il se réjouit par gloire vaine. — D’autre part il éprouve grande détresse — quand de ses pieds il voit la maigreur. — Ses jambes fort lui déplaisaient, — car noires et maigres elles étaient.
  7. Celle-ci qui ne voit ni n’entend goutte — et qui n’a souffle de vie, — ne se meut, ne brait, ni ne crie. — Le loup la tourne et retourne.
  8. Ses compagnons de son lignage — il ne daigne voir par sa présomption. — Des paons il suit la compagnie.
  9. Chacun s’en moque et s’en raille : — « Dis-nous, font-ils, as-tu trouvé — cette robe ou l’as-tu volée ? »
  10. Messire le paon, disent-ils, — par courtoisie dites-nous — de votre robe ce que vous fîtes. — À un ménétrier vous l’avez donnée — peut-être pour votre renommée. — L’autre dit : Mais il l’a jouée, — le compagnon, par galanterie. — L’autre dit : Mais elle est à la perche, — si tu ne m’en crois, va l’y voir. — Il en veut faire un ornement — qui aux bons jours lui servira de déguisement.
  11. De sa queue va se jouant — et autour de lui grands sauts faisant.
  12. Du nez commença à renâcler — et à lécher ses moustaches.
  13. S’est accroupi sur une souche, — de bayer la bouche lui fait mal. — Il court, recourt, observe, puis observe.
  14. Un œil ouvert et l’autre clos, — un pied recourbé et l’autre droit.
  15. Il s’est accroupi au milieu du chemin, — il s’agite et se démène. — Il s’est près d’un buisson placé, — et il mit son groin entre ses pieds.
  16. Le bon fromage entre ses pieds. — Privément il l’appela : — « Par les saints de Dieu, que vois-je là ? — Est-ce vous, sire compère ! — Bénie soit aujourd’hui l’âme de votre père, — Sire Rohart, qui sut si bien chanter ! — Mainte fois je l’entendis vanter — d’en avoir le prix en France. — Vous-même, en votre enfance, — vous aviez coutume de vous y exercer. — Ne savez-vous plus vous servir de votre voix ? — Chantez-moi une rotruenge. » — Tiécelin entend la louange, — ouvre le bec, et jette un son. — Et Renard dit : « C’est bien. — Vous chantez mieux que vous ne faisiez. — Encore si vous le vouliez, — vous iriez un ton plus haut. » — L’autre, qui se croit habile chanteur, — commence de nouveau à crier : « Dieu, dit Renard, comme elle devient claire, — comme elle est pure votre voix ! — Si vous vous absteniez de noix, — au mieux du monde vous chanteriez. — Chantez une troisième fois ! » — Celui-ci chante à pleine haleine.
  17. Et vous qui gisez là en bière, — ma douce sœur, ma chère amie, — comme vous étiez tendre et grasse ! — Que deviendra votre sœur, l’infortunée, — qui avec grande douleur vous regarde ? — Renard, que la foudre te brûle !
  18. Un soupir a fait très profond ; — il n’eût pu s’en retenir pour rien au monde. — Par colère il dresse la tête. — Jamais il n’y eut bête si hardie, — ours ni sanglier qui peur n’ait — quand leur sire soupire et crie. — Telle peur eut Couart le lièvre, — qu’il en eut deux jours les fièvres. — Toute la cour frémit ensemble. — Le plus hardi de peur tremble. — Par colère, il dresse sa queue. — Il s’en bat avec telle force, — que toute la maison en résonne.
  19. De lui nul ne peut se séparer — jusqu’à ce qu’il l’ait fait honnir. — Quelque temps il peut régner, — mais ensuite il le fait trébucher, — pendre aux fourches ou noyer en mer, — brûler au feu ou aveugler.
  20. Ce goupil nous signifie — Renard qui tant sut de tours : — tous ceux qui sont de fraude et d’art — sont désormais tous appelés Renards.
  21. Il n’est point aujourd’hui de métier, — il n’est point de négoce, — excepté le poulailler — qui n’aime et ne prise Renard.
  22. Renard est mort, Renard est vivant, — Renard est hideux, Renard est vil, — et Renard règne.
  23. Chacun des quatre manuscrits de Renard le Nouveau possède une miniature représentant cette scène finale, l’apothéose de Renard. C’est l’une d’elles qui est reproduite ici. « La roue de la Fortune, dit M. Houdoy, occupe le centre de la composition ; derrière et entre les rais, on aperçoit cette déesse qui maintient la roue et l’empêche de tourner ; tout en haut et sur un trône est assis Renard couronné, portant un costume mi-parti de Templier et d’Hospitalier. À côté de lui sont placés ses deux fils vêtus, l’un en Dominicain, l’autre en Cordelier. À gauche, Orgueil à cheval, un faucon sur le poing, s’avance vers Renard. À droite, dame Ghille (Tromperie) sur sa mule Fauvain (Fausseté), une faucille à la main, s’accroche à la roue et monte vers Renard, tandis que de l’autre côté, Foi est précipitée la tête en bas. Sous la roue, écrasée par elle, est étendue Loyauté, dont le corps forme l’obstacle qui empêchera désormais la roue de tourner. Charité et Humilité, les mains jointes et les yeux au ciel, assistent avec douleur à ce spectacle. »