Histoire de la langue et de la littérature française/03

CHAPITRE III


L’ÉPOPÉE ANTIQUE[1]


Les principales œuvres de la littérature païenne latine n’avaient jamais cessé d’être lues et étudiées dans les écoles : on y cherchait, non la beauté de la forme, dont le sentiment a toujours fait défaut au moyen âge, mais un enseignement moral et une source presque inépuisable de connaissances, l’admiration traditionnelle pour Rome et pour la civilisation émanée d’elle s’étendant, d’une façon souvent peu éclairée, sur toutes les productions de son génie que le temps avait épargnées. En présence du succès obtenu par les récits merveilleux de l’épopée nationale, les clercs furent tentés de mettre à la portée de tous certaines œuvres latines (ou grecques ayant pris la forme latine) qui leur paraissaient contenir des aventures aussi intéressantes que celles que les jongleurs avaient jusque-là promenées de château en château, et dès le commencement du XIIe siècle, ils commencèrent à les faire passer dans la langue vulgaire, choisissant de préférence celles qu’ils étaient le plus capables de goûter, c’est-à-dire les œuvres de la décadence gréco-romaine, « dont l’inspiration à la fois simple et bizarre, la prétention à une stricte vérité historique et le contenu romanesque étaient déjà en bien des points plus conformes à l’esprit du moyen âge qu’à celui de la vraie antiquité[2] ».

Le nombre de ces œuvres, souvent profondément altérées et où l’on a transporté, plus ou moins consciemment, les mœurs et les idées du moyen âge, est relativement considérable. Elles sont largement représentées, dans la liste des chansons que font entendre les quinze cents jongleurs des noces de Flamenca avec le seigneur de Bourbon[3] : « L’un conta de Priam, l’autre de Pyrame ; l’un conta de la belle Hélène, que Paris enleva ; d’autres d’Ulysse, d’Hector, d’Achille, d’Énée, qui laissa Didon malheureuse et dolente ; de Lavine, qui, du haut des remparts, fit lancer la lettre et le trait par la sentinelle. L’un conta de Polynice, de Tydée et d’Étéocle, l’autre d’Apollonius [comment il recouvra Tyr et Sidon][4] l’un du roi Alexandre, l’autre d’Héro et de Léandre ; l’un de Cadmus, qui, exilé de sa patrie, fonda Thèbes, l’autre de Jason et du dragon vigilant. L’un retraçait les travaux d’Alcide, l’autre disait comment par amour pour Démophon Phyllis fut changée en arbre[5]. L’un raconta comment le beau Narcisse se noya dans la fontaine où il se mirait, d’autres dirent de Pluton, qui ravit à Orphée sa belle femme… Un autre raconta comment Jules César passa tout seul la mer sans implorer l’aide de Notre Seigneur et sans trembler… L’autre conta de Dédale, qui trouva le moyen de voler dans les airs, et d’Icare, qui se noya par imprudence. »

Parmi ces poèmes, quelques-uns sont perdus, mais les plus importants nous ont été conservés, et nous allons les passer successivement en revue, en les divisant pour plus de clarté en trois groupes : les romans épiques, les romans historiques ou pseudo-historiques, les contes mythologiques et les imitations d’Ovide.


I. — Romans épiques.

Nous appelons ainsi les romans (c’est le titre que porte ce groupe de poèmes dans les manuscrits) qui sont des imitations plus ou moins directes des grandes épopées classiques. Ils sont au nombre de trois : le Roman de Thèbes, le Roman de Troie et l’Eneas, et ont ceci de commun, outre la ressemblance des procédés appliqués, qu’ils affectent la même forme, employant tous trois le vers de huit syllabes à rime plate, sans l’alternance de rimes masculines et féminines aujourd’hui obligatoire.

I. Roman de Thèbes. — Il existe, à notre connaissance, cinq manuscrits du Roman de Thèbes[6]. Ces cinq manuscrits offrent cette particularité vraiment curieuse qu’ils représentent quatre états différents du roman. D’autre part, aucun ne reproduit l’original, je ne dis pas dans les leçons qu’il fournit, ce qui n’a rien de surprenant, étant donné le grand nombre d’intermédiaires qu’il a dû exister entre eux et l’archétype, mais même, ce qui se présente rarement, dans les éléments variés qui composaient d’abord le poème, puisqu’ils offrent tous des additions et des lacunes : de sorte que l’édition critique qui en a été faite est un essai de restitution, non seulement des formes et des leçons primitives, mais aussi et surtout de la composition originale, autant que le permettaient les quatre rédactions disparates qui nous sont parvenues.

1. Analyse du poème[7]. — En tête de son œuvre, le trouveur anonyme a placé une moralité sur la nécessité de communiquer aux autres le savoir que l’on possède, lieu commun qu’on retrouve plus développé dans le Roman de Troie et plus tard ailleurs. Puis vient l’histoire d’Œdipe, trouvé par le roi de la ville de Phoche, Polibus, dans la forêt où l’avaient laissé, pendu par les pieds à un grand chêne, les trois serviteurs de Laius, et élevé jusqu’à quinze ans dans l’ignorance de sa véritable situation. Œdipe, appelé bâtard par ses camarades, va consulter l’oracle d’Apollon, dont il ne comprend pas la réponse, tue son père dans une rixe survenue à propos d’une partie de plomée (disque de plomb), délivre Thèbes d’un « diable » monstrueux qui désolait le pays après avoir deviné son énigme et, à la demande des barons thébains, épouse Jocaste, qui s’est bien vite éprise de sa beauté. Au bout de vingt ans, Jocaste reconnaît son fils aux cicatrices qu’il a aux pieds, Œdipe se crève les yeux et se condamne à vivre désormais dans une obscure prison. Ses fils se moquent de lui et, trouvant à terre les yeux qu’il s’est arrachés, les foulent aux pieds. Œdipe les maudit et demande vengeance à Jupiter et à « Tesifoné, fure d’enfer ».

Ici le poète commence à suivre, du moins dans ses grandes lignes, le cadre tracé par Stace. Polynice, parti avec l’intention de servir pendant un an le roi de Grèce (Péloponnèse ?), Adraste, subit un orage terrible. Guidé par l’escarboucle qui, du haut du donjon, éclaire toute la ville d’Argos (Arges), il se réfugie sous le porche du palais royal, où il est rejoint par Tydeüs, duc de Calydon (Calidone), que le meurtre de son frère avait forcé de s’exiler. Éveillé au bruit de la lutte qui s’est engagée entre eux, Adraste les sépare, les réconcilie, leur offre à souper, puis leur présente ses filles, qui rougissent en apercevant les deux « marquis ». Polynice épouse l’aînée, Argia, et Tydée la cadette, Dïphilé. Informé de cet événement, Étéocle prend la résolution de ne pas rendre le trône à son frère au bout de l’année, comme l’avaient décidé les barons, et se prépare à la guerre. L’ambassade de Tydée à Thèbes et sa lutte héroïque contre les Cinquante sont parmi les rares passages où le trouveur se tient assez près de Stace. Après avoir tué le chef des Thébains, Jaconeüs, Tydée est renversé de cheval et obligé de s’adosser au rocher où jadis se tenait le Sphinx. En vain Gualeran de Sipont ramène au combat les assaillants : il est tué à son tour et tous ses compagnons succombent, sauf un, à qui le héros ordonne d’aller porter au roi la nouvelle du désastre. Tydée, grièvement blessé, reprend péniblement sa route vers Argos[8].

Tandis que les Thébains rendent les derniers devoirs à leurs morts, Tydée arrive à Thèbes et excite l’indignation de tous en racontant la trahison d’Étéocle. Adraste rassemble ses barons, et malgré les prédictions effrayantes d’Amphiaraüs, que Capanée accuse de lâcheté, il donne à l’armée le signal du départ. Comme dans la Thébaïde latine, les Grecs, souffrant cruellement de la soif, sont sauvés par Hypsipyle (Ysiphile), qui les conduit à la source de Langie, non sans avoir demandé des garanties pour sa sûreté à Adraste, qui la confie à Capanée, à Polynice et à Tydée. Pendant qu’Hypsipyle raconte aux chefs grecs comment, les femmes de Lemnos (Lemne) ayant mis à mort le roi son père avec tous les hommes de l’île, elle s’est réfugiée auprès du roi de ce pays, Lycurgue, qui lui a confié la garde de son fils, un serpent monstrueux perce l’enfant de son aiguillon. Elle accourt à ses cris et le trouve mort. Cependant Capanée, Tydée et Polynice, qui l’ont suivie, essaient en vain de percer le monstre de leurs traits, qui glissent sur sa peau épaisse. Capanée ne peut en venir à bout qu’en le clouant sur le sol avec un jeune chêne qu’il a arraché et aiguisé par un bout. Les Grecs, en signe de joie, se livrent à plusieurs jeux, en particulier au jeu de la palestre. À la prière d’Hypsipyle, ils se dirigent vers la ville, où ils obtiennent, non sans peine, sa grâce du roi ; mais au bout de trois jours, ils se remettent en marche, en apprenant que les Thébains songent à leur disputer les passages.

Le lendemain, ils arrivent devant le château de Monflor, que défendent mille chevaliers commandés par Méléagès, cousin d’Étéocle et de Polynice. Ce dernier engage son parent à lui livrer la place, mais les chevaliers, consultés, s’y opposent, et Polynice, découragé, propose de passer outre, ce qui excite l’indignation de Tydée. Description de la tente d’Adraste. Après un premier assaut infructueux, le château est pris, grâce au stratagème classique d’une fuite simulée, dont le succès est assuré par le soin qu’on prend de faire savoir pendant la nuit aux assiégés qu’ils recevront le lendemain un secours d’Étéocle. Pendant que les gens de Monflor sont occupés à piller le camp abandonné, Polynice, embusqué dans un bois d’oliviers, en sort brusquement et occupe le château. Les Grecs reviennent et ont facilement raison de leurs ennemis, qu’ils font presque tous prisonniers.

À la vue de la nombreuse armée qui vient de dresser ses tentes sous les murs de la ville, les Thébains sont vivement émus. Étéocle ferme lui-même les portes, de peur des traîtres. La nuit suivante, il convoque ses amis et leur demande s’il doit résister par les armes ou tenter un accommodement. Atys (Aton), le jeune fiancé d’Ismène, s’indigne en entendant le roi parler ainsi ; mais le vieil Oton réprime la fougue imprudente du bachelier et conseille au roi de céder à son frère la moitié du royaume, à condition qu’il le reconnaîtra pour suzerain. Étéocle résiste à ses sages conseils et aux supplications de sa mère : cependant, devant le mécontentement des barons, il se résigne à envoyer un messager au camp. Oton, que tout le monde désigne, refuse, et les autres à sa suite, et Jocaste est obligée de déclarer qu’elle ira elle-même.

Le lendemain, elle part avec ses deux filles, Antigone (Antigoné) et Ismène, toutes trois richement parées. À leur rencontre viennent trois chevaliers grecs, dont l’un, Parthénopée (Partonopeus), roi d’Arcadie, tombe amoureux d’Antigone et obtient d’elle un demi-aveu qu’encourage sa mère. Il amène les princesses à la tente d’Adraste, qui est décrite ici une seconde fois. Jocaste est bien reçue par Polynice et par les chefs grecs ; mais Tydée et Capanée font échouer toute tentative d’accommodement. Sur ces entrefaites, le meurtre d’une tigresse apprivoisée amène une mêlée générale, où se distingue Adraste à la tête des vieillards : les Thébains sont refoulés dans la ville. Amphiaraüs, après avoir combattu vaillamment sur son char merveilleux, avait été englouti dans la terre subitement entr’ouverte. En apprenant cette nouvelle, les Grecs reviennent à leurs tentes et passent la nuit dans la tristesse, tandis que les Thébains se réjouissent et les insultent. Le lendemain, sur le conseil du comte d’Amicles, on décide de ne pas lever le siège, comme le voulait le duc de Mycènes, mais de donner à Amphiaraüs un successeur, qui fera un sacrifice expiatoire. Un vieux « poète » mendiant les exhorte à reconnaître la main de Dieu qui les châtie pour leurs péchés. Il propose de nommer l’un des deux disciples d’Amphiaraüs, Thiodamas ou Mélampus ; mais ce dernier est trop vieux et trop fatigué. Thiodamas est donc élu : il commande trois jours de jeûne ; puis les Grecs vont, pieds nus et en chemise, prier autour du gouffre, qui se referme tout à coup. Pleins de joie, ils s’en retournent et se disposent à reprendre la lutte.

Ici se place l’énumération des portes de Thèbes et l’indication des chefs qui les défendent et de leurs forces. Deux frères, neveux de Ménécée, qui combattaient dans les camps opposés, se reconnaissent après s’être frappés à mort. La troupe de Polynice est surprise par Créon, embusqué dans les jardins, et Polynice qui suivait seul un sentier détourné est surpris par deux frères, qui le laissent aller sans rançon, en le priant de se souvenir d’eux plus tard. Aton, ayant commis l’imprudence d’aller à la bataille sans haubert, est tué involontairement par Tydée, qui l’avait d’abord dédaigné, mais qui est bientôt forcé de se défendre. Aton lui pardonne, et Tydée désolé le fait emporter à Thèbes sur son écu. Ismène faisait part à sa sœur d’un songe menaçant qu’elle avait eu, lorsqu’elle voit apporter un blessé. Elle s’évanouit, soupçonnant son malheur ; puis, revenue à elle, s’élance à la rencontre d’Aton, qui demande à voir sa fiancée et meurt aussitôt après. Étéocle, prévenu, fait cesser le combat et rentre dans la ville. Les chevaliers d’Aton le regrettent hautement, vantant sa libéralité et son courage. Ismène demande qu’on la ramène auprès du corps et exhale sa douleur en termes touchants. Le roi fait à Aton de magnifiques funérailles et fonde pour Ismène une abbaye de cent femmes.

Hippomédon, acclamé comme successeur de Tydée, que l’archer Menalippus a frappé à mort, se préoccupe de la situation de l’armée, qu’éprouve la famine. Sur des renseignements fournis par des Bulgares (Bougres) qui se trouvaient au camp, il va se ravitailler dans la plaine que baigne le Danube. Au retour, il a à combattre le comte du pays envahi, Faramonde, qui, averti, est venu de Thèbes s’embusquer sur son passage, et il met sa troupe en déroute grâce à un stratagème.

Polynice avait traité avec bienveillance Alexandre, un des prisonniers faits dans cette expédition, lequel était fils de Daire Le Roux, chargé de la garde d’une tour de la ville qu’il avait en fief. Il l’envoie à son père pour qu’il l’engage à livrer sa tour en échange de la liberté qu’il lui promet. Daire refuse d’abord de se parjurer, malgré les instances de sa femme, et déclare qu’il ne livrera sa tour que s’il peut le faire sans trahison. Le lendemain, il va trouver le roi et lui conseille de s’accorder avec son frère, au lieu d’accepter l’appui des Pinçonarts, qui veulent se faire rendre la « marche » (province frontière) conquise sur eux par Œdipe. La discussion s’envenime, et Daire, frappé par le roi d’un coup de bâton sur la tête, fait dire à son fils qu’il se croit délié de ses devoirs de fidélité envers le roi et qu’il est prêt à livrer sa tour à Polynice. Celui-ci la fait occuper la nuit suivante ; mais un habile ingénieur la mine dans ses fondations : elle s’écroule et ses défenseurs sont pris. Daire est conduit devant le roi, qui veut le brûler vif comme traître.

Cependant, sur les observations d’Oton, Étéocle consent à le faire juger par les principaux barons. Oton essaie de justifier Daire en disant que le roi lui avait permis de lui faire tout le mal qu’il pourrait ; mais Créon, oncle du roi, établit les véritables devoirs du vassal à l’égard du suzerain : en aucun cas, Daire ne pouvait exposer le roi à périr sous les coups de ses ennemis. Oton réplique en invoquant le droit de représailles quand on est l’objet de violences. Au moment où les barons allaient rendre leur sentence, on les avertit qu’Étéocle s’est laissé fléchir par les prières de sa mère, d’Antigone, et surtout de la fille de Daire, Salemandre, qui consent à accepter enfin l’amour du roi. Daire proteste de son dévouement à l’avenir, sans toutefois convenir qu’il ait commis une trahison. Au camp des Grecs, Polynice sauve le fils de Daire, que l’on veut pendre comme traître, en le renvoyant à son père sur son propre cheval.

Hippomédon propose à Adraste d’user du stratagème bien connu, une fuite simulée, pour obliger les Thébains à engager une action décisive. Adraste accepte et trente mille Grecs vont s’embusquer à Malpertus. Les autres feignent de lever le camp à la hâte : ils sont poursuivis par les Thébains jusqu’au moment où, ayant dépassé l’embuscade, ils se retournent. Alors les Thébains sont attaqués des deux côtés à la fois, et Hippomédon les pousse dans le fleuve grossi par les pluies et en fait un grand carnage. Étéocle, qui s’était déboîté le pied en tombant de cheval, est obligé de s’armer de nouveau pour défendre les siens ; mais à l’arrivée d’Adraste, il est forcé de fuir vers la ville. Hippomédon, confiant dans les forces du vaillant cheval de Tydée qu’il montait, fait des prodiges de valeur au milieu du fleuve, mais il est enfin entraîné par le courant et y trouve la mort.

Étéocle, très amoureux de Salemandre, sortait souvent seul de la ville pour se distinguer sous ses yeux. Un jour, en compagnie de Drias et d’Alixandre, cousin de son amie, il rencontre Parthénopée et son fidèle compagnon Dorceüs, et, pour égaliser les chances de la lutte, il ordonne à Drias de se tenir à l’écart. Parthénopée désarçonne le roi, avec l’intention de l’épargner à cause de l’amour qu’il porte à Antigone ; alors Drias, croyant son maître en danger, se précipite et frappe en pleine poitrine le jeune prince désarmé. Étéocle bande lui-même sa plaie et s’apitoie sur son sort. Le jeune homme, revenu à lui, prie le roi de rendre la liberté à son ami, qu’a fait prisonnier Alixandre. Puis il supplie Dorceüs d’annoncer sa mort à sa mère avec les plus grandes précautions et de lui conseiller de prendre un mari pour la protéger ; il le charge de ses dernières recommandations pour son sénéchal et ses chevaliers et expire. On emporte son corps à Thèbes, où on l’ensevelit dans un temple. En apprenant ce malheur, Adraste demande à ses barons de l’aider à prendre sa revanche et d’aller, le lendemain, attaquer les Thébains. Au point du jour, la bataille s’engage avec fureur et les deux frères périssent. Adraste excite ses chevaliers à venger son gendre. Les Thébains sont rejetés dans la ville avec de grandes pertes, et les Grecs donnent l’assaut ; mais ils ont le désavantage de la position et sont tous tués, sauf Adraste, Capanée, et un chevalier qui était blessé et qui part en avant pour aller à Argos porter la nouvelle du désastre.

Les filles d’Adraste voulaient se donner la mort, mais, sur les instances des dames de la ville, elles décident d’aller avec elles à Thèbes pour ensevelir les morts. Après trois jours d’une marche des plus fatigantes, elles rencontrent Capanée et Adraste, qui, désespéré à ce spectacle, cherche à se percer de son épée. Le lendemain, il reprend avec les dames le chemin de Thèbes et il est rejoint par la brillante armée du duc d’Athènes (Thésée), qui allait mettre à la raison un vassal infidèle. Adraste, l’ayant reconnu, va à lui, se jette à ses pieds et implore son appui. Le duc le relève avec bonté et promet de lui faire rendre les corps des Grecs. Sur le refus insolent de Créon, il donne l’assaut à Thèbes : les dames se font remarquer par leur acharnement et réussissent à pratiquer une brèche, par laquelle entre le duc, qui fait mettre le feu à la ville. Capanée avait eu la tête fracassée par une grosse pierre. Créon est mis à mort, ainsi que ceux qui refusent de se rendre.

Le duc fait ensevelir honorablement les morts, en particulier Étéocle et Polynice ; mais les corps des deux frères sont rejetés par la terre et les flammes dont on veut les brûler se divisent et se combattent. Les cendres même tentent de sortir des urnes dans lesquelles on les a enfermées et scellées. Le duc les fait alors réunir et retourne à Athènes avec ses prisonniers, pendant qu’Adraste ramène à Argos les dames, qui y vécurent désormais dans l’affliction. Ainsi s’accomplit la malédiction lancée par Œdipe contre ses fils, ce qui doit nous engager à ne rien faire « contre nature ».

Deux manuscrits nous fournissent une rédaction particulière, BC, dont le fond reste fidèle à l’original, mais qui s’en distingue, non seulement par de notables suppressions destinées à abréger sans nuire à la clarté du récit, et par un assez grand nombre de leçons particulières, qui ne sont souvent que des rajeunissements, mais encore par des additions et des transformations importantes. Deux autres manuscrits, AP, d’ailleurs indépendants l’un de l’autre dans certaines parties, dérivent d’une rédaction postérieure en dialecte picard, dont le caractère général est le délayage. Ajoutons que le ms. S, quoique très voisin de l’original, n’est pas non plus exempt d’interpolations.

2. Langue, date et sources du poème. — Le Roman de Thèbes comprend, dans le texte critique, 10 230 vers octosyllabiques à rimes plates, où les rimes masculines dominent de beaucoup (62,90 %). L’auteur rimait fort bien pour l’époque : en effet, presque toutes les rimes inexactes qu’on rencontre dans son œuvre se justifient par des licences généralement admises de son temps, et il n’y a guère que 8 % de rimes qui seraient aujourd’hui considérées comme insuffisantes. La langue est, dans son ensemble, le français du Centre, mais avec des traits dialectaux qui assignent le poème au sud-ouest du domaine. L’éloge donné à Poitiers[9], peut-être aussi la mention de Usarche (= Uzerche, Corrèze ?), où, il est vrai, un manuscrit donne Lusarche[10] et un autre Lusarce, confirme l’hypothèse que l’auteur était originaire du Pays au sud de la Loire, sans qu’on puisse cependant affirmer de façon certaine que sa patrie fût entre Poitiers et Limoges.

La ressemblance des procédés employés dans le Roman de Troie et l’Eneas (remplacement du merveilleux païen par le merveilleux artistique ou mécanique, richesse des descriptions, introduction de l’amour chevaleresque, etc.) avait fait attribuer ce dernier poème à Benoit de Sainte-More, l’auteur incontesté du premier : aujourd’hui on reconnaît, non seulement que la preuve affirmative est impossible à faire, mais encore que certains traits linguistiques doivent faire pencher vers la négative, comme aussi ce fait que le jugement de Paris est traité dans l’Eneas et dans Troie d’une façon différente[11]. De même, on ne saurait accepter aujourd’hui les conclusions de l’Histoire littéraire de la France (XIX, 665 et suiv.), qui attribue également Thèbes à Benoit, en s’appuyant sur des preuves purement morales et sans tenir compte des seuls éléments d’information qui aient un caractère scientifique, l’étude de la langue des deux poèmes. Bien que cette étude ne soit point terminée en ce qui concerne Troie[12], nous nous sommes assuré personnellement que le trait linguistique le plus important de Thèbes manquait dans Troie aussi bien que dans l’Eneas[13].

Du reste, d’autres particularités de langue, une meilleure conservation de la déclinaison et l’emploi d’un certain nombre de mots archaïques, indiquent, contrairement à l’opinion longtemps accréditée, que Thèbes est antérieur à Troie et à l’Eneas. Il y a d’ailleurs de cette antériorité des preuves d’un autre genre. On trouve dans Troie (éd. Joly, v. 19 747-61) une allusion très nette aux exploits de Tydée à Thèbes, où il est dit qu’un mauvais garz le jeta mort : il s’agit de Ménalippe, que l’auteur de Thèbes appelle en effet un serjant, un garçon (var. gloton), tandis que Stace le nomme Astacides, du nom de son père Astacus, montrant ainsi qu’il n’était pas sans ancêtres. Il y a bien par contre dans Thèbes une allusion aux futurs exploits de Diomède devant Troie, mais, outre que l’auteur a pu connaître le combat de Diomède et d’Énée par un résumé latin d’Homère, les mots : qui fu mout proz, Fors Hector li mieudre de toz, qu’il applique à Énée, sont en désaccord avec Troie, dont l’auteur donne à Troïlus le premier rang après Hector et ne montre qu’une estime médiocre pour le traître Énée. En ce qui concerne l’Eneas, outre un certain nombre d’emprunts directs que l’auteur n’a nullement cherché à déguiser, nous voyons mentionnés les sept chefs de l’armée grecque devant Thèbes : Adrastus, Polinices, Tydeüs, Ipomedon, Partonopeus, Amphiaraus et Capaneus, qu’Énée trouve réunis aux Enfers, non loin des principaux héros de la guerre de Troie (v. 2669 et suiv.).

Si l’on adopte pour Troie, avec M. G. Paris, la date approximative de 1160, au delà de laquelle on ne saurait remonter, on voit que le Roman de Thèbes, qui lui est antérieur, se place entre 1150 et 1155. Il renferme d’ailleurs une allusion à la puissance des Almoravides (deux mille Amoraives figurent dans l’embuscade d’Hippomédon) qui nous oblige à remonter à une époque notablement antérieure à 1163, date de la mort du grand conquérant almohade Abdel-Moumen, qui enleva aux Almoravides la plus grande partie de leurs possessions en Espagne.

Quelles sources a eues à sa disposition l’auteur anonyme de Thèbes ? Il est difficile de donner ici une réponse précise : mais il nous paraît qu’on peut supposer sans invraisemblance qu’il avait sous les yeux, non pas le poème de Stace, mais un résumé de la Thébaïde précédé de l’histoire d’Œdipe, et que les épisodes sont l’œuvre de son imagination[14]. S’il avait connu le poème latin, il se serait sans doute plus souvent rapproché de son modèle, ce qu’il ne fait que rarement, et il n’aurait point supprimé ou modifié des détails que la disparition du merveilleux païen et la substitution des mœurs de son temps à celles de l’antiquité ne lui interdisaient pas de conserver[15]. D’autre part, notre hypothèse est nécessaire pour expliquer les détails, assez exacts[16], que donne le roman sur les portes de Thèbes et leurs défenseurs, passage où Stace n’a que 6 vers (VIII, 352-7), et aussi certaines modifications apportées à la légende thébaine telle que l’expose le poème latin, modifications qui doivent être d’origine ancienne, puisque ni les procédés familiers à l’auteur, ni les conditions particulières de temps et de lieu où il se trouvait, ne les expliquent.

Le Roman de Thèbes a été trop sévèrement jugé, dans son édition du Roman de Troie, par M. Joly[17], qui semble n’avoir pas su s’affranchir suffisamment de la tendance naturelle aux éditeurs à considérer l’œuvre qu’ils publient un peu comme la leur et à montrer pour elle des entrailles de père. Il est vrai que, convaincu de l’antériorité du Roman de Troie, dont l’auteur s’était nommé, et ayant insuffisamment étudié le Roman de Thèbes, puisqu’il ne connaissait que les trois manuscrits de Paris, dont un seul a été utilisé par lui, il était mal placé pour faire la comparaison et devait être surtout frappé par la ressemblance des procédés employés dans l’Eneas, Troie et Thèbes. Il reproche à l’auteur de ce dernier poème de n’avoir ni la variété, ni l’abondance de Benoit et de laisser avorter entre ses mains les développements si largement traités dans Troie : il y a là, croyons-nous, une illusion et une réelle injustice. C’est précisément la sobriété, la simplicité parfois élégante que nous louerions chez l’auteur de Thèbes : il faut lui savoir gré d’avoir fourni à Benoit le modèle de presque tous ses embellissements et de ne pas s’être laissé aller aussi souvent que lui à cette dangereuse facilité qui tombe si aisément dans la platitude et le rabâchage. Nous avons déjà vu que les remanieurs ne se sont pas fait faute de délayer notre poème, et ce qu’ils y ont ajouté n’était pas toujours un embellissement.

En un seul point, Benoit nous semble supérieur à l’auteur de Thèbes, c’est dans le curieux épisode de Troïlus et Briseïda. Nous aurons à examiner tout à l’heure si l’honneur de l’invention lui en revient tout entier : en attendant, constatons que l’auteur de Thèbes a rendu d’une façon intéressante la douleur d’Ismène à la mort d’Aton et qu’en racontant les amours de Parthénopée et d’Antigone, dont Stace ne lui fournissait pas l’idée, il a su ne pas se répéter, grâce au soin qu’il a pris d’opposer au caractère un peu léger d’Ismène et à son amour trop naïvement passionné, la pudique retenue et l’amour sérieux de sa sœur, qui répond à l’aveu un peu imprévu du jeune prince grec : « Legièrement amer ne dei », et déclare ensuite s’en rapporter à l’avis de sa mère et de son frère, ce qui ne l’empêche pas, plus tard, de montrer l’affection profonde qu’elle lui a vouée et de se plaindre tristement à Ismène de l’impossibilité où elle est de voir celui qu’elle aime et dont elle admire les exploits de la fenêtre où elles sont toutes deux assises. Enfin la douce figure de Salemandre, bien qu’un peu pâle, n’en est pas moins touchante dans son amour résigné, qui semble inspiré par le dévouement filial.

En somme, le Roman de Thèbes inaugure brillamment la série de poèmes imités de l’antiquité : le trouveur anonyme a eu le mérite d’ouvrir la voie à ses successeurs et de fonder une véritable école, qui devait approprier la matière antique au goût et aux mœurs du xiie siècle et demander à l’épopée classique ou à l’histoire légendaire des sujets nouveaux, mieux appropriés que les anciennes gestes à un état de civilisation déjà moins rude, grâce à l’influence toujours croissante du Midi et de sa brillante poésie. Il ne faut donc pas s’étonner si son œuvre a lutté de popularité avec le Roman de Troie, dont la diffusion en Occident fut si longtemps favorisée par la manie des origines troyennes[18].

Les allusions au Roman de Thèbes ou à ses rédactions en prose (voir § 3) abondent aussi bien dans les littératures provençale et italienne que dans la littérature française[19]. Il y en a une déjà (sans parler de Troie et de l’Eneas) dans le Cligès de Chrétien de Troyes, qui est antérieur à 1170 ; une autre dans le roman de Galeran, composé vers 1230, où Fresne, qui attend au couvent son fiancé, énumérant à l’abbesse, qui lui conseille de prendre le voile, les occupations qui conviennent à une jeune fille noble élevée dans un couvent, déclare qu’elle désire « oïr de Thèbes ou de Troie ». Le souvenir de Thèbes se trouve également réuni à celui de Troie, au xiiie siècle, dans le Gilles de Chin de Gautier de Tournai et dans le Lapidaire de Berne, et à celui de Troie et de l’Eneas dans le Donnet des amanz, encore en partie inédit, où Atys et Ismène figurent à côté de Paris et d’Hélène, d’Énée et de Didon. Enfin Christine de Pisan, dans ses Cent hystoires de Troie, emprunte à l’une des rédactions en prose le sujet de deux de ses moralités, Adrastus et Amphoras.

La littérature provençale, en dehors des allusions que l’on trouve dans les curieux catalogues de jongleur de Guiraut de Cabreira, de Guiraut de Calanson et de Bertran de Paris du Rouergue, en fournit deux d’Arnaut de Marveil, précieuses par leur ancienneté (entre 1170 et 1200), dont une, qui est unique, rappelle les amours d’Étéocle et de Salemandre, et, au xiiie siècle, une dans Flamenca : d’autres encore dans le Tezaur de Peire de Corbiac, dans une pièce allégorique du Catalan Andrea Febrer, etc.

Dans un poème italien en octaves du xive siècle récemment publié[20], qui est une espèce de répertoire de jongleur, la légende thébaine, qui se rattache à notre roman, occupe autant de place que la légende de Troie. L’auteur fait allusion à un poème en 36 chants, sans doute définitivement perdu, et à une histoire de Thèbes en 80 chapitres, qui semble conservée, sous deux formes différentes, dans deux manuscrits de la bibliothèque de Saint-Marc, à Venise : il nous est toutefois impossible d’affirmer si ces imitations se rattachent directement au roman, ou bien aux rédactions en prose dont il nous reste à nous occuper.

3. Rédactions en prose. — Nous possédons deux rédactions en prose du Roman de Thèbes, dont la seconde ne se distingue de la première que par un peu de délayage. Celle-ci[21] ne saurait être postérieure à 1230, puisqu’elle fait partie d’une compilation composée entre 1223 et 1230, dont il reste de nombreux manuscrits aux titres variés, mais qu’il convient d’appeler, avec M. Paul Meyer, Histoire ancienne jusqu’à César[22]. Elle est basée sur un manuscrit de la rédaction picarde (mss. AP), ce qui résulte de l’insertion de l’épisode de la fille de Lycurgue et de ce fait que Tydée, Parthénopée et Polynice accompagnent Jocaste et ses filles, après leur visite au camp, sinon jusqu’au palais, ce qui est déclaré inadmissible, du moins jusqu’aux portes de la ville. L’auteur supprime les jeux, ainsi que les épisodes de Monflor et les amours d’Aton et d’Ismène, qu’il fait aimer par Parthénopée ; en revanche il s’étend complaisamment sur la « tigre privée ». Après le récit de la mort d’Amphiaraüs et de l’élection de son successeur, il passe brusquement à la mort des deux frères.

Il faut encore noter deux particularités : l’auteur renvoie après la sépulture des Grecs morts devant Thèbes, ne sachant où la mettre à cause de ses suppressions, l’allusion à la grandeur future de Diomède (cf. Thèbes, 7229-40), et il termine en signalant la reconstruction de Thèbes sous le nom d’Estives (= εἰς θἠβας) : c’est ainsi, en effet, qu’on l’appelait au moyen âge.

En dehors de cette rédaction et de la rédaction un peu délayée dont nous avons parlé, il en existe une troisième, dont l’auteur use d’une plus grande liberté tout en conservant la même base, et une quatrième (B. N., fr. 15 458) assez abrégée, et qui supprime l’épisode de la fille de Lycurgue et celui d’Hypsipyle[23] ? Enfin une rédaction développée, mais très libre, se trouve dans l’ouvrage publié en deux volumes pour la première fois en 1491 par le libraire Vérard (et plusieurs fois depuis) sous ce titre : Les Histoires de Paul Orose traduites en français, etc.[24], dont le premier volume, intitulé le premier livre d’Orose, est occupé aux trois quarts par une rédaction en prose de Thèbes[25] et renferme aussi une version en prose du Roman de Troie. L’auteur a fortement délayé la rédaction en prose de Thèbes (le procédé contraire est fort rare) et l’a agrémentée de discours et de réflexions morales, dans le double but de plaire à ses auditeurs et de les édifier, tout en restant fidèle à l’idée qui domine l’œuvre entière d’Orose[26]. Mais, tout en traitant très librement sa source, il n’y ajoute pas d’éléments importants. Il convient cependant de signaler quelques embellissements curieux. On lit dans le combat des cinquante : « Et avecques buches en maniére d’eschelles, qu’ils dressoient amont la montaigne, ymaginérent de l’assaillir et y monter » ; et il y a un chapitre intitulé : La teneur des mandements que envoya le roy Ethiocles aux seigneurs de son pays : « Nous, Ethiocles, par la grace des dieux roy de Thèbes, a tous noz bons feals amis et serviteurs, seigneurs, barons, chevaliers et autres gentilz hommes de nostre dit royaume, salut. Savoir faisons, etc. » Mais, en somme, l’impression que laisse l’œuvre lorsqu’on la lit tout d’un trait est celle d’un bavardage assez insipide, dont l’auteur écrivait d’ailleurs clairement et avec une certaine facilité.

Il existe au moins trois manuscrits d’une traduction italienne de la première rédaction en prose dont il a été parlé. Le vieux poète anglais Chaucer, qui fait de si nombreuses allusions à la légende thébaine, connaissait certainement Stace, à qui il se réfère souvent, mais il connaissait aussi, sinon le poème, du moins une ou plusieurs de nos rédactions en prose. On peut surtout l’affirmer de son brillant disciple John Lydgate, abbé de Bury en Suffolk, dont la Story of Thebes nous est présentée comme un nouveau conte de Canterbury ayant servi, dans un jour de misère, à payer son écot à l’auberge des pèlerins de Chaucer[27] et qui nous semble avoir eu sous les yeux, en l’écrivant, non pas un manuscrit de la prétendue traduction française des Histoires d’Orose, comme on a cherché récemment à le démontrer, mais un manuscrit altéré contenant la première rédaction en prose de Thèbes[28].

Il suffira d’indiquer d’un mot qu’au xiiie siècle, le poète néerlandais Maerlant et son rival Seger Dieregodgaf avaient joint, dans leurs vastes compilations, la légende thébaine à celle de Troie, et que le Roman de Thèbes a fourni leurs titres aux deux romans d’aventures en vers de Huon de Rotelande, l’Ipomedon et le Protesilaus (fin du xiie siècle)[29], et aussi aux romans byzantins de Partonopeus de Blois (anonyme) et d’Athis et Profilias[30] (attribué à Alexandre de Bernay).

II. Roman de Troie. — Par son étendue (environ 30 000 vers octosyllabiques à rimes plates)[31], par l’importance du sujet et l’habileté relative avec laquelle il a été traité, mais surtout par l’immense succès qu’il a obtenu, le Roman de Troie occupe le premier rang parmi les poèmes imités de l’antiquité et mérite que nous nous y arrêtions assez longuement.

Il nous a été conservé (en dehors de sept manuscrits fragmentaires dont plusieurs ont une réelle importance) dans vingt-sept manuscrits complets ou à peu près, dont treize à la Bibliothèque nationale de Paris, deux à celle de l’Arsenal, un (acéphale) à la faculté de Médecine de Montpellier, deux au Musée britannique de Londres, un à la bibliothèque Philipps de Cheltenham, deux à la bibliothèque impériale de Saint-Pétersbourg, un à Vienne, deux à la Bibliothèque Saint-Marc à Venise, un à l’Ambroisienne de Milan (le plus ancien et le plus important), un au Vatican et un à la Bibliothèque nationale de Naples. Nous allons essayer de donner une idée de cette composition un peu complexe, mais qui cependant se développe sur un plan assez régulier et selon l’ordre des temps, et qui embrasse, non seulement l’histoire entière de la guerre de Troie, mais encore les causes de la guerre, en remontant à l’expédition des Argonautes, et les conséquences qu’elle eut pour les principaux chefs.

1. Analyse du poème[32]. — Après un éloge de la science qui rappelle le début du Roman de Thèbes, l’auteur oppose à l’autorité d’Homère celle de Darès, antérieur de plus de cent ans et contemporain des événements, et qui d’ailleurs n’a pas fait combattre les dieux et les déesses contre les hommes, imagination folle qui faillit compromettre le succès du livre d’Homère, malgré son mérite. Cornélius, neveu du fameux Salluste, qui professait à Athènes, trouva le livre de Darès en une armoire et le traduisit du grec en latin.

L’auteur résume ensuite le poème et raconte la conquête de la toison d’or par Jason, neveu de Peleüs (= Pelias), grâce aux talismans de Médée, qu’il abandonne au bout d’un mois, malgré ses serments[33]. Hercule ayant persuadé à Castor, à Pollux, à Télamon, à Pélée et à Nestor de se joindre à lui pour venger Jason et ses compagnons de l’affront que leur a fait Laomédon, ils abordent à Sigée, port de Troie, et s’emparent de la ville par un stratagème analogue à celui qui est employé contre Monflor dans le Roman de Thèbes, après une bataille terrible, où Laomédon succombe sous les coups d’Hercule. La ville est pillée et ruinée et Esiona, la fille du roi, est donnée à Télamon, qui l’emmène à Salamine et la tient dans une servitude déshonorante. Cependant Priam, qui se trouvait absent au moment du désastre, apprend ce qui s’est passé. Il avait de sa femme Hécube cinq fils : Hector, Paris, Deiphobe (Deïphebus), Hélénus et Troïlus, et trois filles : Andromaque, Cassandre et Polyxène ; de plus, trente bâtards. Il revient à Troie avec eux et les Troyens échappés au désastre, rebâtit la ville, qu’il fait beaucoup plus forte et plus magnifique qu’auparavant, et envoie en Grèce Anténor pour demander qu’on lui rende sa sœur. Le messager se voit outrageusement repoussé partout, et Priam propose à son conseil d’envoyer une expédition pour ravager la terre de Grèce. Hector conseille la prudence, mais Paris raconte que Vénus, à qui il a décerné la pomme d’or, lui a promis de lui faire épouser la plus belle femme qui soit en Grèce. En vain son frère Hélénus et sa sœur Cassandre, qui ont reçu le don de prophétie, en vain Panthus dont le père Euphorbius fut un grand clerc de son vivant, annoncent que, si Paris prend femme en Grèce, il causera la ruine de Troie : on décide que Paris partira secrètement avec vingt-deux vaisseaux et ravagera le pays.

Les Troyens abordent à Cythère, où l’on célébrait la fête annuelle de Vénus, « la déesse d’amour ». Hélène, en l’absence de son époux qui s’était rendu chez Nestor à Pylos (l’auteur déclare ne pas savoir pourquoi), ayant appris par la renommée l’arrivée de Paris, feint d’avoir un vœu à remplir et se rend au temple avec sa suite. Elle y rencontre le prince troyen, s’entretient avec lui, et Amour les blesse de son dard. La nuit suivante, le temple est assailli et pillé et Hélène enlevée avec son consentement tacite. Mais la garnison du château d’Hélée, qui commandait le port, accourt au bruit, et ce n’est qu’après avoir perdu bon nombre des leurs qu’ils peuvent mettre en sûreté leur butin et reprendre la mer. Ils arrivent sans encombre au château de Ténédos, où ils passent la nuit, et Paris rassure Hélène, qui reçoit à Troie le plus gracieux accueil.

Cependant Ménélas, instruit de ce qui s’était passé, retourne à Sparte avec Nestor. Son frère Agamemnon l’engage à ne pas laisser voir sa douleur, mais plutôt à rassembler ses amis et à porter la guerre à Troie. Achille, Patrocle, Diomède, Euryale, Tlépolème viennent à Sparte, décident l’expédition et choisissent pour chef Agamemnon. Castor et Pollux s’étaient mis à la poursuite de Paris : on n’en entendit plus parler, et le peuple ne voulut pas croire à leur mort[34].

On envoie Achille et Patrocle à Delphes (Delphos) pour consulter l’oracle. Apollon répond que Troie sera prise au bout de dix ans, et sur son ordre, le devin Calchas, fils de Thestor, qui était venu à Delphes sur l’ordre des Troyens, passe du côté des Grecs et se rend à Athènes avec Achille. Les Grecs, assaillis par une violente tempête, abordent à Aulis sur le conseil de Calchas pour y apaiser Diane par des sacrifices ; puis ils se dirigent vers Troie, guidés par Philoctète, qui avait fait partie de la première expédition. Après la prise d’un Château dépendant des Troyens, Laurientel, et de la forteresse de Ténédos qui se défendit vaillamment, Agamemnon fait le partage du butin et, dans un discours très pacifique, conseille d’envoyer réclamer Hélène, avant d’engager la guerre sérieusement. Ulysse et Diomède vont à Troie, mais n’obtiennent rien. Achille est alors chargé d’aller en Mœsie (Messe) pour ravitailler l’armée et blesse mortellement le roi du pays. Celui-ci fait Télèphe son héritier en souvenir du secours qu’il avait reçu jadis de son père Hercule, et le nouveau roi est chargé par Achille d’envoyer régulièrement aux Grecs du blé, de la viande, de l’huile et du vin. Catalogue des alliés de Priam. Hector reçoit le commandement suprême.

Après bien des hésitations, les Grecs, sur le conseil de Palamède, qu’avait retardé la maladie et qui venait seulement d’arriver, se décident à tenter un débarquement de vive force. Les Troyens viennent les attendre sur le rivage, et Protésilas, débarqué le premier, est tué par Hector. Le lendemain, la bataille recommence et Patrocle est à son tour tué par Hector, qui veut le dépouiller de ses riches armes ; mais Mérion emporte le corps sur son cheval, après avoir désarçonné le prince troyen qui, à la fin de cette bataille très longuement décrite, retrouve son adversaire et le tue. Le combat cesse par suite de la rencontre d’Hector et de son cousin Ajax, fils de Télamon et d’Hésione, qui se reconnaissent : à la prière d’Ajax, Hector rappelle les siens, qui allaient incendier les vaisseaux.

Hector rentre à Troie couvert de blessures : on le fête à l’envi et le médecin Got lui donne un breuvage qui le remettra bientôt sur pied. Les dames décernent le prix de la journée à Troïlus, puis à Polydamas et à Paris, et n’oublient point les bâtards. Une trêve est conclue[35], pendant laquelle les Grecs font de magnifiques funérailles à Patrocle, qu’Achille jure de venger, ainsi qu’à Protésilas et à Mérion. À Troie, les obsèques du bâtard Cassibilan donnent occasion à Cassandre de renouveler ses menaces prophétiques.

Nous ne saurions ici, faute de place, suivre le trouveur dans les détails des nombreuses batailles qu’il décrit successivement. Nous nous contenterons de signaler, jusqu’à la mort d’Hector, parmi les passages les plus intéressants : la prise du roi grec Thoas, que Priam veut mettre à mort, mais qu’Énée réussit à sauver et qu’on échange bientôt contre Anténor ; les exploits du terrible Sagittaire ; le retour de Briseïda auprès de son père Calchas, sur la demande de celui-ci, et ses coquetteries avec Diomède, et les curieux détails sur l’embaumement d’Hector, sur ses funérailles et sur le monument qu’on lui élève. Après la mort d’Hector, Palamède, qui n’avait jamais accepté l’autorité d’Agamemnon, nommé chef de l’expédition avant son arrivée tardive, réussit à le supplanter ; il se distingue dans la bataille suivante, où Priam paraît sur le champ de bataille pour venger son fils, s’occupe avec zèle de l’approvisionnement de l’armée qui souffre de la famine et fortifie habilement son camp. Mais bientôt il succombe sous les coups de Paris, après avoir tué Deiphobe et Sarpedon, roi de Lycie (Lice). Agamemnon est aussitôt réélu.

Cependant Achille, étant allé voir les Troyens, qui célébraient, dans le temple d’Apollon hors des murs, l’anniversaire de la mort d’Hector, avait aperçu Polyxène et s’était senti subitement épris d’un violent amour. Ne pouvant trouver le repos, il envoie demander sa main à Hécube, s’engageant à retourner dans son pays et à entraîner dans sa retraite l’armée entière. Ses offres sont acceptées ; mais il ne réussit pas à ranger le conseil à son avis et doit se contenter de rester sous sa tente en défendant aux siens de combattre. Dans la terrible bataille où meurt Palamède, il résiste aux reproches d’Héber, fils du roi de Thrace, comme aux supplications des messagers d’Ajax, et pendant la trêve qui

suit, il refuse de se rendre aux raisons exposées par Ulysse,

Diomède et Nestor, que lui ont envoyés les Grecs. En présence de ce refus, les Grecs sont portés à lever le siège, malgré les instances de Ménélas ; mais Calchas leur rappelle la volonté des dieux. Troïlus est le héros des deux batailles suivantes. Dans la seconde, il renverse et blesse grièvement Diomède en le raillant de son amour pour Briseïda : cette blessure de Diomède décide la jeune fille à lui donner son cœur.

Sur de nouvelles instances d’Agamemnon, Achille consent à laisser combattre ses chevaliers. Troïlus se distingue encore. Il rentre blessé à Troie et, devant les dames et sa mère, il se plaint amèrement de l’abandon de son amie. D’autre part, Achille est partagé entre le désir de venger les pertes subies par ses Myrmidons et l’amour dont il se sent pénétré. Son agitation redouble pendant la bataille suivante, où les Grecs sont encore battus et obligés de demander une nouvelle trêve. À la dix-huitième bataille, Troïlus pénètre jusqu’aux tentes et les Myrmidons appellent à grands cris Achille à leur secours. Il n’y tient plus : il revêt ses armes et va attaquer Troïlus, qui le blesse et emmène son cheval. Priam s’indigne en apprenant cette rentrée en scène d’Achille ; Hécube cherche à l’excuser et Polyxène souffre en silence. Cependant Achille avait recommandé à ses Myrmidons de s’attacher exclusivement à Troïlus. Le voyant abattu sous son cheval blessé, il accourt, lui coupe la tête et traîne son corps attaché à la queue de son cheval. Memnon le renverse et lui arrache le cadavre. La bataille dure huit jours, au bout desquels Achille, guéri de ses blessures, cherche Memnon et le tue. Hécube décide Paris à la venger de la mort de Troïlus. Achille, attiré dans le temple d’Apollon sous prétexte de renouer les pourparlers, s’y rend sans armure avec Antilochus, le fils de Nestor, et ils sont tous deux percés de coups après s’être vaillamment défendus. Leurs corps sont rendus aux Grecs à la prière d’Hélénus : on élève à Achille un magnifique tombeau, surmonté d’une statue qui représente Polyxène affligée tenant dans ses bras l’urne qui renferme les cendres de celui qui est mort pour son amour. Les Grecs, ayant consulté l’oracle, envoient Ménélas à Scyros, pour demander au roi Lycomède d’envoyer à Troie Pyrrhus, le fils d’Achille. Bientôt une nouvelle bataille s’engage, où Ajax et Paris se tuent l’un l’autre. Hélène se lamente sur le corps de son époux. Les Troyens s’enferment dans leur ville en attendant du secours.

À propos de l’arrivée de Penthésilée et de ses Amazones, venues de la province d’Azoine, en Orient, uniquement habitée par des femmes, le trouveur fait une courte description de la terre. La reine de Femenie était partie pour secourir Troie, attirée par la grande renommée d’Hector, et avait appris sa mort en chemin. Elle livre bataille aux Grecs deux jours de suite et leur fait subir de grandes pertes, de sorte qu’ils se décident à attendre l’arrivée de Pyrrhus, qui réussit à tuer Penthésilée[36] et à enfermer les Troyens dans la ville.

Anténor et Énée proposent à Priam dans son conseil de rendre Hélène et ce qui a été ravi avec elle. Le roi s’indigne et leur reproche d’avoir été des plus ardents à conseiller la guerre. Il forme le projet de faire tuer les deux princes dans un banquet par son fils Amphimaque ; mais, avertis, ils se tiennent sur leurs gardes et décident d’entrer en pourparlers avec les Grecs en stipulant qu’ils conserveront tous leurs biens, eux et les leurs. Conformément à leurs prévisions, ils sont chargés par le roi d’entamer les négociations, et Anténor en profite pour révéler à Ulysse et à Diomède le secret du Palladium, qu’il se fait remettre par son gardien Théano et livre ensuite à Ulysse. En expiation de ce sacrilège, Calchas et Chrysès conseillent d’offrir à Minerve un immense cheval de bois, et Epius est chargé de sa construction. Les alliés de Priam quittent la ville et Filimenis emmène le corps de Penthésilée. La paix est solennellement jurée ; mais les Grecs promettent insidieusement de tenir ce qui a été convenu avec Anténor. Les Troyens abattent un pan de mur pour introduire le cheval de bois : les Grecs, revenus de Sigée pendant la nuit, en profitent pour pénétrer dans la ville. Priam est immolé par Pyrrhus au pied de l’autel de Jupiter et la ville mise au pillage, puis brûlée et rasée.

Ulysse obtient à grand’peine qu’on rende Hélène à Ménélas ; Cassandre est donnée à Agamemnon ; Anténor sauve Hélénus et Andromaque. Agamemnon, Hécube, Pyrrhus, les deux fils d’Hector : on leur laisse la liberté de partir ou de rester à Troie. Les vents persistant à être contraires, Calchas, consulté, répond qu’il faut apaiser les mânes d’Achille, « les infernaus fures », et Néoptolème ordonne qu’on recherche Polyxène. Anténor la trouve dans une vieille tour et la livre au fils d’Achille, qui l’immole malgré ses plaintes, sur le tombeau de son père. Hécube, devenue furieuse, est lapidée par l’armée. Diomède, Ajax, fils de Télamon[37], et Ulysse se disputent le Palladium. Quand Ulysse a fait valoir ses titres, Diomède s’efface devant lui, mais Ajax persiste. Cependant Agamemnon et Ménélas l’adjugent à Ulysse, en reconnaissance des efforts qu’il avait faits pour sauver Hélène. Le lendemain matin, Ajax fut trouvé percé de coups dans sa tente, et sa mort fut attribuée à Ménélas et à Ulysse. Ce dernier crut prudent de s’enfuir à Ismaros, laissant le Palladium à Diomède. Pyrrhus accorde à Hélénus les deux fils d’Hector. Anténor avait fait exiler Énée pour avoir caché Polyxène : il mettait en état les vingt-deux vaisseaux qui avaient servi à Paris pour son expédition et feignait de vouloir laisser Anténor régner seul à Troie. Mais à peine les Grecs étaient-ils partis, malgré le mauvais temps, qu’il rappelle aux Troyens que c’est Anténor qui a recherché et livré Polyxène et l’oblige à s’exiler avec les siens. Anténor va fonder sur l’Adriatique Corcire Menelan (Corcyram Melænam), var. Menelam dans Dictys, VI, 17), c’est-à-dire Curzola, et les débris des Troyens le rejoignent sur onze vaisseaux.

Puis l’auteur raconte les retours. — Ajax, fils d’Oïlée, qui avait arraché Cassandre du temple de Minerve, perd sa flotte et il est rejeté mourant sur un rivage désert avec quelques-uns des siens. Nauplius (Naulus), voulant venger son fils Palamède, traîtreusement assassiné par Ulysse et Diomède[38], attire les Grecs, à l’aide de feux allumés, sur les rochers de l’Eubée, où il en périt un grand nombre. Son fils Œax (Œaüs) persuade à Ægialée (Egial) de ne pas recevoir son époux Diomède, qui revient avec une autre femme ; mais bientôt elle fait sa paix avec lui, en apprenant qu’il a vengé Énée de ses ennemis, pendant qu’il faisait ses préparatifs de départ[39]. Clytemnestre (Climestra) et son amant Égisthe tuent Agamemnon ; mais Talthybius sauve et confie à Idoménée le jeune Oreste, qui, armé chevalier à quinze ans, s’empare de Mycènes, arrache lui-même les mamelles à sa mère et fait jeter son cadavre aux chiens, puis surprend Égisthe dans une embuscade et le fait pendre. Accusé pour ce parricide par Ménélas, il est absous à Athènes par les principaux chefs, et ramené à Mycènes par le duc d’Athènes, Menestheüs, qui avait offert le combat judiciaire à ses accusateurs. Oreste se réconcilie ensuite avec son oncle, dont il épouse la fille Hermione.

Ulysse, qui vient de perdre sa flotte et d’échapper aux embûches de Nauplius et des gens d’Ajax, fils de Télamon, arrive en Crète sur deux vaisseaux de louage et raconte à Idoménée ses aventures : en Sicile, où il a été dépouillé et emprisonné, puis a vu périr un grand nombre de ses compagnons sous les coups d’Antiphat (= Antiphates) et de Polyphème, fils des rois Lestrigonain et Ciclopain[40], frères germains, pour avoir enlevé et livré à un de ses chevaliers, Alphenor (= Elpenor), qui l’aimait, Arène, fille de Lestrigonain ; auprès de Circès (= Circé), qu’il laissa grosse, puis auprès de Calipsa (= Calypso). Il lui dit comment il apprit d’un oracle ce que devenaient les âmes après la mort, comment il échappa aux Sirènes et fut ensuite dépouillé par des pirates phéniciens. Idoménée lui donne deux vaisseaux et l’envoie à Alcinoüs (Alcenon), qui lui apprend que trente prétendants à la main de Pénélope dévorent son patrimoine. Ulysse vient avec lui à Ithaque, tue les prétendants, et son fils Télémaque obtient la main de Nausicaa (Nausica), fille d’Alcinoüs, dont il a bientôt un fils, Ptoliporthus (Poliporbus).

Pyrrhus, avant appris à Molosse, où il faisait radouber ses vaisseaux, qu’Acaste avait chassé Pélée, arrive secrètement en Thessalie, tue à la chasse, par un stratagème, ses fils Plisthène et Ménalippe, et pardonne, à la prière de Thétis[41], à l’usurpateur, qui lui restitue le trône[42]. Il enlève bientôt Hermione à Oreste et se rend à Delphes pour remercier les dieux de l’appui qu’ils lui ont prêté pour venger son père. En son absence, Ménélas, appelé par sa fille, veut se défaire d’Andromaque et de son fils Landomata ; mais ils sont sauvés par le peuple, et Oreste, ayant secrètement tué Pyrrhus, ramène Hermione à Mycènes[43].

L’œuvre se termine par une Télégonie. Ulysse, trompé par un songe qui le menace des embûches de son fils, fait emprisonner Télémaque et s’enferme dans un château fort dont l’entrée est interdite à tous. Télégonus, qu’il avait eu de Circé, arrive et demande en vain à voir son père. Une lutte s’engage et Ulysse, accouru au secours de ses gardes, est blessé mortellement par Télégonus, qui reconnaît son erreur au moment où Ulysse se nomme. Télémaque se réconcilie avec son frère, le fait soigner et le renvoie à sa mère comblé de présents. Le trouveur, en finissant, blâme ceux qui seraient tentés de critiquer son œuvre.

2. Le « Roman de Troie » et son auteur. — L’auteur du Roman de Troie s’est assez souvent nommé dans son œuvre : une fois seulement, il a ajouté à son nom de Benoit (Beneeit) une indication d’origine, « de Sainte-More ». Au milieu de l’épisode de Briseïda (v. 13 431-44), pour s’excuser du jugement sévère qu’il vient de porter sur les femmes, Benoit a inséré l’éloge d’une « riche dame de riche roi », qui pourrait servir à dater et à localiser le poème, si les termes en étaient moins vagues. S’agit-il d’Éléonore de Guyenne, femme du roi d’Angleterre Henri II ? On a objecté avec raison[44] que cet éloge convenait peu à une femme que son époux, qui soupçonnait sa vertu, avait dû tenir enfermée pendant douze ans ; d’ailleurs, ce serait rajeunir un peu trop le poème que de placer la composition de ce passage en 1184, date de la réconciliation des deux époux. Si l’on admettait, avec Léopold Pannier, que Benoit s’adresse à Adèle de

Champagne, que Louis VII avait épousée en troisièmes noces (1160), et qui fut la mère de Philippe-Auguste, la difficulté disparaîtrait, et l’on donnerait un appui de quelque valeur à l’opinion de ceux qui veulent que Benoit ait été originaire de Sainte-Maure, près de Troyes[45]. En même temps, il y aurait là un argument contre l’identification de notre Benoit avec celui qui a composé, entre 1172 et 1176, sur l’ordre de Henri II, qui en avait d’abord chargé Wace, une Chronique des ducs de Normandie de plus de 42 000 vers, qui s’arrête, on ne sait par quel fâcheux hasard, précisément à la fin du règne de Henri Ier : et pourtant, l’on a donné, pour justifier cette identification, des raisons d’ordres divers (langue, vocabulaire, procédés de style, ornements) et qui ne manquent pas de valeur. Nous croyons devoir réserver cette question, dont la solution a une certaine importance pour l’histoire littéraire : il n’en est pas de même de celle, tout aussi controversée, de l’attribution de l’Eneas à Benoit, à qui nous croyons devoir en refuser nettement la paternité[46], comme nous lui avons déjà refusé celle du Roman de Thèbes.

Quant à la date, la langue du poème, autant du moins qu’on peut en juger aujourd’hui, nous permet de la fixer entre 1160 et 1165. Certains caractères phonétiques, dans le détail desquels nous ne pouvons entrer ici, mais surtout les manquements assez fréquents à la déclinaison, empêchent de remonter plus haut. Il n’est d’ailleurs pas encore possible d’affirmer, de façon certaine, que Troie soit antérieur à l’Eneas. Cependant, outre que le manque de prologue dans ce dernier et les vers du début, qui en font comme une suite du Roman de Troie, pourraient le faire préjuger tout d’abord, l’altération de la déclinaison, un peu plus avancée que dans Troie[47], appuie sérieusement cette hypothèse[48]. Les emprunts textuels à l’Eneas et les ressemblances de langue et de style signalées dans les Lais de Marie de France, qu’il faut placer aux environs de 1175, s’expliqueraient ainsi aisément, soit qu’on admette une simple imitation, soit qu’on aille jusqu’à attribuer l’Eneas à Marie, malgré sa déclaration formelle du Prologue des Lais, qu’elle a eu l’intention de traduire quelque « bonne estoire » du latin, mais qu’elle y a renoncé, parce que beaucoup d’autres s’en étaient déjà occupés[49].

Ce qui explique qu’on ait été naturellement porté à attribuer à l’auteur de Troie, le seul qui se soit nommé, les poèmes anonymes de Thèbes et de l’Eneas, ce ne sont pas tant les ressemblances de langue et de style, lesquelles trouvent leur raison d’être dans ce fait que les trois poèmes ont été composés dans un espace de temps assez étroit (un quart de siècle environ) et écrits, sauf quelques légères particularités, dans la langue littéraire qui dominait dès le milieu du xiie siècle en Normandie et dans la France centrale ; c’est plutôt la nature des embellissements qu’on y rencontre uniformément, quoique à des degrés divers, et qui nous forcent à reconnaître, à cette époque, l’existence d’une véritable école d’imitation de l’antiquité, puisant peut-être à des sources communes[50] : je veux parler des détails empruntés à une histoire naturelle plus ou moins fantastique, des merveilles d’ornementation ou de mécanique dont il faut aller chercher l’origine en Orient, enfin et surtout des histoires d’amour, où une psychologie légèrement raffinée et qui annonce déjà l’amour courtois s’allie avec une certaine naïveté, héritage précieux de l’époque précédente.

Dans l’emploi de ces ornements comme dans les descriptions de bataille, le Roman de Thèbes se maintient dans des limites discrètes, tandis que l’auteur de Troie semble s’y complaire et va parfois jusqu’à l’excès et à la monotonie, et que celui de l’Eneas renchérit parfois encore sur Benoit pour la richesse des descriptions comme pour la subtilité de ses analyses amoureuses. Ainsi le palais de Didon à Carthage et la ville elle-même dépassent en magnificence le palais de Priam et l’enceinte de Troie ; la vigne au cep d’or et aux grappes de pierres précieuses[51] y fait pendant au pin d’or que l’on voit à la porte de Priam ; les tombeaux de Camille et de Pallas sont plus merveilleux encore que ceux d’Hector et d’Achille, et les plaintes de Didon et de Lavinie sont parfois plus subtiles que les monologues de Briseïda ou d’Achille. Mais revenons au Roman de Troie.

Les mœurs, la civilisation, la religion, l’architecture, les meubles, les vêtements, les armes, la tactique sont naturellement ici, comme dans Thèbes, entièrement du xiie siècle. Et il ne s’agit pas là d’une transformation systématique de l’antiquité, mais bien plutôt d’un entraînement irréfléchi et inconscient qui montre au trouveur l’antiquité comme à travers un voile qui en altérerait les contours et en changerait les couleurs[52]. Le tableau des mœurs féodales qui nous est ici tracé est un peu moins épique, un peu moins homérique, pourrait-on dire, malgré ce que cette affirmation semble avoir de paradoxal au premier abord, que dans les chansons de geste de la première époque : cela tient, il est vrai, à ce que la rudesse primitive commence à disparaître, mais aussi à l’influence civilisatrice qu’exerçait sur les clercs la connaissance, si imparfaite qu’elle fût, des œuvres antiques.

Comme il fallait s’y attendre de la part d’un poète appartenant à une nation qui se prétendait issue des Troyens, dans le Roman de Troie, Achille est éclipsé par Hector, qui nous est présenté comme l’idéal du soldat, du capitaine et du chevalier, tel qu’on le concevait au temps de Benoit. Plutôt vigoureux que beau, d’un courage et d’un patriotisme à toute épreuve, avec cela libéral envers ses hommes et ménager de leur sang[53], modéré dans les conseils, courtois même et sensible aux louanges des dames, il ne leur sacrifie cependant rien de ce qu’il croit que l’honneur lui commande : Andromaque elle-même est durement traitée et presque battue lorsqu’elle veut l’empêcher d’aller prendre part à la bataille où il doit trouver la mort. Il inspire aux Troyens une confiance inébranlable, qui se traduit par ce mot énergique du trouveur après qu’il a succombé.

« La mort Hector les a vencus » (v. 16 188)[54].

Achille ne reprend le premier rang que lorsqu’il n’est pas en présence d’Hector : mais lorsque ces deux héros se rencontrent, presque toujours Achille est blessé ou abattu, et il ne vient à bout de son adversaire qu’en profitant d’un moment où, emmenant un roi prisonnier, il ne songe pas à se couvrir de son bouclier[55]. De même il ne triomphe de Troïlus qu’avec l’aide de ses Myrmidons, à qui il a donné l’ordre de s’attacher exclusivement à lui et qui l’ont déjà blessé et renversé de cheval. Le trouveur ne craint pas de lui faire reprocher ironiquement par Hector ses relations contre nature avec Patrocle, et Achille ne les nie point[56]. Cependant c’est encore une fière et grande figure qu’il nous peint, lorsqu’il nous montre les Troyens fuyant devant lui « comme le cerf devant les chiens ». Mais on sent chez Benoit l’intention arrêtée de diminuer le héros dans l’empressement avec lequel il le fait s’engager à abandonner les Grecs pour obtenir Polyxène, et dans la complaisance qu’il met à peindre ses angoisses quand il ignore l’accueil qui sera fait à sa demande, comme aussi dans ses hésitations à venger ses Myrmidons massacrés par Troïlus, de peur de perdre encore celle qu’il aime et qu’il ne peut espérer épouser un jour qu’en persistant à ne pas paraître sur le champ de bataille.

Troïlus est, après Hector, le plus vaillant des Troyens, et lorsque le fils aîné de Priam a péri, c’est lui qui soutient à peu près tout le faix de la guerre. Dans la tradition antique, c’était un tout jeune homme, intéressant surtout par sa lutte inégale contre Achille : dans notre poème, son rôle est bien plus considérable. À la suite de Darès (voir § 3) et avec beaucoup plus de développement et de variété, Benoit en a fait le digne remplaçant d’Hector, et son importance est encore accrue par l’aventure qu’il lui prête avec Briseïda, la fille du prêtre transfuge Calchas[57].

Du reste, il faut bien reconnaître à Benoit une réelle aptitude à varier ses peintures du caractère de la femme et de l’amante. En face de la coquette Briseïda, qui passe, après un curieux débat de casuistique amoureuse, des bras du brillant Troïlus à ceux de Diomède, dont l’auteur a eu soin d’ailleurs de faire un chevalier courtois, rival d’Ulysse pour le bien dire, il nous peint, dans Andromaque, l’amour conjugal contenu par le respect et qui ressemble à de l’admiration, et dans la chaste Polyxène, rivale en beauté d’Hélène, l’amour innocent et retenu, tandis que Médée nous montre dans toute sa naïveté presque grossière l’amour physique, mal justifié dans ses manifestations passionnées par l’appareil d’une promesse solennelle de mariage devant une statuette de Jupiter. Dans toutes ces peintures, il y a du naturel, de l’observation, du piquant ; mais déjà l’abstraction et l’allégorie, dont il sera fait bientôt un si étrange abus, se montrent d’une façon presque indiscrète dans le discours d’Amour à Achille pour le détourner de venger ses Myrmidons, et l’auteur de l’Eneas donnera encore à cette divinité nouvelle un rôle plus marqué. La plus intéressante de ces figures, comme aussi la mieux venue (que le mérite doive en revenir à Benoit complètement ou seulement en partie), c’est incontestablement celle de Briseïda : Polyxène est un peu pâle, Andromaque trop violente et légèrement égoïste dans sa dernière entrevue avec son époux, Médée trop brutalement passionnée, sans l’excuse de l’impulsion irrésistible des trois déesses conjurées, comme dans Apollonius. Briseïda, elle, réalise parfaitement le type que le trouveur a voulu créer.

On peut considérer comme une première habileté la division de l’épisode selon l’ordre des temps, de façon à ce qu’il soit mieux incorporé à l’action. L’intérêt est d’ailleurs bien ménagé, et s’il est possible d’entrevoir le dénouement au souci qu’a la jeune fille de ses riches ajustements au milieu des larmes de la séparation et au soin qu’elle prend de ne pas décourager Diomède après sa brusque et hardie déclaration, son attitude lorsque celui-ci lui envoie le cheval qu’il vient d’enlever à Troïlus et les paroles ironiques dont elle accompagne l’offre de le lui prêter après qu’il a à son tour perdu le sien, sont de nature à jeter quelque doute sur l’issue définitive de l’aventure. Enfin, si elle cède, ce n’est pas qu’elle soit entraînée par les discours ou les prières du soudard amoureux, c’est que, sensible autant que coquette, elle se laisse toucher par la constance de son amour ; c’est surtout qu’elle est émue des dangers qu’il court sans cesse pour lui plaire et qu’il craint pour ses jours à la suite de la cruelle blessure qu’il a reçue. Cette unité du dessein, cette habileté dans l’exécution, sans parler des charmants détails dont l’épisode est agrémenté, suffisent à expliquer le succès qu’il a obtenu et les imitations dont il a été l’objet[58].

Dans son ensemble, l’Œuvre de Benoit de Sainte-More présente, pour l’époque, des qualités réelles. Si l’auteur, comme il fallait s’y attendre, a été écrasé par la masse de son œuvre cyclique, s’il n’a pas toujours su mettre en relief les scènes les plus importantes et les plus dramatiques, comme la mort de Priam, s’il s’est souvent noyé dans les détails et n’a pas évité la redondance et la monotonie, en revanche, il a parfois des scènes d’une grandeur et d’une énergie vraiment épiques, comme celle où le fils du roi de Thrace, Héber, vient, avec ses dix compagnons grièvement blessés comme lui, reprocher à Achille son inaction, et celle où Deiphobe, blessé à mort par Palamède, demande à son frère Paris de le venger avant qu’on retire le fer de sa plaie et meurt satisfait en apprenant la mort de son adversaire. La langue de Benoit est généralement correcte et claire ; sa phrase brève, souvent lâche et trop régulièrement coupée, devient plus ferme et plus serrée dans les discours, et l’auteur rencontre parfois des traits heureux et des images saisissantes qui relèvent la simplicité un peu plate de son style. Son érudition est d’ailleurs considérable, et bien qu’il ne soit pas un latiniste irréprochable, il a certainement utilisé, comme nous allons le voir, plusieurs ouvrages latins aujourd’hui disparus.

3. Sources ; le faux Darès et le faux Dictys. — MM. Dunger et Joly ont démontré[59], indépendamment l’un de l’autre, que Benoit avait eu pour sources, comme il l’affirme lui-même, Darès et Dictys : ce dernier, utilisé seulement à partir du vers 24 301, devient la source unique après la mort de Polyxène, point où s’arrête Darès. Mais s’agit-il des textes latins qui nous ont été conservés sous ces noms ? La question mérite de nous arrêter un instant.

Nous possédons sous le nom de Darès le Phrygien une Histoire de la ruine de Troie d’environ trente pages (souvent imprimée et traduite en français dès 1272), et sous celui de Dictys de Crète un Journal de la guerre de Troie, trois ou quatre fois plus étendu. Le premier commence par le récit de l’expédition des Argonautes et de la première expédition de Troie et se termine avec le sacrifice de Polyxène et l’indication du départ des Grecs ; le second ne commence qu’à l’enlèvement d’Hélène, mais il ajoute les aventures des princes grecs à leur retour de Troie, et en particulier une Odyssée, une Orestie et une Télégonie, qu’a fidèlement reproduites Benoit de Sainte-More. L’un et l’autre sont censés avoir assisté aux événements qu’ils racontent, Darès du côté des Troyens, Dictys du côté des Grecs, comme compagnon d’Idoménée. Cela explique la confiance qu’ils ont inspirée, Darès surtout, non seulement au moyen âge, mais même jusqu’au xviiie siècle : antérieurs à Homère, ne faisant pas intervenir comme lui les divinités dans l’action, ils devaient lui être préférés, et ils se sont en effet substitués à lui[60].

Le sec et barbare abrégé qui porte le nom de Darès ne peut être antérieur à la fin du vie siècle, mais il n’est point postérieur à la fin du ixe car nous avons des manuscrits qui remontent à cette date, et d’ailleurs l’ouvrage est cité par Isidore de Séville, mort en 636. Dans une lettre-préface adressée à son ami Sallustius Crispus, le maladroit faussaire qui prend le nom de Cornelius Nepos[61] prétend avoir trouvé à Athènes le livre de Darès, écrit de sa propre main, et n’avoir fait que le traduire. Cette lettre ne saurait plus aujourd’hui tromper personne : cependant tout n’est pas également faux dans les allégations qu’elle contient. Homère (Il., V, 9) parle d’un Darès troyen, prêtre de Vulcain. Elien (Hist. var., XI, 2) affirme qu’il existait de son temps une Iliade phrygienne[62] de Darès, à laquelle d’ailleurs Ptolémée Chennus et Eustathe se réfèrent. Cela suffirait, à défaut d’autres preuves qui ne manquent pas, pour qu’on pût affirmer à priori l’existence d’une histoire de la prise de Troie écrite en grec, non pas contemporaine des événements, mais datant d’une époque où subsistaient encore intactes les œuvres des cycliques et des tragiques, qui, on le sait, avaient popularisé des traditions souvent différentes de celles des poèmes homériques et qui en comblaient les lacunes en ce qui concerne la légende troyenne. Cette espèce de roman de Troie (je dis roman, car les sources en sont moins pures que celles du Dictys et la suppression du rôle des dieux n’a pas suffi pour lui donner le caractère historique) a dû être traduit en latin vers le Ier siècle de notre ère et a donné ainsi naissance au court et misérable résumé que nous possédons.

C’est ainsi, en effet, que se présente l’ouvrage du Pseudo-Darès, et il est impossible à un esprit non prévenu de le prendre pour un ouvrage original. En effet, il y a dans la composition de ce récit un manque de proportions qui frappe tout d’abord. Ainsi les onze premiers chapitres (il y en a quarante-quatre en tout) sont incomparablement plus développés que la narration proprement dite du siège, qui se réduit à une espèce de sommaire[63] ; il en est de même, dans le reste, de certaines parties, par exemple des adieux d’Hector et d’Andromaque et des amours d’Achille et de Polyxène. Les discours, dont plusieurs ont une certaine étendue, sont en style indirect, ce qui a lieu de surprendre de la part d’un prétendu témoin oculaire. Les portraits des principaux personnages troyens et grecs, le catalogue des vaisseaux des alliés grecs et la liste des alliés de Priam, constituent des détails peu en rapport avec l’étendue totale de l’ouvrage[64]. L’auteur s’oublie deux fois à parler de Darès à la troisième personne ; il abuse étrangement du présent historique pour indiquer des faits simples et successifs, ce qui fait souvent ressembler sa narration à un sommaire. Tous ces motifs, d’autres encore qu’on pourrait invoquer, surtout le manque de suite qu’on a relevé sur beaucoup de points[65], fortifient l’impression première laissée par l’ouvrage et font croire à une œuvre plus étendue, mieux liée, mieux proportionnée aussi, soit latine, soit grecque, ou plutôt grecque traduite ensuite en latin, dans laquelle les traditions postérieures sur la guerre de Troie avaient été mises en œuvre, comme elles le furent plus tard, au second siècle de notre ère, dans l’Héroïque de Philostrate.

D’autre part, l’examen du Roman de Troie confirme à son tour l’existence d’un Darès étendu ayant servi de base à Benoit de Sainte-More. L’opinion contraire, vivement soutenue par Dunger et surtout par Joly, est aujourd’hui abandonnée. Le premier a été trompé par l’insuffisance des renseignements que lui fournissaient les fragments de Troie publiés par Frommann (Germania, II, 49 et suiv.) ; le second s’est laissé entraîner par son enthousiasme excessif pour l’auteur dont il publiait l’œuvre et a fait trop bon marché des difficultés qu’il a reconnues, en même temps que beaucoup d’autres lui échappaient. L’hypothèse d’un Darès développé, si elle enlève beaucoup à l’éloge qu’on pourrait faire de la faculté d’imagination de Benoit, a l’avantage d’expliquer comment il a pu substituer, à un récit inégal et souvent obscurci par la suppression de détails nécessaires, une narration intelligible malgré sa complexité et qui, si elle a parfois des faiblesses et des longueurs, se relève aussi par intervalles et nous intéresse par des ornements variés et par l’habileté réelle avec laquelle sont traités certains épisodes.

Benoit a fait, sur la façon dont il a traité sa source principale, une déclaration précise, si précise qu’on ne saurait y voir un de ces lieux communs des poèmes du moyen âge, où le trouveur cherche à inspirer confiance par une affirmation de sa sincérité, et une vague référence à un texte le plus souvent imaginaire.

Le latin sivrai et la letre :
Nule autre rien n’i voudrai metre
Se ainsi non com truis escrit.
Ne di mie qu’aucun bon dit
N’i mete, se faire le sai,
Mais la matière en ensivrai (v. 135-140).


Or ce n’aurait pas été suivre pas à pas sa « matière » que de réparer toutes les omissions et de combler toutes les lacunes de l’abrégé, d’indiquer les noms propres et les chiffres là où l’abréviation n’en a eu cure, d’éclaircir ce qui était obscur, de fondre en un mot le maigre texte qui aurait été sa base dans son long récit d’une façon si harmonieuse qu’on a beaucoup de peine à en retrouver les éléments, dont cependant aucun n’a disparu. Benoit est, du reste, essentiellement consciencieux : quand il ignore un détail, ou que ce détail n’est pas dans sa source, ce qui revient au même, il le déclare ingénument et ne songe pas à l’inventer (cf. 10 248 et suiv., 20 140-1, 22 477, etc.) : ainsi il sait par ailleurs que Jason fut le premier qui osa confier un navire à la mer, mais il n’ose l’affirmer, car il ne le trouve pas dans son auteur ; de même il déclare, pour la même raison, qu’il ne parlera pas de ce qui arriva à Jason après la conquête de la toison. On peut donc l’en croire (sauf, bien entendu, pour les détails qui n’ont rien d’antique), quand il renvoie à sa source sans que l’on retrouve le fait dans le Darès abrégé[66], ce qui arrive, suivant M. Joly, 28 fois sur 63 ; et dans ce cas, l’on est bien forcé de conclure qu’il avait sous les yeux un texte beaucoup plus développé que celui que nous possédons[67].

Quant aux épisodes, il n’en est pas un, à notre avis, dont l’idée, dont la trame même, n’ait pu lui être fournie par le Darès aujourd’hui perdu. Pour un des trois, les amours d’Achille et de Polyxène, la chose est certaine, puisque l’abrégé même y consacre quelques lignes. Les amours de Jason et de Médée manquent dans le faux Darès, qui, ne conservant de sa source que ce qui était indispensable à l’intelligence du récit principal, c’est-à-dire l’affront fait à Jason et à ses compagnons par Laomédon et la vengeance qu’en tira Hercule en ruinant Troie, se contente de rappeler la conquête de la toison d’or par ces mots : « Cholcos profecti sunt, pellem abstulerunt, domum reversi sunt » ; et d’autre part, l’auteur renvoie aux Argonautiques (Argonautas legant) ceux qui voudraient savoir les noms des compagnons de Jason, et Benoit ne les nomme pas non plus, ce qui semble prouver que le texte latin du Darès développé contenait déjà cette indication, et par conséquent a dû être écrit à une époque voisine de la publication du poème de Valerius Flaccus[68].

Pour ce qui est des amours de Troïlus et de Briseïda, il faut reconnaître que la mise en œuvre du sujet appartient à Benoit : ici, comme dans le récit des amours d’Achille et de Polyxène, on retrouve le talent d’observation, la connaissance du cœur humain qu’on ne saurait sans injustice refuser à l’auteur du Roman de Troie. Mais ce sujet, l’a-t-il inventé de toutes pièces ? C’est peu probable. On ne s’explique guère ce portrait de Briseïda (nom tout grec, remarquons-le)[69], terminant la liste des portraits des héros grecs, si elle ne figurait pas primitivement dans l’action à un titre quelconque, et l’épithète d’affabilis qu’on y trouve est peut-être une indication du rôle qu’elle jouait dans le Darès développé : les mots pulcherrimum, pro ætate valentem, appliqués à Troïlus dans son portrait, sont aussi d’accord avec les données de l’épisode. Il ne faut pas d’ailleurs s’étonner si l’abréviateur, qui a mentionné (ch. XXXI) la rencontre où Diomède est blessé par Troïlus, laisse de côté l’allusion ironique que fait celui-ci à la légèreté de Briseïda : du moment qu’il supprimait l’épisode comme non indispensable à la marche générale de l’action, il devait également supprimer ce détail. Plus intelligent, il aurait sans doute résumé en quelques mots cette curieuse aventure, ou bien fait disparaître le portrait : mais cette maladresse du méchant auteur du résumé est une preuve de plus de l’existence d’un Darès plus étendu que Benoit avait à sa disposition.

Il en est de même des autres épisodes. L’entrevue d’Achille avec Hector, où ce dernier propose de vider la querelle par un combat singulier, provocation qui n’est pas suivie d’effet par suite de l’opposition des princes grecs, pourrait à la rigueur avoir été inspirée par Homère (Iliade, VII, 67 et suiv.) ; mais ici, c’est Ménélas, et non Achille, qui est donné comme l’adversaire d’Hector, et d’ailleurs Benoit ne saurait avoir inventé les reproches que fait Hector à Achille sur son amour pour Patrocle, reproches atténués et un peu vagues dans le manuscrit suivi par M. Joly et dans quelques autres, mais qui affectent dans les meilleurs une clarté absolument réaliste[70].

Nous passerons plus rapidement sur ce qui concerne Dictys, l’emploi qu’en a fait Benoit soulevant moins de difficultés. Le texte, bien supérieur à celui du faux Darès, est une traduction abrégée du grec faite probablement au ive siècle par un certain Septimius, qui l’a dédiée à Q. Aradius Rufinus (peut-être celui qui est mentionné par Ammien Marcellin pour l’an 363) par une lettre où il lui raconte que le texte grec, écrit sur des écorces de tilleul en caractères phéniciens, fut trouvé dans un tombeau à Gnosse à la suite d’un tremblement de terre, transcrit en caractères grecs par un certain Eupraxis[71] et offert par lui à Néron, qui le récompensa magnifiquement. Le texte grec semble avoir été composé, au second siècle de notre ère, par un Grec qui était peut-être chrétien et qui connaissait bien les œuvres des cycliques et des tragiques. Un Romain, en effet, n’aurait jamais osé, après l’immense succès de l’Énéide et à une époque où les traditions sur les origines troyennes de Rome n’étaient contestées par personne, donner à Énée le rôle de traître qu’il a dans l’Ephemeris belli Trojani[72]. Il n’aurait d’ailleurs pas eu à sa disposition, en aussi grand nombre, les sources dont disposait l’auteur de la rédaction grecque disparue[73].

Cette rédaction était très probablement un peu plus développée que la traduction de Septimius[74] : en tout cas, elle contenait une série de portraits dont il convient de dire un mot. Le témoignage de Dictys est invoqué par le chroniqueur byzantin Malala (commencement du ixe siècle), dans le livre V de sa Chronographie, et par Cedrenus (fin du xe siècle ?), qui en dérive pour la partie de son Histoire universelle (Σύνοψις ίστοριῶν) qui traite de la guerre de Troie, mais qui toutefois a connu aussi et parfois utilisé Dictys[75]. Or ni Malala, ni Cedrenus, quoi qu’on en ait dit, ne connaissaient le latin[76], et ils n’ont pu puiser que dans l’original grec de Septimius. On objecte, il est vrai[77], que Malala, et à sa suite Isaac Porphyrogénète, frère de l’empereur Alexis Ier (fin du xie siècle), donnent, comme Darès, une série de portraits (à peu près identiques dans les deux auteurs, mais notablement différents de ceux de Darès[78]), et prétendent les avoir empruntés à Dictys, et l’on conclut de ce qu’ils ne se trouvent pas dans notre Dictys latin qu’ils ont dû confondre Darès avec Dictys et que le Dictys latin a seul existé ?[79] M. Kœrting, à l’opinion de qui nous nous rangeons pleinement, fait observer que Tzetzès[80] donne les portraits, non en tête du récit, mais assez tard : ceux des Troyens à propos de la mort de Troïlus, ceux des Grecs encore plus loin, en partie après la mort d’Achille, en partie après la construction du cheval de bois. Il croit, en conséquence, que les portraits étaient placés, dans le Dictys perdu, dans l’un des quatre livres resserrés en un par Septimius ; et pour ce qui concerne Tzetzès (et peut-être Isaac), il est porté à croire qu’ils n’ont connu Dictys que par l’intermédiaire de Malala, et il émet cette ingénieuse hypothèse qu’ils ont pu lire les portraits dans un extrait (χαρακτηριςματα ?), qui aurait seul survécu de leur temps à cause de l’intérêt qu’il présentait, l’ouvrage entier ayant disparu dans le courant du xie siècle.

Quoi qu’il en soit, il y a lieu de se demander si Benoit n’a pas connu un Dictys latin plus développé sur certains points que le nôtre. La question se pose surtout pour le récit si détaillé de la mort de Palamède, traîtreusement assassiné par Ulysse et Diomède (v. 27 561-745), où Benoit réunit de façon bizarre le récit de Dictys à la tradition commune brièvement racontée par Ovide, sans remarquer d’ailleurs qu’il avait déjà fait mourir Palamède, d’après Darès, sous les coups de Paris (v. 18 814 et suiv.)[81], pendant qu’il exerçait le commandement suprême[82].

La légende la plus répandue était celle d’après laquelle Palamède, accusé, à l’aide d’une fausse lettre écrite par Ulysse, de connivence avec les Troyens, aurait été lapidé par les Grecs. Benoit aurait pu en connaître le fond par Ovide ou par Hygin, mais non certains détails qui se retrouvent chez les chroniqueurs byzantins, ce qui ne peut être le fait du hasard. Benoit suppose que la sentence des chefs qui condamnait Palamède à mort ne put être exécutée à cause de la résistance de ses amis, et qu’Ulysse réussit ensuite à capter sa confiance au point de le faire tomber dans le piège grossier qu’il lui tendit de concert avec Diomède. On lui persuada de descendre dans un puits pour y chercher un trésor merveilleux, puis on l’y assomma à coups de pierre. Il y a dans cette seconde version, empruntée par Benoit à Dictys et soudée par lui à la première, un trait traditionnel, la lapidation de Palamède, mais le reste est évidemment un fruit de l’imagination grecque dans les bas temps. Il ne serait peut-être pas trop hardi de supposer que Benoit a trouvé les deux légendes déjà réunies dans le Dictys latin qu’il connaissait : il y aurait là, par conséquent, une nouvelle preuve de l’existence d’une rédaction plus étendue que celle que nous possédons.

En dehors des deux sources principales de Benoit, il convient d’en signaler une autre. Sa géographie (digression à propos des Amazones) a une source sûrement latine, comme le montrent un certain nombre de noms propres qu’il s’est contenté de transcrire : c’est Æthicus, dont nous avons une courte description du monde, laquelle prétend s’appuyer sur les résultats de l’immense opération commencée par Jules César et terminée par Auguste. Il reste également de cet ouvrage un résumé sous le nom de Julius Honorius Orator[83], ce qui prouve (comme aussi l’existence de l’abrégé de Julius Valerius à côté de la traduction latine du Pseudo-Callisthène, dont les manuscrits sont bien plus rares) que le moyen âge a souvent usé et même abusé du procédé de l’abréviation, ce qui a amené la perte de beaucoup de grands ouvrages classiques, en particulier d’une grande partie de l’histoire de Tite-Live.

Les détails sur les mœurs des Amazones pourraient être, à la rigueur, empruntés à Orose. Cependant il y a une différence notable, qui fait croire à une autre source (Benoit l’appelle « li traitié, li grant livre historial ») : les enfants mâles sont remis à leurs pères à leur naissance, tandis que, d’après Orose, ils sont mis à mort. Cette source, vaguement indiquée par Benoit, pourrait bien être le Darès développé. Nous avons déjà vu (p. 209 et n. 1) qu’il faut conclure de même pour l’expédition des Argonautes.

Il y a lieu de se demander pourquoi Benoit a préféré Darès à Dictys pour toute la partie qu’ils ont en commun. Assurément Benoit, qui, comme tout le moyen âge, était naturellement favorable aux Troyens, les ancêtres reconnus des Français et des autres peuples de l’ouest et même du centre de l’Europe, devait être naturellement porté à préférer au Grec Dictys le Troyen Darès, quand même celui-ci lui aurait offert moins de ressources ; mais il faut bien reconnaître que notre Darès ne se montre pas particulièrement favorable aux Troyens, et Benoit aurait certainement préféré Dictys, s’il n’avait eu à sa disposition un Darès développé.

4. Destinées du « Roman de Troie ». — Le Roman de Troie a eu un succès considérable, qu’attestent non seulement les 27 manuscrits complets (ou à peu près) qui nous ont été conservés, mais encore les remaniements de toute sorte qu’a subis le poème en France et à l’étranger jusqu’au commencement du xviie siècle.

Il fut mis en prose de très bonne heure, vers le troisième quart du xiiie siècle, probablement dans l’un des établissements français de la Grèce, ou du moins par un homme qui avait habité ce pays[84], et inséré à peu près tel quel, avec quelques légères additions et transpositions, dans une seconde rédaction[85] de l’Histoire ancienne jusqu’à César dont il a été question plus haut (p. 185), laquelle rédaction se distingue de la première, composée entre 1223 et 1230, par l’absence de la 1re partie (Genèse), par la substitution, pour l’histoire de Troie, du poème de Benoit mis en prose à une traduction de Darès, quinze ou seize fois moins longue, et par quelques autres différences de moindre importance[86].

Si le De bello Trojano en hexamètres de Joseph d’Exeter (ou Iscanus), composé vers 1188, et le Troïlus en vers élégiaques d’Albert, abbé de Stade (Hanovre), achevé en 1249, tous deux basés sur Darès et Dictys, n’ont qu’un rapport très éloigné, avec le poème de Benoit et offrent surtout un caractère classique, il n’en est pas de même de l’Historia destructionis Trojæ, quoique son auteur ait prétendu faire une œuvre originale. Guido delle Colonne, qu’il faut peut-être identifier, malgré les dates, avec le poète de la cour de Frédéric II, étant juge à Messine, composa en moins de trois mois la plus grande partie de son œuvre prétendue historique (sept.-nov. 1287). Il l’avait entreprise, sur l’invitation de l’archevêque de Salerne, Hugo de Porta, en 1272, puis abandonnée à la mort de son protecteur, survenue la même année, quand le premier livre était à peine terminé. Quoiqu’il ne nomme point Benoit et qu’il se réfère exclusivement à Darès et à Dictys[87], il est certain, comme le prouvent les fautes communes et l’identité des mœurs et de la mise en scène, que son livre n’est au fond qu’une traduction abrégée du poème français, avec quelques additions empruntées surtout à Virgile, à Ovide (qu’il appelle fabulosum Sulmonensem), à Isidore, etc., et des réflexions morales où se montre une grande sévérité pour la femme. Les amours de Jason et de Médée et l’épisode de Troïlus et de Briseïda, qui ne se trouvent pas dans notre Darès, mais qui pouvaient se trouver dans le Darès développé (voir p. 209), sont traités avec une complaisance frappante, et Guido y suit Benoit d’assez près. Il le suit aussi dans l’ensemble de l’œuvre et parfois dans des erreurs évidentes et dans des détails qui ne sauraient remonter à une source commune[88].

Dans la seconde moitié du xve siècle, notre Roman était encore populaire, puisque Jacques Millet en tirait un mystère portant ce titre : La destruction de Troie la Grant mise par personnages et divisée en trois journées, publié en 1484 et plusieurs fois réimprimé depuis. L’œuvre comprend près de 28 000 vers, la plupart de 8 syllabes, avec quelques tirades de 10 et 15 syllabes et des parties lyriques de 5, 6 et 7 syllabes. Elle suit le poème assez régulièrement, depuis l’arrivée des Grecs à Ténédos jusqu’à leur départ après la prise de la ville, multipliant et développant les discours, ou les transformant en dialogues, et donnant de nombreuses indications scéniques pour remplacer, autant que possible, les parties narratives, qu’il préfère mettre en action, selon la poétique des mystères. On ne saurait l’en blâmer, mais ce qu’il faut bien constater, c’est qu’à ce réalisme de la mise en scène correspond souvent une platitude et une vulgarité de langage mêlées d’une préciosité un peu ridicule, et que « ce qui, chez Benoit était simple, et naïf devient grossier et grotesque[89] », tant il était difficile aux hommes de ce temps je ne dirai pas de se hausser à l’intelligence de l’antiquité, mais d’atteindre au naturel et à l’aimable simplicité du xiie siècle.

Les compilateurs d’Histoires troyennes ou romaines[90] de la première moitié du xve siècle ont naturellement été prendre leurs renseignements non dans Homère, qu’ils ignoraient, mais dans le Roman de Troie en prose, qu’ils ont préféré à la traduction de Darès, moins développée : c’est le cas pour Jean Mansel avec sa Fleur des Histoires ; pour Jean de Courcy, qui a écrit, non sans talent, sa Bouquechardière de 1416 à 1422, et pour l’auteur anonyme du Recueil des Histoires romaines, imprimé dès 1512, qui cependant a su laisser de côté l’Eneas pour s’adresser directement à Virgile, quand il a voulu raconter l’histoire d’Énée. La plupart ont naturellement connu aussi Guido, mais l’importance des emprunts qu’ils lui ont faits n’a pas encore été

nettement déterminée[91]. Enfin le Roman de Troie a eu, comme celui de Thèbes (sous le titre d’Hector de Troye ou de : Les faits et prouesses du puissant et pieux Hector, mirouer de toute chevalerie) les honneurs de la Bibliothèque bleue, dont l’immense popularité s’est perpétuée jusqu’en plein xixe siècle.

À l’étranger, l’œuvre de Benoit de Sainte-More, soit sous sa forme primitive, soit par l’intermédiaire de la rédaction en prose, n’a pas eu une moindre fortune. Nous laisserons de côté la Trojumanna Saga islandaise de la bibliothèque de Stockholm, qui complète Darès avec l’Iliade latine du pseudo-Pindare, qu’il appelle Homère (Homer), et utilise au début Ovide pour l’expédition des Argonautes et à la fin Virgile pour la prise de Troie. Mais il convient de citer : 1o le Lied von Troye, composé entre 1190 et 1216 par Herbort von Fritslâr à la requête du landgrave de Thuringe Hermann[92], qui n’est guère qu’une traduction du poème français ; 2o le poème de la Guerre de Troie (à peine arrivé à la moitié malgré ses 40 000 vers), et achevé plus brièvement en 8000 et quelques vers par un anonyme, œuvre méritoire de Konrad von Wurtzburg (1280-1287), qui utilise, outre Benoit, plusieurs sources classiques, entre autres Ovide et Stace[93] ; 3o la traduction en vers néerlandais de Jacob van Maerlant (xiiie siècle), où l’auteur nomme Benoit comme sa source[94] ; 4o le De Trojaensche oorlog de Seger Dieregodgaf, épisodes de l’histoire de Troie antérieurs au poème de Maerlant et que celui-ci a refondus dans son œuvre[95] ; 5o le poème inédit d’environ 30 000 vers du faux Wolfram d’Eschenbach, recueil d’aventures bizarres brodées sur la trame de l’histoire traditionnelle de Troie, que connaissait vaguement l’auteur d’après des sources difficiles à déterminer ; 6o un poème en octaves italiennes, en manuscrit à la bibliothèque laurentienne de Florence, lequel porte le titre erroné de Poema d’Achille, mais dérive indirectement de Benoit, quoiqu’il offre certains traits de l’Historia de Guido : il est imité et parfois copié par Domenico da Montechiello dans son Trojano, aussi en octaves ; 7o un autre poème, imprimé en 1491, également intitulé Il Trojano, dont l’auteur semble avoir librement mis en œuvre une rédaction en prose du Roman de Troie, où figuraient certaines additions d’origine classique, comme l’histoire de l’enfance de Paris et de ses amours avec Œnone, et qui se termine par l’histoire d’Énée et un résumé de celle de Rome ; 8o le court récit en 44 stances contenu dans l’Intelligenza, qui, malgré quelques petites différences, se rattache à un résumé du poème français[96] ; 9o enfin, la traduction (environ 8000 vers) en grec politique, en manuscrit à la Bibliothèque nationale, qu’a étudiée M. Gidel dans ses Études sur la littérature grecque moderne et qui se rapproche beaucoup de notre poème[97].

L’épisode le plus important du Roman de Troie a eu, grâce à son originalité, une fortune particulièrement heureuse. Les amours de Troïlus et Briseïda ont servi de thème au charmant poème de Boccace, Il Filostrato, « le vaincu d’amour ». Il est vrai qu’ici nous avons affaire, non à une simple imitation, mais à une création véritable, création d’autant plus intéressante que, sous le nom de Troïlo, le poète chante ses propres infortunes amoureuses et l’abandon de la Fiammetta (la princesse Maria d’Aquino, fille naturelle du roi de Naples Robert), et qu’il n’emprunte guère à Benoit et à Guido que le cadre de leur œuvre, non sans le modifier. Il en résulte des changements considérables dans les caractères des deux amants et dans l’importance respective de leur rôle. Chez Boccace, Troïlus guerrier passe au second plan et Troïlus amoureux et trahi au premier, tandis que chez Benoit, ce qui est mis en relief, c’est le caractère de la jeune fille, sa coquetterie et la facilité avec laquelle elle abandonne Troïlus pour Diomède. Boccace fait de Griseida[98] une veuve sensible, qui cède à l’amour du prince troyen, encouragée par son cousin Pandaro[99], ami trop complaisant de Troïlus, dont Shakespeare, dans sa célèbre comédie de Troïlus and Cressida, a encore accentué le rôle, plus conforme aux mœurs du xive siècle italien qu’aux nôtres. Il nous la représente comme plus sérieusement éprise de Troïlus que la Briseïda de Benoit, plus fidèle à son souvenir, plus hésitante lorsqu’il s’agit de l’abandonner pour Diomède. L’intérêt se concentre principalement au début sur Troïlus amoureux non encore parvenu au but de ses désirs, et plus tard sur Troïlus toujours amoureux malgré le manquement de Griseida à la promesse de revenir le voir à Troie, et désespéré quand il ne peut plus douter de son malheur. L’intérêt de cette étude de psychologie amoureuse toute personnelle, à laquelle excellait, comme on sait, Boccace, donne à son poème une valeur artistique et une originalité qui le mettent notablement au-dessus du Filocolo et des autres œuvres que lui a inspirées son amour, d’abord heureux, pour l’immortelle Fiammetta[100].

Le Filostrato a été habilement traduit en français dès la fin du xive siècle par (Pierre ?) de Beauvau, sénéchal d’Anjou et de Provence. À la même époque, il a été maladroitement imité par un anonyme semi-lettré dans un poème récemment publié de 121 octaves, qui, renversant les rôles, nous montre une sœur d’Hélène, Insidoria, tombant tout à coup amoureuse de Patrocolo (Patrocle), qui apprend ses sentiments par un ami d’enfance, Alfeo, et les partage aussitôt, puis se tuant volontairement lorsqu’elle apprend la mort de son amant devant Troie[101].

Vers 1360, le vieux poète anglais Chaucer l’imite à son tour dans son Boke of Troïlus and Cresseide, dont le succès considérable ne le cède qu’à celui de l’amusante comédie de Shakespeare (1600 ?), qui semble avoir puisé les principaux éléments de son Troïlus and Cresseide dans la traduction anglaise qu’avait publiée, vers 1474, l’imprimeur Caxton du Recueil des histoires de Troie de Raoul Lefèvre[102].

III. Roman d’Eneas. — L’Eneas, dont l’auteur est inconnu, se compose, dans l’édition de M. J. Salverda de Grave, de 10 156 vers octosyllabiques à rime plate.

L’histoire d’Énée se présentait comme une suite naturelle de celle de Troie, et l’on sait quelle a été la célébrité de Virgile au moyen âge et comment l’imagination populaire en a fait un thaumaturge et un magicien merveilleux[103] : il n’y a donc pas lieu de s’étonner qu’un trouveur ait essayé de faire connaître le chef-d’œuvre du poète latin au grand public, c’est-à-dire à tous ceux qui n’entendaient pas le latin.

Écrivant très probablement peu après Benoit de Sainte-More (entre 1170 et 1175)[104] et appartenant à la même école, il est naturel qu’il ait usé des mêmes procédés et qu’il se soit inspiré, même pour les détails de la forme, à la fois du Roman de Troie et du Roman de Thèbes[105], plus particulièrement du premier, dont il exagère encore les richesses d’architecture et d’ornementation et reproduit des merveilles de mécanique qui ont sans doute une origine orientale ou byzantine, par exemple la lampe qui brûle perpétuellement dans les tombeaux de Camille et de Pallas, comme dans celui d’Hector, et l’archer qui menace d’éteindre cette lumière de sa flèche dès qu’on ouvrira le tombeau et que l’air y pénétrera, archer qui rappelle les deux jeunes gens et les deux jeunes filles des quatre angles de la Chambre de Beauté dans Troie[106].

Dans l’Eneas, le merveilleux païen n’est pas, comme dans les poèmes qu’il imite, entièrement supprimé, mais il est cependant réduit à ce qui est indispensable pour ne pas dénaturer le récit, et l’auteur atténue autant que possible l’action divine par l’intervention de moyens purement humains. C’est ainsi que Vénus, au lieu d’envoyer à la reine de Carthage son fils Cupidon, sous les traits d’Ascagne, donne à ce dernier le pouvoir d’exciter l’amour chez ceux qui l’embrassent. D’autre part, il supprime ce qu’il croit peu susceptible d’intéresser son auditoire, comme les jeux en Sicile[107], les peintures sur les murs du temple de Junon à Carthage, ou les scènes merveilleusement retracées en relief par Vulcain sur le bouclier du fils de Vénus, et, par compensation, il ajoute, outre les riches descriptions déjà signalées et certains détails d’histoire naturelle plus ou moins fantastique, quelques particularités aux amours de Didon et d’Énée, et une autre histoire d’amour qu’ont dû fort goûter ceux qui avaient tant admiré les longs récits de Benoit sur Achille épris de Polyxène et sur Briseïda passant des bras de Troïlus à ceux de Diomède.

Virgile avait négligé, sans doute parce que la légende était muette à cet égard, de donner un rôle actif à Lavinie et de nous dire de quelle façon elle avait accueilli la poursuite du prince troyen. Le trouveur du xiie siècle la fait s’éprendre subitement de lui la première fois qu’elle l’aperçoit du haut d’une tour. Cette ingénue (car au fond c’en est une), à qui la veille sa mère avait tant de peine à faire vaguement soupçonner ce que c’est qu’aimer, emploie, pour instruire Énée de son amour, un moyen ingénieux souvent employé au moyen âge dans un autre but : elle fait lancer à ses pieds par un archer, pendant une trêve, une flèche entourée d’un morceau de parchemin portant sa déclaration. Énée s’enflamme de son côté, comme il convient à un galant chevalier ; il en est même malade, au point de ne pouvoir se rendre le lendemain sous la tour où l’attend Lavinie, qui, se croyant dédaignée, se demande si les graves accusations dont sa mère a chargé Énée ne seraient point fondées[108]. Mais bientôt elle est rassurée. Nouvelles inquiétudes lorsqu’Énée, vainqueur de Turnus, et ayant reçu l’investiture du royaume et l’hommage de ses nouveaux vassaux, s’éloigne discrètement, sans revoir sa fiancée, en attendant les noces, qui doivent avoir lieu dans huit jours[109]. La jeune fille craint qu’il ne lui sache mauvais gré de s’être ainsi offerte, tandis qu’au contraire Énée, de plus en plus amoureux, se repent d’avoir accepté de Latinus un si long délai. Le mariage accompli, le poème est naturellement achevé, et l’auteur n’a plus qu’à nous dire en quelques mots les grandes destinées de l’empire que vient de fonder le chef troyen[110].

Si l’on ne tient pas compte de ces changements, on reconnaîtra que la trame du récit de Virgile a été soigneusement maintenue, sauf au début où, pour suivre l’ordre chronologique, l’auteur emprunte certains traits au livre II de l’Énéide[111], dont la première partie seulement est ensuite utilisée dans le récit mis dans la bouche d’Énée, à l’exclusion de la mort de Laocoon et des détails sur le sac de la ville. Mais il ne faut pas s’attendre à trouver dans l’Eneas, sauf de rares exceptions, une traduction de l’Énéide. Il s’agit d’une imitation, comme pour Troie et Thèbes ; seulement ici l’imitation est plus étroite, et l’auteur suit son modèle tout en le simplifiant, même dans les descriptions de batailles, où cependant les noms sont souvent supprimés et où, naturellement, les armes et la tactique du moyen âge remplacent celles de l’antiquité, comme les barons du xiie siècle remplacent les Latins et les Troyens. Cette imitation devient encore plus exacte dans une rédaction représentée par un seul manuscrit (B.N., fr. 60), qui introduit plusieurs changements tendant à rapprocher l’Eneas de son original latin[112]. Nous avons ici la répétition de ce que nous avons constaté pour le Roman de Thèbes, où un scribe a rapproché le poème de la Thébaïde en rétablissant les jeux et la version classique de la mort de Capanée, de sorte qu’on pourrait se demander si l’auteur de la rédaction originale avait bien sous les yeux le poème de Virgile, et non un résumé en prose contenant, au moins dans leurs traits essentiels, les additions qui figurent dans l’Eneas, en particulier les amours d’Énée et de Lavinie. Cette explication, que refuse d’admettre l’éditeur de notre poème, nous semble ici encore fort plausible, d’autant plus que, pas plus pour l’Énéide que pour la Thébaïde, on n’a réussi à trouver les manuscrits glosés qu’on supposait être la source de ces embellissements. M. Salverda de Grave reconnaît lui-même qu’on pourrait être amené à cette hypothèse par « ce fait étrange que, même quand notre auteur rend des discours ou des conversations qui se trouvent dans l’original, et qu’il dit les choses que nous donne le latin, il les rend en termes différents, en omettant tel détail et en le remplaçant par un autre, sans raison apparente[113] ». Cependant il préfère chercher séparément la source de chacune des additions ou changements de poème.

Malgré des ressemblances frappantes, soit dans le style, soit dans la façon de traiter les originaux[114], l’Eneas et le Roman de Troie ne paraissent pas pouvoir être attribués au même auteur, non pas tant à cause des différences linguistiques qu’ils présentent (différences insuffisamment assurées faute d’une édition critique de Troie), que pour des raisons d’ordre littéraire. « L’auteur de l’Eneas, dit M. G. Paris, est élégant, peu prolixe, même sec ; il manque d’imagination dans le détail, il n’a pas l’éloquence et le pathétique qui se montrent parfois dans Benoit, beaucoup plus abondant, plus riche, mais moins sobre et facilement redondant. » Ajoutons que l’auteur de l’Eneas, en reproduisant les procédés de Benoit pour embellir son sujet et compenser les suppressions jugées nécessaires, exagère ces procédés et trahit ainsi l’imitation. C’est ainsi que le réalisme qui se montre dans la description de l’amour tout physique de Médée est dépassé parfois à propos de Didon et de Lavinie ; et, d’autre part, le trouveur semble affectionner une certaine grivoiserie voisine de la grossièreté, par exemple dans le discours que Tarchon adresse à Camille, qui l’en punit aussitôt en l’abattant mort à ses pieds, ou encore dans les accusations honteuses que la mère de Lavinie porte contre Énée de peur qu’elle ne s’avise de l’aimer, accusations que répète bientôt la jeune fille avec une crudité de détails bien peu digne de l’ingénue qu’on prétend nous peindre. D’ailleurs le début du poème donne le principal rôle dans la guerre à Ménélas, contrairement aux données du Roman de Troie, et les détails sur la prise de la ville, généralement conformes à ceux que donne Virgile, sont notablement différents de ceux qu’on trouve dans Benoit.

L’Eneas a eu certainement, comme Thèbes et Troie, une ou plusieurs rédactions en prose, plus ou moins fidèles au texte du poème, qu’elles le rapprochent du texte de Virgile, comme celle qui figure dans les deux rédactions de l’Histoire ancienne jusqu’à César[115], ou qu’elles l’altèrent par le mélange de traditions semi-populaires et semi-cléricales, comme celle qui semble être la source de ces étranges Fatti d’Enea (2e livre de la Fiorita d’Italia du frate Guido de Pise), qui figurent à la suite de l’histoire de Troie dans plusieurs compilations italiennes en grande partie inédites[116]. Les huit derniers chants du Trojano imprimé (1491), qui forment un poème à part qu’on pourrait appeler l’Aquila nera, œuvre d’un certain Angelo di Franco, contiennent une histoire d’Énée dont les rapports avec l’Eneas n’ont pas encore été déterminés. Il en est de même d’une Eneida volgare en 24 chants, également imprimée en 1491, à Bologne[117].

Ces œuvres sont loin d’avoir eu la célébrité de l’Eneit, traduction en vers de l’Eneas que composa en flamand Henri de Veldeke, de 1175 à 1184, mais que nous n’avons plus aujourd’hui qu’en dialecte thuringien, œuvre de mérite qui inaugura en Allemagne la poésie courtoise et précéda de quelques années le Lied von Troye d’Herbort Fritslâr (Hesse)[118]. Enfin il faut mentionner l’Eneydos de l’infatigable imprimeur et traducteur anglais Caxton († 1491), qui dérive d’une rédaction en prose de l’Eneas. Il semble, d’ailleurs, que la popularité de Virgile et le respect qu’inspirait son chef-d’œuvre aient nui quelque peu à la propagation de l’Énéide altérée que représente l’Eneas, et les transformations du poème français sont loin d’être aussi nombreuses et aussi variées que celles du Roman de Troie[119].

II. — Romans historiques ou pseudo-historiques.

I. Roman de Jules César. — La Pharsale de Lucain a été traduite en prose, vers 1210, par un certain Jehan de Thuin (Hainaut), qui se nomme trois fois dans son œuvre, mais n’est pas autrement connu[120]. C’est la plus ancienne traduction en prose (en ne tenant pas compte de la littérature religieuse) que nous possédions d’un auteur de l’antiquité, le Végèce de Jehan de Meun étant postérieur d’environ un demi siècle[121].

L’auteur emploie comme sources d’abord Lucain et, isolément, les Commentaires de César sur la guerre civile, puis, au moment où Lucain lui fait défaut, les continuateurs des Commentaires, les auteurs inconnus ou contestés du De bello Alexandrino, du De bello Africano et du De bello Hispaniensi[122]. Il est difficile d’affirmer s’il a emprunté à des sources particulières, ou tiré de son imagination, certaines descriptions de bataille : je pencherais pour cette dernière opinion, parce qu’il s’agit surtout d’embuscades, tactique familière, comme on sait, au moyen âge et dont le Roman de Thèbes, en particulier (v. ci-dessus, I, I), nous offre plusieurs exemples. Il faut sans doute lui faire honneur également des détails, bien dans le goût du moyen âge (cf. Troie et l’Eneas), sur les amours de César et de Cléopâtre, et de la longue théorie sur l’amour courtois qu’il intercale dans cet épisode, avec cette réserve que, dans un cas comme dans l’autre, les modèles étaient loin de lui manquer[123].

Jehan commence son épisode par une peinture enthousiaste de la beauté de Cléopâtre, « ki tant estoit biele c’onques autre dame ne fu plus, se ne fu Helaine ou Yseus de Cornuaille, et nan pourquant elle puet bien iestre ajoustee avoec ces deus de grant biauté ». Ce portrait, on l’a déjà remarqué, semble imité de celui d’Iseut dans le Tristan[124]. César, dès qu’il aperçoit la jeune reine, en est violemment épris, au point que, la nuit suivante, il ne peut trouver le sommeil ; et l’auteur insiste à plusieurs reprises sur cette toute-puissance de l’amour, qui « a si bien esploitié ke mout s’en puet prisier, car il a navrét le plus poissant home et souspris que on puïst au monde trouver ». Il se plaint amèrement de la disparition de l’amour vrai, « la fine amour », qu’il définit « une volontés ki descent en cuer d’ome et de feme et apartient a delit de cors ». L’amour vient par les yeux, ce qui suppose la beauté chez l’objet aimé ; cependant il peut aussi être inspiré par l’intelligence (« le savoir ») et la bonté. L’amour du vilain (opposé à l’amour courtois) est un amour de sauvage ; le véritable amour doit avoir sens, mesure et discrétion. Malheureusement, on ne sait plus aimer : les hommes n’ont ni loyauté ni scrupule ; les femmes sont volages, coquettes, et, qui pis est, souvent intéressées. Ce qui fait trouver douces les peines d’amour[125], c’est l’espoir d’arriver à la possession. L’homme qui se sait aimé doit se garder sagement d’être jaloux sans motif sérieux.

Un chevalier de l’intimité de César, le voyant tout triste et pensif, l’interroge et provoque l’aveu de son amour ; puis il lui offre d’être son intermédiaire auprès de la jeune reine. Son message est bien accueilli, et le lendemain, une grande fête réunit au palais de Cléopâtre César et ses chevaliers. César renouvelle sa déclaration du premier moment, promet à la reine l’appui demandé contre son frère Ptolémée, et sollicite hardiment ses faveurs. Cléopâtre, quoiqu’elle ait déjà accepté son amour, croit devoir user d’un peu de coquetterie, et déclare s’en rapporter à l’avis de son gouverneur (« son cambrelenc »), que César s’empresse de séduire par de grandes promesses. Après le souper, César est conduit par lui secrètement dans la chambre de la reine, et il oublie dans ses bras les soucis de la guerre.

Contrairement à ce qui arrive d’ordinaire, la poésie a ici suivi la prose : l’œuvre de Jehan de Thuin a été versifiée dans la seconde moitié du xiiie siècle par un certain Jacot de Forest. Son poème, qui n’est qu’une traduction de Jehan, comme l’a démontré M. Settegast[126], est en vers de 12 syllabes, et à laisses monorines. Le grand vers alexandrin donne parfois quelque noblesse à son style, mais le choix malheureux de certaines rimes et le trop grand nombre de vers que contiennent les laisses obligent l’auteur à des périphrases peu naturelles et le font tomber dans une monotonie fatigante. Comme en plusieurs passages Jacot est plus long que son modèle, on pourrait croire qu’il l’a complété, tantôt en remontant au poème de Lucain, tantôt à l’aide des Commentaires de la guerre civile : il est plus probable qu’il a eu sous les yeux un manuscrit perdu de Jehan plus complet et meilleur, exceptionnellement moins bon[127].

Les Faits des Romains, compilation en prose encore inédite, écrite entre 1223 et 1230, qu’a fait connaître M. P. Meyer[128], n’offrent d’autre ressemblance avec l’histoire ou le poème de César que celles qui résultent d’une certaine communauté de sources[129]. L’auteur anonyme compile, comme le dit le titre de plusieurs manuscrits, Salluste, Suétone et Lucain, et de plus les Commentaires de César et de ses continuateurs, complétant parfois les uns par les autres et comparant ces divers témoignages, mais se contentant le plus souvent de les juxtaposer en les traduisant ou les analysant assez exactement. Jongleur autant qu’historien et traducteur, il développe les scènes qui pouvaient plaire à un auditoire du moyen âge et les arrange à la façon des auteurs de poèmes imités de l’antiquité. Reproduisant, quoique avec quelque réserve, les procédés que nous avons vus employés dans les romans d’Eneas, de Troie et de Thèbes, il fait des soldats de César et de Pompée des chevaliers combattant sous l’armure et avec la tactique du xiiie siècle, et, sans grand souci de la couleur de l’époque, introduit dans son récit les Français, les Flamands et les Sesnes (Germani), parle de nonnes au lieu de vestales et nous dit que César obtint la dignité d’ « evesque »[130]. Comme dans l’œuvre de Jehan de Thuin, le merveilleux a disparu et aussi l’hostilité contre César qui animait le modèle : toutefois la grande figure de Caton est traitée avec beaucoup de sympathie. Les Faits des Romains, qui devaient comprendre l’histoire des douze Césars, ont été interrompus, on ignore pourquoi, à la mort de Jules. Tel quel, l’ouvrage a eu un grand succès, comme le prouvent les nombreux manuscrits qu’on en possède et aussi les trois traductions différentes qu’on en a signalées en Italie.

On s’est demandé pourquoi ni Jehan ni Jacot n’ont admis dans leur récit à peu près historique tous ces prodiges, toutes ces bizarres aventures que l’on rencontre à profusion dans les poèmes dont les héros sont Grecs, même dans ceux qui concernent Alexandre. On peut répondre avec Amaury Duval[131] que L’histoire qu’ils écrivaient était trop rapprochée de leur temps, « et trop généralement connue pour qu’ils pussent la travestir à leur gré » ; et aussi « que l’imagination orientale, n’ayant eu aucune part dans la rédaction des annales romaines, ils n’y trouvaient à prendre que des faits qui avaient bien de la grandeur, quelque chose d’héroïque, mais rien de surnaturel ». C’est ce qui explique la différence frappante que présente au moyen âge, par rapport à l’histoire de César, l’histoire d’Alexandre, dont nous allons maintenant nous occuper[132].

II. Roman d’Alexandre[133]. — Tout ce qui a été écrit au moyen âge en langue vulgaire, particulièrement en français, sur Alexandre provient essentiellement, sauf quelques emprunts aux historiens anciens (surtout à Justin et à Quinte-Curce), des deux versions latines du Pseudo-Callisthènes[134], celle de Julius Valerius (avant 340), dont il a été fait au ixe siècle un abrégé beaucoup plus répandu[135], et celle de l’archiprêtre Léon, Historia Alexandri magni, regis Macedoniæ, de prœliis, ou simplement Historia de prœliis (xe siècle). Il faut y joindre la correspondance d’Alexandre avec Dindimus, roi des brahmanes, et l’Alexandri magni iter ad Paradisum. La version de Valerius contient naturellement la curieuse Lettre d’Alexandre à Aristote sur les merveilles de l’Inde, que le moyen âge devait utiliser avec tant de complaisance. Cette lettre, développée et souvent modifiée, se montre dans l’Epitome détachée du texte et placée à la suite comme un complément : elle a été, du reste, souvent copiée à part. L’Historia, connue dès le xie siècle en Allemagne, l’a été dès la fin du xiie siècle en France[136] ; mais ce n’est que dans la seconde moitié du xiiie siècle qu’elle a peu à peu remplacé l’Epitome dans la faveur publique et qu’elle a été utilisée de préférence à celui-ci dans les compositions légendaires sur Alexandre. Ainsi, elle semble n’avoir été utilisée que dans la première partie de la quatrième branche du grand roman français en alexandrins dont nous allons surtout nous occuper, tandis que les trois premières branches, dans tout ce qui n’est pas de pure imagination, s’appuient principalement sur Valerius (ou l’Epitome), sur la Lettre à Aristote et sur l’Iter ad Paradisum.

On désigne plus particulièrement sous le nom de Roman d’Alexandre, l’œuvre de Lambert le Tort et d’Alexandre de Bernay, c’est-à-dire le roman de plus de 20 000 vers dodécasyllabiques, en laisses monorines, qu’a publié H. Michelant en 1846[137], et dont nous allons faire connaître sommairement le contenu.

1. Analyse du Roman en alexandrins. — Après un court prologue où il fait l’éloge de son sujet, l’auteur raconte les prodiges qui accompagnent la naissance du héros, ses premières années, l’éducation que lui donne Aristote avec l’aide de maîtres habiles, parmi lesquels figure l’enchanteur Nectanebus, qu’Alexandre précipite du haut d’un rocher, à cause du bruit qui courait qu’il avait séduit sa mère Olympias et qu’il était, lui, le fruit de l’adultère[138]. Puis viennent l’épisode de Bucéphale, l’adoubement à treize ans et cinq mois et la guerre contre Nicolas, roi de Césaire[139], qui avait osé demander au roi Philippe qu’il lui payât tribut : Alexandre, après avoir créé douze pairs et confisqué les trésors des usuriers et des anciens serfs enrichis pour les distribuer à ses chevaliers, envahit la terre de Nicolas ; après une première victoire, il le tue en combat singulier, et donne le fief de Césaire à Ptolémée. Athènes, qu’Alexandre voulait conquérir uniquement parce qu’elle ne reconnaissait aucun seigneur, est sauvée par l’intervention d’Aristote[140], qui décide son élève à tourner ses armes du côté de l’Orient. Au moment où il s’éloignait de la ville, il apprend que son père a répudié Olympias pour épouser une certaine Cléopâtre, « née de Pincernie[141] ». Il accourt et, entrant dans la salle au moment où se célébraient les noces, il coupe la tête du sénéchal Jonas. Une lutte s’engage, et Philippe va frapper son fils d’un couteau, quand il trébuche et tombe au pouvoir d’Alexandre, qui se réconcilie avec lui à condition qu’il reprendra sa mère.

Laissant de côté plusieurs conquêtes énumérées dans le Pseudo-Callisthènes, l’auteur du roman passe à la guerre contre Darius, qu’il motive en faisant de ce dernier un parent de Nicolas. Darius affecte de le traiter en enfant par l’envoi de présents emblématiques (une balle, une verge, etc.), qu’Alexandre interprète à son avantage. Après une riche description de la tente du roi macédonien, on nous raconte la prise de la Roche, position très forte défendue par la mer et par un fleuve. Puis vient le fameux bain dans le Cydnus (qui n’est pas nommé) et l’accusation d’empoisonnement contre le médecin Philippe[142]. Les Macédoniens traversent le royaume de Libe (Libye) et de Lutis (?), passent une montagne (le tertre aventureux) qui transformait provisoirement les vaillants en couards et les couards en vaillants, et s’emparent de Tarse, qui est donnée en fief à un jongleur habile à dire des lais au son de la flûte. Le siège de Tyr est ensuite longuement raconté : il s’y rattache un important épisode original qu’on rencontre parfois copié à part et qui est cité plusieurs fois sous le titre de Fuerre de Gadres (Fourrage de Gaza). Après s’être vengé de Bétis, seigneur de Gadres, qui avait attaqué ses fourriers, Alexandre recommence le siège de Tyr et saute le premier dans la ville du haut d’un beffroi[143], puis prend Gadres et Ascalon, et, traversant la Syrie, arrive à Jérusalem, où il est reçu à grand honneur.

Se dirigeant ensuite vers la Perse, il reçoit de Darius une grande quantité de graine très menue et douce au goût destinée à figurer l’immensité de son armée, et il lui renvoie un gant plein de poivre pour lui montrer la dureté des Grecs, l’opposant à la faiblesse des Perses, qui est figurée, dit-il, par la douceur de la graine. Darius lui offre sa fille et la moitié de son royaume ; mais Alexandre refuse et triomphe de son rival à la bataille des « prés de Pale », où il rend inutiles les chars armés de faux et conduits par des éléphants, en ordonnant d’ouvrir les rangs devant eux et de les attaquer ensuite par derrière. La mère, la femme et la fille de Darius tombent entre les mains du vainqueur[144], qui les entoure de respect et d’égards. Il donne à la mère du roi de Perse la ville de Sis (Suse ?), qu’il vient de prendre[145], et se met à la poursuite de Darius.

Au retour d’une chasse sur les bords du Gange (sic), Alexandre converse avec Aristote, qui l’engage à se méfier des serfs, puis lui apprend que Darius exige de lui un tribut. Il y a là comme un nouveau poème qui semble ignorer le premier. Darius demande en vain le secours du roi de l’Inde, Porus : il est bientôt abandonné par ses hommes et assassiné par deux serfs à qui il avait donné toute sa confiance. Alexandre les fait pendre et s’engage dans un désert plein de bêtes féroces. Puis il se fait descendre au fond de la mer dans un tonneau de verre pour étudier les mœurs des habitants.

Il marche alors contre Porus[146], le met en fuite et s’empare de sa ville, qui renfermait des richesses immenses. Il le poursuit ensuite à travers les immenses régions de l’Inde, dont le trouveur nous décrit, surtout d’après la Lettre d’Alexandre à Aristote, les étranges merveilles, et tout d’abord le fleuve aux eaux amères peuplé d’hippopotames, et l’étang d’eau douce où vont boire, après le coucher du soleil, des multitudes de bêtes féroces. La bataille de Batre (Bactres), où Porus est fait prisonnier, est traitée à la façon des chansons de geste comme toutes les autres, c’est-à-dire qu’elle consiste essentiellement en un certain nombre de combats singuliers. Alexandre rend à Porus son royaume et se met à la poursuite de ses deux alliés Gos et Magos (Gog et Magog). Ne pouvant les atteindre, il les enferme dans leurs étroits défilés en en murant l’entrée. Il se fait ensuite conduire par Porus aux « bornes Hercu », c’est-à-dire aux colonnes d’Hercule. Ayant voulu les dépasser malgré l’avis de Porus, il est attaqué par des multitudes d’éléphants, qu’il ne peut mettre en fuite qu’en les effrayant par les hennissements des chevaux et les grognements des truies. L’état marécageux du sol l’oblige bientôt au retour.

Nouvelles merveilles et nouvelles aventures, la plupart empruntées à la Lettre à Aristote : le monstre dont la peau ne peut être percée, les Otifals amphibies (Ichthyophagi de la Lettre), le val périlleux[147], les femmes aquatiques, souvenir des classiques sirènes, les trois fontaines faées (celle qui ressuscite, celle qui rend immortel et celle qui rajeunit[148]), les Otifals à tête de chien (peut-être distincts des précédents), les hommes fendus jusqu’au nombril, la pluie de feu que suit une tempête de neige, « au pertuis que clot Hercules Liber[149] », la forêt aux pucelles (qui sortent de terre au printemps comme des fleurs et y rentrent l’hiver)[150], où les conduisent deux vieillards (distincts des quatre précédents), la fontaine de Jouvence, les arbres du soleil et de la lune, qui annoncent à Alexandre sa mort prochaine, enfin les hommes qui vivent de l’odeur des épices.

Porus, instruit de la prédiction des arbres, croit le moment venu de se venger et provoque Alexandre. Dans deux duels successifs, il est d’abord blessé, puis tué, et son fief donné à Aristé ou Ariste, l’un des pairs. Divinuspater et Antipater reçoivent d’Alexandre l’ordre de le rejoindre à Babylone. Mécontents d’être troublés dans leur repos, ils complotent d’empoisonner le roi. Cependant celui-ci, pour plaire à la reine Candace, qui lui a fait savoir son amour et a chargé le peintre Apelles de faire son portrait, va attaquer le duc de Palatine, le ravisseur de sa bru ; il n’a pas de peine à le vaincre et le fait pendre, ce dont la reine le récompense par de riches présents et par l’octroi de ses faveurs. Ici se place le curieux épisode de l’ascension du héros dans les airs, à l’aide d’une nacelle de bois et de cuir frais tirée par des griffons auxquels il présente un morceau de viande au bout d’une lance, relevant celle-ci pour monter et l’abaissant quand la chaleur le force à descendre. Alexandre arrive devant Babylone, qu’il assiège. Après un assez long épisode de fourrage peu intéressant, imité du Fuerre de Gadres et dont l’imagination de l’auteur a fait tous les frais, Alexandre tue de sa main l’amiral et le fait enterrer avec honneur.

Alexandre apprend l’existence du royaume « d’Amasone », habité par des femmes qui, tous les ans, passent le fleuve « Meothedie » pour aller s’unir à des chevaliers qui les attendent, et leur envoient les garçons nés de ces unions, réservant pour elles les filles[151]. Il prend aussitôt la résolution de soumettre ce curieux pays. La reine, avertie, envoie à sa rencontre deux jeunes vierges Flore et Beauté, chargées de lui offrir des présents et la suzeraineté de sa terre. Alexandre accepte et, après une entrevue très cordiale, il annonce à la reine que Flore et Beauté se sont fiancées la première à Clin, la seconde à Aristé[152].

Ici se place une suite d’épisodes d’environ 1500 vers, qui manquent à un grand nombre de mss., et qui se présentent comme une interpolation par cette raison qu’ils sont écrits en laisses qu’on pourrait appeler, avec M. P. Meyer, dérivatives, car chaque tirade masculine est suivie de la tirade féminine correspondante[153]. Le Roman reprend alors, avec plus de détails, le récit du complot contre Alexandre, seulement indiqué plus haut. Une lettre d’Olympias engage son fils à se défier d’Antipater, seigneur de Sidon, et de Divinuspater, seigneur de Tyr[154]. Alexandre les rappelle à Babylone, et les traîtres préparent un poison qui doit n’amener la mort qu’au bout de dix jours. Le roi, inquiet de la naissance d’un monstre humain à douze têtes qui cherchent à se mordre, consulte un sage vieillard, qui déclare que sa mort est prochaine et que les têtes représentent les douze pairs, qui se disputeront son héritage. L’un des traîtres verse le poison ; puis, comme Alexandre, se sentant empoisonné, demande une plume pour se faire vomir, il lui en donne une imprégnée de poison[155]. Le roi, se voyant perdu, distribue ses conquêtes à ses douze pairs, puis il perd connaissance. Sa femme Rosenès et ses amis manifestent tour à tour leur douleur. Alexandre se ranime un instant, leur adresse encore quelques paroles et meurt.

Les « regrets » reprennent après un nouveau et court récit de l’empoisonnement, qui offre quelque contradiction, ce qui indique un auteur différent. Puis le poème se termine par la description des obsèques et du tombeau d’Alexandre, l’énumération des villes fondées par lui sous le nom d’Alexandrie, et quelques réflexions morales sur les enseignements qu’on peut tirer de son histoire.

2. Divisions du « Roman d’Alexandre » ; ses auteurs et leurs sources. — M. P. Meyer[156] reconnaît, dans le Roman d’Alexandre imprimé, au moins quatre branches. La première contient l’histoire de l’enfance du héros et ses premières conquêtes jusqu’au siège de Tyr inclusivement ; la deuxième, le Fuerre de Gadres, peut se subdiviser en deux parties : l’une de pure imagination, qui répond seule à ce titre et se trouve isolée dans deux manuscrits et déplacée dans le manuscrit de Venise contenant la rédaction en décasyllabes (voir p. 237) ; l’autre, en partie empruntée à Josèphe et à Quinte-Curce, et qui n’a rien à faire avec la rubrique que porte dans plusieurs manuscrits le morceau entier. La troisième branche va de la défaite et de la mort de Darius à l’arrivée à Babylone des traîtres Divinuspater et Antipater, avec intercalation, dans la plupart des manuscrits, des épisodes du duc Melcis[157] et du voyage d’Alexandre au paradis. La quatrième et dernière comprend la fin du Roman et doit être considérée comme un poème indépendant, non seulement à cause de certaines contradictions avec ce qui précède, mais encore parce que « le poète a fait usage de l’Historia de prœliis (voir ci-dessous), texte que les auteurs des trois autres branches ne paraissent pas avoir connu[158]. »

La première branche, dont l’auteur avoue qu’il ne fait que que « rafraîchir » sa matière, dépend étroitement, dans ses premières pages, de la rédaction en vers de dix syllabes que nous ont conservée deux manuscrits : Arsenal, 3472, et Venise, Museo civico, B. 5. 8. Dans ces manuscrits, « la partie décasyllabique (environ 800 vers) cesse avec la victoire d’Alexandre sur Nicolas. Entre cet événement et l’attaque de Tyr sont placées un certain nombre de tirades de raccord (au nombre de 14 dans Venise), qui les unes sont tirées de différentes parties du roman de Lambert le Tort et d’Alexandre de Paris, tandis que les autres, ne se rencontrant point ailleurs, semblent être l’œuvre de l’arrangeur qui a soudé le fragment décasyllabique avec le roman en alexandrins [159]. »

Les soixante-dix-sept tirades, à peu près égales entre elles, dont se compose la version décasyllabique sont l’œuvre d’un inconnu, qui écrivait dans la région sud-ouest, non loin des limites de la langue d’oc, et que M. P. Meyer considère comme un des meilleurs écrivains du moyen âge. « Le style, dit-il, bref, et coupé, comme c’est l’ordinaire dans les chansons de geste, est d’une rare fermeté ; l’idée, ordinairement comprise dans les limites d’une seule tirade, n’est jamais développée outre mesure. Les images poétiques, les descriptions brillantes, mais singulièrement précises, y abondent[160]. » Mais il est probable qu’il faut rendre une part de cet éloge à Albéric de Briançon[161], l’auteur du poème provençal perdu dont nous n’avons que le début, un fragment de 105 vers octosyllabiques, distribués en 15 tirades monorimes[162]. En effet, c’est lui que suit, tantôt de très près, tantôt librement, à partir de l’endroit où commence le récit, l’auteur de la rédaction décasyllabique, et quand Albéric fait défaut, la comparaison avec le poème allemand de Lamprecht (voir n. 1), qui nous offre les deux textes le plus souvent d’accord, montre qu’ils remontent à une source commune, qui ne saurait être qu’Albéric. Mais revenons au roman en alexandrins.

La troisième branche, la plus longue, due à un certain Lambert le Tort[163] de Châteaudun, qui semble avoir voulu continuer le poème en décasyllabes inachevé, a été composée la première, dans le deuxième tiers du xiie siècle : elle devait comprendre la mort d’Alexandre ; mais cette dernière partie a été ou supprimée ou considérablement remaniée lors de la composition de la quatrième branche. Elle renferme, dans la plupart des manuscrits, deux interpolations évidentes, d’ailleurs anciennes : l’épisode du duc Melcis, qui emploie les rimes dérivatives (voir p. 235), et le voyage d’Alexandre au paradis ; et dans quelques manuscrits seulement, les Vœux du Paon de Jacques de Longuyon (vers 1312), ou même sa continuation, le Restor du Paon de Brisebarre, un peu postérieure, œuvres de pure imagination qui s’occupent des rapports de Porus et d’Alexandre[164].

Dans la quatrième branche, dont la composition varie selon les manuscrits, il faut distinguer deux parties, l’une qui se rattache à l’Histoire de Léon, l’autre qui dépend de l’Epitome de Valerius et a pour auteur un clerc, Pierre de Saint-Cloud, auteur également de la branche XVI du Roman de Renart. La première partie se distingue par une érudition supérieure à celle de Lambert le Tort et par « un sentiment très français qui fait en quelque sorte explosion de la façon la plus inattendue[165] » : elle doit être l’œuvre d’Alexandre de Bernay (sans doute le même que l’auteur du Roman d’Athis et Prophilias), dont le surnom de Paris s’expliquerait ainsi par son amour exclusif pour la France proprement dite. Comme Alexandre, qui s’était déjà nommé vers la fin de la troisième branche, s’est encore nommé à la fin de la quatrième, il est possible qu’il ait remanié l’œuvre de Pierre (composée vers 1180) pour l’englober dans sa compilation.

Le Fuerre de Gadres, qui constitue la plus grande partie de la deuxième branche, est l’œuvre d’un certain Eustache. Alexandre de Bernay semble être celui qui l’a raccordé, non sans habileté au roman de Lambert, où il introduisait en même temps quelques additions. Les manuscrits de l’Arsenal et de Venise, qui contiennent la rédaction décasyllabique, représentent, ou à peu près, cet état du Roman. Plus tard, selon M. P. Meyer, Alexandre aurait repris l’œuvre entière, « rédigeant, tant d’après le poème en vers décasyllabiques que d’après les documents latins, les 3300 vers, ou environ, qui forment la première branche, plaçant à la suite le Fuerre de Gadres d’Eustache, et composant encore toute la portion du Roman qui s’étend de la fin du Fuerre à la branche de Lambert[166] ». Nous nous en tiendrons, sur cette question si compliquée, à l’opinion de l’éminent érudit.

3. Destinées du Roman d’Alexandre. — Alexandre étant mort traîtreusement empoisonné, il était naturel, dans les idées du moyen âge, qu’on songeât à raconter le châtiment des traîtres. C’est ce qu’a fait, dès avant 1190, Gui de Cambrai, qui écrivait par ordre de Raoul, comte de Clermont en Beauvoisis, et de son frère Simon, et qui est sans doute le même que celui qui mit en vers de huit syllabes l’histoire de Barlaam et de Josaphat[167].

Environ un siècle plus tard, Jean le Nevelon (ou Nevelaux, ou Venelais) offrait à un certain comte Henri[168] une nouvelle Vengeance d’Alexandre, qui n’a aucun rapport avec la première[169]. Enfin nous avons des suites beaucoup moins naturelles du Roman dans les Vœux du Paon, le Restor du Paon et le Parfait du Paon, dont il a été dit un mot plus haut[170].

Le succès du Roman a naturellement beaucoup contribué à celui de la traduction en prose française de l’Historia de prœliis, écrite dans la seconde moitié du xiiie siècle, non sans des interpolations et développements romanesques qui en font une véritable adaptation au goût du xiiie siècle des récits du faux Callisthènes[171]. Par contre, le succès de cette traduction a fait du tort à celui de la traduction de l’Epitome de Valerius et de la Lettre à Aristole, dont il ne reste qu’un exemplaire, contenant un texte qui n’est pas antérieur au xve siècle. La traduction de l’Historia a été en concurrence, au xve siècle, avec une œuvre non moins romanesque, l’Histoire d’Alexandre de Jean Wauquelin, l’auteur de l’Histoire de Girart de Roussillon. Cette œuvre, encore en grande partie inédite, a été composée entre 1445 et 1453 pour Jean de Bourgogne, comte d’Étampes et seigneur de Dourdan, petit-fils de Philippe le Hardi, duc de Bourgogne. Elle doit beaucoup au Roman, le « livre rimé » dont il est question au Prologue, et le manuscrit dont s’est servi Wauquelin contenait toutes les interpolations successives, même les Vœux du Paon et la Vengeance, dont l’auteur est appelé Jehan Nevelaux. Un manuscrit semblable a servi à l’auteur d’une rédaction en prose du xve siècle, dont le manuscrit unique, malheureusement mutilé, est conservé à la bibliothèque de Besançon.

Parmi les compilations historiques[172] qui ont admis l’histoire légendaire d’Alexandre, il convient de citer : 1o le Contrefait de Renart ou Renart le Contrefait, dont il y a deux rédactions, prose et vers mêlés, dues toutes deux au même auteur, un clerc de Troyes, et représentées par un seul manuscrit : à la demande de Lion, Renart y raconte l’histoire universelle, celle d’Alexandre surtout d’après l’Historia de prœliis, à laquelle est jointe la Vengeance de Jean le Nevelon ; 2o l’Histoire ancienne jusqu’à César, dont il a été plusieurs fois question ici : l’auteur emploie Orose, mais surtout l’Epitome de Valerius et la Lettre à Aristote ; 3o la Bouquechardière de Jean de Courcy (1416-1422), qui, outre l’Epitome et la Lettre, et les historiens anciens, emploie aussi l’Historia et les Dits moraux des philosophes, traduction faite au commencement du xve siècle d’un recueil latin d’origine orientale, les Dicta philosophorum, qu’a utilisé l’auteur d’une interpolation de la troisième branche du Roman. Il est naturellement difficile de décider si les auteurs de ces compilations ont eu ou non sous les yeux le Roman d’Alexandre, en même temps que ses sources latines ; mais l’affirmative est probable, surtout pour le Contrefait de Renart, dont l’auteur a connu la Vengeance d’Alexandre[173].

L’histoire d’Alexandre a naturellement été l’objet d’une foule d’allusions dans la littérature du moyen âge, non seulement dans le Nord, mais encore dans le Midi[174]. Parmi celles qui visent incontestablement le Roman, il convient de citer celle au tertre aventureux du troubadour Aimeric de Sarlat (commencement du xiiie siècle), dans sa pièce Fis e leials, et la croyance à des gens vivant d’épices et d’odeur de piment, dans les Aliscans et dans la Chanson de Jérusalem (éd. Hippeau, p. 213). Mais les allusions les plus fréquentes, entre la seconde moitié du xiie siècle et le commencement du xive siècle concernent la largesse d’Alexandre, et non sa valeur guerrière. « Il est devenu le type idéal du seigneur féodal, ne cherchant point à amasser pour lui, mais distribuant généreusement à ses hommes les terres et les richesses gagnées avec leur aide, et s’élevant, par eux et avec eux, en honneur et en puissance[175]. » Cette conception, qui commence à poindre dans la rédaction en vers de dix syllabes, s’affirme surtout dans celle en vers alexandrins, en particulier dans les parties attribuées à Alexandre de Paris, qui semble avoir eu une grande part dans le développement de cette réputation de largesse faite au héros macédonien. Au xive siècle, cette réputation décroît peu à peu. Déjà, dans la seconde moitié du xiiie siècle, l’auteur anonyme de la version française de l’Historia de prœliis dit qu’Alexandre était covoitous par nature et eschars. Enfin, avec Guillaume de Machaut et Eustache Deschamps, il redevient définitivement le type du conquérant et il est mis par eux au nombre des neuf preux.


III. — Contes mythologiques ; imitations d’Ovide.


I. Poèmes imités des « Métamorphoses ». — Ovide, quoique moins étudié que Virgile au moyen âge, a été presque aussi célèbre. Les Métamorphoses surtout et l’Art d’aimer lui ont valu une belle renommée de conteur et de maître en l’art d’amour, de sorte qu’on a pu lui attribuer deux compositions du moyen âge, le Pamphilus (xiie siècle) et le poème de Vetula[176], de Richard de Fournival (1260), que traduisit bientôt Jean Lefèvre.

Les hommes du moyen âge, dont le christianisme était plus soumis qu’intelligent, semblent ne pas avoir remarqué combien les œuvres du poète brillant et léger de la cour d’Auguste étaient en désaccord avec la religion et la morale qu’ils professaient. Pour les récits mythologiques, l’allégorie leur vint en aide, et lorsqu’ils eurent substitué les diables et les fées aux divinités païennes, ou qu’ils les eurent expliquées à l’aide d’un évhémérisme plus ou moins naïf, leur conscience fut en repos, et ils s’abandonnèrent sans remords au plaisir de lire et de rendre accessibles au public ignorant du latin les beaux contes dont ils étaient si friands. Quant aux préceptes amoureux, ils plaisaient par leur forme didactique même, et les clercs, qui se vantaient d’être plus experts que les chevaliers aux choses de l’amour, s’empressèrent, dès que, par suite de l’adoucissement des mœurs, les rapports entre les deux sexes devinrent plus fréquents et plus libres, de s’attirer les bonnes grâces des femmes en mettant à leur portée les fruits des expériences amoureuses de la jeunesse d’Ovide, non sans en modifier profondément l’exposition, qu’ils accommodèrent, souvent avec succès, à la civilisation et aux mœurs du xiie siècle[177].

1. Chrétien de Troyes : Philomena[178]. — Chrétien nous apprend lui-même qu’avant Cligès il avait composé « le mors de l’espaule » et « la muance de la hupe, du rossignol et de l’aronde ». Le premier poème, qui était peut-être l’histoire de Pélops[179], est perdu ; le second a été récemment retrouvé par M. G. Paris dans la traduction moralisée des Métamorphoses, de Chrétien Legouais de Sainte-More, dont il sera question plus loin.

Le petit poème de Chrétien de Troyes, qui n’est guère qu’une traduction libre avec addition de descriptions et de réflexions morales, est intéressant, comme les autres productions imitées de l’antiquité que nous avons déjà examinées, par l’effort que fait l’auteur pour adapter aux conditions du temps et du milieu les données du modèle. « Son récit est d’ailleurs bien mené, et, sauf quelques-unes de ces formules banales que si peu de nos anciens poètes ont le courage d’éviter, écrit avec agrément et facilité ; mais dans cette tragique histoire manque toute émotion profonde et toute note véritablement pathétique. » L’auteur raconte tout du même ton : « on sent qu’il ne voit pas en esprit les scènes qu’il représente ; il se plaît, dans les moments les plus saisissants, à de longs dialogues froids et subtils[180]. » Il y a chez lui plus d’imagination que de sensibilité.

2. Piramus. — Ce conte, qui ne manque pas de mérite, a été à tort attribué à Chrétien de Troyes, dont il ne rappelle pas le style[181]. On le trouve, comme Philomena, inséré dans l’œuvre de Chrétien Legouais, mais cette fois sans indication d’auteur. L’imitation d’Ovide (Métam., IV, 55-166) est assez fidèle, mais le conte français est plus dramatique, et l’auteur inconnu compense, par la sensibilité et la naïveté charmante dont il fait preuve, ce qui lui manque du côté de la noblesse et de l’élégance. Comme dans Ovide, Piramus survit assez longtemps à sa blessure pour revoir et reconnaître Thisbé ; mais tandis que dans le poème latin il expire sans pouvoir prononcer une parole, le trouveur lui fait exprimer en quelques mots son douloureux étonnement de voir Thisbé vivante. « Il est mort, et cele est pasmée ; Dieus ! Quel amour est ci finée ! » dit en terminant le poète. « Il y a là », comme dit un critique après avoir cité cette dernière scène, « un accent ému, un sentiment touchant exprimé avec grâce et simplicité[182]. » Le grand nombre des allusions à cette œuvre qu’offre la poésie française, provençale et italienne, dès la fin du xiie siècle[183], montre d’ailleurs le succès qu’elle a obtenu. Ajoutons qu’en Italie, G. Sercambi (vers 1374) a raconté avec de jolis détails cette légende dans sa 93e nouvelle (éd. Renier) ; mais sa source doit être Ovide, car il donne comme lui l’invocation suprême de Thisbé[184] et la métamorphose des fruits du mûrier, qui de blancs deviennent rouges.

3. Narcissus. — Le joli conte de Narcissus, également emprunté à Ovide (Métam., III, 339 et suiv.), était déjà connu de l’auteur du Roman de Troie (voir 17 659 et suiv.) et de Chrétien, qui y fait allusion dans son Cligès, sinon sous sa forme actuelle[185] (car la rédaction que nous en avons ne semble pas antérieure au commencement du xiiie siècle), du moins sous une forme un peu plus ancienne. Dane (Daphné), une fille de roi, y remplace la nymphe Écho, et l’analyse des sentiments variés qu’elle éprouve, ses hésitations et les efforts qu’elle fait pour résister à la toute-puissance de l’amour sont vraiment intéressants. Narcisse, un damoiseau uniquement épris de la chasse, après avoir durement repoussé les avances naïves de la jeune fille, se repent en voyant comment il en a été puni. Dane le retrouve expirant au bord de la fontaine, lui pardonne et meurt avec lui.

Il a dû exister une autre rédaction, différant de la précédente surtout en ceci que Narcisse se noyait dans la fontaine en cherchant à y saisir son image. Cela résulte d’une nouvelle italienne du recueil des Cento novelle antiche, et des allusions de Flamenca, de Bertran de Paris (de Rouergue)[186] et de Bernard de Ventadour. La pièce de ce dernier troubadour (Quant vei la lauzeta mover) semble avoir été composée au plus tard en 1153, ce qui indiquerait que cette rédaction est bien plus ancienne que l’autre, ou du moins que le texte qui nous en est parvenu. D’autre part, Pierre le Chantre († 1197), dans son Verbum abbreviatum, compare les prêtres qui, ne voyant personne arriver à l’offrande, recommencent successivement deux et trois fois la messe, aux jongleurs qui « videntes cantilenam de Landrico non placere auditoribus, statim incipiunt de Narcisso cantare, quod si non placuerit cantant de alio ». Ce témoignage peut se rapporter aussi bien à la rédaction dont nous avons parlé d’abord, à condition d’admettre que le texte actuel est remanié. Ajoutons que dans l’épisode des Amazones du Roman d’Alexandre (voir ci-dessus, p. 234), Flore et Beauté chantent le lai de Narcissus : il s’agit probablement d’une rédaction antérieure au lai du xiiie siècle, quoiqu’il ne soit pas certain que cet épisode appartienne à Lambert le Tort et ne soit pas une interpolation postérieure[187].

4. Orphée. — Outre les récits classiques de Virgile (Géorg., IV, 445 et suiv.), et d’Ovide (Métam., X et XI), le moyen âge connaissait, soit dans le texte latin, soit dans une de ses traductions[188], le chapitre que Boèce consacre à cette légende dans son De consolatione Philosophiæ (III, 12), pour montrer que l’âme qui veut se donner à Dieu doit renoncer au monde sans jeter un regard en arrière. C’est à Boèce que remonte, au moins en partie, le récit des malheurs d’Orphée que Guillaume de Machaut a inséré dans son livre du Confort d’ami, et dont le début a été imprimé par M. Zielke d’après un ms. de Berne[189]. Dans une traduction de la Consolation, écrite en français au xive siècle par un Italien[190], on trouve une véritable caricature du conte traditionnel[191].

Outre ces imitations plus ou moins directes des textes antiques[192], il a existé un lai d’Orphée : nous en avons deux témoignages formels dans un passage du Lai de l’Espine de Marie de France (v. 185 et suiv.) et dans un autre de Floire et Blancheflor (éd. du Méril, p. 231). Une preuve plus directe subsiste dans un petit poème anglais, Sir Orfeo (voir n. 3), qui se donne comme un lai et qui semble avoir suivi de très près un original français dérivé plutôt d’Ovide que de Virgile : c’est un véritable conte de fées[193].

5. Divers. — L’existence de plusieurs poèmes dérivés des Héroïdes d’Ovide nous est attesté par les allusions des troubadours et des trouvères. Flamenca mentionne parmi les poèmes qu’on récita aux noces, celui de Phyllis qui fut changée en arbre par amour pour Démophon, auquel le Roman de la Rose fait une allusion encore plus précise (éd. Fr. Michel, v. 14 152-5), et celui d’Héro et de Léandre, dont il est aussi question dans le Roman de Troie (v. 22 067-72) et dans un dit de Beaudouin de Condé[194]. Le premier a sa source dans l’Héroïde 2 ; quant au second, l’auteur a dû s’aider de quelque commentaire des héroïdes 18 (17) et 19 (18), qui ne sont pas d’Ovide (non plus que les quatre autres qui vont par paires), mais que le moyen âge lui a toujours attribuées[195].

Nous connaissons de même, par des allusions, l’existence de certains poèmes dérivés des Métamorphoses : Biblis et Caunus (Guiraut de Cabreira, le Bel inconnu), Dédale et Icare (Guiraut de Calanson, Flamenca, Roman de la Rose, etc.), Io (Bestiaire d’Amour de Richard de Fournival, la Rose, etc), Tantale (Guillaume d’Angleterre, Rutebeuf, etc.), Phaéton (Bertran de Paris, Ysopet de Lyon, Froissart, etc.), Cadmus (Flamenca, la Rose, etc.), d’autres encore[196].

6. Chrétien Legouais : l’Ovide moralisé. — Mais l’œuvre de beaucoup la plus importante qu’ait inspirée Ovide au moyen âge est certainement la traduction avec commentaires du franciscain Chrétien Legouais de Sainte-Maure, près de Troyes, qui n’a pas moins de 72 000 vers, et qui remonte au commencement du xive siècle ou peut-être à la fin du xiiie siècle. Chrétien écrivait, en effet, sur l’ordre de Jeanne de Champagne-Navarre, femme de Philippe IV, morte en 1305.

Un siècle avant, en 1210, un poète allemand, Albrech de Halberstadt, avait versifié les Métamorphoses ; mais ce n’était qu’une simple traduction. Cependant, dès le ve siècle, Fulgence avait moralisé, et parfois christianisé Virgile, et les Integumenta Ovidii, en 249 distiques, qui sont peut-être l’œuvre de Jean Scott Erigène (ixe siècle), avaient donné d’Ovide une interprétation surtout philosophique, à laquelle Legouais a emprunté quelques-uns de ses commentaires les plus bizarres. Le savant dominicain Pierre Berçuire composa à son tour en latin, à Avignon, de 1337 à 1340, un commentaire allégorique qui formait le xve siècle livre de son Reductorium, et qu’on a imprimé au xvie siècle sous le nom du frère prêcheur Thomas Waleys (ou de Galles), puis attribué à tort, d’après un manuscrit, à l’illustre évêque de Meaux, Philippe de Vitry. Berçuire, qui ne connaissait pas d’abord l’œuvre de Legouais[197], remania son livre en 1342 à l’aide d’un exemplaire de l’Ovide moralisé que lui avait prêté Philippe, d’où l’erreur[198].

Legouais traduit d’abord, le plus souvent en abrégeant quelque peu, rarement en développant ; puis il donne de la fable une explication, ou plusieurs explications différentes, parfois même contradictoires. Ces explications sont ou scientifiques, ou historiques : mais elles sont généralement suivies d’une explication morale ou même religieuse, de l’indication d’une « sentence prouffitable » qu’on peut tirer du récit[199].

L’œuvre de Legouais a eu du succès, malgré son immense étendue[200] et l’ennui qu’elle distille pour nous. La preuve en est dans les quatorze mss. qui en ont été conservés[201] dans la seconde rédaction de Berçuire, dans la traduction qu’a publiée, en 1484, le célèbre imprimeur de Bruges, Colas Mansion, de la première rédaction, en y joignant de nombreuses additions d’après Legouais, enfin dans la traduction en anglais (en partie perdue) qu’a faite du livre de Colas Mansion le non moins célèbre imprimeur Caxton († 1491)[202].

II. Imitations de « l’Art d’aimer ». — 1. Maître Élie. — L’Art d’aimer d’Ovide a exercé une influence considérable sur le développement des théories de l’amour, qui forment une partie si importante de la littérature du moyen âge[203] ». Il ne faut donc pas s’étonner qu’il ait été librement traduit en français au moins cinq fois, quatre fois en vers, une fois en prose. La plus ancienne de ces traductions, celle de Chrétien de Troyes[204], est malheureusement perdue, mais il nous en reste encore quatre, dont une, celle de Maître Élie (xiiie siècle), n’a plus que 1305 vers, qui conduisent la traduction jusqu’au vers 328 du livre II. Cette dernière est surtout intéressante par le début, où l’auteur, sans doute un Parisien, indique les endroits que fréquentent les dames et les demoiselles : l’île, les prés de Saint-Germain, où elles vont « caroler » ; l’église, où la plupart vont plutôt pour être vues et pour voir que pour prier[205], et surtout les « jeux » des clercs, par où il faut évidemment entendre les représentations de miracles ou de mystères : c’est un des plus curieux témoignages que nous ayons des spectacles dramatiques donnés en dehors de l’église.

2. La Clef d’amours. — Ce petit poème du xiiie siècle, imprimé d’abord, en rajeunissant la langue, au commencement du xvie siècle, puis par M. Edwin Tross, d’après son manuscrit, en 1866, ne contient que 3200 vers octosyllabiques : c’est dire que l’auteur inconnu[206], qui a introduit quelques additions de son cru, supprime, comme maître Élie, tout ce qui, dans Ovide, lui semble ne pas viser directement le but poursuivi. Les tournois ou, par aventure, les entrées royales (l’auteur est provincial et probablement Normand), remplaçant ici les jeux d’Élie, le marché, le temple, les « caroles », les places où l’on regarde les bateleurs : tels sont les endroits et les occasions favorables pour rencontrer les dames. On peut relever de curieux détails sur le costume des femmes et les talents qu’elles doivent posséder pour plaire. Il faut savoir gré à l’auteur, qui ne manquait pas de savoir-faire, de sa protestation contre l’affirmation d’Ovide que l’amour des vieilles est à rechercher par les jeunes gens comme plus profitable, comme aussi des efforts qu’il a faits pour atténuer la crudité de son modèle et rendre lisible à tous l’œuvre qu’il écrivait sous le commandement exprès du dieu d’amour.

3. Jakes d’Amiens. — On ne saurait accorder le même éloge à Jakes d’Amiens, qui est peut-être le même que celui dont on a cinq chansons, une pastourelle et un jeu-parti avec Colin Muset (commencement du xiiie siècle). Son poème de 2384 vers, imprimé par M. G. Kœrting[207] en 1868 d’après le ms. de Dresde, le seul qu’on connût alors, est parfois, en particulier dans le dernier chapitre, qui s’adresse aux femmes, platement grossier[208] : il l’a écrit, dit-il, dans l’espoir d’obtenir merci d’une belle blonde qu’il aime et qui se montre pour lui cruelle[209], et on doit l’excuser s’il a fait quelque faute ou laissé échapper des expressions trop hardies. Son originalité consiste en ceci qu’il consacre plus de 500 vers (qui ne doivent rien à Ovide) à enseigner en quels termes on doit déclarer son amour, soit à une dame du commun, soit à une dame de haut rang, soit à une jeune fille. L’idée de ces conversations amoureuses semble empruntée au de Arte honeste amandi d’André le chapelain[210], mais elles sont, chez Jakes, beaucoup moins alambiquées et surtout beaucoup moins platoniques.

4. Traduction en prose avec commentaire. — En dehors de ces trois imitations versifiées, et des 65 quatrains monorimes de Guiart, « singulier mélange d’obscénités et de dévotion[211] », nous avons, dans deux manuscrits, un texte incomplet (probablement du commencement du xive siècle) d’une traduction glosée des deux premiers livres de l’Art d’aimer, où manque tantôt la glose, tantôt la traduction. L’auteur, qui a la prétention d’expliquer toutes les allusions d’Ovide à la mythologie grecque, montre une grande ignorance et un aplomb non moins grand[212]. Mais ce texte est précieux à cause des nombreux vers ou refrains de chansons qu’il cite et que relève avec soin M. G. Paris dans l’article plusieurs fois cité.

5. Les Remèdes d’amour. — La seule traduction des Remedia amoris, portant ce titre, qui nous soit parvenue date du commencement du xive siècle ; elle est incomplète et suit d’assez près le texte latin pour qu’on ait pu intercaler dans le ms. la version française entre des groupes de deux ou de quatre vers. Le titre de Confort ou Remède d’amour a été improprement donné par son auteur anonyme (fin du xiiie siècle) à un petit poème de peu de valeur mais d’une moralité sévère, qu’a imprimé M. G. Kœrting à la suite de l’Art d’amours de Jakes d’Amiens et qu’il a attribué à tort à ce dernier : on n’a pu y relever que deux passages imités d’Ovide.

Enfin il convient de signaler une traduction des Remedia, imprimés par le même savant allemand d’après les deux mss. de Dresde et de Venise[213], que l’on trouve insérée dans le vaste poème inédit des Échecs amoureux, composé entre 1370 et 1380. Voici l’analyse succincte de ce poème, qui doit beaucoup au Roman de la Rose : Nature se montre à l’auteur un matin de printemps alors qu’il est encore couché et lui conseille un voyage à travers le monde. Il obéit et rencontre les trois déesses Junon, Pallas et Vénus, conduites par Mercure, qui l’engage à recommencer le jugement de Paris au sujet de la pomme. Vénus, reconnaissante de la préférence qu’il lui a donnée, lui accorde la permission de se rendre dans le jardin de son fils Déduit ou Jocus, qu’il trouve occupé à une partie d’échecs avec une ravissante jeune fille. Il remplace le dieu et ne tarde pas à être battu et, de plus, gravement féru d’amour. Alors Déduit lui enseigne, d’après Ovide, les moyens de plaire à l’objet aimé. Le poète amoureux sent renaître en lui l’espoir. Mais Pallas arrive, qui l’engage à fuir l’amour comme une source d’oisiveté et de corruption et à donner un noble but à sa vie. À l’appui de ses conseils, elle lui fait connaître les règles trouvées par Ovide pour guérir du mal d’amour. Puis viennent de longues dissertations sur le bonheur et les moyens d’y arriver, sur les diverses conditions et les devoirs qui s’y rapportent, et Pallas termine par l’éloge du mariage et des conseils sur l’éducation des enfants et la conduite d’une maison. Cette dernière partie est une source précieuse de renseignements sur les mœurs de la seconde moitié du xive siècle, et sur la société tout entière de cette époque de transition qui annonce déjà les temps modernes.

BIBLIOGRAPHIE

Histoire littéraire de la France, t. XIII, p. 423 et suiv. ; XV, p. 119 et suiv. ; 160 et suiv. ; XVII, p. 635 et suiv. ; XIX, p. 665 et suiv. ; 761-764 ; 765-767 ; XXIX, p. 455 et suiv. — Revue critique d’histoire et de philologie, t. V, p. 247 et suiv. — Romania, t. III, p. 129 et suiv. ; X, p. 270-277 ; XI. p. 213 et suiv. ; XIV, p. 1 et suiv. ; XVIII, p. 70 et suiv. ; XXI, p. 18 et suiv. et 281 et suiv., etc. — Gaston Paris, la Littérature française un moyen âge (XI-XIVe siècle), 2e édit., Paris. Hachette et Cie, 1890. — Léopold Constans, la légende d’Œdipe étudiée dans l’antiquité, au moyen âge et dans les temps modernes, en particulier dans le Roman de Thèbes, texte français du XIIe siècle, Paris, Maisonneuve et Cie, 1881. — Léopold Constans, le Roman de Thèbes, publié d’après tous les manuscrits pour la Société des anciens textes français, Paris, F. Didot et Cie, 1890. — Joly, Benoit de Sainte-More et le Roman de Troie, ou les Métamorphoses d’Homère et de l’épopée gréco-latine au moyen âge, Paris, Franck, 1870-1871, 2 vol. in-4. — Egidio Gorra, Testi inediti di storia trojana, Turin, 1887. — Arturo Graf, Roma nella memoria e nelle immaginazioni del medio evo, Turin, 1887. — H. Dunger, Die Sage vom trojanischen Kriege in den Bearbeitungen des Mittelalters und ihre antiken Quellen (Programme), Dresde, 1869. — Dictys Cretensis Ephemeridos belli trojani libri sex. Recognovit Ferdinandus Meister, Leipzig, 1872. — Daretis Phrygii de excidio Trojæ historia. Recensuit Ferdinandus Meister, Leipzig, 1873. — G. Kœrting, Dictys und Dares. Ein Beitrag zur Geschichte der Troja-sage in ihrem Übergange aus der antiken in die romantische Form, Halle, 1874. — R. Jæckel, Dares Phrygius und Benoit de Sainte-More. Ein Beitrag zur Dares-Frage (Dissertation de docteur), Breslau, 1875. — J. Salverda de Grave, Eneas. Texte critique, Halle, 1891. — Alexandre Pey. Essai sur li romans (sic) d’Eneas, d’après les manuscrits de la Bibliothèque impériale, Paris, 1856. — F. Settegast, li Hystore de Julius Cesar. Eine Altfranzœsische Erzählung in prosa von Jehan de Tuin, Halle, 1881. — Paul Meyer, Alexandre le Grand dans la littérature française du moyen âge, Paris, Vieweg, 1886, 2 vol. in-8. — Li romans d’Alixandre, par Lambert li Tors et Alexandre de Bernay, nach Handschriften der kœniglichen Büchersammlung zu Paris, Herausgegeben von Heinrich Michelant, Stuttgart, 1846, in-8. — Léopold Sudre, Ovidii Nasonis Metamorphoseon libros quomodo nostrates medii ævi poetæ imitati interpretatique sint, Paris, Bouillon, 1893. — Birch-Hirschfeld, Ueber die den provenzalischen Troubadours des XII. und XIII. lahrunderts bekannten epischen Stoffe, Halle, 1878. — Robert Dernedde, Ueber die den atlfranzœsischen Dichtern bekannten epischen Stoffe aus dem Alterthum, Erlangen, 1887.

  1. Par M. Léopold Constant, professeur à la faculté des lettres d’Aix.
  2. G. Paris, La Littérature française au moyen âge, 2e édition, p. 74.
  3. Voir P. Meyer, Le Roman de Flamenca, vers 609 et suiv., à qui nous empruntons sa traduction.
  4. Les mots entre crochets manquent dans la traduction. Le texte porte : comsi retenc Tyr de Sidoine, où nous croyons qu’il faut corriger : Tyr e Sidoine.
  5. P. Meyer traduit : « comment Démophon remit en son pouvoir Phyllis par amour », conservant le texte du manuscrit : con tornet en sa forsa Phillis per amor Demophon, que nous croyons devoir corriger en : con tornet en escorsa, etc.
  6. Ce sont les ms. de la Bibl. nat., fr. 375, 60 et 784 (= A, B, C), du Musée britannique, Add. 34114 (= S), et de Cheltenham, Bibl. Phillipps, 8384 (= P). Il faut y joindre deux fragments d’un double feuillet chacun appartenant à la bibliothèque municipale d’Angers, et dont la date reculée (fin du xiie siècle) fait vivement regretter la perte du ms. dont ils ont fait partie.
  7. Dans cette analyse, nous relevons surtout les traits par lesquels le poème se différencie de la Thébaïde de Stace.
  8. AP ajoutent ici un épisode galant : Tydée, s’étant endormi dans un jardin délicieux placé sur sa route, est aperçu par une jeune et belle princesse, fille du roi Lycurgue, qui l’emmène au palais et l’entoure de soins affectueux. Dès le lendemain matin, se sentant mieux, il reprend sa route vers Argos, malgré les instances de la jeune fille pour le retenir. Un autre épisode galant est placé par le ms. P à la suite de la mort d’Aton : il s’agit d’un roi de Nubie, Céfas, amoureux d’Antigone, qui vient au secours d’Étéocle et est tué par Parthénopée.
  9. Mieuz vaut lor ris et lor baisiers (des filles d’Adraste) Que ne fait Londres ne Peitiers. Il faut peut-être attribuer Londres au scribe et corriger : Que Limoges ne que Peitiers.
  10. Si l’on considérait cette leçon comme la vraie, le choix de ce mot ne saurait avoir été amené que par la difficulté de la rime avec marche, la langue de l’auteur s’opposant à ce qu’on cherche sa patrie au nord de Paris, dans le département de Seine-et-Oise.
  11. Voir Salverda de Grave, Eneas, introd., p. xxiv et suiv., et plus loin, chap. iii, p. 223.
  12. Elle ne sera possible que lorsqu’on aura une édition critique du Roman de Troie : c’est un travail de longue haleine, que nous avons entrepris et que nous espérons mener bientôt à bonne fin.
  13. Voir Roman de Thèbes, Introd., p. cxv.
  14. En particulier, le siège de Monflor et l’épisode du ravitaillement semblent bien destinés à varier et aussi à allonger les descriptions de batailles, que l’imitateur trouvait sans doute trop courtes dans son modèle, ce qui prouve qu’il ne disposait pas d’une source développée comme le poème de Stace. L’épisode de Daire le Roux, habilement rattaché à l’action principale et au ravitaillement, a été inspiré par le désir de montrer la force des barons féodaux en face du roi et d’établir leurs droits respectifs, etc. Ajoutons que les manuscrits glosés de Stace ne semblent pas avoir suggéré à l’auteur ces additions au sujet classique.
  15. Par exemple, il semble qu’il eût dû reproduire la scène où Stace nous représente Tydée rongeant la tête de son meurtrier, Ménalippe.
  16. Voir notre Légende d’Œdipe, p. 60 et suiv., et surtout p. 67, n. 1, et 275-276.
  17. Benoit de Sainte-More, etc., I, 100 et suiv.
  18. D’un côté, la renommée universelle de Stace au moyen âge et l’erreur qui faisait de lui un chrétien ; de l’autre, l’intérêt qu’offrait la légende d’Œdipe et de ses fils pour des imaginations naïves toujours éprises d’aventures merveilleuses : telles sont les principales causes du succès de la légende thébaine.
  19. Pour les détails, voir notre Légende d’Œdipe, p. 349 et suiv., et notre Roman de Thèbes, Introd., p. cxlv et suiv.
  20. Par M. Pio Rajna, dans la Zeitschrift für romanische Philologie, II, 220 et suiv. et 419 et suiv.
  21. Elle a été imprimée au xvie siècle sous le nom de Edipus et réimprimée de nos jours dans la collection Silvestre.
  22. Voir Romania, XIV, 36 et suiv., et Légende d’Œdipe, p. 315-349. — L’unité de style qu’on peut reconnaître dans l’Histoire ancienne empêche d’admettre que le Roman de Thèbes ait été mis en prose par un auteur différent et simplement inséré à sa place par le rédacteur anonyme de cette vaste compilation.
  23. Il y a encore une rédaction abrégée dans un ms. fort corrompu de Turin coté, dans le catalogue Pasini, XXIII, g. 129, et dont nous ne connaissons que les premières lignes.
  24. Orose, dont l’ouvrage n’est, comme on sait, qu’une revue rapide des événements de l’histoire ou de la fable destinée à prouver que tous les malheurs de la terre jusqu’au triomphe du christianisme ont eu pour cause l’ignorance du vrai Dieu, s’était contenté de dire : « Omitto et Œdipum interfectorem patris, matris maritum, filiorum fratrem, vitricum suum. Sileri malo Eteoclem et Polynicem mutuis laborasse concursibus, ne quis eorum parricida non esset. »
  25. Le titre de Livre d’Orose (dans le ms. B. N. fr. 15 455, Premier volume des Histoires de Paul Orose, traduit en français) est usurpé à tort par plusieurs manuscrits qui contiennent la première rédaction.
  26. Souvent il prend lui-même la parole et fait ses réflexions sous la rubrique : Le translateur ; mais il ne craint pas, à l’occasion, de se référer expressément à l’écrivain latin, qui n’en peut mais.
  27. Lydgate composa ce poème entre 1421 et 1422. Il venait de terminer son Siège de Troie (Troy Book), d’après Guido delle Colonne.
  28. Il avait sous les yeux un manuscrit différent quand il écrivait ses Destinées des princes (Falls of princes).
  29. Protesilaus et Danaüs y sont donnés comme des fils d’Hippomédon.
  30. Profilias n’est pas mentionné dans le Roman de Thèbes : Athis représente Aton, l’Atys de Stace.
  31. Il y a dans l’édition Joly 30 108 vers, chiffre qui sera légèrement rectifié dans l’édition critique que nous préparons.
  32. Nous suivons pour cette analyse, en particulier pour les noms propres, non l’édition, mais les meilleurs mss., qui doivent servir de base à notre édition.
  33. L’auteur ajoute que les dieux l’en punirent cruellement ; mais il n’entre dans aucun détail, sous prétexte que Darès n’en dit pas davantage.
  34. Ici l’auteur insère les portraits des héros et héroïnes de la guerre de Troie, présentés dans l’ordre suivant : d’abord Castor, Pollux, Hélène : puis pour la Grèce : Agammemnon, Ménélas, Achille, Patrocle, Ajax (Aiaus) fils d’Oïlée et Ajax surnommé Télamon (sic). Ulysse, Diomède, Nestor, Protésilas (Proteselaus), Néoptolème (Neptolemus). Palamède, Podalire (Polidarius). Machaoln, le roi de Perse et Briseïda ; enfin pour Troie : Priam, Hector, Hélénus, Deiphobe (Deiphebus), Troïlus, Pâris, Énée (Eneas), Anténor et son fils Polydamas, Memnon, Hécube, Andromaque, Cassandre et Polyxène. À la suite, vient le catalogue des chefs grecs et le nombre des vaisseaux qu’ils amènent à Athènes, catalogue semblable à celui d’Homère, sauf quelques omissions et de légers changements dans certains chiffres.
  35. Il n’y a pas moins de vingt-deux ou vingt-trois batailles, dont la plupart durent plusieurs jours : elles sont presque toutes séparées par des trêves plus ou moins longues. Le Darès qui nous a été conservé n’en compte que dix neuf, qui ne sont pas numérotées comme dans le Roman, où, du reste, il y a quelque incertitude sur ce point et même quelques lacunes.
  36. Les Grecs jettent dans l’Aschandre (?) le corps de l’Amazone, malgré l’opposition de Pyrrhus, qui voulait qu’il fût rendu aux Troyens.
  37. Il est déjà mort, tué par Pâris : l’erreur provient de ce que l’auteur suit ici Dictys et non plus Darès. Voir ci-dessous, § 3. p. 204.
  38. Voir ci-dessous, § 3. p. 212.
  39. Cette erreur bizarre provient peut-être de ce que le manuscrit de Dictys que suivait Benoit (voir § 3), portait Ænean ou Enean au lieu de Œneum (l’aïeul de Diomède) ; mais les mots in Ætolia, qui précèdent, auraient dû éveiller son attention.
  40. Déjà Dictys avait dit (vi, 5) : per Cyclopa et Læstrigona fratres multa indigna expertus. Polyphème a été ainsi dédoublé et le roi des Lestrygons est devenu un roi nommé Lestrygon.
  41. Un ami de Pélée, Assandrus, raconte aux espions de Pyrrhus les noces de Thétis et de Pélée et donne une curieuse explication évhémérique de l’origine des dieux et des Muses.
  42. Avant de reprendre l’Orestie, le trouveur raconte, comme Dictys, comment la sœur de Memnon, Hélène, alla chercher à Troie le corps de son frère, lui fit faire un riche tombeau, puis disparut mystérieusement.
  43. L’auteur fait ici mention d’un fils posthume de Pyrrhus et d’Andromaque, Achillidès, qui rétablit son frère sur le trône de Troie. (Voir Romania, XXI, 32 et suiv.).
  44. Léopold Pannier, Revue critique d’histoire et de philologie, V, 247 et suiv.
  45. La question de savoir s’il s’agit du Sainte-Maure voisin de Troyes, ou du Sainte-Maure situé entre Tours et Châtellerault, ne saurait être définitivement tranchée que lorsque nous serons en possession d’une édition critique du poème.
  46. Voir plus loin, p. 223. Il ne l’est pas non plus de la Chronique ascendante en alexandrins, qui doit être rattachée comme prologue à la Geste des Normands (Brut) de Wace et est également l’œuvre de ce dernier ; ni de la chanson d’adieu d’un chevalier partant pour la croisade qui figure dans le manuscrit harléien de la Chronique ; ni enfin d’un chant en l’honneur de Thomas Becket, dont l’auteur se nomme lui-même : Benoist, frère prêcheur, et qu’on doit peut-être confondre avec l’abbé de Péterborough, mort en 1193, qui avait écrit, outre une Chronique de Henri II, une vie latine du fameux archevêque de Cantorbéry.
  47. Nous avons ici en vue non l’édition, mais l’ensemble des manuscrits.
  48. Il faudrait y joindre, d’après M. P. Meyer (Rom., XXIII, 16), cette circonstance que l’Eneas viole plus souvent que Troie la règle ancienne qui veut que, dans les poèmes octosyllabiques, la phrase se termine avec le second vers du couplet et non avec le premier.
  49. Voir Salverda de Grave, Eneas, Intr., p. xxii-xxiv, et G. Paris, Rom., XXI, 282.
  50. Déjà M. Joly, dont il faut lire les longs et curieux développements sur cette question, a judicieusement rapproché la lampe inextinguible du tombeau de Pallas, dans l’Eneas, d’un passage du chroniqueur anglais Guillaume de Malmesbury, qui, évidemment, n’a pas inventé lui-même ce détail. (Voir Benoit de Sainte-More, etc., I, 231.)
  51. Cf. le Roman d’Alexandre (éd. Michelant, p. 275, v. 9 et suiv.), qui imite le passage suivant de la fameuse Lettre d’Alexandre à Aristote (voir plus loin, II, ii, p. 230 et suiv.) : vineamque solidam auro sarmentoque aureo inter columnas pendentem miratus sum, in qua folia aurea racemique crystallini.
  52. Voir L. Constans, La Légende d’Œdipe, etc., p. 132 et suiv.
  53. Pendant une trêve, il va visiter Achille et lui offre de vider par un combat singulier le différend qui arme les deux peuples l’un contre l’autre.
  54. Cette supériorité accordée à Hector explique qu’on ait fait pour lui, au xiiie siècle, ce qu’on faisait pour les héros des chansons de geste. Nous avons, dans trois manuscrits, un poème franco-vénitien qui raconte la jeunesse d’Hector, ses Enfances. On y voit le héros secourir le roi Filimenis, assiégé par le géant Hercule, qui est vaincu et tué par Hector. De même le Roman de Troie en prose (dans les mss. de l’Histoire ancienne qui l’ont inséré) se termine par un récit, sans doute dérivé d’un poème perdu, où Landomata, fils aîné d’Hector, se venge de la trahison d’Énée et d’Anténor. Ce récit fait suite à l’histoire d’Énée dans le ms. de la Bibliothèque nationale, fr. 821, qui offre une rédaction franco-italienne un peu différente. (Voir Romania, XXI, 37-38.)
  55. Déjà dans Dictys (voir § 3), Achille, embusqué, surprend et tue Hector au passage d’un fleuve au moment où il allait à la rencontre de Penthésilée : ce qui diminue singulièrement son mérite.
  56. De même dans l’Eneas, et plus complaisamment encore, ce reproche est fait à Énée (un Troyen cette fois) par la mère de Lavinie s’adressant à sa fille (v. 8565-8612).
  57. « C’est, dit M. Joly, en traitant de ce gracieux épisode (l. l., I, 285), un tableau plein de malice, qui vient d’une façon tout à fait inattendue se mêler au drame ; on lui pourrait donner pour épigraphe et pour résumé le mot de Shakespeare : « Ô femme, fragilité est ton nom ! » Il le faut joindre à tous ces contes piquants où nos vieux poètes, séduits et railleurs en même temps, maudissaient et adoraient la femme, la représentaient charmante et coupable. Comme eux, Benoit s’est plu à peindre sa grâce victorieuse, son penchant irrésistible à la coquetterie, sa facile défaite, et faisant œuvre à la fois de poète et de moraliste, il mêle à son piquant écrit les réflexions et les sentences. »
  58. Voir § 4. p. 218 et suiv.
  59. Dunger, Die Sage, etc. (1869) ; Joly, Benoit de Sainte-More, etc. (1870).
  60. Déjà au premier siècle de notre ère, Ptolémée Chennus, fils d’Héphestion, avait écrit un Ἀνθόμηρος, aujourd’hui perdu. Les progrès de l’évhémérisme et le triomphe du christianisme ne purent que favoriser la réaction contre Homère. Celui-ci semble d’ailleurs n’avoir été connu au moyen âge que par des abrégés latins : on désigne souvent sous le nom d’Homère latin le Pindarus thebanus, auteur, au premier siècle après Jésus-Christ, d’un court résumé de l’Iliade en moins de 1100 hexamètres à l’usage des écoles, où déjà le rôle des dieux semble systématiquement réduit.
  61. On a émis l’avis que les noms de Cornelius et de Sallustius pourraient être authentiques, et que les surnoms qui les identifient avec des historiens célèbres auraient été ajoutés par les scribes : il y aurait là une coïncidence difficile à admettre, et l’exemple du faux Dictys confirme d’ailleurs la supercherie du faux Darès.
  62. Phrygienne, c’est-à-dire écrite en grec, car les Troyens parlaient un dialecte grec, et nulle part il n’est dit dans Homère que les deux partis aient eu besoin d’interprète pour s’entendre.
  63. Ainsi, quand Hercule va successivement demander leur appui contre Laomédon à Castor et Pollux, à Télamon, à Pélée, à Nestor, l’auteur se répète jusqu’à quatre fois à peu près dans les mêmes termes. On peut en dire autant du passage où Anténor va tour à tour réclamer aux mêmes princes la liberté d’Hésione, emmenée en servitude par Télamon après le premier siège de Troie.
  64. D’ailleurs, sur 43 chefs grecs mentionnés au catalogue, il y en a 15 dont il n’est plus du tout question et 13 dont la mort seulement est constatée. Pour ce qui est des 29 alliés troyens, Sarpédon et Memnon seuls jouent un certain rôle, six autres ne figurent que pour mourir : quant aux 21 qui restent, ils sont négligés complètement.
  65. Voir Jæckel (Dares Phrygius und Benoit de Sainte-More, p. 5 et suiv.), qui a étudié la question dans tous ses détails, complétant Kœrting (Dictys und Dares, p. 65 et suiv.), qui avait brillamment inauguré la discussion contre Dunger et Joly, partisans d’un Darès et d’un Dictys uniques.
  66. Ainsi la première bataille, qui a dix lignes dans le faux Darès, est racontée dans Benoit en deux mille vers environ, sur lesquels 1600, qui ne constituent nullement le développement des faits indiqués d’un mot dans l’abrégé, ne sont pas inutiles pour les expliquer : et cependant, ici encore, Benoit renvoie trois fois à sa source, il y renvoie deux fois dans les portraits de Polydamas et de Memnon, qui ne figurent pas dans Darès, etc., etc. Benoit nous apprend d’ailleurs que sa source latine est « riche et granz, et grant uevre i a et grant fait ».
  67. Les « bons dits » qu’il avoue avoir ajoutés, ce sont des réflexions, comme celle qui termine la première partie de l’épisode de Troïlus et Briseïda sur l’inconstance des femmes (v. 13 826-30), ou encore celles que lui inspire la faiblesse d’Achille amoureux de Polyxène (v. 18 425-54) ; ce sont aussi les ornements qu’il a demandés aux mœurs et aux usages de son temps, et les merveilles artistiques du palais de Priam, de la Chambre de beauté ou du tombeau d’Hector, en tant du moins qu’elles dépassent les réalités concrètes et se présentent comme le produit de la fantaisie du moyen âge ; ce sont enfin les détails souvent fort ingénieux qu’il a semés un peu partout, et en particulier la façon toute personnelle dont il a traité les épisodes d’amour dont il empruntait à sa source l’idée plus ou moins développée.
  68. Il n’est pas nécessaire d’admettre, étant donné que Valerius Flaccus est très différent et ne saurait être ici la source (non plus d’ailleurs qu’Ovide, Métam., VII, init.), l’existence d’un poème spécial, comme le veut M. Kœrting (loc. laud., 74) ; cependant il faut reconnaître qu’il a dû exister de bonne heure de ces romans mythologiques en prose, écrits les uns en grec, les autres en latin, et que c’est dans ces derniers qu’il faut voir la source de cette Histoire ancienne dont nous avons parlé plus haut (p. 185). Un fragment de la légende d’Atalante et d’Hippomène publié par nous (Revue des langues romanes, XXXIV, 600), et qui semble remonter au xiiie siècle, vient à l’appui de notre opinion.
  69. L’accusatif de Βρισηΐς est devenu le nominatif du latin ; mais il y a certainement là un souvenir de la captive d’Achille, dont le rôle, si important dans l’Iliade, a été usurpé ici, comme dans les traditions posthomériques, par la fille de Priam, la belle Polyxène.
  70. La référence à Darès du vers 13 011, qui en soi n’aurait pas grande importance, vient confirmer la probabilité d’un emprunt à un Darès développé.
  71. Le texte de la lettre porte Praxis : mais la véritable forme se trouve dans le prologue, où les mêmes inventions sont rapportées, avec quelques petites différences (ainsi c’est Néron qui fait traduire le précieux texte, lequel lui a été remis par le consulaire Rutilius Rufus, qui accompagnait Eupraxis à Rome), différences qui ne sauraient empêcher qu’on n’y voie l’œuvre du Dictys grec. Voir la fin du livre V, où l’auteur déclare, conformément au prologue, avoir écrit en caractères phéniciens et en langue grecque.
  72. Kœrting, loc. laud., p. 8, comprenant mal Dictys (vi, 17), prétend qu’il attribue à Énée la fondation de Coreyra Melæna : c’est bien d’Anténor qu’il s’agit.
  73. Ce Dictys grec est mentionné par Syrianos (vers 400 après J.-C.). par Suidas (milieu du xie siècle) et par Eudoxie, femme de l’empereur Constantin XI Ducas (1059-1067).
  74. Ainsi Malala parle avec quelque détail, en se référant à Sisyphe de Cos et à Dictys, d’un banquet où Teucer raconte à Pyrrhus, après la guerre de Troie les événements qui ont précédé et suivi la mort d’Hector ; Tzetzès raconte (d’après Dictys) qu’Œnone, la première femme de Paris, se pendit de désespoir après sa mort, tandis que le Dictys que nous avons dit qu’elle mourut de douleur. D’autre part, il y a dans la traduction latine un certain nombre de points peu clairs qui semblent trahir une suppression : ces lacunes sont parfois comblées par Malala.
  75. Voir Kœrting, loc. laud., p. 22 et suiv.
  76. Voir Kœrting, loc. laud., p. 18-21 et 58-63.
  77. Voir Joly, loc. laud., I, 194 et suiv.
  78. Malala en donne 18. Isaac en ajoute 9, qu’il place en tête et qui, appartenant presque tous à des personnages importants, comme Agamemnon. Ulysse, Palamède, Diomède, etc., doivent (étant donnée l’impéritie de l’écrivain) appartenir à la même source que les autres. Tzetzès (cf. n. 7) donne 33 portraits.
  79. D’après M. Joly, Septimius déclarant qu’il a réduit à un les quatre derniers livres de Dictys, et ces livres commençant après la prise de Troie, les portraits n’ont pu s’y trouver ; et ils ne se trouvaient pas non plus dans les cinq premiers, puisque le traducteur a dû les conserver tels quels. En réalité, il dit seulement des cinq premiers livres qu’il en a conservé le nombre (numerum servavimus) : ce qui ne prouve rien pour le contenu.
  80. Tzetzès, qui a écrit ses Ἰλιαχά (en vers) dans la seconde moitié du xiie siècle, est très voisin de Malala et d’Isaac pour les neuf portraits spéciaux à celui-ci : les épithètes homériques qu’il substitue à celles de ses modèles n’empêchent pas de constater ces ressemblances. Cependant il est possible que sa source soit le Dictys grec.
  81. Il est vrai qu’il dit simplement qu’on avait ainsi raconté la chose à son père, mais il n’y contredit pas : il y a donc là une véritable distraction.
  82. Une troisième version, qui, d’après Pausanias (X, 31), se trouvait dans les Κὑπρία, voulait que Palamède, se trouvant à la pêche sur le rivage de la mer, eût été noyé par Ulysse et Diomède.
  83. C’est à tort que Dunger (loc. laud., p. 36) a pris cet abrégé pour la source de Benoit, car il ne contient pas l’introduction, d’après laquelle César est cité comme ayant ordonné ce grand travail. Il n’est d’ailleurs pas vrai que Benoit, comme le disent Dunger et Jæckel, nomme César comme sa source écrite.
  84. Romania, XIV, 67.
  85. Il y a, d’après M. P. Meyer, de bonnes raisons de croire que cette rédaction a été composée sur l’ordre de Charles V (par conséquent entre 1364 et 1380).
  86. Ajoutons que l’on possède deux traductions italiennes du roman de Troie en prose : l’une, dont il y a deux manuscrits, ajoute quelques moralités, et le début reproduit, d’après Ceffi (voir p. 215, n. 2), les quinze premiers chapitres de Guido ; puis l’auteur passe, après quelques hésitations, au roman français, qu’il suit alors exclusivement. La seconde traduction, qui nous est parvenue incomplète (La Istorietta trojana), revient en certains passages au poème, et dans d’autres a recours à des sources classiques. Une troisième rédaction, inédite, en prose italienne, due à un certain Binduccio dello Scelto, s’appuie directement sur le poème de Benoit (voir P. Meyer, loc. laud., p. 77, et Gorra, Testi inediti, p. 167). Une quatrième, anonyme, récemment signalée par M. H. Morf (Romania, XXI, 21), emprunte d’abord le prologue à Guido delle Colonne, puis suit le roman de Troie en prose, qu’il quitte peu à peu pour retourner à Guido, non sans quelques emprunts au roman, qu’il finit par reprendre et par suivre fidèlement.
  87. Il semble n’avoir connu Dictys que par Benoit, comme le prouve son affirmation qu’il a été traduit, ainsi que Darès, par Cornelius ; mais il a connu, sinon le Darès développé, du moins notre Darès, car il en reproduit les dernières lignes et s’en sert plusieurs fois pour corriger Benoit, en particulier pour les noms propres. Il l’accuse de brièveté excessive, afin de se donner l’honneur des développements qu’il emprunte à Benoit. Il a eu, du reste, la bonne fortune, due sans doute à ce qu’il avait écrit en latin, d’être souvent cité par les nombreux historiens de Troie au xve siècle, alors que Benoit, quoique plus largement utilisé, était passé sous silence. Le moyen âge n’attachait pas grande importance à ces plagiats, et un rimailleur sans talent, Jean Malkaraume, avait pu, dès le xiiie siècle, démarquer impudemment l’œuvre de Benoit pour l’insérer dans une histoire sainte versifiée (Bibl. nat., fr. 903).
  88. L’œuvre de Guido a été traduite huit fois en italien, dont deux fois seulement sans modifications : l’une de ces deux traductions, attribuée à Filippo Ceffi, notaire florentin, imprimée à Venise en 1481, a été réimprimée plusieurs fois, en dernier lieu par M. Dello Russo, à Naples, en 1868. Nous en avons également trois traductions françaises des xve et xvie siècles, dont l’une est due à Raoul Lefèvre, l’historiographe du duc de Bourgogne Philippe le Bon, qui l’a insérée dans son Recueil des histoires de Troye (1464). Enfin on cite trois traductions allemandes des xive et xve siècles, deux espagnoles, deux flamandes, une écossaise, une bohème, une anglaise, sans parler de l’œuvre plus personnelle de Lydgate, l’auteur du Siège de Thèbes, qui composa entre 1412 et 1421 (d’après Guido, mais en empruntant quelques détails descriptifs à Benoit) son Sege of Troye ou Troye Boke. poème envers de 8 syllabes à rimes plates, où se montre un heureux mélange d’érudition et de fantaisie.
  89. Joly, loc. laud., I, 439.
  90. La croyance à l’origine troyenne des Romains, déjà universellement répandue au premier siècle avant Jésus-Christ, les obligeait à remonter à la guerre de Troie et les poussait même à raconter celle de Thèbes.
  91. L’influence de Guido se fait encore sentir chez le premier traducteur de l’Iliade, Jean Samson, de Châtillon-sur-Indre (1529-1530), qui invoque son autorité, comme aussi celle de Darès et de Dictys, pour corriger les erreurs d’Homère.
  92. Publié par Karl Frommann (Quedlinburg et Leipzig, 1837), d’après le ms. unique d’Heidelbert.
  93. Publié par Keller en 1858. Voir Dunger. Die Sage, etc., p. 45 et suiv.
  94. Publiée tout récemment, d’après un ms. du xve siècle appartenant à une bibliothèque privée, par M. N. de Pauw, pour l’Académie royale flamande : 3 vol. in-8 (le 4e en cours de publication), 1889-91.
  95. Également publiés par M. de Pauw dans son 4e volume.
  96. Voir Gorra, loc. laud., p. 278 et suiv.
  97. Nous laissons de côté les œuvres en prose qui s’inspirent moins directement de Benoit ou de Guido, ou de l’un et de l’autre, comme le Trésor de Brunetto Latino, la Fiorita (inédite) d’Armannino de Bologne (1325), les Fiori d’Italia, etc., ou qui ne traitent qu’une partie de la légende, comme les Contidi antichi cavalieri, etc.
  98. Déjà en 1325, Armannino de Bologne, dans la partie de sa Fiorita qui concerne l’histoire de Troie, l’appelle Crisseida. De son expédition contre Teuthras en Thrace, Achille, nous dit-il, ramena prisonnières « Briseida et Crisseida », cette dernière fille du prêtre Crisis selon les uns, de Calchas selon les autres. Voir H. Morf, Romania, XXI, 101.
  99. Le nom est emprunté à Benoit (vers 6645), qui en fait un roi de Sezile (cf. Darès, xvii : de Zelia Pandarus), et non à Homère, Iliade, II, 824. Voir H. Morf, l. l. p. 106.
  100. Voir Moland et d’Héricaut, Nouvelles françaises en prose du xive siècle (Introduction) ; Joly, loc. laud., I, 503 et suiv. ; Gorra, loc. laud., p. 336 et suiv. ; Crescini, Contribiti agli studi sul Boccacio (Turin, 1887), p. 186 et suiv. Ce dernier croit que le Filostrato, quoique commencé après le Filocolo, fut terminé avant lui et écrit pendant une absence de Naples de la Fiammetta, c’est-à-dire en 1339 ou 1340. La plupart des critiques, au contraire, croient, surtout à cause de la perfection de la forme, qu’il a été écrit après la rupture, et M. Novati, Istoria di Patroclo e d’Insidoria (Turin, 1888), p. xl, n. 1, fait justement remarquer que, si Boccace a atténué les sévérités de Benoit à l’égard de l’héroïne, c’est qu’il conservait le secret espoir de rentrer en grâce auprès de celle qu’il aimait.
  101. Gorra, loc. laud., p. 359, no 1, signale, d’après Quadrio, une autre imitation du xvie siècle, en dix chants, due à Angelo Leonico, de Gênes, et intitulée : L’amore di Troilo e di Griseida.
  102. Nous ne pouvons, même d’un simple mot, indiquer ici, comme nous l’avons fait pour le Roman de Thèbes, les innombrables allusions au Roman de Troie que fournit la littérature du moyen âge. Contentons-nous de renvoyer, pour Troie et pour les autres poèmes du cycle antique, à R. Dernedde, Ueber die den altfranz. Dichtern bekannten epischen Stoffe aus dem Alterthum, 1887), et d’ajouter, en ce qui concerne Briseïda, que l’héroïne de la nouvelle 90 de Sercambi (éd. R. Renier) porte ce nom : c’est une épouse infidèle dont l’histoire n’a d’ailleurs pas grand’chose à voir avec celle de la fille de Calchas.
  103. Voir Dom. Comparetti, Virgilio nel medio evo, 2 vol. in-8, Livourne, 1872.
  104. Sur les raisons qui nous font considérer l’Eneas comme postérieur à Thèbes et à Troie, voir plus haut, p. 181. Ajoutons qu’on a récemment relevé dans Chrétien plusieurs passages imités de ce poème. Cf. Wilmotte, Moyen âge, V, 8 et suiv.
  105. Cf., par exemple, Eneas, 1909-10, et Thèbes, 2029-30 ; Eneas, 6898, 6899. et Thèbes, 7940, 7941, etc.
  106. L’Eneas emprunte encore au Roman de Troie, en la détaillant non sans quelque grossièreté, l’accusation qu’Hector y porte contre les mœurs d’Achille : seulement, ici, c’est d’un Troyen qu’il s’agit, et la mère de Lavinie s’en sert pour détourner sa fille de l’amour d’Énée. Voir p. 201.
  107. De même le Roman de Thèbes, du moins dans sa plus ancienne rédaction, ne fait qu’indiquer d’un mot les jeux donnés en l’honneur du jeune fils du roi Lycurgue, si complaisamment décrits dans la Thébaïde de Stace.
  108. Voir p. 221, n. 2.
  109. C’est évidemment pour avoir l’occasion de recommencer son analyse des sentiments respectifs des deux amants que le trouveur a imaginé ce détail peu vraisemblable.
  110. Cf. Joly, Benoit de Sainte-More, etc., I, 345 et suiv.
  111. Pour d’autres déplacements peu importants et de plus amples détails, voir l’édition de J. Salverda de Grave, Introd., p. xxxii et suiv.
  112. Par exemple, le Jugement de Paris, qui offre dans l’autre rédaction des traits communs avec Troie et étrangers à la source probable (Ovide, Héroïdes, xvi et xvii), en particulier la mention de la pomme d’or, n’y figure pas plus que dans l’Énéide.
  113. Introd., p. xxxi et n. 4.
  114. On a allégué de plus le défaut de Prologue dans l’Eneas, qui semble se rattacher directement au Roman de Troie (Quant Menelax ot Troie asise, etc.), et aussi ces vers de Troie (28 127, 28 128) : Et Eneas s’en fu ralez, Issi com vos oï avez ; mais M. Salverda de Grave a fort bien vu qu’il n’y a là qu’une allusion aux vers 27 129 et suiv., où il est question du départ d’Énée et des siens sur les vingt-deux vaisseaux que Paris avait emmenés en Grèce.
  115. Voir Romania, XIV, 43 et suiv. et ci-dessus, p. 185.
  116. Voir Parodi, I rifacimenti e le traduzioni italiane dell’ Eneide di Virgilio prima del Rinascimento, dans Studj di filologia romanza, fasc. 5 (1887), p. 143 et suiv. — Un texte semblable à celui des Fatti d’Enea se retrouve dans une Énéide en 22 chants comprenant 974 octaves, en manuscrit à Sienne. Voir P. Rajna, Zeitschrift für rom. Philologie, II, 242-245.
  117. Voir P. Rajna, loc. laud., II, 240, et Parodi, l. l., p. 240-255.
  118. Voir la belle introduction de M. Behagel à son édition de l’Eneit, et Pey, L’Énéide de Henri de Veldeke et le Roman d’Eneas.
  119. Cependant les allusions qui paraissent viser l’Eneas plutôt que Virgile sont assez nombreuses et se rapportent principalement à Lavinie et surtout à Didon. Voir en particulier, pour Didon, Chrétien de Troyes, Erec et Enide, v. 5291 et suiv. ; Roman d’Alexandre, p. 517, 12 et suiv. ; Roman de la Rose, v. 14 115 et suiv. (éd. Michel) ; pour Lavinie, Erec et Enide, 5298 et suiv. ; Flore et Blancheflor, v. 490 et suiv., etc. ; pour la beauté de Lavinie, R. de la Rose, v. 21 818-9 ; Marie de France, Lai de Lanval, v. 584-6, etc. Il faut noter surtout, comme une allusion incontestable à l’Eneas, ce passage de Flamenca (v. 622-4) : L’autre comtava de Lavina, Con fes lo breu el cairel traire A la gaita del auzor caire. Cf. 619-21, où il est question de Didon abandonnée d’Énée : L’autre comtava d’Eneas E de Dido, consi remas Per lui dolenta e mesquina.
  120. Deux documents de 1277, dont la langue est semblable à celle de notre roman, mentionnent un Jean, chevalier, seigneur de Rianwez et de Montigny-le-Tilleul, avoué de Thuin, qui rend la sentence au sujet de contestations entre l’abbaye d’Alne et les habitants de Montigny (voir Suchier, Zeitschr. für rom. Phil., VI, 386). Nous serions d’autant plus porté à y voir l’auteur du César que sa qualité de clerc ne nous paraît pas suffisamment démontrée, et que sa théorie de l’amour, complaisamment développée à la fin du poème, et certaines réflexions peu platoniques à propos de Cléopâtre ne messiéraient pas dans la bouche d’un galant chevalier. Il est vrai que les exemples ne manquent pas de clercs tout aussi experts aux choses de l’amour.
  121. Un siècle environ plus tard, en 1343, une partie de la Pharsale a été imitée en laisses monorimes et en dialecte franco-italien par Nicolas de Vérone.
  122. Voir Settegast, dans l’introduction à son excellente édition du livre de Jehan de Thuin, Li histore de Julius Cesar, p. xxxiii.
  123. Voir notre première partie. Les troubadours d’un côté, les romans de Troie, d’Eneas, et de la Table ronde de l’autre, en particulier les romans de Chrétien, ne lui laissaient guère rien à inventer sous ce rapport.
  124. Voir G. Paris, Romania, XII, 381. — M. P. Meyer, dans sa savante étude sur les Faits des Romains (voir ci-dessous, p. 228), trouve ce portrait supérieur à celui de l’auteur anonyme, qu’il cite en entier : « Sa description, dit-il, est mieux liée ; les différents traits qu’il a imaginés forment un meilleur ensemble ; il sait opposer « la brunour » des sourcils à la blancheur du front ; il s’élève au-dessus de l’appréciation purement matérielle où se renferme son contemporain, lorsqu’il dit que « s’uns hom ki malades fust d’une grant maladie peüst tant faire que baisier la peüst et sentir le grant douçour ki de son cors issoit, il en revenist tous en santé. »
  125. « Et puis c’on pour amer sueffre tantes dolours, por quoi apièle on les maus d’amer plasans ? » Cf. dans l’Eneas le discours de la mère de Lavinie à sa fille.
  126. Introd., p. iii-x. Quoiqu’il se donne d’abord comme original, il se trahit à un moment donné : « Si com l’estoire dist et en apres Jehanz ».
  127. Voir G. Paris, Romania, maj, 381.
  128. Voir Rom., XIV, 1 et suiv.
  129. M. Settegast croit que cette compilation a pour auteurs ces « maistres d’Orliens », dont Jehan conteste par deux fois le témoignage. Il s’agit plutôt, vu les dates, de gloses sur Lucain, usitées à Orléans, où l’on expliquait surtout les poètes classiques. Voir G. Paris, Romania, IX, 622.
  130. Cf. P. Meyer, Rom., XIV, 4 et 29.
  131. Histoire littéraire de la France, XIX, 681 et suiv.
  132. La renommée de César a été grande au moyen âge. Nous n’en citerons que deux preuves empruntées à des poèmes en langue vulgaire : Obéron, dans Huon de Bordeaux, est le fils de Jules César et de la fée Morgue, et le Roman de Thèbes parle de la grandeur des armées de César et de Pompée. Mais il semble bien que cette renommée soit surtout d’origine savante et que la célébrité de Lucain, très étudié dans les écoles, y ait grandement contribué. Voir Wesemann, Cæsarfabeln des Mittelalters (programme de Lœwenberg de 1879).
  133. Ce chapitre s’appuie, naturellement, à peu près exclusivement sur la belle étude consacrée par M. P. Meyer à la légende d’Alexandre et à ses sources, et aussi sur l’important article où il traite des manuscrits, Rom., XI, 213 et suiv. Nous n’y renverrons toutefois, afin d’éviter les redites, que pour les points les plus importants.
  134. Cette compilation, écrite en grec à Alexandrie à une époque difficile à déterminer, mais qui n’est pas postérieure au ier siècle après Jésus-Christ, semble être l’œuvre d’un certain Æsopus, mentionné dans la version latine de Valerius, et nous est arrivée altérée, comme le montrent les différences des manuscrits et des versions (arménienne et syriaque du ve siècle, latine du ive siècle), que nous en possédons. Elle nous montre la légende d’Alexandre déjà formée et peut être considérée comme la base des nombreuses compositions fabuleuses qui nous viennent du moyen âge sur un sujet qui devait l’intéresser au plus haut point.
  135. Cet abrégé, beaucoup plus resserré à la fin qu’au commencement, a passé par plusieurs états intermédiaires, dont un est représenté par un ms. d’Oxford (voir P. Meyer, Alexandre, etc., II, 20 et suiv.). Il a été inséré par Vincent de Beauvais dans son Speculum historiale.
  136. Voir P. Meyer, Romania, XXIII, 261.
  137. L’édition est faite d’après un ms. médiocre, le no 786 du fonds français de la Bibliothèque nationale, avec addition en note d’un certain nombre de variantes tirées du ms. no 375. Elle a été assez maladroitement modifiée, en 1861, dans l’édition de Le Court de La Villethassetz et Talbot.
  138. Le ms. B. N., fr. 789, offre, pour les premiers vers, une rédaction en partie spéciale, où il est dit que d’aucuns prétendaient que Nectanebus avait pris la figure d’un dragon pour séduire Olympias, ce qui amène une protestation de l’auteur (voir P. Meyer, Alexandre, II, 245 et suiv.). Le meurtre de l’enchanteur y est raconté avec détails.
  139. Ce nom est peut-être une mauvaise lecture de Acarnanum : dans le Pseudo-Callisthènes (voir § 2), Nicolas est roi d’Acarnanie. Peut-être aussi l’auteur a-t-il substitué à un nom qui ne lui disait rien un nom célèbre depuis la prise de Césarée (Césaire) par Godefroy de Bouillon en 1096.
  140. Dans le Pseudo-Callisthènes, il s’agit d’Eschine et de Démosthènes, noms moins connus au moyen âge en Occident que celui d’Aristote.
  141. Souvenir des Pincinati ou Pincenates (Petchènègues), peuple de Thrace connu en Occident depuis la première croisade. Ce nom subsiste dans le polonais pancerny, soldat avec cotte de mailles. Cf. Voltaire, Hist. de Charles XII : gendarmes polonais, que l’on distingue en houssards et pancernes. » Il est question des Pinçonarts dans le Roman de Thèbes. Voir ci-dessus, p. 177.
  142. Dans le Roman, Philippe reçoit de Darius des propositions d’empoisonner Alexandre ; il accepte d’abord, puis rejette avec indignation l’idée de ce crime.
  143. Tour en charpente sur roues (ici sur un chaland, puisque l’attaque a lieu par mer) pour approcher des murs d’une ville assiégée.
  144. Quinte-Curce place cet événement à la bataille d’Issus et les chars armés de faux (sans éléphants) à la bataille d’Arbelles : il y a ici une combinaison des données des deux rencontres.
  145. C’est ici qu’Alexandre de Bernay se nomme et nous apprend que le Fuerre de Gadres est achevé (voir § 2). Puis le poème reprend ainsi : Or entendés, signor, que ceste estore dist.
  146. Huit jours après la conquête du royaume de Darius, ce qui est en contradiction avec les détails qui précèdent immédiatement et annonce une nouvelle partie du poème.
  147. Alexandre y trouve une inscription disant que l’armée égarée ne retrouvera son chemin que si un homme consent à rester dans la vallée. Alexandre se dévoue, et après une nuit épouvantable passée parmi d’horribles monstres au milieu des éléments déchaînés, il trouve un diable écrasé par une grosse pierre, qui lui indique son chemin à condition qu’il le délivrera.
  148. La dernière de ces trois fontaines, signalées par les quatre vieillards velus et cornus, n’est rencontrée que plus tard, après la forêt aux pucelles. L’auteur du Roman a dû puiser à des sources inconnues, car la fontaine qui ressuscite figure seule dans une des rédactions grecques du Pseudo-Callisthènes.
  149. Il s’agit des bornes mentionnées plus haut, représentées par deux statues d’or dressées par Hercules et Liber (Bacchus), auxquelles Alexandre, à son retour, offre un sacrifice.
  150. Les femmes-fleurs, qu’on retrouve dans le poème de Lamprecht, mais qu’ignore le Pseudo-Callisthènes, sont d’origine orientale.
  151. Cf. ci-dessus, p. 194 et 213, et Roman de Troie, vers 23 228-23 282.
  152. Cet épisode semble avoir pour source le Valerius complet ou une rédaction intermédiaire entre celui-ci et l’abrégé de Valerius. Voir § 3 et P. Meyer. Alexandre, etc., II, 194, 195.
  153. À l’instigation d’un certain Gratien, qui se plaint à lui de son seigneur le duc Melcis, Alexandre envahit la Chaldée. Il assiège d’abord Defur, que tenaient deux frères vassaux du duc, Dauris et Floridas, prend la ville et unit à Dauris Escavie, fille de Melcis, qui vient d’être tué par Gratien. Floridas, à son tour, reçoit Cassandre, fille du roi de Caras, Solomas, après qu’Alexandre a emporté cette ville. Le trouveur raconte ensuite un séjour de deux semaines à Tarse, auprès de la reine Candace, l’aventure de l’eau qui n’est potable que pour celui qui n’est ni traître ni avare, et qu’Alexandre ne peut boire parce qu’il vient de faire preuve de convoitise, enfin celle de l’œil humain dessiné sur une pierre, qui est excessivement lourd lorsqu’il est découvert, et pèse moins que deux besants d’or lorsqu’il est couvert. Ce dernier épisode, qui ne figure pas dans le Roman imprimé, a été publié par M. P. Meyer, Romania, XI, 228 et suiv. Il dérive de l’Alexandri magni iter ad Paradisum, œuvre de la première moitié du xiie siècle, dont l’origine première semble être dans le Talmud. L’œil (une pierre précieuse) y est remis à Alexandre par un habitant d’une ville complètement fermée située sur une ile du Gange, et qui répond ainsi à sa demande de soumission, ajoutant que, lorsqu’il connaîtra la nature et la vertu de cette pierre, il perdra toute ambition. Revenu dans ses États, un vieillard juif lui apprend que cette ville est le séjour des âmes des justes : l’œil, auquel rien ne peut faire contrepoids et qui devient plus léger qu’une plume lorsqu’on le couvre d’un peu de poussière, signifie la convoitise humaine, et en particulier celle d’Alexandre. Voir P. Meyer, l. l., p. 48, et sur l’origine chaldéenne de plusieurs traits du Voyage d’Alexandre, Bruno Meissner, Alexander und Gilgamos (Halle, 1894), et Romania, XXIV, 153.
  154. Ceci est en contradiction avec la première partie du Roman, où Tyr est donnée à Antipater.
  155. Tacite (Ann., XII, 67) raconte que le médecin Xénophon usa du même stratagème à l’égard de l’empereur Claude. La mort d’Alexandre est racontée ici, surtout d’après l’Historia de prœliis (voir § 2), non sans quelque contradiction avec ce qui précède, car le roi, qui se méfie et fait éprouver son breuvage, admet cependant l’un des traîtres à sa table et permet que l’autre le serve, et d’autre part, le poison fait son effet immédiatement, et non au bout de dix jours, ce qui prouve qu’il y a ici deux auteurs différents.
  156. Alexandre, etc., II, 21 et suiv. et Rom., XI, 214 et suiv.
  157. Plusieurs manuscrits mettent à la suite de cet épisode le poème des Vœux du paon de Jacques de Longuyon (voir § 3), qui est le plus souvent copié à part.
  158. P. Meyer, Rom., XI, 219.
  159. P. Meyer, Alexandre, etc., II, 107.
  160. Voir Alexandre, etc., II, 109, et pour le texte des deux mss. de l’Arsenal et de Venise, Ibid., I, 17 et 237. M. P. Meyer croit que le clerc Simon, qui se nomme dans la 2e tirade du ms. de Venise (laquelle manque dans celui de l’Arsenal), n’est que l’arrangeur qui a raccordé le roman en alexandrins au roman en décasyllabes en dialecte poitevin, probablement resté inachevé.
  161. C’est ainsi qu’il faut le nommer, et non Albéric de Besançon, nom fourni uniquement par le poème du curé allemand Lamprecht, qui a imité et souvent traduit, au xiie siècle, le poème, resté incomplet, d’Albéric, suivant pour le reste les sources latines. M. P. Meyer a en effet démontré que la langue convenait parfaitement à Briançon, et nullement à Besançon.
  162. Voir le texte dans Bartsch, Chrestomathie de l’ancien français, col. 17, et dans P. Meyer, Alexandre, etc., I, 1, et Recueil d’anciens textes, partie française, n. 14.
  163. Et non le Court (Cort), qui ne se trouve que dans un manuscrit ayant appartenu au président Fauchet, lequel a fait la fortune de ce surnom erroné.
  164. En 1340, Jean de le Mote, l’auteur des Regrets de Guillaume, comte de Hainaut, a écrit le Parfait du Paon, suite du Restor qui n’a été conservée que dans un seul manuscrit.
  165. P. Meyer, Alexandre, etc., II, 228.
  166. P. Meyer, Alexandre, etc., II, 244.
  167. Les meurtriers d’Alexandre, qui s’étaient fait bâtir en un lieu désert de Grèce un château fort, Arondel, y sont attaqués par les douze pairs, qui ont découvert par hasard leur retraite, faits prisonniers et livrés aux plus affreux supplices, malgré l’appui de leur suzerain, le roi Marinde ; puis la terre est donnée à deux jeunes chevaliers qui avaient conduit les pairs à Arondel.
  168. Peut-être Henri V, comte de Luxembourg depuis 1288, roi des Romains en 1308, mort en 1313. Voir P. Meyer, loc. laud., II, 262-264.
  169. Un fils que la reine Candace a eu d’Alexandre, Alior, reconnaissant dans le portrait fait par Apelles sa propre ressemblance, jure de venger son père. Avec le secours des généraux, compagnons d’armes du célèbre conquérant, il assiège Antipater dans sa forte cité de Rocheflor. Ils font d’abord brûler à petit feu l’un des meurtriers, Cassadran, qu’ils ont pris : puis empêchent le ravitaillement de la forteresse en transportant un corps de troupes au delà du fleuve sur lequel elle est située. Dans une nouvelle bataille, Alior s’empare du fils d’Antipater, Florent, qu’il échange ensuite contre son propre frère Ariste. La ville est enfin prise, et Divinuspater et Antipater livrés au supplice.
  170. En Angleterre, notre Roman a obtenu assez de succès pour que Thomas, ou plutôt Eustache de Kent, un trouveur plus érudit que judicieux, écrivant un poème sur Alexandre sous le titre peu exact de Roman de toute chevalerie, ait cru devoir en transcrire, sans toutefois l’indiquer, le Fuerre de Gadres et la partie de la quatrième branche où Alexandre mourant partage ses conquêtes à ses pairs. Eustache semble avoir écrit au milieu du xiiie siècle et s’être servi d’un exemplaire du Roman qui ne contenait ni les épisodes du duc Melcis et du Voyage au paradis, ni la Vengeance de Gui de Cambrai. Son œuvre a été en grande partie librement traduite ou abrégée, dès le xiiie siècle, dans un des poèmes anglais sur Alexandre édités par Weber (1810).
  171. Voir P. Meyer, loc. laud., II, 307 et suiv.
  172. Nous laissons de côté, malgré son immense succès, surtout après qu’il eut été traduit en français par Jean de Vignay, le Speculum historiale de Vincent de Beauvais († 1264), où l’histoire d’Alexandre (liv. IV) montre une combinaison assez maladroite de l’Epitome de Valerius avec les historiens classiques. L’Alexandreis, le fameux poème en hexamètres de Gautier de Lille (vers 1180), dépend de Quinte-Curce, et non des textes dérivés du Pseudo-Callisthènes.
  173. Nous ne pouvons que mentionner ici l’étrange compilation du Secreta secretorum, bien à tort attribuée à Aristote, et ses fables, d’origine orientale, sur Alexandre, en particulier celle de la pucelle venimeuse dont Aristote le préserva. Ce livre a eu en Occident, au moyen âge, un immense succès, et il a été traduit, dès le xiiie siècle, par Jofroi de Waterford et Servais Copale.
  174. Voir P. Meyer, Alexandre, etc., II, 367 et suiv., et Birch-Hirschfeld, l. l., p. 18 et suiv.
  175. P. Meyer, loc. laud., II, 373.
  176. Ces deux œuvres doivent leur personnage principal, la vieille entremetteuse, que le Roman de la Rose surtout a popularisé, à une élégie célèbre d’Ovide (Amours, I, 8).
  177. Voir G. Paris, Chrétien Legouais, etc., p. 1-5 du tirage à part de l’Hist. littér., t. XXIX, p. 455 et suiv., article très important, qui forme la base de notre chapitre.
  178. C’est la forme qu’a prise ordinairement le mot Philomela au moyen âge.
  179. Ce n’est pas tout à fait sûr, car Ovide ne traite cette légende qu’en passant, et M. G. Paris se demande s’il ne s’agirait pas d’un conte étranger à l’antiquité.
  180. G. Paris, loc. laud., p. 39-40.
  181. Il contient, en particulier, de longs monologues de caractère lyrique, d’une forme inconnue à Chrétien : des vers de deux syllabes s’y mêlent aux vers octosyllabiques.
  182. L. Moland, Orig. littér. de la France, p. 296. Cf. Histoire littéraire, XIX, 761 et suiv.
  183. M. Birch-Hirschfeld, Ueber die den provenz. Troubadours, etc., p. 12-13, en a relevé dans Guiraut de Cabreira, Arnaut de Marveil, Rambaut de Vaqueiras, Rufian et Izarn, Elias de Barjols, Pierre Cardinal, Arnaut de Carcasses, Flamenca (les quatre premières au moins sont antérieures au xiiie siècle) ; M. R. Darnedde. Ueber die den altfranz. Dichtern, etc., p. 112, 113, en cite de Chrétien (Chevalier à la Charrette et Tristan), de Blondel de Neele, du Roman de la Poire, etc. ; enfin, M. Graf, Roma., etc., II, 308, en donne une de Pier delle Vigne (Pierre des Vignes), le fameux chancelier de l’empereur Frédéric II, roi des Deux-Siciles, qui pourrait bien remonter directement à Ovide.
  184. Seulement, il semble avoir mal compris son texte, et c’est directement au mûrier que Thisbé s’adresse pour le supplier de compatir à leur malheur en donnant une couleur sombre à ses fruits. La médiocre traduction d’Ovide insérée par le Lorrain Malkaraume, au commencement du xive siècle, dans sa traduction de la Bible est muette sur la métamorphose des fruits du mûrier. Voir J. Bonnard, Une traduction de Pirame et Thisbé (Lausanne, 1892). et le compte rendu de cet opuscule dans le Moyen âge de 1893.
  185. Voir ci-après ce qui est dit d’une autre rédaction.
  186. Voir P. Meyer, Romania, VII, 456.
  187. Le récit du Roman de la Rose (vers 1447-1518, éd. Fr. Michel) est essentiellement basé sur Ovide : cependant Écho est devenue une « haute dame ».
  188. Un fragment de l’une d’elles a été pris à tort pour un poème sur Orphée, erreur reconnue depuis par celui-là même qui l’avait commise. (Voir G. Paris, loc. laud., p. 49).
  189. Sir Orfeo, ein englisches Feenmærchen aus dem Mittelalter, herausgegeben von Dr Oscar Zielke (Breslau, 1880). Cf. G. Paris, loc. laud., p. 49.
  190. Cf. Graf, Roma, etc., II, p. 309, et L. Moland, Orig. littér. de la France, p. 269 et suiv. Dans le Roman des Sept Sages (v. 27 et suiv., 9), c’est à la femme d’Alpheus, et non à lui-même, qu’Apollon défend de se retourner.
  191. Olfeus, une nuit qu’il se lamentait sur la tombe de sa femme, voit apparaître un diable et lui demande de permettre qu’il aille avec lui en Enfer pour revoir Eurydice. Il consent, et les diables, qui font des gorges chaudes à la vue de sa douleur, délibèrent de lui jouer un mauvais tour. Ils lui permettent d’emmener sa femme sous la condition connue : mais Olfeus ne peut s’empêcher de se retourner en entendant derrière lui un bruit aussi épouvantable qu’incongru fait par un des diables, et il perd à jamais son épouse.
  192. Il y a des allusions à l’histoire traditionnelle d’Orphée dans Flamenca, dans le Roman de la Rose, dans Guillaume de Machaut, et ailleurs.
  193. Orphée, un roi harpeur, a perdu son épouse, enlevée par un roi de féerie qui l’a amenée dans un empire souterrain. Il laisse le soin du gouvernement à son sénéchal et se retire dans des forêts sauvages. Un jour, ayant vu passer le brillant cortège du roi de féerie, dont fait partie Eurydice (Heurodis), il s’élance à sa suite dans la fente de rocher qui conduit à son empire, et se présente à lui comme un habile ménestrel. Le roi, enchanté, lui promet de réaliser le vœu qu’il exprimera, et, sur sa demande, lui restitue sa femme sans aucune condition. Il retourne sur la terre et son sénéchal lui rend fidèlement son royaume.
  194. Les allusions aux amours de Paris et Œnone, de Paris et Hélène, de Médée et Jason, peuvent aussi viser d’autres sources, par exemple le Roman de Troie pour ces deux dernières légendes.
  195. Elles sont évidemment d’un rhéteur qui a voulu écrire, à l’imitation d’Ovide, des espèces de suasoriæ amoureuses.
  196. Dans son poème The temple of glass, Lydgate nous décrit un temple de verre où est représentée l’histoire de Médée et Jason, d’Adonis et Vénus, de Pyrame et Thisbé, d’Énée et Didon, de Thésée, de Dédale, etc.
  197. Les ressemblances sont ou fortuites ou (plus souvent) dues à une communauté de source. Voir L. Sudre, P. Ovidii Nasonis Metamorphoseon, etc., p. 114.
  198. Voir Hauréau, Mémoires de l’Académie des inscriptions, t. XXX, 2e partie, p. 45 et suiv., et G. Paris, Chrétien Legouais, etc., p. 51 et suiv.
  199. Voici un exemple : « L’histoire d’Arachné nous enseigne à ne pas essayer de lutter contre plus puissant que nous ; si l’on veut, Pallas est la sagesse divine et Arachné l’outrecuidance humaine, qui tisse une toile dont les fils sont tous les péchés, tandis que la sagesse divine est armée de toutes les vertus. » Autre exemple, plus compliqué : « Dane (Daphné), fille d’un fleuve, c’est-à-dire douée d’un tempérament froid, représente la virginité ; elle finit par être changée en arbre, parce que la parfaite pureté ne connaît plus aucun mouvement charnel, et cet arbre est un laurier, qui, comme la virginité elle-même, verdoie toujours et ne porte pas de fruit… Dane représente la vierge Marie, aimée par celui qui est le vrai soleil ; Apollon se couronne du laurier qui est Dane : c’est Dieu qui s’enveloppe du corps de celle dont il fait sa mère. » Voir G. Paris, l. l., p. 64, 65.
  200. Outre les fables contenues dans les quinze livres des Métamorphoses, elle comprend l’histoire de Phrixus et Hellé, d’Héro et de Léandre, les noces de Thetis et de Pelée, le Jugement de Paris, etc. Peut-être est-ce une preuve qu’il suivait un recueil en prose latine contenant toutes ces histoires. Nous avons émis, on s’en souvient, une hypothèse semblable à propos du Roman de Thèbes et de l’Eneas.
  201. Un de ces mss., B. N., fr. 870, réduit le poème à 40 000 vers environ, en supprimant en partie les explications morales ou allégoriques, de préférence ces dernières, afin de ne pas laisser sans antidote le poison des fables païennes. Cf. G. Paris, loc. laud., p. 71.
  202. On n’a pas encore déterminé les rapports que peuvent avoir avec l’œuvre de Legouais les diverses moralisations d’Ovide en italien et celle en allemand de Lorich, imprimée à Mayence en 1545, avec le renouvellement de la traduction d’Albrecht par Georges Wickram.
  203. G. Paris, l. l., p. 4.
  204. Cil qui fist d’Erec et d’Enide, Et les comandemenz d’Ovide Et l’Ars d’amor en romans mist, dit-il lui-même au début du Cligès.
  205. Cf. Ovide, De Arte amator., I. 99 : Spectatum veniunt, veniunt spectentur ut ipsæ.
  206. Il a voulu se nommer à la fin dans une énigme, qui malheureusement, a en partie disparu dans le ms. unique et ne figure pas dans les éditions du xvie siècle.
  207. L’Art d’amors und li Remedes d’amors, zwei altfranzœsische Lehrgedichte von Jacques d’Amiens, Leipzig, 1868.
  208. Cf. G. Paris, loc. laud., p. 19
  209. Amors, faites que il agrée A ma très douce dame ciére, Ki souvent m’i fait pale ciére… Encor ne m’a s’amnor dounée La bielle blonde désirée.
  210. Ce livre curieux, véritable code de l’amour courtois, date du commencement du xiiie siècle et a été traduit dans le même siècle par Drouart la Vache.
  211. G. Paris, loc. laud., p. 20. Cf. Hist. litt., XXIII, 291. — Dans sa troisième partie, l’auteur enseigne à se débarrasser de l’amour : il invoque surtout des motifs religieux, mais emprunte aussi quelques traits aux Remedia amoris d’Ovide.
  212. Nous en citerons seulement deux preuves, à la suite de M. G. Paris. Voici comme il traduit (lisant curva au lieu de cerva) le vers Longius insidias cerva videbit anus : « car les vieilles courbes et bossues voient de plus loin les aguaiz » ; et à propos du vers Andromeden Perseus nigris portavit ab Indis, il fait cette remarque : « Perseus fu fils de Jupiter, et alla en Inde la majour (c’est a dire la greignour, pour ce qu’ilz sont deux Indes) ; en icelle Inde vit Andromacha (sic), si lui plut moult, et l’amena en son païs en Grèce. » Par suite de la même confusion, il reproche sa légèreté à Andromaque, qui aima Persée, louant Hector de ne pas l’avoir méprisée pour cela et de ne s’être pas éloigné d’elle.
  213. Deux traductions bien antérieures sont signalées, l’une par Marie de France, l’autre par l’un des traducteurs (xiiie siècle) du Lapidaire de Marbode, qui s’en déclare l’auteur.