Histoire de la langue et de la littérature française/00

INTRODUCTION

ORIGINES DE LA LANGUE FRANÇAISE[1]




I. — Origine latine du français.


Les premières hypothèses. — C’est au commencement du xvie siècle que le problème de l’origine de notre langue fut pour la première fois posé et sérieusement débattu. À cette époque, plus heureuse pour son avenir qu’aucune de celles qui avaient précédé, notre « vulgaire » sortait avec éclat de la condition inférieure où il avait été laissé : les rois l’imposaient à leurs cours et tribunaux comme langue officielle, à l’exclusion de toute autre ; des poètes, les plus grands qui eussent encore paru, rêvaient de l’illustrer à l’égal des langues classiques, et de ressusciter en lui et par lui les grands genres littéraires ; des savants, des théologiens même, lui ouvraient des matières nouvelles, des discussions si hautes, que seul le latin avait semblé jusque-là pouvoir en exprimer la finesse et en porter la gravité, un professeur royal donnait l’exemple de le « mettre par règles », il devenait inévitable qu’on voulût savoir quelque chose du passé de ce nouveau parvenu.

Malheureusement, pendant que la curiosité, alors si générale et si sincère, poussait à chercher l’histoire véritable de notre idiome, les préjugés du temps, beaucoup plus puissants encore, obligeaient presque à lui trouver de la naissance, coûte que coûte. C’était le temps où Jean Lemaire et son école contaient sérieusement l’origine troyenne des Français, où un faux patriotisme, qui se traduisait en un orgueil enfantin et pédantesque, remplaçait trop souvent l’esprit critique. Et ce vice, qui a gâté les travaux historiques de l’époque, faussa aussi l’esprit des philologues.

En outre, bien que plusieurs ne manquassent pas d’une très réelle valeur et d’une érudition parfois surprenante, ils ont ignoré la méthode véritable. Frappés de l’analogie extérieure et apparente de deux mots, l’un grec et l’autre français, ainsi δειπνεῖν et dîner, sans se demander si les rapports de formes et de sens entre les deux vocables n’étaient pas fortuits, s’ils n’allaient pas diminuant alors qu’on remontait vers les époques où ils auraient dû être plus étroits, sans s’inquiéter non plus si des rapprochements analogues pouvaient s’établir ou non entre la forme primitive et ses représentants dans les langues voisines et parentes du français, ils dérivaient sans hésiter un des termes de l’autre, et c’est d’une série de comparaisons aussi superficielles et fautives qu’ils tiraient une doctrine générale sur les origines mêmes de notre langue.

On pense bien qu’avec de pareils procédés, et si on admet, comme le disait ironiquement dès 1557 un contemporain, que parisien vient de παῤῥησία (bavardage) « à cause qu’aux femmes de Paris ne gela jamais le bec », toutes les hypothèses deviennent possibles[2]. Puisqu’on s’est mis une fois en train, ajoutait ce pyrrhonien, je vous promets que vous en aurez prou. Et en effet, en un siècle on eut identifié notre idiome avec ceux de tous les peuples de l’antiquité, classique ou barbare, dont l’histoire se trouvait mêlée d’une façon quelconque à la nôtre : Grecs, Latins, Hébreux, Celtes et Germains même.

Il est inutile de faire ici l’histoire de ces hypothèses. Disons seulement qu’au début celle qui obtint les préférences, ce fut celle qui rattachait notre langue à la grecque, dont tous étaient alors énamourés. Elle eut pour défenseurs non seulement des étymologistes obscurs et « âniers », suivant le mot sévère d’Henri Estienne, tels que Périon et Trippault[3], mais deux hommes illustres, Budé et Estienne lui-même. Quelques-uns pourtant, comme Pasquier[4] et Fauchet, ont vu très nettement le rôle du latin dans la formation de notre langue, et ils eussent été tout près de la vérité si, à l’exemple de Silvius[5], ils n’avaient plus ou moins admis qu’il s’était fait un mélange, ou, pour me servir de leur expression même, que le latin avait été greffé sur le gaulois, et que le français était sorti de cette « corruption ». Cette doctrine, beaucoup plus proche somme toute, quoique erronée, de la réalité que celle des hellénistes, rallia au XVIIe siècle la plupart de ceux qui étudièrent ce problème ou y touchèrent en passant, depuis Ménage et Bouhours jusqu’à Fénelon, malgré la tentative faite par Guichard dans son Harmonie étymologique des langues (1610) « pour démontrer par plusieurs antiquités et étymologies de toute sorte que toutes les langues sont descendues de l’hébraïque, et que la nôtre aussi en descend, quoique indirectement. »

Toutefois l’année même où paraissait ce paradoxe naissait un homme qu’un travail assidu de soixante ans, et des dispositions merveilleuse, devaient conduire à une prodigieuse érudition, et en particulier à une connaissance que personne peut-être depuis n’a possédée à ce degré, des formes que le latin a prises dans les documents et les écrits de toute sorte laissés par le moyen âge. Cet homme dont le nom mérite d’être cité parmi les plus grands du XVIIe siècle, c’est Charles du Fresne, sieur du Cange. Son Glossarium mediæ et infimæ latinitatis est un monument gigantesque, qui figure dans l’histoire de la science à côté du Thesaurus græcus d’Henri Estienne. Non seulement les matériaux qu’il contient devaient aider puissamment à la découverte de la vérité, mais la préface même dont l’auteur l’a fait précéder indiquait déjà avec la plus grande netteté, presque avec une parfaite justesse, où était cette vérité, comment et pourquoi le latin devint le roman et prit ce nom nouveau. De ce jour la vraie solution du problème était donnée, et appuyée de sérieuses raisons et de faits solides.

Néanmoins au XVIIIe siècle un courant bien différent emporta les imaginations. Le cistercien Pezron, reprenant une théorie déjà hasardée au XVIe par Jean le Fevre, Picard, et d’autres[6], fonda l’école du bas-breton universel. Soutenue par Bullet, malgré les dissertations de dom Rivet et les moqueries de Voltaire, elle rallia une foule de partisans[7] ; et presque au seuil de ce siècle la « celtomanie » trouvait encore un glorieux défenseur dans Latour d’Auvergne, qui, quelques années seulement avant de prendre le commandement de la colonne infernale et de devenir le « premier grenadier de la République », employait à soutenir l’hypothèse celtique son talent original et ses vastes connaissances linguistiques[8].

Identité du français et du latin. — Aujourd’hui justice est faite de ces erreurs, quoique quelques obstinés tiennent encore pour elles. La linguistique moderne, fondée sur la méthode comparative et historique, que Lacurne de Sainte-Palaye préconisait déjà au XVIIIe siècle, et devenue enfin, surtout depuis la publication de la Grammaire des langues romanes de Diez (1836-1843), une science positive, l’a démontré d’une façon indéniable. Le français n’est autre chose que le latin parlé dans Paris et la contrée qui l’avoisine, dont les générations qui se sont succédé depuis tant de siècles ont transformé peu à peu la prononciation, le vocabulaire, la grammaire, quelquefois profondément et même totalement, mais toujours par une progression graduelle et régulière, suivant des instincts propres, ou sous des influences extérieures, dont la science étudie l’effet et détermine les lois.

La suite de cette histoire montrera comment, pour devenir la langue que nous écrivons, le français eut ensuite à subir les diverses actions et réactions que toute langue éprouve lorsque son domaine grandit et englobe des territoires où un autre idiome était primitivement parlé, qu’elle rencontre des langues étrangères, enfin qu’elle devient l’instrument d’une haute culture littéraire. Nous ne voulons retenir ici pour le moment que ce seul fait primordial : le français est du latin parlé.

Il reste de cette origine comme un témoignagne dans le nom même que portent aujourd’hui les langues dites romanes, c’est-à-dire les parlers italiens, espagnols, portugais, provençaux, catalans, rhéto-romans, français et roumains. Bien entendu le témoignage serait de nulle valeur si ce nom leur avait été attribué par la science moderne pour résumer une hypothèse. Mais en réalité elle n’a fait que le prendre dans la mémoire des peuples, dont plusieurs aujourd’hui encore conservent à leur langue ce nom de roman ou romain, langua romana, témoin le roumanche de Suisse, le roumain des provinces danubiennes, le provençal de France, que ses fidèles appellent communément langue romane et qu’ils croient même seul en droit de porter légitimement ce titre. Au moyen âge, cette appellation est bien plus générale encore. On la donne souvent à l’italien, à l’espagnol, au portugais. En France, le verbe enromancer signifie mettre en français, et un roman a d’abord et longtemps été une composition en français vulgaire, avant d’être une œuvre littéraire spéciale. Or les textes démontrent que l’habitude d’employer ce terme remonte sans interruption jusqu’à la fin de l’époque latine. Quand le monde occidental fut divisé en deux, qu’on eut l’empire d’une part, Romania[9], et la barbarie de l’autre, Barbaries, la langue de l’empire prit le nom de langue des Romains, lingua romana, en face des idiomes des barbares : lingua barbara. Et ce nom lui est alors donné sur toute la surface du monde romain parlant latin, en Italie comme en Gaule ou en Espagne. C’est déjà une présomption que cet idiome ne pouvait pas être ici l’ibère, là le celtique, ailleurs le toscan. Mais l’argument étant loin d’être concluant[10], voici quelques-unes des preuves qui mettent directement en évidence l’unité primitive des langues romanes et leur identité avec le latin[11]. Plusieurs me reprocheront sans doute de m’attarder à cette démonstration inutile. Mais ce livre ne s’adresse pas aux savants, aux yeux desquels la question est vidée.

Les mots. — Il est acquis aujourd’hui à la science que, sauf des exceptions en nombre assez restreint et qu’on peut négliger ici[12], les changements qui se produisent dans la prononciation d’un mot, ne sont pas particuliers à ce mot ou à un groupe de mots analogues. Quand par exemple le français du nord, vers le XIIe siècle, vocalise en u le l des mots albe, valt, qui deviennent aube, vaut, cette altération ne se limite pas à ces mots et à quelques autres. Mais de même chald passe à chaud, halt à haut, altre à autre, talpe à taupe, salvage à sauvage, etc., etc. Et tous les vocables alors vivants dans le même pays, qui ont un l dans la même situation, subissent une modification identique. On peut donc de l’ensemble de ces faits particuliers dégager un fait général, ou, pour employer le terme reçu en science, induire une loi qui sera ainsi formulée : Au XIIe siècle, le français du nord dans un domaine qui a pour limites tel, tel, et tel points… change en u le l placé devant une consonne et après un a[13].

Et comme cette régularité se retrouve dans l’évolution des langues de tous les temps et de tous les pays que nous pouvons étudier, une bonne partie du travail scientifique de ces cinquante dernières années a consisté à établir les lois de l’évolution des sons, ou, comme on dit plus ordinairement, les lois phonétiques de chaque langue, à trouver d’abord les plus générales, puis à descendre aux plus spéciales, et à préciser les époques, les lieux, les conditions où chaque série de ces changements si nombreux s’est accomplie. Pour le français, le travail est presque achevé dans ses parties essentielles, et la valeur des résultats n’est contestée par personne.

L’étymologie y a gagné de devenir, de conjecturale qu’elle était autrefois, une science exacte, au moins en ce qui concerne la forme des mots. Nul n’est plus en droit aujourd’hui, pour expliquer un vocable français, d’aller chercher, dans une langue quelconque, une forme qui s’en rapproche peu ou prou, et de supposer, pour expliquer les différences que la forme française présente avec la forme de la langue originelle, des transformations exceptionnelles, imaginées pour les besoins de ce cas particulier. Pour qu’un mot français puisse être identifié avec un mot latin, il faut, encore n’est-ce là qu’une des moindres garanties qu’on demande aujourd’hui aux propositions étymologiques, qu’on puisse justifier une à une, par l’application régulière des lois générales, les transformations, les apparitions ou les disparitions de sons qui ont pu se produire. La moindre dérogation à ces lois, à moins qu’on en puisse donner une explication légitime, rend l’identification douteuse.

Un seul exemple montrera facilement comment on applique les lois phonétiques à la recherche et à l’examen d’une étymologie, ce sera celui du mot poids. Longtemps on l’a considéré comme venu de pondus, qui lui ressemble extérieurement, et qui a le même sens en latin. C’est même dans cette persuasion qu’on lui a ajouté un d, en vertu des principes de l’orthographe étymologique.

Poids ne vient cependant pas de pondus. Il est vrai que la chute de l’u final atone, et le maintien du p initial de pondus sont conformes aux règles, mais le reste de la forme ne s’explique pas. En effet, en vieux français le mot est pois, et plus anciennement encore peis. Or peis ne peut pas représenter pondus, pour deux raisons : 1o le groupe nd, suivi d’une voyelle qui tombe et d’une s, ne laisse tomber ni n ni d comme la forme peis l’exigerait. Il donne en roman français un groupe nts, écrit nz (où z a longtemps gardé la valeur qu’il a dans l’allemand zu), Ex. : grandis = granz ; vendis = venz ; rendis (= reddis) = renz ; mundus = monz etc. ; 2o l’o, tonique, devant un semblable groupe, qu’il soit ouvert ou fermé, ne peut donner ei, mais seulement un o nasal. Ex. : com(i)tein = comte ; contra = contre ; fontem = font ; montem = mont ; tondita = tonte. Voilà une deuxième règle violée. L’identification est donc inadmissible.

Au contraire, pois, peis peuvent très bien être considérés comme les prononciations postérieures du substantif pensum. En effet, nous le savons, pensum avait, dès le latin, perdu l’m finale ; il avait aussi laissé tomber n devant s. C’est là une règle générale : mensuram a donné de même mesura, mesure ; sponsum, isposo, espous (époux) ; constare, costare, coster (coûter); mansionem, masyone, maison.

Donc pensu a été réduit à pesu ou peso. L’u (= o) final y est tombé, comme il a été dit plus haut, entre le VIIe et le VIIIe siècle. Il ne reste donc à justifier que le changement de e en ei. Or tout e fermé, tonique et libre, qui s’est ainsi trouvé devant s, après la chute de la nasale, a subi le même sort. Ex. : te(n)sam = teise, toise ; me(n)sem = meis, mois ; pe(n)sat = peise, poise (pèse) ; france(n)sem = franceis, françois (français). Les règles sont observées, l’étymologie est bonne, en ce qui concerne le français.

D’autre part, les formes que possèdent les autres langues romanes ramènent non moins normalement à pensum. On pourrait le démontrer en détail, comme pour le français. Je me borne à signaler que pesu a donné :

en italien peso, comme tesu    :    teso,    presu    :    preso,
en provençal pes, mesem    :    mes,
en espagnol peso tesu    :    teso,    presu    :    preso,
et en portugais
en catalan pes presu    :    pres,
en roumain pas mesa    :    masa.

Enfin le développement du sens est facile à suivre, étant donné l’emploi que les Latins faisaient déjà du mot de pensum, le sens de pendere, pensor, et le développement du verbe pensare (peser). L’étymologie poids = pensum est donc établie et certaine.

À vrai dire, c’est même présenter faussement les méthodes actuelles, et leur enlever quelque chose de leur valeur, que de parler d’étymologie française, ou italienne, ou espagnole. Il est vrai que dans bien des cas le point de départ ou la conclusion se rapporte plus spécialement à l’une de ces langues. Mais la recherche est toujours simultanée et comparative. Quand l’étymologiste français cherche à retrouver les étapes par lesquelles est passé un mot latin, il trouve dans le provençal, l’italien ou l’espagnol ce que l’histoire du français ne lui donne plus. Parti de pêche, et arrivé à pesche, il en resterait là. Le provençal lui fournit pessegue ; l’espagnol, prisco et persigo ; le roumain, persica ; l’italien, persica, qui lui indiquent, en l’en rapprochant de plus en plus, l’adjectif latin persicum. Et ce qui lui est un secours lui sert en même temps de contrôle, puisque pour rapporter pêche à persicum, il faut qu’il y puisse rapporter aussi persica, persigo, prisco, pessegue, et d’une manière générale toutes les formes connues des parlers romans, sans violer les règles phonétiques d’aucun d’eux. C’est dans ces conditions seulement que ses conclusions peuvent être admises. Il n’y a donc, pour parler juste, dans la plupart des cas, ni étymologie française, ni étymologie italienne, il n’y a qu’une étymologie romane, dont les trois conditions essentielles sont d’être phonétique, historique et comparative.

Or on a pu, tout en se soumettant à tant d’exigences rigoureuses, ou plutôt parce qu’on s’y est soumis, car la recherche se trouve soutenue et assurée par elles, loin d’en être entravée, établir de façon certaine, que plus des neuf dixièmes des mots français héréditaires ne sont autre chose que des mots latins, dont quelques-uns étaient devenus méconnaissables par suite des changements continuels que la prononciation populaire avait fait subir aux sons qui les composaient (ex. : heur = augurium ; évier = aquarium ; Lagny = Latiniacum).

Les mêmes recherches ont prouvé que le vocabulaire des parlers de France autres que le français, et, d’une manière plus générale, que le vocabulaire des parlers romans d’Italie, de Suisse et d’Espagne était aussi le vocabulaire latin, diversement transformé. Ce que les variétés de temps et de lieu avaient diversement transfiguré, l’analyse philologique le restitue, dans son unité et son identité primitive. Voilà un premier résultat, qui ne peut être mis en doute, et qui a une importance capitale.

Il est tout naturel dans notre hypothèse, puisque, ces idiomes, langues littéraires ou patois n’étant que des développements sur différents territoires d’une langue unique, on comprend sans peine qu’ils aient gardé le vocabulaire de cette langue, en le mêlant de quelques autres éléments.

Si au contraire on suppose les langues romanes hétérogènes, il faudrait admettre que les langues indigènes ont été pénétrées par le lexique latin, sans pourtant se confondre avec l’idiome qui les envahissait, ni perdre leur individualité. Je l’ai encore entendu soutenir. C’est ainsi, dit-on, que l’ancien français avait francisé une foule de vocables germaniques, que l’anglais a adopté bien des mots romans, que le roumain est tout pénétré de slave en Valachie, de hongrois en Transylvanie, de grec en Macédoine, que le breton reçoit tous les jours de nouveaux apports du français ; chacun de ces idiomes n’en demeure pas moins lui-même.

Il ne faut pas se laisser prendre à ces analogies. D’abord, les lois phonétiques dont je parlais tout à l’heure, considérées en elles-mêmes, nous fournissent des indications très nettes sur l’origine de notre idiome et les langues auxquelles il et apparenté. Quelle que soit en effet la diversité infinie des lois de détail, telles qu’on les observe sur le territoire immense de l’Europe occidentale, il est visible néanmoins que, si les différences de milieu ont créé aux sons des développements extrêmement variables, néanmoins des tendances communes se retrouvent et, soit dans le maintien de certaines prononciations, soit dans l’altération sensiblement analogue ou parallèle de certaines autres, des dispositions communes se révèlent. Qu’on regarde par exemple la liste des formes qu’a données le latin leporem (fr. lièvre, ital. lepre, rhet.-rom. levre, prov. lebre, cat. lebra, esp. liebre, port. lebre, roum. iepure), il est impossible de ne pas être frappé des rapports qui existent entre elles ; ils sont déjà visibles dans cette tendance à la diphtongaison en ie de l’e bref, qui se manifeste à la fois en France, en Espagne et en Roumanie, et que nous retrouverions encore ailleurs dans des dialectes parlés ; ils sont bien plus frappants, si on considère la tendance à l’affaiblissement du p dans le groupe pr. Partout, sauf en roumain et en italien (et là aussi le phénomène se produirait, si le groupe précédait la voyelle tonique), le p passe au b, au v, des patois le font descendre à u. Et les traités de phonétique comparée mettent en lumière un assez grand nombre de ces rencontres pour qu’elles prennent une tout autre portée que celle qu’un exemple isolé peut leur donner. Il y a plus, quand on cherche la source de ces dispositions, on la trouve souvent dans le latin même, tandis que les langues indigènes, autant que nous pouvons les connaître, en manifestent de toutes contraires ou au moins de toutes différentes. Autant ces ressemblances, que la phonétique de chaque parler roman présente avec la phonétique de ses voisins et celle du latin même, se comprennent sans peine, si on admet que le développement phonétique de tous ces parlers n’est que la continuation et l’extension du développement phonétique latin, influencé par des milieux différents, autant ces rencontres deviennent incompréhensibles, si on n’a pour les expliquer que les quelques tendances générales qui semblent dominer l’évolution de toutes les langues, et qui auraient pu par suite être communes même à des idiomes de familles aussi différentes que paraissent l’avoir été l’ibère, le gaulois, le ligure, l’étrusque et le latin.

La grammaire. — Je n’insiste pas sur ce point, car il faudrait appuyer ma démonstration d’exposés techniques qui mettraient la thèse en évidence, mais qui ne peuvent trouver place ici. Quand on dit que les langues indigènes pénétrées par le lexique latin auraient gardé leur individualité propre, en quoi fait-on consister cette individualité, et où en retrouve-t-on les traces ? Puisque ce n’est pas dans les mots, ce ne peut être que dans les formes et les phrases, autrement dit dans la grammaire et la syntaxe. Assurément, s’il était démontré que la grammaire française n’est pas d’origine latine, on pourrait dire qu’il n’y a pas identité entre le français et le latin, car c’est là en effet le propre d’une langue. On peut parler français avec des mots anglais ou allemands ; ce qu’il faut considérer pour savoir quelle langue parle un homme, c’est la manière dont il traite les mots pour leur faire jouer un rôle comme partie du discours, et dont il marque les rapports entre eux. Mais, précisément, par là aussi nous parlons latin. Nulle part même, la parenté des langues romanes et leur identité avec le latin ne s’accusent avec plus de force.

Quelque immense en effet que soit la distance qui sépare la grammaire de Lucrèce de celle de Victor Hugo, on les voit se rapprocher étonnamment l’une de l’autre, au fur et à mesure qu’on étudie les écrits des siècles qui les séparent, qu’on descend de Lucrèce à Sidoine Apollinaire, et surtout qu’on remonte de Hugo à quelqu’une de ces chansons de geste que son temps a vu exhumer. Certes je ne nie pas que du plus ancien français au latin le plus récent, il n’y ait quelques solutions brusques de continuité, malgré les indications que nous fournit le latin mérovingien sur les transitions. Nous verrons plus loin pourquoi certains anneaux manquent à la chaîne, et comment, faute de documents suffisants, reflétant directement le latin parlé du IVe au VIIIe siècle, nous sommes obligés, dans l’étude de diverses questions, de remplacer des constatations positives, que nous ne pouvons faire en assez grand nombre, par des inductions et, disons-le franchement, quelquefois par des hypothèses.

Mais quoi qu’il en soit, dans l’état actuel de la science, la grammaire historique possède une masse de documents largement suffisante pour mettre hors de doute ce fait général, le seul qui nous occupe ici, à savoir qu’il en est de la grammaire comme du vocabulaire, c’est-à-dire que la grammaire du français, c’est la grammaire du latin, qui a évolué sous l’action des temps et des lieux, en vertu des lois naturelles, physiologiques et psychologiques, dont le jeu constitue la vie du langage. Il n’y a pas ressemblance entre elles, il y a identité et continuité. Je ne saurais, bien entendu, exposer les faits qui le prouvent. En voici quelques-uns cependant ; je les prends à dessein dans les matières où le génie des deux langues paraît le plus éloigné.

D’abord il semble qu’il n’y ait rien de commun entre le système français, qui fait de homme un mot sans flexion casuelle, et le système latin qui décline homo, hominis, homini, hominem, homine. Mais l’étude des textes de langue latine de la décadence montre comment les cas, rendus indistincts par l’usure phonétique qui en assourdissait et confondait les désinences, en rivalité, d’autre part, avec les prépositions ab, ad, de, per, qui depuis longtemps exerçaient des fonctions analogues aux leurs, cédèrent peu à peu à ces dernières, si bien que le sentiment de leur signification alla se perdant, et qu’ils purent sortir de l’usage. L’ancien français nous montre ensuite comment cette décomposition s’arrêta un moment, et comment une demi-déclinaison, réduite à deux cas, s’établit. Homme n’a pas toujours eu une forme unique. Il y avait un sujet om (homo, notre pronom on) à côté du régime homme. Il faut arriver jusqu’au XIVe siècle pour que ce débris des flexions latines disparaisse à son tour, et que les particules à, de, par, restent seules chargées d’exprimer les rapports autrefois dévolus aux cas. On est ainsi conduit d’un extrême à l’autre, par une série de transitions assez nombreuses pour qu’on voie s’enchaîner les faits qui semblaient impossibles à rattacher, qu’on en découvre la préparation, et qu’on aperçoive même quelquefois les causes d’où ils devaient nécessairement résulter. Dans la conjugaison, il est facile de le voir, si peu qu’on observe la manière dont elle était constituée en latin, plusieurs des éléments étaient instables. Le verbe déponent, combinaison contradictoire d’une forme passive et d’un sens actif, perdait très souvent sa forme propre. Le passif avait trop de temps composés, pour que, laissée à elle-même, la langue n’abandonnât pas ceux des simples qui restaient : présent, imparfait, etc., et ne les remplaçât pas par des temps analytiques, constitués suivant l’analogie du parfait, du futur antérieur, d’une partie du subjonctif. Sur beaucoup de points l’esprit analytique avait déjà pénétré le latin, même classique.

J’accorde qu’il en est d’autres, où le latin des anciens Latins ne laisse nullement prévoir ce que l’époque romane allait donner. Jamais les textes que nous connaissons ne feraient deviner par exemple l’extraordinaire développement que l’article, encore jugé inutile par Quintilien, allait prendre. Mais ici, mieux qu’ailleurs peut-être, l’évolution du latin peut être suivie de siècle en siècle. Car si nous ne savons pas quand le démonstratif illum commença à s’employer couramment pour exprimer la simple détermination, nous avons du moins des textes assez anciens pour qu’il y apparaisse encore en possession de sa valeur démonstrative, et que nous ne puissions par suite avoir aucun doute sur son identité et sur le rôle qu’il a joué originairement. Dans nos premiers textes, en outre, il manque souvent où on l’attendrait. C’est plus tard seulement qu’on le voit devenir régulier, et il faut descendre des générations et des générations pour arriver à l’époque — c’est au seuil des temps modernes — où il deviendra obligatoire. Si quelque chose de ses origines nous échappe, nous avons donc en tous cas l’histoire de sa longue fortune, et nous voyons se former et grandir cette opposition entre la syntaxe latine et la syntaxe française, qui, complète comme elle l’est aujourd’hui, paraît a priori irréductible.

À la lumière de la méthode historique, on voit de même tous les contrastes, qu’une page de français comparée à une page de latin fait ressortir entre les deux langues, se réduire et disparaître. Et les résultats pour les autres dialectes romans sont les mêmes. De toutes les recherches se dégage cette double conclusion, la même à laquelle conduit l’étude comparée de la phonétique, à savoir que, au fur et à mesure qu’on remonte dans l’histoire, les grammaires italienne, espagnole, provençale, et française se rapprochent l’une de l’autre, et en même temps se rapprochent de la grammaire latine, qu’elles finissent par rejoindre[14].

Hypothèses contraires. — J’ai raisonné jusqu’ici comme si ceux qui nient l’origine latine de notre langue pouvaient à cette hypothèse en opposer une autre, sinon satisfaisante, du moins ayant quelque vraisemblance. Quelques mots suffiront à faire voir qu’il n’en est rien.

La parenté des langues romanes, nous l’avons dit et montré, implique qu’elles ont été originairement une langue unique, qui s’est ensuite diversifiée suivant le milieu. Le champ des suppositions se trouve ainsi immédiatement restreint. En effet, en dehors du latin, il n’y a que deux langues, qui, à l’époque dont il s’agit auraient pu conquérir le monde occidentale : c’est le germanique et le grec. Du germanique il n’est pas besoin de s’occuper. À défaut de témoignage des contemporains, qui opposent toujours le roman (romana langua) au tudesque (theotisca langua), un simple coup d’œil jeté sur les textes gothiques et allemands primitifs que nous possédons suffirait pour attester la diversité originelle des parlers germaniques et romans.

Quant au grec, il est certain qu’il avait pour lui des avantages, qu’il était l’organe d’une civilisation supérieure, que les colonies nombreuses et les relations commerciales l’avaient importé sur beaucoup de point des côtes occidentales de la Méditerranée, en même temps que des écoles faisaient connaître l’intérieur. Néanmoins on ne peut découvrir ni même imaginer à quelle époque, par quels moyens, ni pour quelles raisons il se serait répandu à Marseille, sur les rives de la Seine ou dans les montagnes de l’Auvergne, et s’y serait implanté. Encore moins devine-t-on comment il aurait conquis les bords du Tibre, et quand Rome, quelque hellénisée qu’on la suppose, aurait renoncé en sa faveur à son latin. Le seul énoncé de cette question fait éclater l’absurdité de l’hypothèse.

Quant à croire, comme cela a été inventé récemment, que toutes les langues parlées dans l’Europe primitive étaient les dialectes d’une sorte de pré-grec, langue des Pélasges, outre qu’on cherche vainement sur quelles données historiques repose un pareil système, encore faudrait-il tout au moins, pour se rendre, entrevoir par quel prestigieux tour de force on réduit à l’unité pélasgique (?) le ligure, le gaulois, l’ibérique, l’étrusque même, tout inexpliqué qu’il est. Encore si l’on pouvait du moins ramener à cette unité grecque ou pré-grecque les parlers modernes « si faussement appelés par les philologues, néo-latins ou romans ! « Mais cela même est impossible. Assurément on a pu établir certaines analogies entre la syntaxe grecque et la syntaxe française, par exemple ; Henri Estienne l’avait déjà fait ; mais le moyen de faire dériver notre conjugaison, ou la conjugaison italienne, de la grecque, notre système pronominal ou prépositionnel d’un système, même dorien, demeure introuvable. Bref, il est impossible, sans fantaisies de toutes sortes qui n’ont rien de commun avec la science et ses méthodes rigoureuses, de trouver entre nos dialectes et ceux des Grecs les rapports qui devraient exister pour qu’il pût être question de filiation.

Reste l’hypothèse qui dérive les langues romanes des parlers indigènes : mais comme il faut expliquer la parenté de ces langues romanes, que d’autre part on ne saurait prétendre sans moquerie, ni que le gaulois avait conquis l’Espagne et l’Italie tout entières, ni que tous les idiomes qui se parlaient sur cet immense territoire : ibérique, gaulois, ligure, toscan, dialectes italiques, étaient semblables, on écarte la plupart d’entre eux, l’ibérique, le ligure, le toscan. Première inconséquence grave dans une théorie qui s’appuie sur ce prétendu fait qu’un peuple n’abandonne jamais sa langue.

On suppose ensuite que le gaulois [entendez aussi le celtibérique (?), qui aurait conquis l’Espagne entière (?)] était tout voisin du latin. Les derniers descendants de Pezron admettraient même volontiers qu’il en était très proche parent, au même degré que l’ombrien ou l’osque.

Mais cette hypothèse, même si elle était vérifiée, serait insuffisante pour expliquer les faits. Ce ne sont pas des langues voisines, fût-ce l’osque et l’ombrien, que les langues romanes continuent, c’est une seule langue. Et la science actuelle, nous l’avons vu, exige trop de précision pour que cette solution par à peu près lui suffise.

En outre, où prend-on que le gaulois, quoique parent du latin, ait eu avec lui ces rapports de presque identité ? Est-ce dans les témoignages des anciens ? Mais il n’y en a aucun qui constate rien de semblable ; tout au contraire il est toujours question du gaulois comme d’une langue barbare.

Au reste les véritables celtisants répondent que si les parlers celtiques appartiennent à la même famille que ceux de l’ancienne Italie, et forment une branche voisine d’un tronc commun[15], néanmoins aux environs de notre ère, ils différaient déjà profondément du groupes des langues italiques. Le celtique de Gaule était plus voisin du latin que du grec[16], mais il était loin de se confondre avec lui, ou même d’en constituer une variété. Nous le savons indirectement d’abord par les textes écrits dans les dialectes celtiques de Grande Bretagne parvenus jusqu’à nous. Plusieurs de ces textes sont très anciens. Or, même aux époques les plus hautes, au XIe siècle déjà, le vocabulaire irlandais (si on en retranche les mots qui viennent du roman), la grammaire, la phonétique diffèrent considérablement du vocabulaire, de la grammaire et de la phonétique française. Et d’où viendrait ceci à une époque où les parlers romans de Gaule se confondaient presque encore, si tous ces idiomes coulaient à la fois de la même source ? Comment expliquer ici cette similitude presque complète et là ces divergences fondamentales ?

Il y a plus. Nous ne possédons malheureusement qu’un petit nombre de lignes de gaulois. Mais elles disent assez — même celles qu’il a été possible d’interpréter — que latin et gaulois faisaient deux, et étaient irréductibles l’un à l’autre[17]. Sur certains points particuliers nous avons des données sûres et nous savons que les deux langues étaient en contradiction absolue. J’en donnerai un seul exemple : Le gaulois avait un p à l’initiale, là où le latin avait un q (= k) ; pempe = quinque (cinq) ; *petvares (qu’on retrouve dans petor-ritum, char à quatre roues) = quatuor (quatre), etc. Or c’est le q et non un p que le français a conservé. Comment et pourquoi serait-il d’accord avec le latin, si nous parlions gaulois ? Quand le q aurait-il reparu, et sous quelle influence la règle de la phonétique latine eût-elle prévalu sur l’autre ?

Non, il est peu sage de faire, à l’exemple de quelques-uns, de cette question historique une question nationale. Il n’y a ni à s’en vanter, ni à s’en défendre ; comme les Italiens, les Espagnols, les Portugais, les Roumains, nous parlons latin ; ce n’est plus une hypothèse, mais la conclusion de toutes les recherches linguistiques poursuivies depuis cent ans.


II. — Conquête des Gaules par le latin.


Insuffisance des preuves historiques. — Si les résultats qui précèdent imposent la conviction, et si la philologie contemporaine permet de les affirmer avec une complète assurance, en revanche l’histoire, avec quelque soin qu’on l’ait interrogée depuis trois siècles, ne nous a rien ou presque rien appris sur l’époque où le latin a supplanté en Gaule les langues indigènes. Non seulement les causes, les phases même de cet événement considérable nous sont inconnues, mais, à parler vrai, l’événement lui-même n’est pas historiquement établi[18].

Plusieurs sont enclins à croire qu’il existe de la substitution du latin aux parlers antérieurs des preuves directes ; ils allèguent d’abord que, si ceux-ci avaient persisté longtemps après la conquête, nous aurions sinon des livres, au moins des inscriptions rédigées dans ces langues. Or l’archéologie contemporaine n’en a guère mis au jour qu’une vingtaine sur le sol de la France, tandis que les inscriptions latines sont déjà au nombre de plusieurs dizaines de mille, et des découvertes fréquentes ne cessent d’accroître cette énorme disproportion. De ces faits on peut conclure en effet avec vraisemblance, que de très bonne heure on cessa complètement d’écrire dans les anciens idiomes, qui semblent du reste n’avoir jamais beaucoup servi à cet usage. Mais la question n’est pas là, et de ce qu’une langue ne s’écrit pas, on ne saurait en aucune façon affirmer qu’elle ne se parle pas. Il y a aujourd’hui des villages, où le patois est seul en usage pour la conversation, où cependant l’idée même qu’on puisse en mettre une phrase par écrit, fût-ce dans une lettre, à plus forte raison l’imprimer ou la graver sur une pierre, n’entre pas dans les cerveaux. Pour savoir si la langue épigraphique est toujours la langue parlée dans un pays, il suffit de faire le tour des cimetières. En Bretagne, aussi bien qu’en Picardie ou en Lorraine, le français, quelquefois mêlé de latin, règne exclusivement.

On s’est fondé aussi sur ce fait que les noms de lieux, comme les noms d’hommes de la Gaule romaine, étaient presque tous latins. Ce sont là des indices de romanisation, sans doute, mais non des preuves de romanisation générale. Les noms de lieux auxquels on fait allusion sont pour la plupart des noms de villages, d’agglomérations issues des villas gallo-romaines. Ils indiquent que les grands seigneurs qui en étaient les propriétaires s’appelaient Antonius (Antoniacum = Antony), Sabinius (Sabiniacum = Sevigny), Quintius (Quintiacum = Quincié, Quincy, Quincieux, Quinsac), mais rien de plus, et nous ignorerons sans doute toujours comment se nommaient la plupart des lieux dits, les coins fréquentés par la masse des humbles et baptisés par eux.

Quant aux noms d’hommes, si un grand nombre ont une figure et une origine latines, encore faut-il remarquer que les Gaulois qui les portaient n’avaient pas eu, pour les prendre, à en abandonner d’autres, comme on l’a dit. Au temps de l’indépendance ils ne faisaient usage ni de prénoms ni de gentilices, mais seulement d’un nom auquel ils ajoutaient, quand ils voulaient éviter des confusions, le nom de leur père ou un surnom. Ainsi Kassitalos, Overcicnos (fils d’Overcos). Les noms de famille sont d’imitation romaine. Dès lors il était naturel que l’aristocratie séduite les empruntât à Rome en même temps que l’habitude d’en porter. L’affranchissement les répandait ensuite parmi la population, où les esclaves libérés étaient en grand nombre. La diffusion de ces noms et la multiplication des Julii ou des Antonii peut donc s’expliquer, sans qu’il soit besoin de supposer qu’elle avait pour cause une poussée générale et irrésistible vers la romanisation, ce qui ne veut pas dire du reste qu’elle ne signifie rien à cet égard.

Enfin, pour quiconque connaît, même superficiellement, l’histoire du christianisme primitif en Gaule, il est certain que la langue latine était communément entendue dans le pays. En effet, tous les écrits, même les sermons de ceux qui ont évangélisé villes et campagnes sont en latin ; dans les récits qui nous sont faits de la propagande menée par le pays, dans les instructions que les évêques donnent pour cette propagande, il est très souvent question des paysans, jamais de la nécessité de leur parler par interprètes, ou de leur faire des versions des textes sacrés ; toutes sortes d’autres preuves analogues, positives ou négatives, établissent de la façon la plus sûre, qu’on comprenait généralement le latin[19]. Mais le point n’est pas là. Qu’on l’ait su au Ve et au VIe siècle, cela est hors de doute, ce qu’il faudrait démontrer, c’est qu’on s’en servait exclusivement et partout, ce qui est tout autre chose.

Restent les témoignages des auteurs anciens, mais ils sont très peu nombreux et bien insuffisants. En effet, pour ne pas prêter à la discussion, il faudrait que les textes eussent une précision qu’ils n’ont pas, loin de là ; sitôt qu’on veut les presser, on risque d’en fausser le sens. Supposons que quelque érudit, dans mille ans, pour savoir quelle langue on parlait à Toulouse au XIXe siècle, possède deux phrases, l’une d’un juriste : « Un testament rédigé en langue d’oc sera valable » ; l’autre d’un historien : « La France avait étendu dans cette ville sa langue en même temps que ses lois », que conclura-t-il ? La bonne foi des auteurs sera entière, l’exactitude de leurs affirmations absolue, et néanmoins toute conclusion fondée sur l’un ou l’autre de ces textes contradictoires sera fausse ; à plus forte raison s’égarera-t-on, si l’on prétend généraliser et étendre à d’autres contrées, même voisines, la portée du témoignage.

Seule une statistique apporterait quelque chose de précis en ces matières ; encore devrait-elle être extrêmement circonspecte et détaillée, préciser combien d’habitants dans chaque endroit ne savent que l’une des deux langues du pays, combien savent les deux ; en outre, parmi ceux-ci, combien entendent l’une, mais se servent de l’autre, et inversement. Il n’est pas besoin de dire que ces renseignements précis, que nous n’avons pas pour notre temps et notre pays, nous font absolument défaut pour la Gaule antique, et qu’ils sont mal remplacés par quelques lambeaux de phrases, jetés en passant par des auteurs occupés à nous parler de tout autre chose. Dès lors, quand Grégoire de Tours énumère les langues dans lesquelles le peuple d’Orléans complimente le roi Gontran[20], de ce qu’il ne cite pas le celtique, il ne faut pas conclure, comme le remarque très bien M. Bonnet[21], que celui-ci ne se parlait plus. Le franc n’est pas cité non plus, et certainement il se parlait. Le latin était la langue régnante dans la ville, voilà tout.

En outre, comme si tout devait accroître la confusion dans ce débat, les termes mêmes des phrases qu’on a citées peuvent le plus souvent s’entendre de diverses façons, et sont matière à contestation. Le même Grégoire de Tours cite à plusieurs reprises des mots empruntés aux rustici. Si ces mots sont latins, c’est donc, semble-t-il tout d’abord, que les paysans parlaient latin. Nullement, car rusticus a alors perdu son sens étymologique de paysan, et s’applique tout aussi bien aux gens du peuple[22].

Rien ne paraît plus simple que l’expression celtice loqui. Et cependant elle peut vouloir dire deux choses fort différentes : parler celtique et parler à la celtique, c’est-à-dire avec l’accent et les fautes des Celtes, exactement comme latine loqui signifie non seulement parler la langue latine, mais la parler avec la correction et l’élégance des Latins. De même un sermo barbarus n’est pas toujours une langue barbare, mais une langue incorrecte, et ainsi de suite.

Plusieurs de nos expressions françaises sont dans le même cas, et conduiraient aux pires erreurs, si on les prenait à la lettre[23] : Parler patois, c’est parler un dialecte, c’est aussi parler un mauvais français. Du charabia, ce n’est pas seulement de l’arabe, puisque ce sens étymologique du mot — s’il est le vrai — n’a été deviné que tout récemment, mais c’est, d’une manière générale un jargon qu’on ne comprend pas.

Et toutes les époques ont connu de semblables manières de dire. Dans la bouche de Malherbe, presque tout ce qui était mal écrit était gascon. Ce que ses contemporains n’entendaient pas, et que nous baptisons chinois, était pour eux du bas-breton ou du haut-allemand, de même que ce qu’ils n’admiraient pas était gothique. Parler chrétien, qu’on trouve dans Pathelin et ailleurs, n’est guère plus précis. Mais rien ne donne mieux une idée du vague dont on se contente en pareille matière que le non-sens : parler français comme une vache espagnole. Toute défigurée et absurde qu’elle est, la locution suffit, même à des gens instruits, dont il semblerait pourtant qu’ils dussent chercher un sens aux mots qu’ils emploient[24].

Il résulte de ces observations que, même dans les très rares passages où les auteurs nous rapportent comment parlait un individu ou un groupe d’hommes, l’interprétation de leur témoignage reste indécise, et une extrême réserve s’impose pour les conclusions. Ainsi Sulpice Sévère, dans ses Dialogues (I, 26), met dans la bouche d’un interlocuteur l’exorde suivant : Ego plane, licet impar sim tanto oneri, tamen relatis superius a Postumiano obedientiæ cogor exemplis, ut munus istud, quod imponitis, non recusem. Sed dum cogito me hominem Gallum inter Aquitanos verba facturum, vereor ne offendat vestras nimium urbanas aures sermo rusticior : audietis me tamen ut gurdonicum hominem, nihil cum fuco aut cothurno loquentem. « Pour moi, quoique je sois impropre à une si grande tâche, les exemples de déférence donnés plus haut par Postumianus m’obligent à accepter le rôle que vous m’imposez ; mais, quand je pense que je suis Gaulois et que c’est à des Aquitains que j’ai à parler, je crains d’offenser vos oreilles trop polies par mon langage rustisque : vous m’écouterez cependant comme un lourdaud dont le langage ignore le fard et l’emphase. » Comme le lui font très bien remarquer ses interlocuteurs, ce sont là précautions de raffiné et de rhéteur qui se donne des airs modestes et prépare son effet. Aussi, quand il a ajouté quelques phrases encore, toujours du même style, Postumianus l’interrompt et s’écrie : « Tu vero vel celtice, vel si mavis, gallice loquere, dummodo Martinum loquaris. » Comment doit se traduire cette boutade ? On est fort embarrassé d’abord de savoir quelle différence pouvait faire Postumianus entre celtice et gallice loqui. Aucune, à mon sens, et il est bien inutile de s’épuiser en hypothèses historico-philologiques pour expliquer ce jeu de mots. Le beau parleur s’appelle Gallus (Gaulois), on ne l’a pas remarqué. De là une plaisanterie sur son nom : Parle-nous ou celtique ou, si tu aimes mieux, gaulois, pourvu que tu nous parles de saint Martin ! Nous dirions de même à un Wallon qui s’appellerait Liégeois : Parle-nous wallon, ou liégeois, pourvu que tu nous parles de Saint-Hubert[25] !

Là n’est donc pas la difficulté. Ce qu’il s’agit de savoir, c’est s’il faut traduire : Parle-nous celtique ou à la celtique. Et il est vraiment peu aisé de choisir[26]. Au reste, si l’on admettait la première interprétation, encore faudrait-il déterminer quelle importance on peut attribuer à une pareille exclamation : « Parle-nous celtique ! » Est-on en droit de croire, d’après ces mots, que Postumianus, Aquitain, qui ne sait peut-être pas le gaulois, offre sérieusement à Gallus de converser en cette langue ? Si, en pareil cas, impatienté par les excuses d’un interlocuteur, nous lui disions : Assez de précautions, parle-nous même auvergnat, pourvu que tu nous parles de ton affaire, cela impliquerait-il que nous possédions ce dialecte et soyons prêts à le parler[27] ?

La romanisation. — Il me paraît certain néanmoins que la victoire du latin n’a pas été aussi soudaine que beaucoup de romanistes — et des plus grands — le prétendent aujourd’hui. Disons d’abord que cette opinion a contre elle toutes les vraisemblances. Admettons que les idiomes indigènes n’avaient pas jeté en Gaule les racines profondes que le français a poussées en France, que leur infériorité sous le rapport de la valeur expressive, leur diversité, et aussi l’absence d’une nationalité gauloise et d’une littérature écrite, d’autres causes encore, mettaient ces idiomes dans l’impossibilité de résister victorieusement aux empiétements du latin imposé par les vainqueurs, et devaient assurer, au bout d’un temps plus ou moins long, leur défaite définitive. Constatons aussi qu’on peut citer nombre de populations qui ont abandonné leur langue pour en adopter une étrangère, et que pareil changement, loin d’être unique dans l’histoire, comme on a voulu le soutenir, s’est accompli assez fréquemment. C’est ainsi que le cornique, dialecte celtique, a disparu de la Cornouailles, devant l’anglais, que le dialecte mogol, qui était originairement l’idiome des Bulgares, a été éliminer par le slave, que le grec a cédé dans l’Italie méridionale à l’italien, dans la Turquie d’Europe au turc, en Asie à l’arabe et au syriaque, que le copte, le punique et le grec ont été chassés par l’arabe du nord de l’Afrique, etc., etc. L’histoire même du français fournirait des faits analogues : n’a-t-il pas cédé à des dialectes germaniques une bande de terrain de la rive gauche du Rhin et une bonne partie du territoire de l’ancienne Belgique, tandis qu’il conquérait au contraire des pays primitivement bretons ou basques, et tout ce qui de la Normandie était devenu danois ? Et l’Irlande actuelle met sous nos yeux un exemple tout à fait frappant de la disparition d’une langue vaincue par une autre. Malgré le mouvement nationaliste et autonome qui y a été si intense, le nombre des indigènes parlant irlandais se réduit avec une grande rapidité ; et certains ont déjà osé prévoir, peut-être prématurément, le jour où on notera la mort de la dernière femme parlant irlandais, comme on a noté la mort de la dernière qui a parlé cornique.

Il n’en est pas moins vrai que l’abandon de son langage est un des derniers sacrifices qu’on obtienne d’une population. Même quand le patriotisme n’entre pas en jeu, l’habitude et la tradition défendent l’idiome indigène, et avec quelle force ! Il suffit pour s’en rendre compte de voir combien les parlers provinciaux reculent lentement devant le français. Déchus depuis des siècles de leur rang d’idiomes littéraires, exclus de l’Église, proscrits par l’État, ils ne s’en perpétuent pas moins, transmis par les mères aux enfants avec les premières caresses. Et si leur défaite semble aujourd’hui s’annoncer définitive, il a fallu pour assurer ce résultat les moyens extraordinaires dont on dispose de nos jours, l’école, le service militaire obligatoire, la centralisation administrative et littéraire, les communications rapides, la presse quotidienne.

Il est donc plus que douteux, a priori, que dans les conditions si différentes où le latin a été aux prises avec les langues de la Gaule, celles-ci aient cédé si vite, et qu’en un siècle, comme le voudraient quelques-uns, Rome ait changé le parler de plusieurs millions d’hommes.

Le mouvement d’assimilation fut visiblement plus rapide dans la Narbonnaise que dans le reste de la Gaule. La population, fortement mélangée de Ligures, y devait être très hétérogène. D’autre part il y eut là une véritable immigration. S’il fallait en croire Cicéron, une nuée de citoyens auraient envahi la Provence : commerçants, colons, publicains, cultivateurs, éleveurs, au point que pas un sol n’eût circulé dans ce pays sans figurer aux comptes de quelque intermédiaire romain. On doit bien se garder de prendre à la lettre pareilles exagérations, et d’interpréter une période d’avocat comme un document authentique[28] ; mais il est certain que des Romains, tels que Pompée, Quinctius, eurent de bonne heure de vastes domaines au delà des Alpes. Des colonies y furent fondées, et bien qu’elles aient pu être composées en grande partie d’hommes qui n’étaient pas originairement de langue latine, cette langue n’en devenait pas moins au bout de quelques générations la langue commune de ces villes, qui arrivaient de la sorte à constituer de véritables foyers de romanisation.

Aux causes générales qui firent triompher le latin dans le reste de la Gaule, et dont nous aurons à parler longuement plus loin, s’ajoutèrent donc en Narbonnaise des causes particulières, dont l’action peut avoir été considérable. Quoi qu’il en soit, dès le Ie siècle, la culture latine semble y avoir été assez développée pour entrer en lutte avec la culture grecque, dont Marseille était le centre[29]. Je fais peu de cas, je l’avoue, de quelques-unes des preuves qu’on en donne ordinairement. Que Martial ou Pline se vantent d’être lus en Gaule, dans des villes toutes romaines, telles que Lyon et Vienne, même par des femmes, quelle conséquence en peut-on tirer ? Autant prétendre, parce qu’on vend des journaux français à Alger et à Tunis, que tout le monde y parle français. L’apparition d’écrivains latins nés en Gaule n’est guère plus significative. Il est exact que Terentius Varron était de Narbonne, Cornélius Gallus de Fréjus, Trogue Pompée de Vaison, Votienus Montanus de Narbonne, Domitius Afer de Nîmes, encore faudrait-il savoir si tous ceux-là, et d’autres que l’on cite, n’étaient pas fils d’émigrés, et de souche latine. Toutefois nous avons ici des textes sérieux. Strabon rapporte que de son temps déjà, les Cavares — qui, il est vrai, étaient à l’avant-garde du mouvement — étaient tout Romains de langue comme de mœurs[30], et Pline trouve au pays des airs de l’Italie plutôt que d’une province : « Italia verius quam provincia. » Les découvertes modernes n’ont fait que confirmer ces témoignages. Ainsi l’extension rapide du droit de cité latine, qui ne se donnait selon toute vraisemblance qu’à des populations romanisées, montre les progrès de l’influence romaine[31] ; il y est visible que la Narbonnaise, après l’avoir subie, tendit de bonne heure à en devenir le foyer au delà des Alpes, et à jouer par rapport aux trois Gaules le rôle que la Cisalpine avait joué par rapport à la Transalpine, et que les Gaules reprirent ensuite par rapport à la Bretagne insulaire.

En ce qui concerne le reste du pays, il faudrait pouvoir distinguer encore. César nous dit qu’à son arrivée, la Gaule chevelue était divisée en trois parties : la Belgique, du Rhin à la Seine et à la Marne ; la Celtique, de là jusqu’à la Garonne ; l’Aquitaine, de la Garonne aux Pyrénées, et qu’on parlait dans ces contrées des langages différents. Il est certain que le belge et le celte n’étaient séparés que par des divergences dialectales, mais l’aquitain était une langue toute différente, d’origine ibérique. Or des destinées postérieures de cette langue nous ne savons rien, sinon que le basque, encore parlé sur les deux versants des Pyrénées, est issu d’un parler ibérique, et qu’il est enfermé aujourd’hui dans des limites beaucoup plus étroites qu’alors. On a dit qu’il avait été réimporté dans son domaine actuel par des Vascons venus d’Espagne (587 ap. J.-C). Cette conjecture, née dans l’imagination de ceux qui croient que le latin s’imposa partout sans peine et sans obstacle, ne s’appuie sur rien, tout au contraire elle semble peu d’accord avec le caractère de l’invasion du vie siècle, qui paraît avoir été plutôt une incursion, d’après ce que nous en dit Grégoire de Tours. Une seule chose est certaine dans l’état actuel de la science, c’est que l’aquitain, chassé de presque tout le territoire qu’il occupait en France, a cédé la place à un parler d’origine latine (le gascon), qu’il a influencé, et par lequel il a été influencé de son côté, mais nous ignorons absolument l’histoire de leurs relations et l’époque de la victoire du latin.

On va voir que pour les provinces de langue celtique[32] nous ne sommes non plus, guère bien renseignés. Il est visible que la soumission aux vainqueurs y fut assez prompte. Pourquoi le système qui réussissait partout eût-il échoué là ? Fustel de Coulanges a très bien montré dans quelle situation précaire les Celtes, bien déchus de leur ancienne puissance, menacés par une invasion germaine, se trouvaient, lorsque quelques-uns d’entre eux eurent la pensée de solliciter l’intervention de César. L’unité nationale n’existait pas, la patrie se bornait, aux yeux de la plupart, aux limites étroites d’une cité, en lutte perpétuelle avec ses voisines. Les cités elles-mêmes, fractionnées en partis, se composaient en outre peut-être de vainqueurs et de vaincus, en tout cas de maîtres, nobles et druides, et d’esclaves ou d’ambacts, dont la condition était peu éloignée de la servitude, en un mot de gens dont beaucoup n’avaient rien à perdre à des changements politiques. Rome eut la suprême habileté, ou le bonheur, de garder les Gaulois divisés entre eux, et en même temps de les unir en elle. Au druidisme, seul lien moral entre les peuplades morcelées, elle opposa son culte et celui de l’empereur, deux puissances assez éloignées pour qu’on les crût divines, assez proches pour que l’intérêt humain commandât de les servir[33]. Aussi, tout belliqueux qu’ils fussent, les Gaulois acceptèrent si bien la conquête, que moins d’un siècle après, 1200 hommes établis à Lyon formaient, dit-on, toutes les garnisons de l’intérieur[34], et que, après quelques révoltes sans importance, qui n’eurent jamais le caractère d’un soulèvement national, lorsque la question d’indépendance fut posée, en 70, l’assemblée plénière des cités refusa de sacrifier la « paix romaine » à l’espérance de l’affranchissement[35]. C’est qu’en réalité — l’histoire même de ces révoltes le montre — il s’agissait moins déjà d’affranchir un peuple de la domination étrangère, que de séparer en deux tronçons un État unique.

La politique romaine explique très bien comment s’obtenaient ces assimilations rapides qui étonnent de nos jours, où les résultats sont si lents. La méthode en effet était meilleure. Une fois l’empire établi, quand le pouvoir central cessa de s’appuyer sur une aristocratie exclusivement romaine ou se prétendant telle, très jalouse de ses privilèges, et ouvrit de plus en plus l’accès des honneurs et des charges aux hommes de toutes les nations, quand on n’envoya plus au dehors des proconsuls dont la fortune à réparer se refaisait impunément aux dépens des pays gouvernés par eux, la domination romaine devint pour beaucoup une grande espérance, pour tous un immense bienfait. Conserver en fait, sinon en droit, sa propriété, et avec elle ce qu’on voulait de ses croyances, de ses lois, de ses mœurs, c’est-à-dire sans aucun sacrifice des libertés auxquelles on tient le plus, celles dont on use chaque jour, à la seule condition de payer l’impôt et de fournir aux besoins de l’armée, pouvoir goûter, sous la protection d’une administration lointaine et peu tracassière, sans crainte de l’invasion étrangère, une prospérité matérielle que le défrichement du pays, le développement du commerce, l’ouverture de nouvelles communications augmentaient tous les jours, c’étaient des avantages assez réels et assez immédiats pour attacher au nouveau régime ceux dont les idées et les aspirations ne vont pas plus haut.

Aux autres, Rome offrait aussi de quoi les séduire : c’était non seulement ce que les nations modernes offrent aux habitants de leurs colonies, la paix et l’initiation à une civilisation supérieure, mais l’admission à toutes les charges ouvertes aux métropolitains. Il y avait pour cela des degrés à franchir, il fallait obtenir la cité latine d’abord, la cité romaine ensuite, mais, longtemps avant que l’édit de Caracalla (212) eût déclaré citoyens tous les habitants libres de l’empire, l’administration sut dispenser ces premiers droits essentiels, particulièrement en Gaule, sinon avec prodigalité, du moins d’une manière très libérale. Des cités entières, comme celle des Éduens[36], reçurent de bonne heure en masse le droit suprême, le droit aux charges publiques : jus honorum. Et des particuliers, même avant ces mesures collectives, pouvaient l’acquérir. Dès lors toutes les espérances devenaient permises : on pouvait être non seulement chevalier, mais sénateur. César avait déjà amené dans la curie des Gaulois vêtus de leurs braies. De grands exemples montrèrent qu’on pouvait monter plus haut encore : un Santon, Julius Africanus, deux Viennois, Valerius Asiaticus et Pompeius Vopiscus, furent consuls. Antoninus Primus de Toulouse, qui s’appelait Bec, fit un empereur : Vespasien. À partir du iie siècle un grand nombre arrivent aux plus hautes charges de l’empire.

On s’imagine facilement à quel point de semblables perspectives durent à l’origine solliciter les ambitions de l’aristocratie, et combien de jeunes nobles aspirèrent à ces premières et modestes fonctions municipales de décurion, d’édile, de duumvir, puis de député de l’assemblée des Gaules, de flamine de Rome et d’Auguste, par où s’ouvrait la carrière des honneurs. Les inscriptions nous montrent les indigènes, même de la classe moyenne, en possession de ces fonctions, qu’une administration toujours plus compliquée faisait de plus en plus nombreuses. Quand les charges pécuniaires les eurent rendues trop lourdes, la loi usa de contraintes, de sorte que le cadre resta rempli de gré ou de force.

Et il est de toute évidence que la connaissance du latin était non seulement avantageuse, mais nécessaire à tous les degrés de cette hiérarchie, étant la langue du pouvoir central et de ses représentants, de la loi et de l’administration.

D’autre part la civilisation latine, alors dans tout son éclat, devait exercer son ascendant sur une race passionnée de culture, à l’esprit souple, à la fois disposée et apte, comme dit César, à imiter et à produire ce que chacun lui enseignait[37]. Ce que nous savons, soit par les auteurs anciens, soit par les découvertes de l’archéologie, nous permet de l’affirmer, le mouvement qui entraîna les villes de Gaule vers les arts, les sciences et les mœurs romaines fut très rapide et très étendu. Au temps d’Ausone, chaque ville de quelque importance avait une sorte d’université, et certaines d’entre elles étaient ouvertes depuis plusieurs siècles. Déjà, soixante-dix ans après la conquête, quand le révolté Sacrovir veut de jeunes nobles pour otages, il va les prendre dans les écoles d’Autun[38]. Poitiers, Toulouse, Reims devinrent à leur tour des centres d’études. Aussi, quand Tacite fait dire à Claude que les Gaules étaient pénétrées des mœurs et de la civilisation romaines, il ne sort pas de la vraisemblance[39].

Or il est évident que la première chose dont vous instruisaient tous les maîtres, c’était le latin ; c’est dans le latin qu’on apprenait à lire[40], c’est assez dire qu’il était la base de l’éducation. Les jeunes gens des classes élevées le savaient donc, cela n’est pas douteux. De là à l’adopter exclusivement, il n’y avait qu’un pas, et on comprend comment la vanité, le désir de sortir de la foule amenait les élégants à le franchir. Quand un fils d’Atepomaros prenait le nom de Cornelius Magnus, comment eût-il parlé gaulois, et gâté par son langage l’effet que produisaient son nom et son costume ? C. Julius Vercondaridubnus, prêtre de César, ne pouvait non plus prier le dieu son patron qu’en latin. Changer de langue, c’était la condition nécessaire pour réaliser les deux grands désirs des riches de tous les temps : arriver et paraître.

Mais la véritable difficulté subsiste. Quand et comment cette habitude de parler latin s’étendit-elle de cette aristocratie, si nombreuse et si puissante qu’on la suppose, aux classes inférieures et aux populations rurales ? Quand gagna-t-elle les femmes, de qui dépend la diffusion d’une langue, puisque ce sont elles qui en font la langue maternelle ?

Pour répondre à ces difficiles questions, il faudrait savoir comment étaient répartis et groupés les habitants de la Gaule sur le territoire, comment la propriété était divisée entre eux, bref, avoir sur l’état social des populations des renseignements qui nous manquent. Nous entrevoyons seulement, d’après quelques indications de la géographie historique, que de vastes étendues de terrain étaient encore occupées par des marécages ou couvertes d’immenses forêts, et par conséquent à peu près désertes. Nous savons aussi que la terre, loin d’être morcelée entre des travailleurs libres, était placée entre les mains de gros propriétaires, qui groupaient leurs ambacts et leurs colons autour de leurs villas. Beaucoup de nos villages actuels remontent à ces agglomérations primitives.

Ainsi établis aux champs, ces grands propriétaires romanisés, parmi lesquels se recrutaient les corps municipaux, devaient avoir sur la population rurale, qui était en contact immédiat et fréquent avec eux, une influence beaucoup plus considérable que ne l’aurait eue une aristocratie citadine sur le paysan isolé dans sa ferme, et des exemples venus à la fois de haut et de près étaient sûrement efficaces et contagieux.

Il ne faut pas oublier non plus que cette population devait être en grande partie composée d’esclaves, le nombre de ceux-ci ayant été plus tard très considérable, sans qu’on puisse attribuer ce résultat à la domination des Germains, qui n’avaient pas pour système de réduire en servitude les populations vaincues. Or, ces esclaves, achetés sur les marchés, et venus de tous les points du monde, faute de s’entendre entre eux dans leur propre langue, apprenaient tous la même, le latin du maître, comme les nègres ont appris en Amérique le français, l’anglais ou l’espagnol.

Enfin toute la plèbe qu’on enrôlait dans les armées des frontières trouvait là l’occasion de se familiariser avec la langue latine. Les femmes que les soldats pouvaient appeler auprès de leurs cantonnements, les enfants qui leur naissaient, et qui souvent devenaient de véritables enfants de troupe, profitaient nécessairement de cette éducation.

Ajoutons que pour ces gens des classes inférieures eux-mêmes, il y avait une utilité incontestable, presque une nécessité à savoir la langue dans laquelle se faisait au moins une partie du commerce, et que parlait l’administration tout entière, y compris les juges et les agents du fisc, avec lesquels il fallut de bonne heure débattre des charges qui devinrent peu à peu écrasantes et réduisirent la population libre à l’esclavage.

Mais, quelque impulsion qu’aient pu donner ces motifs, et quelque favorables qu’aient pu être les circonstances, il ne faut pas exagérer les effets qui ont pu en résulter. On s’explique par là que les populations en soient arrivées à entendre le latin, mais non qu’elles l’aient adopté exclusivement, aux dépens de leur propre langue. Il devait arriver, même dans les corps d’auxiliaires, pour lesquels Rome pratiquait le recrutement régional, ce qui arrive de nos jours entre Bretons incorporés : on apprend la langue du cadre, et on converse dans la sienne. Quant à croire, et c’est là un argument qu’on a quelquefois présenté, que l’infériorité des dialectes celtiques aurait été une des causes de leur disparition, cela peut être, mais nous n’en avons aucune preuve, car nous ne savons à peu près rien de ces dialectes considérés comme moyens d’expression, et rien non plus des besoins intellectuels qui auraient contraint les populations à adopter un autre langage. De plus un idiome, si pauvre qu’il soit, peut s’enrichir par emprunt ; sa pauvreté fait qu’il se laisse envahir, mais non déposséder[41].

Il est encore beaucoup moins vrai de dire que Rome imposait à ses sujets provinciaux l’abandon de leur parler indigène. Qu’elle n’admît pas, dans les actes publics, d’autre langue officielle que le latin (avant que les circonstances appelassent le grec à une situation égale), cela est certain. Et il n’y a pas lieu d’attribuer grande importance à l’anecdote rapportée par Dion Cassius[42], d’après laquelle un empereur aurait refusé d’entretenir un envoyé qui n’avait ou pas su ou pas voulu apprendre le latin, et lui aurait ôté le droit de cité. Quand un préteur était obligé de rendre ses jugements en latin[43], comment le chef de l’État eût-il donné un exemple qu’il était interdit au plus modeste fonctionnaire d’imiter ? et ne devait-il pas considérer comme une faute grave et un manque de respect qu’on prétendît lui parler officiellement autrement qu’en sa langue ? Mais de ce que le roi François Ier, au dire de Ramus, en usa à peu près ainsi à l’égard de députés provençaux, s’ensuit-il qu’il ait jamais interdit aux provinces du Midi de parler leur idiome ? Ce qu’on sait bien, c’est que l’administration impériale, plus clairvoyante en cela que ne semble l’avoir été au début l’aristocratie républicaine[44], comprit quel avantage la diffusion du latin devait avoir pour l’unification de l’empire ; au reste, dès les derniers siècles de la République, Rome chercha à le répandre et, comme le dit Valère Maxime, à en augmenter le prestige dans le monde entier[45]. Mais jamais elle ne prétendit l’imposer exclusivement par la contrainte. C’eût été là une exigence tout à fait contraire à la politique générale suivie dans les provinces, en Italie même, où l’étrusque et les patois italiques se parlèrent très tard ; or aucun témoignage n’indique qu’on y ait dérogé où que ce soit. Le passage de saint Augustin, qu’on invoque, n’a pas et ne peut pas avoir ce sens. Comment cet évêque eût-il pu prétendre que Rome imposait l’obligation de parler latin, puisqu’il raconte lui-même ailleurs que les prédicateurs parlaient punique à quelques lieues d’Hippone, lorsqu’ils voulaient bien faire comprendre certaines choses, ce qui implique premièrement qu’ils usaient de la langue qu’ils voulaient, et qu’en outre les indigènes avaient quelque chose encore à apprendre en latin[46] ?

La disparition du gaulois. — De toutes les considérations qui précèdent, il faut conclure, il me semble, que la substitution du latin au gaulois fut très lente et résulta seulement du long travail des siècles. Plusieurs textes, même en les interprétant avec la critique la plus sévère, semblent appuyer cette opinion, tandis qu’aucun ne la contredit.

Je n’ai point l’intention de les examiner un à un, ce qui a été fait ailleurs. Mettons que nous ne savons rien pour les époques tout à fait basses. J’ai dit en effet plus haut quel cas il fallait faire d’un texte souvent cité de Sidoine Apollinaire. Les autres ont moins de valeur positive encore.

Que Claudien, un Alexandrin, s’étonne dans une épigramme de voir des mules obéir à des mots gaulois et s’en amuse, cela prouve peu. Un lettré de son espèce ferait la même réflexion en regardant « les vaches qui passent le gué », et que le paysan conduit au cri de Dia ou Hot ! S’en moquât-il en un sonnet bien parisien, cela ne prouverait nullement que le paysan parle patois, en dehors de ces cris communs à tous les charretiers d’une région, soit patoisants, soit de langue française.

On a rapporté aussi qu’Ausone, Venance Fortunat, Grégoire de Tours, savaient la signification de mots celtiques, tels que Divona, Vernemetis, Ulrajectum, Vasso Galatæ. C’est vrai, mais d’abord ces mots sont des noms considérables de choses ou d’êtres célèbres, et seraient-ils même des mots ordinaires, que le souvenir a pu s’en conserver très longtemps, après la disparition de la langue à laquelle ils appartenaient. J’ai connu des vieillards qui avaient retenu jusqu’en 1885, des mots entendus de la bouche des cavaliers hongrois en 1815 et qui ignoraient totalement le magyar. Le dialecte cornique est éteint depuis un siècle, et aujourd’hui encore on répète dans le pays : Cela se disait ainsi en cornique ; il se conserve dans la mémoire des populations un embryon de vocabulaire[47].

À première vue il paraît plus étonnant que dans une Pharmacopée, faite pour être répandue, Marcellus, de Bordeaux,

traduise le nom de certaines plantes en celtique[48]. Il semble que dans sa charité veuille faciliter à ses frères l’usage des simples. Mais pourquoi donner le nom vulgaire d’une dizaine à peine, Et non de toutes celles qui sont citées dans son gros recueil ? La vérité est que Marcellus est un plagiaire éhonté, quoiqu’il affecte de parler en son nom personnel[49]. Il a non seulement emprunté à Pline et à ceux qu’il nomme, mais à une foule d’autres, comme la critique moderne l’a montré. Ce n’est donc pas parce qu’il fallait traduire en gaulois les noms de la flore aux gens du temps de Théodose qu’il a cité quelques termes — fort mal identifiés d’ailleurs jusqu’ici, — mais parce qu’il a trouvé ces indications dans quelqu’un des livres qu’il compilait[50].

Mais, pour le iiie et le ive siècle[51], nous avons deux témoignages très importants qui prouvent que le gaulois était encore en usage. Le premier est un passage du Digeste[52], qui stipule que les fidéicommis peuvent être faits en celtique. Et on ne saurait douter qu’il s’agisse du celtique de Gaule, sinon Ulpien eût dit Britannica lingua et non Gallicana.

Le second est une phrase que saint Jérôme a mise en tête du commentaire sur l’épître aux Galates[53]. Comme on lui avait demandé quelle langue parlait ce peuple, s’il avait changé la sienne pour une autre, ou s’il l’avait gardée tout en en apprenant une nouvelle, il répond : Les Galates, tout en ayant adopté la langue grecque, dont on se sert dans tout l’Orient, ont une langue propre, à peu près la même que les Trévires, peu importe s’ils en ont corrompu depuis quelque chose, alors que les Africains aussi ont changé sur quelques points la langue punique, et que la latinité elle-même se transforme tous les jours suivant les pays et sous l’influence du temps.

Il est fâcheux que, moins préoccupé de nous renseigner sur les Trévires que sur les Galates, saint Jérôme ait trop rapidement passé sur le cas des premiers, et négligé de nous apprendre s’ils se servaient du latin comme leurs frères d’Asie du grec. Mais il ne résulte pas moins de ce texte qu’il subsistait à Trèves ou aux environs de Trèves, un dialecte celtique, qui pouvait être en concurrence avec le latin, mais n’avait pas été éteint par lui[54].

À partir de cette époque, je l’ai dit, nous ne savons plus rien de certain. Cependant s’il m’est permis à mon tour de hasarder une hypothèse, j’estime que c’est à ce moment surtout que la victoire du latin devint définitive. Il paraîtra étrange au premier moment de croire que la langue de Rome triomphe complètement alors que sa puissance va succomber. Mais il importe de se défier des idées fausses que les divisions classiques de l’histoire ont introduites dans nos esprits. Ni la prise de la ville par Alaric, ni la disparition même de l’Empereur d’Occident en 476, ne marquent la fin de l’Empire et de l’idée romaine[55]. De Constantinople, de Rome même, quoique occupée par les barbares, la majesté de la puissance colossale qui avait gouverné le monde pendant tant de siècles continuait à en imposer à tout l’Occident, à ses papes et à ses rois, aussi bien qu’à ses peuples. On en a apporté cent preuves, car les traces de cette influence se font sentir partout et à chaque instant, en attendant qu’elle éclate dans les deux plus grands événements de cette époque : la constitution définitive de la papauté et la restauration de l’Empire d’Occident. En Gaule, en particulier, il fallut bien des générations encore, pour que les nouveaux maîtres se considérassent comme indépendants[56], quoiqu’on eût secoué, comme dit la loi salique, le dur joug des Romains.

À l’intérieur, si le trouble fut très profond, du moins il ne fut pas fait, comme on est trop porté à le croire, table rase du passé. Les historiens ont montré comment, dans les royaumes des Bourgondions et des Wisigoths, l’administration romaine subsista presque intacte. Chez les Francs aussi, la propriété des Gallo-Romains fut respectée, l’organisation religieuse et sociale conservée, avec des modifications. La vieille civilisation latine elle-même, si elle fut mortellement atteinte, ne périt pas d’un seul coup. Il fallut pour cela la nuit épaisse du viie siècle. Mais en pleine invasion, à quelque distance des Goths ou au milieu des Francs, les lettres de Sidoine Apollinaire en font foi, il y avait encore des écoles, des bibliothèques, des libraires, toute une société élégante et raffinée, qui lisait et écrivait, toute une jeunesse qui étudiait.

On peut donc considérer que les forces qui, de tout temps, avaient contribué à la diffusion du latin, continuèrent jusqu’au viie siècle, tout au moins jusqu’au milieu du vie, à agir dans le même sens, diminuées sans doute considérablement, mais non annihilées par la présence des barbares. Et depuis près de deux cents ans de nouvelles influences étaient venues s’ajouter aux premières pour assurer la victoire.

Un premier événement, capital dans l’histoire, très important aussi dans la question spéciale qui nous occupe, c’est le développement du christianisme. L’église grecque, établie à Lyon au iie siècle, cela est avéré aujourd’hui, malgré les anciennes légendes, avait été presque inféconde, et c’est à partir du iiie siècle seulement que la nouvelle doctrine se répandit dans les trois Gaules [57]. Au ive, le pays comptait au moins trente-quatre évêques, peut-être sensiblement plus.

Il est de toute vraisemblance que, pour propager la parole de Jésus, ses prêtres parlèrent le celtique, s’il le fallut, comme ils le firent plus tard en Irlande, comme ils parlaient déjà ailleurs d’autres langues, qu’ils traduisirent, quand ils le jugèrent nécessaire, dans le vieil idiome de ces paysans, si lents à conquérir (pagus < paganus), les dogmes et les légendes, mais la langue officielle de la religion n’en était pas moins en Occident le latin, langue universelle de l’église universelle ; c’est en latin que se discutait la doctrine, que se célébraient les rites aux symboles mystérieux et attrayants, que se lisait même la « bonne nouvelle », dont une règle d’origine inconnue, mais qui fut abandonnée seulement au xiie siècle, interdisait de donner une traduction littérale en langue étrangère. Il n’est pas besoin d’y insister, et de montrer quel appoint apportait à la latinisation cette nouvelle force qui entrait en jeu, et ce que gagnait le latin à servir d’organe à une église jeune, ardente, avide de propagande et de conquêtes, qui ne s’adressait plus seulement, comme l’école, surtout au citadin, mais à l’homme de la campagne, à sa femme, à ses enfants, mettait autant de zèle à gagner les « collèges des petites gens » et les cases des esclaves que la maison d’un « clarissime », comme Paulin.

En second lieu, il ne faut pas oublier qu’une grande partie de la population gauloise indigène fut peu à peu chassée des campagnes. En effet, la belle période de prospérité matérielle ne dépassa guère le règne des Antonins ; bientôt après les impôts dont on surchargea le peuple, lui firent abandonner la terre qui ne le nourrissait plus[58]. On vit les paysans, poussés par la misère, entrer dans la voie des violences, comme ces Bagaudes, qui à plusieurs reprises, après avoir porté la dévastation autour d’eux, se firent exterminer. D’autres émigrèrent vers les villes, qui offraient un abri et du travail.

L’arrivée des barbares contribua d’autre part, et puissamment, à cette éviction. Depuis longtemps des esclaves germains, des prisonniers étaient introduits individuellement, des bandes vaincues amenées collectivement, sur le territoire de la Gaule[59]. Quand l’empire prit d’autres barbares à son service, à titre de fédérés et de lètes, ce fut un usage régulier de les établir, leur service fait, comme laboureurs. Julien cantonna dans le Nord des Francs Saliens battus, Constance Chlore y mit des Chamaves et des Frisons, Constantin des Francs, pour cultiver en esclaves, suivant les paroles d’Eumène, les terrains qu’ils avaient dépeuplés en pillards[60]. La Notitia dignitatum, rédigée vers 400, signale des cavaliers saliens, bructères, ampsivariens en Gaule. Il y a des Suèves au Mans, à Bayeux, en Auvergne, des Bataves à Arras, des Francs à Rennes, des Sarmates à Paris, Poitiers, Langres, Valence, d’autres Germains à Senlis et à Reims. Un corps de Sarmates a laissé son nom à Sermaize (Sarmatia) ; un corps de Taïfates, à Tiffauge-sur-Sèvre, dans le Poitou, un corps de Marcomans à Marmagne. Et les invasions qui surviennent amènent les Wisigoths en Aquitaine, les Bourgondions en Savoie et dans la vallée du Rhône. Devant ce flot humain les anciens possesseurs ont dû reculer, là où il en restait encore, et s’enfuir vers les villes et les agglomérations, de sorte que les anciens îlots ruraux, où le celtique se maintenait, ne pouvaient dès lors que disparaître.

On a cru pendant longtemps que la Bretagne, grâce à sa situation péninsulaire, avait offert au vieil idiome un dernier refuge. Il est vrai qu’un dialecte celtique se parle encore aujourd’hui, sous le nom de bas-breton, dans la moitié du Morbihan, des Côtes-du-Nord, et la totalité du Finistère[61]. Mais les dernières recherches ont montré que ce dialecte a été réimporté en France par les Bretons insulaires, qui, fuyant l’invasion saxonne, vinrent s’établir en Gaule, du ve au viie siècle. Peut-être existait-il dans le pays des restes de celtique qui ont facilité cette introduction ; on ne peut ni l’affirmer, ni le nier, faute de faits positifs. Mais il semble bien, d’après le peu que nous savons du gaulois et de ses dialectes, qu’il n’a en rien influé sur le nouvel idiome de la Bretagne, qui, lorsqu’on l’étudie dans ses sources anciennes, apparaît presque identique au gallois d’outre-Manche. Et si nous avions des textes remontant au vie siècle, il est de toute vraisemblance que toute différence disparaîtrait. Le latin a chassé le celtique de l’Armorique, comme de la Gaule tout entière[62].

III. — Le latin parlé.

Les sources. — Quel était ce latin parlé dans les Gaules ? La divergence de vues est complète sur cette question entre les philologues. Les uns, qui étudient le latin à l’époque moderne, quand, modifié profondément, il porte le nom d’espagnol, d’italien, de provençal, de français, y rencontrent dès les origines des nouveautés si grandes, ils sont conduits si souvent par les raisonnements étymologiques à des formes et à des mots étrangers au latin, tel que nous le connaissons, qu’ils concluent à l’existence d’une langue distincte, qui aurait vécu dès l’époque romaine, et se serait parlée à côté de la langue classique qui s’écrivait ; c’est cette langue à laquelle ils donnent généralement le nom de latin vulgaire.

Les autres, qui partent au contraire du latin classique, et le suivent dans les différents textes de l’époque romaine, tout en reconnaissant à certains mots, formes, ou tours qu’ils relèvent chez les écrivains et dans les inscriptions, ou que les grammairiens leur ont signalés, un caractère populaire, nient absolument qu’il y ait jamais eu un autre latin que celui des livres, le reste n’étant qu’inventions d’étymologistes dans l’embarras[63].

La vérité est, autant que l’état actuel de la science permet d’en juger, entre ces deux opinions extrêmes. La difficulté, ici encore, c’est que les sources sont très pauvres. Un traité de « gasconismes ou de gallicismes corrigés », qui remonterait au iie ou au iiie siècle de notre ère, serait pour nous d’un prix inestimable. Malheureusement nous n’avons plus l’ouvrage de Titus Lavinius : De verbis sordidis, ni rien qui le remplace[64]. Les grammairiens dont les traités nous sont parvenus notent bien des choses « qu’il ne faut pas dire », mais ils ne nous apprennent pas où on les disait, ni à quelle époque[65]. Quant aux écrivains, c’est en passant, bien entendu, qu’ils signalent quelque particularité du parler commun ou font allusion à son existence[66]. Voilà pour les sources indirectes.

C’est donc le plus souvent directement, que nous devons, sans indication des anciens, et avec le seul secours de la philologie, distinguer et relever dans les textes latins ce qui appartenait au langage vulgaire. Le travail immense et délicat de ce dépouillement n’est pas terminé, et les résultats acquis ne sont coordonnés nulle part. On peut prévoir toutefois qu’ils seront loin d’être ce qu’on pourrait désirer, les œuvres étant presque toutes, même quand les auteurs s’en défendent, essentiellement littéraires.

Un refrain de marche, composé par quelque légionnaire, une chanson de berger, avec moins de mérite peut-être, ferait cependant peu regretter une ode de Sidoine ou une églogue de Calpurnius. Mais, si les Romains blasés ont demandé, comme nos modernes, des plaisirs nouveaux à la poésie des faubourgs ou des hameaux, ce répertoire méprisé ne nous est malheureusement pas parvenu. Les Atellanes elles-mêmes, qui eussent été précieuses, ont disparu jusqu’à la dernière[67].

Les livres de demi-savants manquent aussi, pour les périodes un peu anciennes ; on ne cite guère que le Bellum africanum et le Bellum hispaniense. À l’époque chrétienne même, chacun, tout en professant le mépris et la haine de la rhétorique alliée à la philosophie pour la défense du paganisme, s’efforce d’écrire sans fautes, au. moins jusqu’au vie siècle. Lucifer parle de son langage rustique, et il copie Virgile ; Sulpice Sévère, Ruricius, Sidoine Apollinaire sont dans le même cas ; leurs œuvres, la liturgie elle-même, tâchent d’atteindre à la plus grande correction possible, et d’éviter la rusticitas[68].

Quant aux inscriptions, si on excepte quelques graffiti de Pompeii et des catacombes, d’autres inscriptions encore, mais en très petite quantité, elles n’ont pas fourni les renseignements variés et précis, que pouvaient faire espérer leur nombre, la variété des endroits où elles ont été trouvées, et celle des gens qui les ont fait faire. C’est qu’en réalité, comme on n’emploie guère la pierre et qu’on n’emprunte la main du lapicide que pour des objets sérieux et dans des circonstances importantes, la langue des plus humbles s’élève ces jours-là, et là où elle faillirait, l’ouvrier, qui est chargé de la traduire, guidé au besoin par des modèles et des formulaires, la corrige et la transforme. Nous avons peut-être dans les inscriptions des petites gens de l’antiquité leurs pensées et leurs sentiments, nous n’avons ni leur style ni leur langue, pas plus que leur écriture, mais une langue épigraphique à peu près commune, que des ouvriers, dont beaucoup peut-être étaient Italiens ou au moins urbains, comme de nos jours, se transmettaient[69].

Il faut arriver à l’époque barbare, où toute culture est presque éteinte, pour trouver en abondance des textes pleins de barbarismes et de solécismes, que l’ignorance générale ne permet plus aux scribes ni même aux auteurs d’éviter. Alors des graphies fautives, images plus ou moins fidèles de la prononciation populaire, une grammaire, une syntaxe, un vocabulaire en partie nouveaux envahissent les diplômes, les formulaires, les inscriptions, les manuscrits. Réunis et interprétés, ces faits seront, d’après ce que nous en savons déjà, du plus haut intérêt. Ils nous apporteront, malgré les falsifications que des correcteurs postérieurs ont fait subir aux textes, malgré les efforts que les scribes ont fait pour bien écrire et suivre un reste de tradition, des indications précieuses sur la langue parlée, qu’ils reflètent confusément. Mais ils ne suppléent pas ceux de l’époque précédente, dont nous sommes obligés de reconstituer sur bien des points le langage par induction et par hypothèse.

Latin classique et latin vulgaire. — Un fait certain, c’est qu’en Italie même, et anciennement déjà, le latin parlé et le latin écrit n’étaient pas identiques. On pourrait le supposer avec raison, puisqu’il en est ainsi dans tous les pays qui ont une littérature et un enseignement. Mais nous avons sur ce point mieux que des probabilités ; outre qu’il nous reste quelques inscriptions très intéressantes sous ce rapport, les anciens nous ont parlé à différentes reprises d’un sermo inconditus, cotidianus, usualis, vulgaris, plebeius, proletarius, rusticus[70].

La difficulté est de savoir d’abord quelle valeur positive il faut attribuer à tous ces mots qui ont à peu près en français leurs équivalents : langage sans façon, sans apprêt, ordinaire, commun, trivial, populaire, populacier, provincial. L’usage que nous faisons nous-même de ces expressions et d’autres analogues, telles que langage de portefaix, d’école, de caserne, de corps de garde, etc., montre combien serait fausse l’idée qu’il coexiste en France un nombre d’idiomes correspondants, tandis qu’il ne s’agit que de nuances variées qui teintent un parler commun, et dont plusieurs sont si voisines qu’on ne saurait établir de limites entre elles.

Le second point, de beaucoup le plus important, est de savoir dans quel rapport ces parlers, qui formaient ensemble le latin dit vulgaire et populaire, étaient avec la langue écrite. Il est certain qu’originairement ils se sont confondus avec elle.

Il se forma ensuite, vers le temps des Scipions, un bon latin, comme il s’est formé en France un bon français, de 1600 à 1650, dans lequel tout le monde s’efforça d’écrire. Ce bon latin ne demeura bien entendu pas immobile et semblable à lui-même : c’est chose impossible à une langue qui vit et sert d’organe à la pensée d’un grand peuple, cette langue ne fût-elle qu’écrite sans être parlée par lui. Le latin classique resta donc accessible aux nouveautés, qu’elles lui vinssent des milieux savants, de la Grèce ou même du monde des illettrés, l’étude comparative des auteurs l’a surabondamment démontré. Quelque peine qu’il ait prise de l’imiter, Ausone ne tenait plus la langue de Virgile, et Constantin ne haranguait plus le Sénat dans le latin de César.

Mais, ces réserves faites, il est incontestable que la langue littéraire est toujours dans une large mesure traditionnelle, et que, « clouée à des livres », elle conserve des mots, des tours, que certains passages rendent « classiques », des prononciations dites élégantes, que l’orthographe protège, restaure même parfois, tandis que l’usage courant les a laissés tomber. Ceci n’a pas besoin d’être démontré. D’autre part, si une langue écrite reste ouverte, comme je viens de le dire, c’est souvent à d’autres nouveautés que celles qui s’introduisent dans la langue populaire. Le français littéraire reçoit annuellement un immense apport de grec et de latin, dont pas un millième peut-être n’entre dans le langage courant, tandis que le français parlé crée ou emprunte à l’argot une foule de termes qui ne pénètrent pas le Dictionnaire de l’Académie. Leurs deux évolutions sont sur bien des points divergentes.

Il dut nécessairement en être de même dans la partie latinisée de l’empire romain où, pendant que les écrivains grécisaient, le langage courant subissait le contact d’idiomes nombreux, et était entraîné par les habitudes linguistiques, physiologiques et psychologiques, de vingt peuples différents, dans des directions multiples.

On peut donc conclure, il me semble, en toute assurance, que, pris aux deux extrémités, dans les livres de l’aristocratie cultivée, d’une part, et de l’autre dans les conversations du petit peuple des paysans ou des esclaves, le latin devait considérablement différer, même à Rome, et d’assez bonne heure. Du quartier de Suburra à la Curie il devait y avoir une assez grande distance linguistique, comme chez nous de la place Maubert à la Sorbonne. Mais il ne faut pas se contenter de regarder à ces deux pôles opposés, ni prendre à la lettre les expressions dont on se sert communément, en opposant le latin vulgaire au latin classique, comme deux idiomes distincts, constitués et organisés chacun à sa façon. Le mot d’idiomes, comme celui de langues, ne convient pas, il ne peut être question que de langages. En outre, quelles que puissent être les séparations de ce genre, le fonds reste commun, et on continue à s’entendre des uns aux autres ; il y a plus, si certaines tendances contribuent à accroître constamment les divergences, une action et une réaction réciproques, qui naissent nécessairement de la vie commune, travaillent en même temps à les effacer. Des éléments populaires montent dans la langue écrite, pendant que des éléments savants descendent et se vulgarisent : il se fait d’une extrémité à l’autre un perpétuel échange et une circulation quotidienne. Qu’elle fût moindre à Rome que dans notre pays, où tant de causes, mais surtout l’imprimerie la rendent si puissante, cela n’est pas douteux, elle s’y exerçait néanmoins. Enfin il n’y a jamais eu un latin classique et un latin populaire[71]. C’est par une série de nuances infinies qu’on passait du grammairien impeccable à l’illettré, et entre le parler des deux, une multitude de parlers et de manières d’écrire formaient d’insensibles transitions, un même individu pouvant présenter plusieurs degrés de correction dans son langage, suivant qu’on l’observait dans un discours d’apparat ou dans l’abandon de sa conversation familiale. Le latin, que les Gaulois apprenaient directement ou indirectement, c’était donc bien pour le fond la langue que nous connaissons, mais diversement modifiée pour le reste, suivant les maîtres et les élèves. Très élégant et très pur quand il sortait de la bouche d’un rhéteur et d’un grammairien, et qu’il était destiné aux oreilles d’un jeune noble, désireux de compter parmi les lettrés, ou ambitionnant les hautes fonctions de l’empire, il se gâtait vraisemblablement au fur et à mesure qu’on descendait de ce puriste au soldat, au colon ou au commerçant, dont les circonstances faisaient un professeur de langue, et que l’élève, de son côté, réduisant ses aspirations et ses besoins, ne visait plus qu’à se faire à peu près entendre. Essayer d’entrevoir, même approximativement, combien de Gaulois ont pu entrer dans l’une ou l’autre de ces catégories, ce serait essayer de déterminer quelle était l’instruction publique en Gaule, chose dont nous ne savons absolument rien[72]. Il est seulement vraisemblable que la possession de la pure latinité était le but auquel tous tendaient, à mesure qu’ils s’élevaient dans l’échelle sociale. Et cela dura ainsi tant qu’il y eut un empire, une littérature et une civilisation.

Le bas-latin. — L’arrivée des barbares, la chute de Rome et les événements politiques qui en résultèrent eurent, sinon tout de suite, comme nous avons déjà eu l’occasion de le dire, du moins au vie et surtout au viie siècle, une répercussion considérable sur le langage. Le bas-latin, c’est-à-dire le latin écrit de cette époque, en donne des preuves suffisantes.

Les écoles qu’Ausone avait vues si florissantes encore, se fermèrent, et le monde, réalisant les tristes appréhensions de Sidoine Apollinaire[73], tomba dans une ignorance si profonde qu’on a peine à l’imaginer. À Rome même, dans l’Église, dont les écoles s’ouvrirent seulement plus tard, et jusque dans la chancellerie pontificale, on en vint à ce point de ne plus écrire le latin qu’avec d’énormes fautes. Un personnage aussi considérable que Grégoire de Tours, issu d’une grande famille, élevé par des évêques, eux-mêmes de haute naissance, évêque à son tour, laisse passer en écrivant des bévues si nombreuses et si grossières qu’on avait cru longtemps devoir en accuser ses copistes. Vergilius Maro, qui fait profession de grammaire, commet des erreurs qu’on ne pardonnerait pas à un écolier[74]. Et si de ces savants du temps, on descend à des notaires et à des scribes, la langue qu’on rencontre, non seulement sous leur plume, mais dans les formulaires qui leur servent de modèles, devient un jargon presque incompréhensible. Aucun latin de cuisine n’est plus barbare que le bas-latin, souvent plus qu’énigmatique, de l’époque mérovingienne. Voici par exemple quelques lignes d’un modèle de vente, tel qu’on le trouve dans les formules d’Angers[75] : Cido tibi bracile valente soledis tantus, tonecas tantas, lectario ad lecto vestito valento soledis tantus, inaures aureas valente soledus tantis… Cido tibi caballus cum sambuca et omnia stratura sua, boves tantus, vaccas cum sequentes tantas… Comparez encore cet acte de libération des formules d’Auvergne (p. 30) : Ego enim in Dei nomen ille et coiuues mea illa pre remedio anime nostræ vel pro æternam retributionem obsolvimus a die presente servo nostro illo una cum infantes suos illus et illus, que de alode parentorum meorum… mihi obvenit a die præsente pro animas nostras remedium relaxamus, ut ab ac die sibi vivant, sibi agant, sibi laboret, sibi nutramenta proficiat, suumque jure commissos eum et intromissus in ordinem civium Romanorun ingenui se esse cognoscant.

Quiconque a des notions de latin remarquera sans peine les fautes de toutes sortes accumulées dans ces quelques lignes. Encore est-ce là, comme je l’ai déjà fait remarquer, du latin écrit, je dirai même du latin de choix, fait pour être transcrit dans des actes. On peut juger par là de ce qu’était la langue parlée par la masse.

Du latin vulgaire au roman. — Au reste les langues romanes ont permis, par comparaison, de reconstituer sinon avec certitude, du moins avec grande vraisemblance, l’ensemble de la physionomie de ce latin vulgaire, et de retrouver au moins les grands traits qui le caractérisaient. Il est aujourd’hui acquis que, au viie siècle et déjà au vie, des différences profondes, qui souvent avaient commencé à s’accuser à une époque bien plus haute, séparaient, sous le rapport de la prononciation, du lexique et de la grammaire, le latin parlé, ou si l’on veut, les latins parlés, du latin classique.

Voici quelques traits — je cite en général de préférence ceux qu’on attribue au latin de Gaule — qui en donneront une idée. Des sons étaient tombés : l’h au commencement des mots, l’m à la fin[76] ; des voyelles atones placées entre l’accent et la finale (colpu = col(a)pum, domnu = dom(i)num) ; quelquefois aussi des consonnes, tel le b de parabola, devenu paraula, le v de avunculum, devenu aunclu[77], le g de ego : la nasale placée devant un s (comme l’a montré plus haut l’exemple de poids, auquel on pourrait ajouter ceux de costumen = consuetudinem, la coutume, et costura = consutura, la couture), etc. Des hiatus s’étaient résolus, celui de quietum, mortuum, et d’autres, par l’élimination de i et de u (keto, morto), celui de vidua, vinea, par la consonantification de u et i : vedva, vinja, d’autres par la formation de diphtongues. En outre, et c’est là le fait phonétique le plus important à noter, la distinction des brèves et des longues du latin classique n’existait plus. À la différence de durée s’était substituée une différence de timbre[78], et certaines voyelles en avaient changé de nature, ainsi ĭ passé à é, et ŭ passé à ó.

La grammaire, en même temps, était profondément atteinte. Le système si compliqué des flexions latines était bouleversé, les déclinaisons mélangées, et leur nombre réduit à trois par une assimilation barbare des substantifs les uns aux autres, par exemple de fructus, fructus à murus, muri. Le genre neutre était détruit, ses débris dispersés entre des masculins, des féminins en a (gaudia = joie), et des indéclinables (corpus = corps) ; de nouveaux pronoms démonstratifs se construisaient par l’agglomération de ecce[79], le comparatif synthétique était compromis par le développement des formes analytiques avec magis ou plus ; les articles unus et ille (ipse) se dégageaient déjà des pronoms qui leur avaient donné naissance.

Les anciennes conjugaisons subsistaient, mais avec une nouvelle répartition des verbes entre elles et un progrès marqué de l’inchoative ; en outre à l’intérieur de chacune, une véritable révolution avait eu lieu. Le passif à flexions spéciales avait disparu, et avec lui les verbes déponents, assimilés à des actifs ; des anciens temps de l’indicatif, seuls le présent, l’imparfait, le parfait et le plus-que-parfait subsistaient ; du subjonctif il ne restait que le présent, le plus-que-parfait et l’imparfait (ce dernier même était abandonné en Gaule) ; le supin, le participe futur, l’infinitif passé, étaient éteints ; les temps ou les modes disparus étaient remplacés, quand ils l’étaient, par des formes analytiques composées d’auxiliaires, dont quelques-unes avaient des analogues en latin écrit, mais dont les autres constituaient de véritables monstres par rapport au latin classique[80].

Enfin une syntaxe plus analytique, appuyée sur un développement jusque-là inconnu des prépositions, et des particules conjonctives, annonçait déjà quel tour allait prendre celle des langues romanes.

Le lexique, de son côté, s’était profondément modifié. Il suffit de comparer quelques pages d’un dictionnaire latin aux pages correspondantes du Lateinisch-romanisches Wœrterbuch de Kœrting[81] pour mesurer la grandeur de l’écart. Aussi bien il était impossible, à y réfléchir un instant, qu’une société entièrement renouvelée et presque retournée à la barbarie, conservât le vocabulaire du latin littéraire. Une foule de mots, représentant des idées ou des choses désormais tombées dans l’oubli, devaient périr, d’autres, représentant des idées nouvelles, devaient naître, en beaucoup moins grand nombre toutefois. Mais le changement essentiel ne consiste pas seulement ici dans une différence de quantité. C’est moins encore l’étendue respective des deux lexiques que leur composition qu’il importe de considérer. Et de ce point de vue ils apparaissent encore plus différents, quoique avec beaucoup de mots communs.

En effet, nombre des mots du latin populaire, tout en étant aussi du latin classique, jouent dans le premier un tout autre rôle, plus restreint ou plus étendu. Ainsi porta, pavor, pluvia, bucca, plus familiers que janua, formido, imber, os, les ont supplantés, et sont seuls chargés d’exprimer les idées autrefois représentées aussi par leurs concurrents[82].

D’autres mots, changeant de sens, sont parvenus à éliminer ceux dont cette métamorphose les a faits synonymes. Tel gurges, passé du sens de gouffre à celui de gouffre où s’avalent les aliments ; quiritare, qui a étendu sa signification propre d’appeler les quirites, à celle toute générale de crier ; caballus, qui ne désigne plus un cheval de fatigue, mais un cheval quelconque ; guttur, clamare, equus ont désormais cédé à leurs empiétements.

Et on pourrait citer une quantité de ces substitutions, qui ont eu pour cause première le désir toujours en éveil dans les langues populaires de donner à la pensée une forme plus vive, plus imagée, ou tout simplement nouvelle. Mais il est temps d’ajouter que ce n’est pas seulement en choisissant dans le fonds latin que la langue parlée s’était fait son vocabulaire.

Elle avait, comme c’est naturel, beaucoup créé : d’abord en altérant des mots classiques par changement de suffixe et de préfixe : annellum (anneau), pour annullum ; cosuetumen (coustume), pour consuetudinem ; barbutum (barbu), pour barbatum ; adluminare (allumer), pour illuminare. Ensuite en allongeant, par dérivation, des simples trop courts et trop peu consistants. D’où æramen (airain), pour æs ; aveolum (aïeul), pour avum ; soleculum (soleil), pour sol ; avicellum, aucellum (oisel, oiseau) pour avem ; diurnum (jour), pour dies.

En outre elle avait formé des mots entièrement nouveaux sur des primitifs anciens : abbreviare (abréger), sur brevis ; aggenuculare (agenouiller), sur ad et genuculum ; captiare (chasser), sur captus ; circare (chercher), sur circa ; corrotulare (crouler), sur cum et rotulus ; excorticare (écorcher), sur ex corticem ; companio (compagnon), sur cum et panis ; hospitaticum (otage), sur hospes ; longitanum (lointain), sur longus, etc. Tous les jargons, tous les argots de métier avaient fourni là plus ou moins : adripare venait des bateliers, carricare des voituriers, minare des pâtres, ainsi de suite. Et la nouvelle formation ne pouvait que se développer, les anciens composés ayant été décomposés, de sorte que les procédés et les éléments dont ils étaient issus restaient distincts et sensibles, très aptes par conséquent à fournir de nouveaux produits à tous les besoins[83].

Enfin il y avait en latin vulgaire un grand nombre de mots pris aux peuples avec qui les Romains avaient été en contact. J’aurai à revenir un peu plus loin sur les emprunts faits au celtique et au germanique. Je rappelle seulement ici que la langue parlée, tout en étant beaucoup moins hellénisée que la langue écrite, n’en avait pas moins reçu quantité de mots grecs. On cite, et avec raison, ceux qui avaient pénétré par l’Église, à commencer par ce mot même d’église, et qui sont devenus en français : bible, évangile, idole, aumône, prêtre, évêque, erme (d’où ermite), paroisse, parole.

Il faut en ajouter d’autres, de toute nature, qui ne semblent jamais avoir été acceptés dans la langue latine littéraire ; ex. : bocale (fr. bocal), βαύϰαλις ; cara (fr. chère, faire bonne chère), ϰάρα ; buxida (boîte), πυξίδα ; borsa (bourse), βύρσα ; excharacium (échalas), χάραϰίον ; fanfaluca (fanfreluche), πομφόλυξ ; mustaceus (moustache), μύσταξ ; cariophyllum (girofle), καρυόφυλλον ; zelosus (jaloux), ζῆλος ; etc.[84].

Sous ces nouveautés de toute sorte le latin, dans la bouche des ignorants, se trouvait singulièrement altéré. Or bientôt il n’y eut plus que des ignorants, et alors leur langue, abandonnée à elle-même, sous l’action de la force révolutionnaire qui précipite les idiomes vers les transformations, sitôt que l’autorité grammaticale qui les contenait, de quelque manière qu’elle s’exerçât, cesse d’exister, évolua si rapidement et si profondément qu’en quelques siècles elle devint méconnaissable. Mais le chaos n’y était qu’apparent et transitoire, et sous l’influence des lois instinctives qui dirigent l’évolution du langage, l’incohérence s’organisa et ce chaos se régla de lui-même. Des langues nouvelles se dégagèrent du latin dégénéré ; au lieu d’aller vers la mort, il se retrouva transformé, rajeuni, capable d’une nouvelle et glorieuse vie, sous le nom nouveau de roman. Aussi bien le nom primitif ne lui convenait plus. Le vieux latin avait pu venir d’une contrée d’Italie et fournir la matière sur quoi on avait travaillé, mais il avait été élaboré à nouveau par les peuples dont l’empire avait fait des Romains, il était leur œuvre et portait leur caractère[85].

IV. — Le latin de la Gaule.

Les dialectes du latin. — Est-ce à cette époque romane, est-ce au contraire plus tôt, à l’époque romaine elle-même, que le latin de la Gaule commença à se particulariser, et à présenter quelques-uns de ces caractères qui, en se développant et en devenant toujours plus nombreux, ont fini par faire du latin parlé en deçà des Alpes et des Pyrénées le français et le provençal, tandis que celui d’au delà devenait l’espagnol et l’italien ? On devine, par ce qui a été dit plus haut des ressources insuffisantes que nous offre l’étude du latin vulgaire, qu’il est impossible de répondre à cette question par des faits.

L’absence de données positives, la quasi-identité des dérogations que les monuments écrits de tous les pays présentent par rapport à l’usage classique, ont porté un certain nombre de savants à conclure à l’unité du latin populaire dans toutes les provinces. Il était, selon eux, en Afrique et en Espagne ce qu’il était en Gaule[86].

Mais il faut considérer d’abord que l’accent, cette marque si distinctive, qui fait reconnaître du premier coup un Picard d’un Marseillais et un Comtois d’un Gascon, à plus forte raison un Allemand d’un Anglais, quand ils parlent français, ne s’écrit pas, et qu’on ne pourrait rien en saisir, ni dans leurs livres, ni dans les actes écrits par leurs notaires, ni dans les inscriptions de leurs tombes.

Les autres particularités des langages provinciaux ne se retrouvent non plus dans les monuments écrits que d’une manière très incomplète. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que la moisson de ceux qui sont allés à la recherche du latin gaulois n’ait pas été très abondante. Il serait faux, du reste, de dire qu’ils sont revenus les mains absolument vides. Et quelques faits suffisent pour que le principe de la distinction des parlers provinciaux ne puisse plus être attaqué au nom de la science positive[87].

En outre, le nier, comme le dit fort bien M. Bonnet, équivaut à l’affirmation d’un miracle[88]. Quand nous apprenons une langue, même à fond, nous avons une tendance invincible à y transporter nos habitudes de prononciation, nos expressions, nos tours de phrase. Comment des paysans illettrés n’eussent-ils pas fait de même ? Le temps atténue considérablement cette empreinte primitive au fur et à mesure que les générations se succèdent, j’en conviens. Mais où est l’exemple qui montre qu’il les efface toutes chez une population entière, fixée sur le sol, pour la majorité de laquelle il n’y a pas d’enseignement, mais seulement une tradition orale, quand même on supposerait cette population en rapports quotidiens avec des gens au parler pur ?

Au reste on ne peut nier le fait postérieur de la division des parlers romans. Admettons que les forces de différenciation qui ont alors agi se soient trouvées, à partir du vie siècle, favorisées par les circonstances historiques, la destruction de l’empire, la naissance des États modernes ; en tout cas elles ne sont pas nées de ces circonstances, elles n’auraient pas reparu aussi vivaces et aussi puissantes, si elles avaient été détruites par une unification linguistique absolue, elles n’auraient pas surtout produit les mêmes effets. D’ailleurs ces forces-là ne se détruisent pas ; tout au plus peut-on les contenir. Et on n’arrive pas même à imaginer — je ne dis pas à montrer — quelle aurait été l’autorité qui les contenait. Ce n’était pas l’école, encore moins le contact des colons, des fonctionnaires, des soldats, des commerçants, des prêtres, car il est puéril de supposer qu’ils offraient des modèles de latinité, alors que la plupart ne venaient ni de Rome, ni d’Italie, et qu’en fussent-ils venus, ils auraient eu sur les parlers provinciaux l’influence qu’a aujourd’hui un voyageur de Paris, qui passe ou qui s’établit dans un bourg. Il me paraît, je l’avoue, tout à fait étrange que les mêmes hommes qui admettent que la langue écrite de Rome n’a jamais pu éteindre le parler populaire ni régler son développement, croient que ce parler populaire, sans appuis d’aucune sorte, par une vertu inexplicable, est parvenu, lui, à unifier son évolution dans les provinces, et à étouffer les tendances vers des développements particuliers, que la diversité des lieux et des hommes devait nécessairement faire naître. Il y a entre ces deux conceptions une contradiction évidente.

Encore moins peut-on supposer que les nouveautés nées en Gaule, par exemple, se répandaient en Afrique et s’y imposaient, ou inversement. Évidemment ces nouveautés circulaient par les mille canaux de communication de l’immense empire, et quelques-unes passaient dans la langue commune : la Gaule exportait des gallicismes et recevait des hispanismes directement ou indirectement[89] ; son langage ne s’identifiait pas pour cela avec celui des contrées voisines. Le parler populaire n’avait pas fondu tous ces éléments divers. Nulle province n’avait son parler distinct, mais il est vraisemblable qu’il n’y en avait pas non plus qui ne donnât à la langue commune quelques caractères propres.

Dans cette mesure, on peut dire que la théorie que je soutiens ici est appuyée par les témoignages des anciens eux-mêmes. Ils ont fait plusieurs fois allusion à ces accents de terroir, si tenaces que des empereurs eux-mêmes arrivaient difficilement à s’en défaire[90]. Quintilien dit qu’ils permettent de reconnaître les gens au parler comme les métaux au son[91], et saint Jérôme cherche encore de son temps les moyens de les éviter, ce qui prouve qu’ils n’avaient pas disparu[92]. Consentius en parle à plusieurs reprises, il cite des défauts de prononciation africains, grecs, gaulois, et spécifie qu’on peut en observer non seulement de particuliers aux individus, mais de généraux, communs à certaines nations[93]. Et saint Jérôme, généralisant plus encore, affirme que la latinité s’est modifiée suivant les lieux comme suivant le temps[94].

En ce qui concerne la Gaule, nous manquons malheureusement de textes particuliers. Un seul est explicite, c’est celui de Cicéron qu’on cite souvent[95], mais il est bien ancien ; pour les derniers siècles les allusions aux fautes que font les Celtes, si elles ne manquent pas, nous l’avons vu, sont d’interprétation incertaine et contestable. En tout cas, on ne voit aucune raison pour laquelle le latin se serait répandu et développé en Gaule dans d’autres conditions qu’ailleurs. Il y a dû avoir, je ne dis pas un latin gaulois, l’expression impliquant une fausse idée de mélange, mais un latin de la Gaule, qui différait peut-être surtout par l’accent de celui des pays voisins, mais qui avait néanmoins d’autres particularités qui nous échappent, faute de documents ; nous ne le connaîtrons sans doute jamais, on n’en est pas moins en droit d’affirmer son existence, en observant bien entendu qu’il n’était pas une langue dans la langue, mais constituait une simple variété ou plutôt une série de variétés, car il devait présenter, du Rhin à la Garonne, des phénomènes assez différents[96].

On devine les causes qui, par la suite, vinrent accentuer les divisions et quelquefois marquer des contrastes, là où originairement il n’y avait que des nuances. La chute de l’empire et la destruction de l’unité romaine au profit d’États indépendants coupaient des liens linguistiques, que l’Église, longtemps tenue en échec par l’arianisme, et du reste barbare elle-même, ignorante aussi à cette époque de la langue catholique qu’elle voulait maintenir, ne pouvait pas renouer. Il se fit alors un obscur travail d’où les langues néo-latines sortirent comme les nations elles-mêmes, sinon toutes faites, du moins séparées pour toujours et orientées vers une direction définitive et qui, sur certains points, leur sera propre, aussitôt qu’elles nous apparaîtront dans les textes. La période principale de cette élaboration est sans doute — mais c’est là une hypothèse — celle qui va du vie au xe siècle.

Influence du celtique. — Le facteur principal, dans ce travail mystérieux de différenciation, à quelque époque qu’il ait commencé, fut sans aucun doute cette influence des milieux qui modifie les langues suivant l’organisation et les habitudes psychologiques ou physiologiques des populations qui les parlent. Donc, si on considère les choses avec cette généralité, ce sont les influences indigènes qui ont donné aux parlers de la Gaule leurs caractères spécifiques.

Mais depuis longtemps les linguistes ont été tentés de rechercher d’une manière plus précise ce qui, dans cette action, pouvait se rattacher aux souvenirs celtiques, autrement dit si la langue celtique qu’on abandonnait, n’avait pas laissé dans les cerveaux et les organes vocaux des instincts, dont on retrouverait l’effet dans l’empreinte même que le latin reçut en Gaule. Sur le principe, pour les raisons que nous avons déjà données plus haut, il est difficile d’être en désaccord, c’est sur l’importance à attribuer à cette action directe ou indirecte du celtique que les opinions diffèrent. L’école actuelle s’efforce de la réduire autant que possible, et des faits jusqu’ici à peu près unanimement rapportés à cette origine, sont aujourd’hui expliqués par le seul développement du latin.

En voici un exemple. On sait que u latin, qui se prononçait ou à Rome à l’époque latine, se prononce en français ü, ex. : murum (mourum), le mur. Comparez purum = pur ; virtutem = vertu, consuetudinem = coutume, etc.). Comme ce phénomène apparaît presque exclusivement dans des pays où des Celtes étaient établis : France, Haute-Italie, Rhétie, que ce développement vocalique est très ancien et prélittéraire, qu’il présente une analogie frappante avec le développement de u en kymrique, on avait attribué cette mutation à une disposition des bouches celtiques.

Aujourd’hui cette conclusion est discutée, quelquefois même écartée sans discussion[97]. Les principales raisons qui font rejeter l’hypothèse d’Ascoli sont qu’on a signalé le son ü en Portugal, et sur la côte sud de l’Italie, en outre que les Grecs l’ont transcrit ου, par exemple Λούγδουνον = Lugdunum, que l’u des noms propres en dunum, s’il est resté u dans Verdun, Liverdun, Issoudun, Embrun, est devenu o dans Lyon, Laon, enfin que le son ü ne paraît pas très ancien en celtique, ni en roman, sur bien des points où il existe aujourd’hui.

Ce n’est pas le lieu de discuter ici ces objections qui sont loin d’être irréfutables[98]. J’ai tenu à les citer, pour montrer à quel degré la science contemporaine, désireuse de réagir contre la celtomanie, est devenue difficile et scrupuleuse. Il est même à craindre, à mon sens, qu’elle ne s’égare par peur des chemins inconnus et hasardeux.

On pose en principe qu’un fait ne doit être rapporté à l’influence celtique, que s’il se retrouve dans les dialectes celtiques qui ont subsisté, s’il y est ancien, enfin s’il ne se rencontre pas dans des pays où le celtique n’a pu avoir aucune influence. Ce sont des précautions excellentes pour éviter les erreurs d’un Bullet, et ne plus s’exposer à croire emprunté au breton ce que le breton tout au contraire a pris au roman.

Mais on risque, avec cette méthode, ce qui est grave aussi, de croire la part du celtique beaucoup plus petite qu’elle ne l’est réellement. Rien de plus naturel, semble-t-il, si on ne veut s’exposer aux pires mécomptes, que d’exiger tout au moins qu’un mot, prétendu celtique, ait des correspondants dans les idiomes de même famille, tels que nous les trouvons quatre ou cinq siècles plus tard. Et cependant à quelles conclusions absurdes n’arriverait-on pas, si on soutenait qu’un mot n’était pas français au xive siècle, sous prétexte qu’il est étranger au provençal et à l’italien du xixe, ou si on prétendait reconstituer la grammaire française de cette époque d’après des notions incomplètes sur la grammaire du gascon ou du picard actuels ! J’accorde que la suppression de cette règle entraînerait à admettre toutes les fantaisies sans fondement, et cependant, à l’appliquer strictement, on s’expose à refuser parfois d’examiner des hypothèses qui peuvent être exactes.

En second lieu, le fait qu’un élément linguistique quelconque se rencontre en dehors du domaine celtique, ne prouve nullement que, dans ce domaine, il ne soit pas d’origine celtique. D’abord un mot a pu pénétrer du celtique dans le latin populaire et de là se perpétuer en italien et en espagnol, dans des dialectes sur lesquels les Celtes n’ont eu aucune influence directe. Alauda est dans ce cas, les anciens nous l’ont signalé, mais est-on sûr qu’ils ont observé tous les mots analogues, et que d’autres n’ont pas pu suivre le même chemin et avoir la même fortune, sans que nous en ayons été avertis ?

En outre les langues, même sans avoir des rapports de filiation entre elles, ont de singulières rencontres, témoin le grec et le français. Une construction peut donc être de provenance grecque sur les côtes du sud de l’Italie, et latine ou celtique en France. Dans la plupart des cas la conformité des effets est due à l’unité de la cause, soit ; la chercher en dehors est un danger, soit encore ; il n’en est pas moins vrai que conclure systématiquement de l’identité des effets à l’identité de la cause est un sophisme[99].

Dans ces conditions, il s’en faut que la science actuelle apporte dans l’examen de ces questions une méthode à l’abri de toute critique, et qu’elle possède un critérium sûr des faits particuliers. Elle s’honore et s’assure en refusant d’admettre des hypothèses impossibles à contrôler, mais en revanche cette prudence l’expose peut-être à pécher d’un autre côté par une hardiesse excessive dans ses négations.

Quoi qu’il en soit, voici un certain nombre de points où des rapprochements ont été faits entre les idiomes celtiques et le roman de France.

Comme l’on sait, le français va plus loin qu’aucune langue romane dans la destruction ou l’affaiblissement des consonnes médianes. Il laisse tomber par exemple le t de dotare = douer et le g de augusto = août[100]. Or le g gaulois, au moins dans certains dialectes, était tombé dans la même position. Quant au t, plusieurs dialectes celtiques l’ont affaibli, l’irlandais l’a de bonne heure changé en th ou même laissé tomber (l’the et láa, jour). M. Windisch, à qui j’emprunte la remarque précédente, en ajoute quelques autres de même ordre[101]. Ainsi le traitement de ct latin, en portugais, en provençal et en français, a depuis longtemps attiré l’attention des philologues, comme étant très analogue à celui que le même groupe de consonnes a reçu en celtique. Il a passé à it, vraisemblablement par l’intermédiaire de cht : lactem = lachtem = lait. Le kymrique, empruntant le même mot, en fait laith. L’irlandais réduit octo à ocht (kymrique, uyth). Il est assez vraisemblable que le gaulois connaissait déjà ce cht. Une inscription écrit Luchterius = Lucterius. Il est plus remarquable encore que la substitution de ct à pt latin, qu’on constate dans captivum = cactivo = chaïtif = chétif, se retrouve dans l’irlandais qui, empruntant acceptum, en fait aicecht[102]. Encore que ces rapports et quelques autres ne soient pas si particuliers qu’on ne puisse les expliquer par les tendances générales qui dominent l’évolution phonétique des langues romanes, toujours est-il qu’ils s’expliquent plus naturellement encore, si on les attribue en France aux instincts et aux habitudes de prononciation que la langue indigène avait laissés. Ce n’est pas la seule explication possible, puisqu’il en faut donner une autre, quand les mêmes faits se retrouvent dans un domaine soustrait à l’influence du celtique, ce n’est même pas la plus vraisemblable, elle n’est néanmoins pas antirationnelle, même dans ce dernier cas, l’identité des faits n’étant, je le répète, nullement une preuve de l’identité de la cause.

En dehors de ces faits, il en est un encore, et très important, pour lequel M. Meyer-Lübke admet, sans trop de scepticisme, une origine celtique, c’est la tendance générale des voyelles françaises à la nasalisation. Non pas, bien entendu, que les voyelles latines aient été du premier coup infectées toutes ensemble ; l’histoire de la nasalisation est fort longue. Il n’en paraît pas moins visible, par la géographie même du domaine où il se rencontre, que ce phénomène, si important dans notre histoire phonétique, est limité aux pays celtiques, et qu’il a commencé sous l’influence des parlers indigènes.

En ce qui concerne le vocabulaire, la provenance celtique de certains mots, du reste peu nombreux, est assurée. Les anciens nous en ont signalé qui avaient pénétré en latin, et que les langues romanes ont conservés[103]. Alauda = v. fr. aloe, d’où alouette (prov. : alauza, esp. aloa, aloeta ; ital. : allodola, lodola, alodetta) ; arepennis = fr. arpent (prov. : arpen-s ; v. esp. : arapende) ; becco = fr. bec (prov. : bec-s, beca ; ital. : becco ; catal. : bech) ; benna = fr. benne (ital. : benna, benda) ; braca, fr. braie (prov. : braya ; ital. : braca ; esp. : braga)[104] ; cervisia = fr. cervoise (prov. : cerveza, ital. : cervigia ; esp. : cerveza ; port. : cerveja), leuca = fr. lieue (prov. : legua, lega ; cat. : llegoa ; esp. : legua ; port. : legoa). On pourrait en citer quelques autres : bras (d’où brassin, brasser), palefroi, vautre, d’où vautrait.

En outre, nous avons en français d’autres mots, tels que breuil, camus, combe, dune, dru, grève, jambe, jarret, lie, mine, roie, petit, pièce, tarière, truand, vassal, dont l’origine celtique, sans être attestée, peut être considérée comme à peu près établie.

Je rangerais volontiers dans une troisième catégorie ceux qui, comme briser, broche, bruyère, dartre, gober, jante, claie, trogne, ont été rapportés au même fonds avec beaucoup de vraisemblance[105]. Et il est fort probable que les listes, que nous ne saurions donner ici, quoique fort courtes, ne sont pas closes, le dépouillement des parlers rustiques n’étant pas terminé, et le français lui-même présentant encore pas mal de mots — et beaucoup très usuels — dont l’étymologie reste jusqu’à présent ou inconnue ou incertaine[106].

La grammaire, elle aussi, a conservé quelques rares souvenirs du gaulois[107]. Diez, après Pott, a signalé un des principaux, c’est le mode de numération par vingt, qui a été si répandu en ancien français. Nous ne disons plus que quatre-vingts, mais le xviie siècle même comptait encore par trois-vingts, six-vingts, etc., et c’est assez tard que l’hospice des Quinze-vingts a pris son nom. Cet usage de multiplier vingt par d’autres nombres, est tout à fait inconnu au latin et commun au contraire dans les idiomes celtiques. (Comparez le vieil irlandais : tri fichit = 60 ; cóic fichit = 100.) Le même savant tenait pour celtique l’emploi de à marquant la possession, qu’on trouve déjà dans les inscriptions, et qui s’est maintenu jusqu’aujourd’hui dans le langage populaire, malgré les prohibitions des grammairiens[108].

Thurneysen[109] a remarqué que la manière d’exprimer la réciprocité à l’aide de entre, composé avec les verbes, ex. : s’entr’aimer, a eu en français et en provençal une fortune toute particulière, et que les langues celtiques ont un procédé analogue ; il est donc vraisemblable que inter a été appelé à jouer dans le latin gaulois, à défaut d’une autre préposition directement correspondante, le rôle de la préposition indigène ambi.

Ebel note la relation entre le développement de la formule française : c’est moi, c’est toi qui, et les formules celtiques correspondantes. Rien d’analogue en latin ; au contraire, dans certains dialectes celtiques, le tour est si usuel qu’on ne conjugue plus sans son aide et qu’au lieu de : je mange, on en vient à dire : c’est moi qui mange[110].

On cite quelques traits encore[111], et le nombre s’en accroîtra peut-être quand l’étude de la syntaxe française et dialectale sera plus avancée. En tout cas l’élément celtique est et demeurera une quantité infime en proportion des éléments latins. Le français doit beaucoup moins au gaulois qu’à l’italien, moins surtout qu’au germanique.

L’influence germanique. — Nous avons déjà eu l’occasion de faire plusieurs fois allusion à l’invasion des barbares dans l’empire, et de dire que, si elle amena des transformations profondes et des catastrophes violentes, elle ne commença pas un monde nouveau sur les ruines de l’ancien.

En ce qui concerne la langue, nous savons de science certaine que la présence des Goths, des Bourgondions et des Francs sur le sol de la Gaule n’amena pas une nouvelle révolution ; le latin fut troublé, mais non menacé dans sa conquête. En effet, comme on l’a dit souvent, pour que l’idiome d’un peuple vainqueur se substitue à celui d’un peuple vaincu, il ne suffit pas que le premier prenne possession de la terre, il faut ou bien qu’il élimine les anciens occupants, comme cela est arrivé de nos jours en Amérique, ou bien qu’il réunisse à la supériorité militaire une supériorité intellectuelle et morale, telle que Rome l’avait montrée. Ici ni l’une ni l’autre de ces conditions ne fut remplie. Il est démontré aujourd’hui de façon évidente que les Gallo-Romains gardèrent, même dans le pays des Francs, tout ou partie de leurs biens, et que les deux populations vécurent côte à côte et ne tardèrent même pas à se fondre ; il n’y eut pas substitution, sauf peut-être sur certains points particuliers. D’autre part, la civilisation germanique, de quelque couleur qu’un patriotisme dévoyé ait parfois essayé de la peindre, ne pouvait entrer en parallèle avec la civilisation de la Gaule romanisée et christianisée, quelque atteinte que celle-ci eût déjà pu recevoir.

Les barbares subirent l’ascendant qu’ils ne pouvaient exercer[112]. Ils entrèrent dans la culture romaine, comme dans l’Église romaine, et apprirent le latin, organe de l’une et de l’autre. L’administration même leur en donnait l’exemple. Non seulement chez les Bourgondions, mais même chez les Wisigoths et les Francs, elle ne prétendit longtemps que continuer l’administration romaine, et elle en garda tout naturellement la langue. La loi Gombette, le bréviaire d’Alaric, la loi Salique furent rédigés en latin, les diplômes, les chartes de même.

Cela ne veut pas dire, bien entendu, que les différences de langages s’éteignirent dès le début. Malgré les compliments de Fortunat, il est à supposer que Caribert parlait assez mal le latin, même le roman. Et s’il en était vraiment autrement, il devait faire contraste parmi les siens, qui certainement ne le savaient pas du tout. J’ai dit plus haut que je ne croyais pas aux conversions subites ; mais ici, nous le savons positivement, il fallut, pour que le latin triomphât de l’amour-propre, des habitudes et de l’ignorance des vainqueurs, des siècles de vie commune.

Si les clercs de la chancellerie mérovingienne rédigeaient déjà en latin, en revanche Charlemagne lui-même était encore fort attaché à son idiome, dont il avait commencé une grammaire[113]. Louis le Pieux semble aussi l’avoir parlé, quoiqu’il eût appris le latin. Et si les derniers Carolingiens, Louis IV et Charles le Simple, savaient le roman[114], ce qui est problable, il faut descendre jusqu’à Hugues Capet pour trouver un roi qui ait sûrement ignoré le francique[115]. Les rois étaient-ils, sous ce rapport, en avance ou en retard sur leurs barons ? L’absence de documents ne permet pas de répondre avec certitude. Ce qui est sûr cependant, c’est que, dès 842, c’est en roman que Louis le Germanique doit prêter son serment à Charles pour être compris de l’armée de celui-ci, qui jure aussi en roman. Dès le même temps, l’abbé Loup, de Ferrières en Gâtinais, tout en parlant de l’allemand comme d’une langue indispensable à connaître[116], envoie son neveu avec deux jeunes gens vers l’abbé Marquart, de Prün, près de Trêves, pour qu’il apprenne le germanique. C’est signe qu’on ne le parlait guère autour du jeune homme. Sous Charles le Simple, l’armée, au témoignage de Richer[117], se prend de querelle avec l’armée germanique, à propos de railleries que des deux côtés on avait échangées sur la langue du voisin. En 939, les troupes d’Othon Ier à la bataille de Birthen se servent d’un stratagème pour triompher des Lorrains[118]. Quelques hommes « sachant un peu la langue » de ceux-ci, leur crient en français de fuir.

Assurément il faut se garder de généraliser et d’étendre la portée de ces témoignages ; ils sont assez significatifs pourtant, puisqu’ils sont relatifs à des armées, où nécessairement des descendants des Germains jouaient un rôle considérable. En somme il est vraisemblable que, dès le commencement du ixe siècle, la décadence du tudesque était profonde, et qu’il ne vécut guère plus tard, en deçà du Rhin, hors du pays qu’il occupe encore.

Le francique, le bourgondion, le gothique étaient en train de disparaître, lorsque les Northmans établirent définitivement leur pouvoir sur une des provinces de la Gaule (911) et y réimportèrent un dialecte voisin des premiers, le danois (lingua dacisca ou danica). Ce nouvel idiome partagea quelque temps, avec le roman, la possession du pays, mais son déclin, conséquence fatale de la complète transformation des Northmans, semble avoir été très rapide. Au xiie siècle, si on en croit Benoît de Saint-More, il s’entendait encore sur les côtes ; mais, dès le règne du second duc, il avait reculé considérablement devant le roman à l’intérieur. La victoire de celui-ci fut complète, et quand Guillaume le Bâtard passa la mer, ce ne fut pas le danois qu’il porta en Angleterre, mais un dialecte du roman de France, qui y devint l’anglo-normand[119].

Toutefois l’arrivée des barbares, si elle ne chassa pas le latin, eut sur ses destinées une influence considérable. D’abord il perdit, malgré tout, quelques provinces de son domaine, et la limite du roman recula bien en deçà du Rhin.

En second lieu, ce qui est de beaucoup plus important, le trouble que le changement de maîtres, l’invasion et les catastrophes qui l’accompagnèrent jetèrent dans le monde, l’état d’inquiétude et de barbarie qui en résulta amena, comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire, la ruine des lettres et des études ; dès lors, en l’absence de toute autorité et de toute tradition grammaticale, le moyen comme le désir de parler correctement étant supprimés, le latin des illettrés triompha et, comme il évoluait désormais librement, sans contrôle ni retenue, il se précipita dans les voies où il était déjà engagé, ou s’en ouvrit de nouvelles. Fustel de Coulanges a dit : « L’invasion a mis le trouble dans la société, et c’est par cela même qu’elle a exercé une action considérable sur les âges suivants. En faisant tomber l’autorité romaine, elle a supprimé, non pas d’un seul coup, mais insensiblement, les règles sous lesquelles la société était accoutumée à vivre. Par le désordre qu’elle a jeté partout, elle a donné aux hommes de nouvelles habitudes, qui, à leur tour, ont enfanté de nouvelles institutions. » Je n’ai pas à discuter si cette appréciation est historiquement tout à fait exacte, et si les faits sont présentés ici avec leur vraie portée. Mais, transposée et appliquée aux événements linguistiques de l’époque, la phrase est d’une grande justesse, et exprime à merveille ce qui résulta de plus considérable de l’établissement des barbares en Gaule.

Néanmoins, il importe de le signaler aussi, un nombre assez considérable d’éléments germaniques, s’introduisirent dans le gallo-roman, et si l’ancien français en a peu à peu éliminé une partie, le français moderne en possède encore un contingent important.

La difficulté n’est pas en général de les reconnaître comme germaniques[120], c’est de déterminer leur âge et leur provenance. Des très anciens dialectes germaniques, des Germains établis en Gaule, le gothique seul nous est bien connu directement, et il n’a eu sur le français qu’une influence négligeable. Du bourgondion nous ne savons presque rien[121], mais à peine a-t-il agi sur le provençal ; au français il n’a quasi rien donné. Malheureusement le francique, qui a eu l’influence la plus considérable sur notre idiome, ne peut être non plus étudié qu’à travers mille difficultés. Quelques diplômes, des monnaies, les noms propres, des mots glissés dans le texte latin de la loi salique, voilà à peu près les éléments dont dispose la philologie germanique pour observer directement cet idiome. Il en résulte qu’on doit beaucoup abandonner à l’induction et même à l’hypothèse dans les reconstructions qu’on en fait. Toutefois il reste certain — et l’histoire générale mettrait au besoin ce point hors de doute — que la masse des mots d’origine germanique de la première époque vient de cette source. Après cela, le nordique des Normands, l’anglo-saxon, le « dutsch » des Pays-Bas, appelé depuis néerlandais, l’ancien haut-allemand ont apporté aussi chacun leur contingent[122].

Voici, à titre d’exemples, quelques-unes des attributions faites par les germanistes :

Germanique en général : anche, banc, bedeau, bleu, bourg, braise, bramer, branc, bride, bru, choisir, cracher, écaille, échevin, éclater, épervier, étal, étriller, fauve, feutre, fief, gâcher, gagner, garde, gris, guérir, guerre, guet, guise, hareng, honnir, honte, jaillir, laid, lapin, latte, loge, marche, maréchal, marri, riche, rosse.

Germanique de l’est : barde (d’où bardeau), bur (d’où buron, hutte), butin, carcan, crique, douber (d’où adouber), esquif, frapper, gab, haler (d’où halage), hait (d’où souhait), hune, joli, limon (p. e. angl. sax.), targe, tille (d’où tilleul), varech.

Germanique de l’ouest : bande, baud (d’où baudet), bière (cercueil), gelde, v. fr. : treschier (danser).

Vieux-nord-francique : affre, beffroi, bouc, buer, canif, clenche, cruche, échec (butin), écrou, épeler, frimas, gaspiller, gauche, guerpir, guiper (d’où guipure), haie, halle, happe (d’où happer), herberge, haire, hargner, haïr, hêtre, houx, horde, lodier (couvre-lit), morne, plege, poche, rauge, rouir, salle, tas, taudis.

Anglo-saxon : crabe, est, guimpe, havre, nord, ouest, sud.

Néerlandais : affaler, amarrer, beaupré, caille, chaloupe, digue, échasse, échoppe, écoute, étayer, étayer, layette, plaque, vacarme.

Ancien haut-allemand : baudre (d’où baudrier), brèche, crèche, coiffe, danser, défalquer, drille, échine, écrevisse, épier, escremir, (dé)falquer, fanon, fauteuil, gaffe, gai, galoper, garant, gerbe, grincer, guinder, haro, hulotte, hutte, stuc, tanner[123].

L’influence des idiomes germaniques sur la phonétique française a été en général tout à fait nulle, elle est très nette cependant sur deux points. D’abord elle a fait apparaître une prononciation nouvelle, ou tout au moins oubliée, celle de l’h, dite aspirée : haine, haubert, heaume, hauban, houx, honte, etc., avaient cette h. Elle rentra avec ces mots dans l’usage, si bien qu’elle en vint à s’introduire dans des mots latins, ou qui l’avaient perdue, ou qui même ne l’avaient jamais eue (altum = haut). Elle s’y est prononcée jusqu’au xviie siècle et, quoique muette, y garde cependant une valeur, aujourd’hui encore. D’autre part le w de mots comme warjan (guérir), wandanjan (gagner), influença le v latin initial, qui se fit précéder, comme le w germanique, d’un g en français. On eut de vespa, wespa = guespe (la guêpe) ; de vastare, wastare = guaster (gâter), comme on avait guarder de wardan.

La forme de déclinaison de l’ancien français, qui nous a laissé des formes telles que nonne, nonnain, était aussi, a-t-on dit, d’origine germanique. Le type Hugues, Hugon, est regardé de même par beaucoup comme étant d’origine germanique, mais ces rapprochements sont très contestables.

Il n’est pas impossible que les progrès de la science établissent encore des rapports nouveaux entre les deux grammaires. Par exemple, le développement de la formule on + un verbe actif me semble bien parallèle au développement de la formule correspondante en allemand, tandis que rien de semblable ne se rencontre en latin.

Mais quoi qu’il en soit, c’est le vocabulaire surtout — comme il est naturel — qui a gardé les traces les plus nombreuses de germanismes. L’analogie des mots allemands a introduit dans la dérivation deux suffixes, alt (auj., aud) et ard, qui ont servi à former une foule de noms propres et communs, et dont un au moins est encore en plein usage[124].

En outre, un grand nombre de mots dont on vient de voir quelques-uns sont restés comme des témoins de la conquête. Diez, sans tenir compte des dérivés et des composés, en comptait près d’un millier, et de nouvelles identifications ont été faites depuis sa mort. En ancien français le nombre en était plus considérable encore. L’ensemble de ce fonds germanique, entré anciennement dans le lexique français, est curieux à considérer, sous le rapport de la composition, et on comprend que plusieurs de ceux qui ont eu à en traiter aient classé les mots selon les catégories d’idées qu’ils expriment[125]. En effet, une grande quantité de ces mots, comme on peut s’y attendre, se rapportent à la guerre et à la marine (éperon, épieu, étrier, flamberge, gonfanon, guerre, halte, haubert, heaume, blesser, fourbir, navrer, écoute, havre, hune, mat, nord, ouest, sud, cingler, haler) ; d’autres, ce qu’on attend aussi, à la chasse, distraction favorite des nouveaux venus (braque, épervier, leurre) ; d’autres enfin aux institutions politiques et judiciaires (ban, chambellan, échanson, échevin, fief, gage, garant, loge ; maréchal, saisir, sénéchal) ; mais il s’en trouve plusieurs séries qui ne rappellent d’aucune façon le rôle politique ou militaire des Germains, et sont relatifs à des choses de la vie ordinaire. Ce sont des termes de construction : bord, faîte, loge ; de jardinage : haie, jachère, jardin ; d’ameublement : banc, fauteuil ; de cuisine : bière, rôtir ; d’habillement : écharpe, gant, guimpe, robe ; des noms désignant des plantes et des arbres : framboise, gazon, hêtre. houx, mousse, roseau ; des animaux aussi : épervier, hareng, héron, mouette ; des parties mêmes du corps de l’homme : échine, hanche, nuque, rate ; enfin des adjectifs, des substantifs ou des verbes marquant des idées abstraites, comme gai, hardi, morne, orgueil, honte, choisir, honnir, etc.[126].

Je ne veux pas étendre cette liste au delà du nécessaire. Telle qu’elle est, elle suffit à montrer que les mots germaniques sont dispersés à travers tout le lexique. Et il est visible que si quelques-uns d’entre eux expriment des idées nouvelles, étrangères à l’ancienne société, tout au contraire, dans grand nombre de cas, la fortune des vocables étrangers ne s’explique pas par le besoin qu’on en avait, mais par l’influence que donnaient aux Germains vainqueurs leur nombre et l’importance de leur rôle. Certains adjectifs ou verbes mettent mieux encore que les noms cette vérité en lumière. Il est évident qu’on n’a pas attendu les barbares pour distinguer le blanc du bleu, un riche d’un pauvre, une femme laide d’une jolie femme et un homme gauche d’un homme adroit. Aucune supériorité linguistique non plus ne recommandait ces nouveaux adjectifs. De même les verbes blesser, briser, glisser, choisir, guérir, guider, et tant d’autres n’avaient aucune valeur propre, qui pût les faire préférer à leurs correspondants latins, souvent multiples, et capables de noter les diverses idées avec différentes nuances.

Il n’y a donc pas eu des emprunts du roman au germanique, mais dans une certaine mesure une véritable pénétration de l’un par l’autre. Il ne faudrait, je crois, en tirer aucune conclusion, dans le débat qui divise les historiens, au sujet de l’importance à attribuer aux invasions dans la constitution de notre France. La pénétration dont je parle a pu se faire lentement. Il importe toutefois de retenir qu’elle a été plus profonde et plus générale qu’aucune autre.

V. — Les premiers textes.


Les Glossaires. — Quoiqu’on ait vraisemblablement écrit d’assez bonne heure en roman de Gaule, sinon des livres et des actes authentiques, du moins des notes, des comptes, et d’autres choses encore, aucun texte du VIIe ni du VIIIe siècle n’est parvenu à échapper aux multiples causes de destruction qui menaçaient les œuvres littéraires, et à plus forte raison les écrits considérés comme étant sans importance.

De temps en temps seulement un mot jeté en passant nous apprend que le roman vit et se parle à côté du germanique, en face du latin qui s’écrit. En 659, saint Mummolin est nommé évêque de Noyon et successeur de saint Éloi ; une des raisons qui décident de ce choix est qu’il parle à la fois bien le teutonique et le roman[127]. Les livres, les formulaires[128], les diplômes de cette époque reflètent aussi la langue parlée, et nous apportent des mots et des tours auxquels on essaie en vain de donner un air latin : tels sont, pour me borner à quelques termes : blada pour ablata (la moisson), menata pour ducta (mené), rauba pour vestis (robe), soniare pour curare (soigner)[129].

Au VIIIe siècle, les renseignements sont un peu plus nombreux. Plusieurs personnages nous sont encore cités pour leur connaissance du roman : Ursmar, abbé de Lobbes, sur la Sambre[130] et saint Adalhard († 826), qui le possédait « au point qu’on eût dit qu’il ne parlait que cette langue », quoiqu’il fût encore plus éloquent en allemand et en latin[131]. À partir de ce moment du reste les sources diplomatiques, actes et modèles d’actes, ne sont plus les seules où nous puissions suivre les traces de la langue parlée. On voit apparaître des Glossaires latins-romans, ou romans-germaniques, dans lesquels des mots romans, qu’on a malheureusement trop souvent déformés et latinisés, sont placés en face des mots de la langue qu’ils traduisent. Il s’en faut de beaucoup, bien entendu, que ces Glossaires soient complets et fidèles ; ils n’en restent pas moins des documents d’une haute valeur.

Les deux principaux sont ceux de Reichenau et de Cassel. Le premier, ainsi nommé de l’abbaye dont il provient[132], a été rédigé sans doute en France. Il comprend deux parties, l’une (fo 1 à 20) destinée à expliquer les termes de la Vulgate que l’auteur jugeait les plus difficiles, l’autre formée d’une liste alphabétique de termes de toutes sortes. Ainsi qu’on va le voir, sous leur air latin, les mots trahissent déjà le français qui va naître :

Sculpare : intaliare (entailler) ; sarcina : bisatia (besace) ; gratia : merces (merci) ; sindone : linciolo (linceul) ; mutuare : impruntare (emprunter) ; jecore : ficatus (foie) ; singulariter : solamente (seulement) ; da : dona (donne) ; meridiem : diem medium (midi) ; in foro : in mercato (en marché) ; oves : berbices (brebis) ; epulabatur : manducabat (il mangeait) ; caseum : formaticum (fromage).

Le Glossaire de Cassel[133], rédigé sans doute par un clerc de Bavière, où germanique et latin étaient alors contigus, est de la fin du VIIIe siècle ou du commencement du IXe. Il donne, avec leur traduction allemande, une liste de mots latins classés par catégories d’objets ; quelques-uns d’entre eux ont une forme toute romane (probablement ladine plutôt que française) :

Mantun : chinni (menton) ; talauun : anchlao (cheville, talon) ; figido : lepara (foie) ; va : canc (va) ; laniu vestid : uillinaz (vêtement de laine, lange).

Au IXe siècle, l’Église, qui, nous venons de le voir, appréciait chez ses membres la connaissance de plusieurs langues, si précieuse quand il fallait parler à ces populations bigarrées, prit, pour faciliter l’enseignement du dogme et de la morale, une mesure décisive. Elle recommanda de traduire clairement les homélies en allemand et en langue rustique romane, pour que tous pussent comprendre plus facilement ce qui était dit[134].

Cette décision du concile de Tours (813) ne constituait pas une nouveauté[135] ; elle ne faisait sans doute qu’autoriser et généraliser une pratique que beaucoup de prêtres devaient suivre déjà : si elle a été prise, c’est qu’il devenait alors nécessaire de se prononcer ; les langues romanes étaient déjà très loin du latin, et la renaissance des lettres, qui épurait celui-ci, élargissait de jour en jour le fossé. Or, tandis que la liturgie ne pouvait sans danger abandonner l’usage d’une langue universelle et bien réglée, les besoins de la prédication exigeaient l’emploi des idiomes locaux ; le clergé, un peu plus instruit, redevenu capable de distinguer latin et roman, pouvait hésiter et avait besoin d’être fixé. Le concile régla la question. Quoi qu’il en soit, ni des homélies qui ont précédé, ni de celles de cette époque, rien ne nous est parvenu.

Les Serments de Strasbourg. — En revanche nous avons de l’an 842 un texte précieux, dont les premiers philologues qui se sont occupés de l’histoire de notre langue avaient déjà aperçu toute la valeur, c’est celui des Serments de Strasbourg[136].

On sait dans quelles circonstances ces serments furent échangés. Deux des fils de Louis le Pieux († 840), Louis le Germanique et Charles le Chauve, révoltés contre les prétentions de
SERMENTS DE STRASBOURG
Bibl Nat Eds Lat 9768 fo 13 deuxième colonne (dédoublée)
leur frère Lothaire, venait de gagner sur lui la bataille de Fontanet (841). La guerre n’étant pas terminée, ils se rencontrèrent à Strasbourg le 14 février 842, pour resserrer leur union, et se jurèrent alliance. Afin que les armées présentes fussent témoins de ce pacte solennel, Louis le Germanique jura dans la langue de son frère et des Francs de France, c’est-à-dire en roman français ; Charles répéta la même formule que son aîné en langue germanique. Et les soldats, chacun dans leur langue, s’engagèrent à leur tour[137].

Un historien du temps, Nithard, lui-même petit-fils de Charlemagne par sa mère Berthe, a recueilli ces serments, dont il a peut-être eu l’original sous les yeux, dans son Histoire des divisions entre les fils de Louis le Débonnaire, et comme, en pareille matière, suivant l’observation très judicieuse de M. Pio Rajna, les termes mêmes importaient, il s’est abstenu heureusement de les traduire en latin, langue dans laquelle il écrivait. Nous donnons ci-contre un fac-similé de la page du manuscrit unique (fin du Xe ou commencement du XIe siècle), qui nous a conservé, avec la chronique de Nithard, ces premières lignes écrites de français.

Voici lettre pour lettre, et en laissant subsister les abréviations, la teneur du manuscrit :

Pro dõ amur et p Xpian poblo et nro cõmun saluament dist di en auaut. inquantds sauir et podir me dunat. sisaluaraieo cist meon fradre Karlo. et in ad iudha et in cad huna cosa. sicu om p dreit son fradra saluar dift. Ino quid il mialtresi fazet. Et abludher nul plaid nũquã prindrai qui meon uol cist meonfradre Karle in damno sit…

Silodhuuigs sagrament. que son fradre Karlo iurat conseruat. Et Karlus meossendra desuo partũ lofranit (?). si ioreturnar non lint pois, neio neneuls cui eo returnar int pois, in nulla aiudha contra lodhuuuig nunli iuer.

En voici la lecture, que j’accompagne, pour faciliter la comparaison, de diverses traductions, soit en latin, soit en français.

Latin classique.

Per Dei amorem et per christiani populi et nostram communem salutem, ab hac die, quantum Deus scire et posse mihi dat, servabo hunc meum fratrem *Carolum, et ope mea et in quacumque re, ut quilibet fratrem suum servare jure debet, dummodo mecum idem agat, et cum Clotario nullam unquam pactionem faciam, quæ mea voluntate huic meo fratri Carolo damno sit.

Si *Clotavigus sacramentum quod fratri suo juravit observat, et Carolus dominus meus pro parte sua suum frangit, si cum non avertere possum, nec ego nec ullus quem ego avertere possim, ullam opem adversus Clotavigum ei feremus.


Latin parlé hypothétique
(de l’époque de transition).

Pro deo amore et pro christiano popolo et nostro commune salvamento de esto die in abante, in quanto deos sapēre et potēre me donat, sic salvaraio eo eccesto mem fratre Karlo et in (adjuta[re])[138] et in catuna causa sic qomo omo per drecto som fratre salvare debet, in o qued elle me altero sic faciat, et ab Luthero nullo placito nunquam prenderaio, qui mem (vol[ero])[139] eccesto mem fratre Karlo in damno sit.

Si Lodovicos sacremento qued som fratre Karlo jurait, conservat, et Karlos mes senior de soa[140] parte ellom som frangit, si eo retornare non ello ende potio nec eo nec neullos cuico retornare ende potio, en nulla (adjuta[re]) contra Lodovico non ellui ero.


Texte.

Pro deo amur et pro christian poblo et nostro commun saluament, d’ist di en avant, in quant Deus savir et podir me dunat[141], si salvarai eo cist meon fradre Karlo, et in aiudha et in cadhuna cosa, si cum om per dreit son fradra salvar dift[142], in o quid il mi altresi fazet, et ab Ludher nul plaid nunquam prindrai, qui meon vol cist meon fradre Karle in damno sit.

Si Lodhuvigs sagrament, que son fradre Karlo jurat, conservat, et Karlus meos sendra de suo part lo suon franit[143], si io returnar non l’int pois, ne io ne neuls cui eo returnar int pois, in nulla aiudha contra Lodhuwig non lui ier[144].


Français du XIe siècle.
(époque du Roland).

Por dieu amor et por del crestiien poeple et nostre comun salvement, de cest jor en avant, quant que Dieus saveir et podeir me donet, si salverai io cest mien fredre Charlon, et en aiude, et en chascune chose, si come on par dreit son fredre salver deit, en ço que il me altresi façet, et a Lodher nul plait oncques ne prendrai, qui mien vueil cest mien fredre Charlon en dam seit.

Si Lodevis lo sairement que son fredre Charlon jurat, conservet, et Charles, messire, de soe part lo soen fraint, si jo retorner ne l’en puis, ne io ne nuls cui io retorner en puis, en nulle aiude contre Lodevic ne li ier.


Moyen français
(com. du XVe siècle).

Pour l’amour Dieu et pour le sauvement du chrestien peuple et le nostre commun, de cest jour en avant, quant que Dieu savoir et pouvoir me donet, si sauverai je cet mien frere Charle, et par mon aide et en chascune chose, si comme on doit par droit son frère sauver, en ce qu’il me face autresi, et avec Lothaire nul plaid onques ne prendrai, qui, a mon veuil, à ce mien frere Charles soit à dan.

Si Loys le serment que a son frere Charle il jura, conserve, et Charle mon seigneur, de sa part le sien enfraint, si je retourner ne l’en puis, ne je, ne nul que j’en puis retourner, en nulle aide contre Loys ne lui serai.


Français contemporain

Pour l’amour de Dieu et pour le salut commun du peuple chrétien et le nôtre, à partir de ce jour, autant que Dieu m’en donne le savoir et le pouvoir, je soutiendrai mon frère Charles de mon aide et en toute chose, comme on doit justement soutenir son frère, à condition qu’il m’en fasse autant, et je ne prendrai jamais aucun arrangement avec Lothaire, qui, à ma volonté, soit au détriment de mondit frère Charles.

Si Louis tient le serment qu’il a juré à son frère Charles, et que Charles, mon seigneur, de son côté viole le sien, au cas où je ne l’en pourrais détourner, je ne lui prêterai aucun appui, ni moi ni nul que j’en pourrais détourner.

Comme on peut le voir par la comparaison de la lecture que nous donnons et de l’original, avec quelque soin que le texte des Serments ait été transcrit, soit déjà par la faute de celui qui l’a pris dans l’acte original, soit par la faute du copiste qui nous a laissé le manuscrit que nous possédons, il a fallu y faire quelques changements. Les Serments ont été copiés par quelqu’un qui ne les comprenait pas exactement, puisque des mots se trouvent réunis, qui devaient être séparés, et inversement ; quelques autres passages ont été gâtés et n’offraient pas de sens satisfaisant avant qu’on les eût corrigés, prudemment. Mais l’ensemble de la transcription, sauf quelques taches, presque toutes faciles à effacer, constitue un document philologique d’une incomparable valeur. Sous la graphie qui s’essaie à fixer une langue nouvelle et n’y parvient parfois qu’en altérant la prononciation[145], le document garde pourtant à peu près sa vraie figure, et reste la seule source où on saisit en voie d’accomplissement des transformations que les textes postérieurs présentent déjà tout accomplies[146].

En 860, la paix fut proclamée à Coblentz en roman français et en germanique, mais la formule de la déclaration ne nous est pas parvenue, pas plus que les harangues françaises de Haymon, évêque de Verdun, au concile de Mouzon-sur-Meuse (995). Toutefois nous possédons, de la fin du IXe siècle, une composition pieuse, écrite dans l’abbaye de Saint-Amand en Picardie, qui a été retrouvée en 1837 dans un manuscrit des œuvres de saint Grégoire de Nazianze, déposé aujourd’hui à la bibliothèque de Valenciennes (ms. no 143). C’est une prose ou séquence de vingt-cinq vers en l’honneur de sainte Eulalie, vierge et martyre, généralement citée sous le nom de Cantilène de Sainte Eulalie.

La même bibliothèque de Valenciennes conserve en outre, sur un morceau de parchemin qui a servi autrefois à couvrir un manuscrit de saint Grégoire de Nazianze et qui est aujourd’hui en fort mauvais état, un texte du Xe siècle, découvert par Bethman en 1839, et publié pour la première fois par Génin dans son édition de la Chanson de Roland (1850). Les caractères sont presque d’un bout à l’autre ceux des notes tironiennes. Quant à la langue, c’est un mélange étrange de latin et de français. Le tout forme un commentaire de la légende de Jonas, que quelque prédicateur a dû écrire à la hâte avant de monter en chaire. Je n’en citerai qu’une seule phrase ; elle suffira à donner une idée de ces notes :

Jonas profeta habebat mult laboret et mult penet a cel populum co dicit et faciebat grant iholt et eret mult las… un edre sore sen cheue quet umbre li fesist e repauser si podist. Et lætatus est Jonas super ederam lætitia magna.

La Passion et la Vie de saint Léger sont deux poèmes beaucoup plus étendus et d’une plus grande importance. Ils sont contenus tous deux dans un manuscrit de la bibliothèque de Clermont (no 189). Le premier, dont plusieurs traits sont empruntés à l’évangile apocryphe de Nicodème, est composé de 516 vers octosyllabiques, divisés en strophes de quatre vers. Écrit vers la fin du Xe siècle, il ne représente pas cependant l’état du français à cette époque, car il appartient à un dialecte, qui mêle les formes de la langue du Nord à celles du Midi[147].

La Vie de saint Léger, dont nous possédons la source latine, composée par le prieur Ursinus, est composée de quarante strophes de six vers octosyllabiques. C’est le récit de la lutte entre l’évêque et Ébroïn, et du martyre qu’il subit. Ce poème, lui non plus, ne nous donne pas l’état du français de l’Île-de-France au Xe siècle. L’auteur est probablement un Bourguignon, le scribe un Provençal[148]. Néanmoins, j’ai tenu à indiquer ces textes, dont l’intérêt philologique est considérable, et qui nous acheminent par leur caractère à la fois religieux et littéraire vers la première composition du siècle suivant, la Vie de saint Alexis, par laquelle s’ouvre à proprement parler l’histoire de la littérature française.

  1. Par M. Ferdinand Brunot, maître de conférences à la Faculté des Lettres de Paris.
  2. Je fais allusion à un livre étrange, mêlé d’études sérieuses et de facéties, qui est intitulé : Discours non plus mélancoliques que divers de choses mesmement qui appartiennent à notre France et à la fin la manière de bien et justement entoucher les lucs et guiternes. Poitiers, chez Enguilbert de Marnef, 1557, in-4o, 112 p. Il y est question tour à tour des antiquités des Gaulois, de Ronsard, et de la fabrication du sucre en pains. Le chapitre XVII. sur les étymologies, qui est peut-être de Peletier du Mans, dénote un rare esprit critique, sous une forme plaisante.
  3. Voir Joachimi Porionii Benedictini Cormœriacensi dialogorum de linguæ Gallicæ origine, ejusque cum Græca cognatione libri IV… Parisiis, apud Sebast. Nivellium, sub Ciconiis… 1555. Celt-Hellénisme ou Etymologie des mots françois tirez du grec, plus Preuves en general de la descente de nostre langue, par L. Trippault, sieur de Bardis, conseiller du Roy au siege présidial d’Orléans. Orléans, Eloy Gibier, 1581. La même doctrine fut soutenue plus tard par Dacier, Bonamy, de Maistre, et de nos jours par M. l’abbé Espagnolle.
  4. Recherches, VIII. I. Fauchet, Recueil de l’origine de la langue et poesie françoise, ryme et romans… Paris, Mamert Patisson, 1581, I. 13.
  5. Jacobi Sylvii Ambiani, In linguam gallicam Isagωge, Parisiis ex offic. R. Stephani. 1531, in-4o : Gallia Græcas dictiones pariter et Latinas in suum idioma fœlicitate ea transcripsit, ut nullum propè verbum sit, quod Græcis et Latinis non debeamus. Nec desunt tamen quæ Hebræis accepta referimus : sed non admodum multa (p. 10. Cf. Pref. et p. 119).
  6. De Prisca Celtopædia, libri V. 1557. La doctrine de Picard est que les Grecs doivent leur civilisation aux Gaulois !
  7. Voir Pezron, Antiquité de la nation et de la langue des Celtes, Paris, 1703. Bullet, Mémoires sur la langue celtique, Paris, 1754-1770, 3 vol. in-fo. On a réimprimé les dissertations les plus importantes publiées au XVIIIe siècle sur ces matières dans la Collection des meilleures notices et traités particuliers relatifs à l’histoire de France, Paris, 1826, t. XIV. Ces dissertations contiennent et discutent déjà tous ou à peu près tous les textes qu’on a recueillis dans les auteurs de l’antiquité, et qu’on cite aujourd’hui. Avouons du reste qu’on les trouve déjà chez Brerewood (Recherches curieuses sur la diversité des langues et des religions, trad. par T. de la Montagne, Saumur, 1692), chez Fauchet, en un mot, que depuis l’origine des recherches, on a fort peu ajouté aux premières découverte, sous ce rapport.
  8. Nouvelles recherches sur la langue, l’origine et les antiquités des Bretons. Bayonne, 1792.
  9. Voir Gaston Paris, dans Romania, I, 1 et suiv. Du Cange, au mot barbarus, a déjà montré que ce mot n’avait rien d’injurieux au VIe siècle.
  10. On peut lui opposer ceci par exemple : que le grec, devenu langue officielle, portait à Byzance, comme aujourd’hui en Grèce, le nom de langue romaine ῥωμαιϰή.
  11. Noter dans l’ordre d’idées où nous sommes ici que les dialectes suisses s’appellent ladins ou roumanches, latini, romanici.
  12. Je tiens, quelque argument qu’on en puisse tirer par une extension abusive contre la thèse que je défends ici, à marquer expressément cette réserve, la régularité absolue que l’école contemporaine prétend introduire dans les changements phonétiques me paraissant chimérique, et démentie par des faits connus et certains. Il est probable qu’on reviendra prochainement de cette conception mécanique des faits à une intelligence plus exacte et plus historique de la réalité.
  13. On trouvera ces lois exposées partout : il est important cependant de les aller chercher dans des ouvrages modernes, non dans des traités arriérés, encore très répandus en France, qui ont pu avoir grande utilité en leur temps, mais qu’on a eu le tort de toujours réimprimer tels quels, sans y ajouter ni y corriger rien, quelque progrès que fît la science. Ainsi il est devenu banal de répéter que dans les mots latins qui passent en français, la consonne médiane entre deux voyelles tombe. Rien cependant n’est plus faux, sous cette forme générale. À preuve ripam = rive, fabam = fève, solere = souloir, morire = mourir, minare = mener, et même placere = plaisir. Ni p, ni b, ni l, ni r, ni n, ni c, ne tombe, la règle prétendue générale ne s’appliquant qu’à une faible partie des consonnes. Voir parmi les traités élémentaires : Bourciez, Précis de phonétique française, Paris, 1889 ; Darmesteter, Cours de grammaire historique, Paris, Delagrave, 1892 ; Schwan, Grammatik des altfranzösischen, Leipzig, 1896. Ce dernier ouvrage renvoie, dans un appendice bibliographique, aux études de détail.
  14. Il suffit, pour être frappé de la concordance, de jeter les yeux sur la conjugaison d’un des verbes essentiels, être, par exemple, dans les divers dialectes. L’unité d’origine saute aux yeux :
    Latin vulg. Fui, fu(i)sti, fu(i)t, fu(i)mus, fu(i)stis, fu(e)runt ;
    Roum. fuiu, fusi, fu, furam, furati, fura ;
    Ital. fui, fosti, fu, fummo, foste, furono ;
    Anc. fr. fui, fus, fut, fumes. fustes, furent ;
    Prov. fui, fost, fo, fom, fotz, foron ;
    Esp. fui, fuiste, fué, fuimos, fuisteis, fueron ;
    Port. fui, foste, fori, fomos, fostes, forão.
  15. Les langues celtiques se divisent en trois branches : 1o le gaulois et ses dialectes, dont il ne nous reste que quelques inscriptions laconiques ; 2o le breton, qui se divise en bas-breton (Bretagne française), gallois (pays de Galles) et cornique (Cornouailles), ce dernier éteint depuis environ un siècle ; 3o Le gaëlique, qui comprend l’irlandais, le gaëlique proprement dit (Écosse) et le dialecte de l’île de Man. Voir Zeuss, Grammatica celtica, Berlin, 1871, et l’article de Windisch, Keltische Sprachen, dans l’Encyclopädie d’Ersch et Gruber, section II, XXXV. Cf. Id., dans Gröber, Grundriss der romanischen Philologie, I, 283-312.
  16. Il a un génitif singulier en i (ballos, balli) qui rappelle le latin domini ; il décline rix, rigos, rigi, presque tout à fait comme rex, regis, regi. Ses pronoms personnels semblent avoir été *mè, *tu, à peu près comme en latin. On peut reconstituer presque sûrement une forme passive sepantar, très voisine de sequuntur. Les prépositions in, di, ex, con, exter, inter, vrit reproduisent le latin in, de, ex, cum, extra, inter, versus.
  17. Voici, à titre de spécimens, deux inscriptions réputées celtiques ; il n’est nullement démontré que la première soit gauloise.

    1o Inscription trouvée à Nîmes (Stokes, Celtic Declension, p, 52) :

    (Γ)ΑΡΤΑΒ :: (Ι)ΛΛΑΝΟΥΙΑΚΟΣ ΔΕΔΕ
    ΜΑΤΡΕΒΟ ΝΑΜΑΥΣΙΚΑΒΟ ΒΡΑΤΟΥΔΕ

    Lisez : (G)artab[os] Illanoviacos dede Matrebo Namausicabo bratude : Gartabos [fils] d’Illanoviax a posé (τίθημι) aux Mères Nîmoises par ordre (?).

    2o Inscription trouvée à Alise (Ib., p. 59) :

    MARTIALIS — DANNOTALI.
    IEVRV — VCVETE — SOSIN
    CELICNON — ETIC.
    GOBEDBI — DVGIIONTIIO
    VCVETIN.
    IN — ALISIIA.

    Lisez : Martialis [fils] de Damotalos a donné (ou consacré) cette stèle (?) pour Ucuetis… Le sens de la suite n’est pas assuré.

  18. Il n’existe aucun travail d’ensemble sur la diffusion du latin dans les provinces, sauf Budinszky, Die Ausbreitung der lateinischen Sprache über Italien und die Provinzen, Berlin, 1881. Encore ce livre est-il plutôt historique que linguistique. Sur la romanisation de la Gaule, on lira avec grand fruit Fustel de Coulanges, Histoire des Institutions politiques de l’ancienne France, 2e édition, 1887.
  19. J’en donnerai deux, comme exemples. St Césaire d’Arles († 543), dans sa treizième Homélie, parle longuement du devoir de connaître l’Écriture, et examine les excuses que les femmes et les paysans peuvent alléguer pour leur ignorance. Ils prétendent qu’ils n’ont pas le temps, qu’ils ne savent pas lire, qu’ils n’ont pas la mémoire nécessaire pour retenir ce qui leur est lu à l’église, etc. Ils ne manqueraient pas de prétendre aussi qu’ils ne comprennent pas la langue de la liturgie, qui était le latin. Il n’est pas fait la moindre allusion à ce prétexte. C’est vraisemblablement que personne, même des mulierculæ et des rustici, n’eût pu s’en couvrir.

    Longtemps auparavant, Sulpice Sévère raconte une anecdote relative à l’élection de St Martin à l’épiscopat, qui est non moins significative. Le lecteur étant absent, c’est un des assistants, qui prend le Psautier, et qui lit à l’endroit où il est ouvert : Ex ore infantium et lactentium perfecisti laudem, propter inimicos tuos, ut destruas inimicum et defensorem. Comme un évèque opposant, nommé Defensor, était présent, le peuple saisit l’allusion et se met à crier. (Vita Martini, IX.) Ce peuple comprenait donc le latin, car si la lecture — contre toute vraisemblance — n’eût pas eu lieu en latin, il n’y aurait plus eu entre le mot du texte et le nom de l’évêque qu’un rapport bien lointain, et qui n’eût frappé personne.

  20. Hist. franc., I, 326, 10.
  21. Cf. Bonnet, Latin de Grég. de Tours, p. 25.
  22. Ib., p. 25-27.
  23. Un maître, A. Darmesteter, s’est trompé sur le sens que Ronsard donnait au mot latineur, dans un des passages célèbres où il suppliait les écrivains de son temps d’adopter le français. Les latineurs ici sont ceux qui écrivent en latin, mais bien souvent ailleurs latineurs et latiniseurs sont ceux qui farcissent notre langue de latin. Voir A. Darmesteter et Hatzfeldt, Le seizième siècle en France, p. 122 et note 2, éd. 1878, et cf. Ronsard, éd. Blanchemain, III, 35.
  24. On objecterait vainement qu’aux époques lointaines dont il est ici question, les populations avaient d’autre souci que d’examiner la correction d’un langage et que des locutions analogues n’avaient aucune chance de se vulgariser. On observe en effet de nos jours que des gens dépourvus de toute culture, des enfants, des paysans totalement illettrés, se querellent ou se plaisantent sur leur manière de parler ou de prononcer.
  25. Ce qui me semble mettre cette interprétation hors de doute, c’est que deux lignes plus loin se trouve une nouvelle plaisanterie sur le nom de Gallus : sed neque monachum tani astutum, neque Gallum decet esse tam callidum. — Ce passage a servi à édifier toutes sortes d’hypothèses ethnographiques !
  26. Ailleurs (Dial., II, 1, 4), Sulpice Sévère oppose un mot gaulois rustique, tripetias, à un mot d’école et de grécisants : tripodas, et ce gaulois rustique n’a nullement l’air d’appartenir au gaulois, mais bien au latin vulgaire.
  27. Voici un autre exemple de la même difficulté :

    On a souvent rapporté un passage d’une lettre de Sidoine Apollinaire à Ecdicius (III, 3) où il lui énumère, pour l’engager à rentrer chez les Arvernes, tous les motifs d’affection qui unissent ce peuple à lui. Après avoir rappelé que Ecdicius y a fait ses premiers pas, y a pour la première fois joué à la balle et aux dés, il ajoute : Mitto istic ob gratiam pueritiæ tuæ undique gentium confluxisse studia litterarum, tuæque personæ quondam debitum, quod sermonis celtici squamam depositura nobilitas, nunc oratorio stylo, nunc etiam Camœnalibus modis imbuebatur. Illud in te affectum principaliter universitatis accendit, quod, quos olim Latinos fieri exegeras, barbaros deinceps esse vetuisti. Le sens me paraît être celui-ci : Je veux oublier que c’est en faveur de ta jeunesse (pour l’instruire) qu’on vit de toutes parts accourir ici des maîtres de lettres, et que c’est à ta personne que notre noblesse a dû de déposer la rouille de son langage celtique, en se formant avec les uns à l’éloquence, avec les autres à la poésie. Ce qui t’a gagné surtout l’affection de tous, c’est que, après avoir achevé autrefois de les faire devenir bons Latins, tu les as empêchés de redevenir barbares, en repoussant l’invasion des Goths.

    Il me semble que cette expression Latinos fieri fait allusion à une éducation raffinée de gens qui perfectionnent leur latin et le polissent, non à des gens qui en apprennent les éléments ; ils déposent une barbarie de surface, quelque chose comme une rouille, une croûte, une écaille. De là la métaphore. Néanmoins de bons juges, comme M. Bonnet, estiment qu’il faut entendre ici qu’il est question du celtique, et le passage prouverait, suivant eux, qu’au temps de Sidoine la noblesse arverne venait seulement d’apprendre le latin. (Le latin de Grégoire de Tours, p. 24.)

  28. Pro Fonteio, VI, Cicéron arguë de ce qu’on n’a pas opposé à son client de témoin romain parmi un si grand nombre qu’on aurait dû trouver si les faits étaient exacts. La chose paraîtra d’autant plus étrange aux juges que le chiffre des Romains établis en Gaule leur sera présenté comme étant plus considérable.
  29. Cette culture était très intense. Strabon, IV, I, 5, raconte qu’on y vient étudier la philosophie grecque, au lieu d’aller à Athènes. Auguste peut y déporter L. Antonius, sous couleur d’études à poursuivre (Tac., Ann., IV, 44). Et longtemps après, la langue grecque est cultivée et parlée dans le Midi. Le père d’Ausone, à Bordeaux, écrit en attique plus habilement qu’en latin (Epiced. in patrem suum, v. 9). L’Église chrétienne est longtemps en Provence plus grecque que romaine, et au VIe siècle encore on nous montre le peuple d’Arles répétant les chants sacrés en grec et en latin. Mais on sait comment, dans la plupart des cas, la culture grecque, loin d’exclure la culture latine, en paraissait comme le complément.
  30. Ἐπικρατεῖ δὲ τὸ τῶν Καρουάρων ὄνομα, καὶ πάντας οὕτως ἤδη προσαγορεύους τοῦς ταύτῃ βαρϐάρους, οὐδὲ βαρϐάρους ἔτι ὅντας, ἀλλὰ μετακειμένους τὸ πλεόν εἰς τὸν τῶν Ῥωμαίων τύπον καὶ τῇ γλώττῃ καὶ τοῖς βίοις, τινὰς δὲ καὶ τῇ πολιτείᾳ (IV, I, 12.)
  31. Voir Hirschfeld, Contribution à l’histoire du Droit latin, trad. Thédenat, Paris, 1880, et Mommsen, Römische Geschichte, III, 553.
  32. Quand je parle de provinces de langue celtique, je n’entends nullement que le celtique était le parler de toute la population. On sait que les Celtes avaient vaincu des races antérieures, on ne sait pas s’ils les avaient assimilées. Cette réserve faite, j’ajoute que la question ne touche qu’indirectement à celle qui est ici posée. Qu’on fût obligé d’abandonner, pour apprendre le latin, le gaulois ou toute autre langue, le cas était à peu près le même. Il faut convenir néanmoins que deux ou plusieurs langues distinctes ont moins de force de résistance qu’une langue unique (même avec des dialectes), parlée par une population homogène.
  33. La question de l’extinction du druidisme est très controversée.
  34. Josèphe, Bell. jud., II, 16, 4. Il faut dire que ce chiffre est donné par un orateur qui a tout intérêt à le réduire.
  35. Un des chefs des révoltés, Sabinus, compte parmi les titres de sa famille de descendre d’un bâtard de César. D’autres portent des noms romains, les monnaies ont des légendes latines, et le symbole des légions !
  36. Tac. Ann., XI, 23-25
  37. Cæs., Bel. gal., VII, 22.
  38. Tac., Ann., II, 43.
  39. Id., Ann., XI, 24.
  40. Quelquefois en grec, jamais en tout cas en celtique.
  41. J’aime mieux l’argument de ceux qui disent que le latin et le gaulois avaient de nombreux rapports entre eux. (Voir plus haut.)
  42. Dion Cass., LX, § 17. Cf. Suet., Claud., § 16.
  43. Decreta a prætoribus latine interponi debent. (Tryph., II, Disput., Dig., iv, XLII, I, xlviii.)
  44. Tite-Live raconte qu’il avait fallu aux Cumains une autorisation pour faire les ventes et les actes publics en latin. (XL, 42.)
  45. Quo latinæ vocis honor per omnes gentes venerabilior diffunderetur. (II, 2.)
  46. Voici le texte (De Civ. Dei, 19, 7, I, p. 320, Dombart) : At enim opera data est ut imperiosa civitas non solum jugum, verum etiam linguam suam domitis gentibus per pacem societatis (ou mieux : sociatis) imponeret. Mais il faut lire la phrase jusqu’au bout. Elle continue : per quam non deesset, imo et abundaret etiam interpretum copia. « On travailla à ce que la cité dominatrice imposât non seulement son joug, mais sa langue aux nations conquises unies dans la paix, à l’aide de laquelle on ne manquât plus, ou mieux on eût en abondance, une foule d’interprètes. » Où voit-on là que Rome obligeât à se servir exclusivement du latin ? Il y a plus : la phrase implique que tous n’avaient pas suivi le mouvement où on les entraînait. Sinon de quoi eussent servi ces interprètes, à des gens qui eussent parlé une langue unique ? Le verbe imponere, s’il doit être pris dans tout son sens d’imposer, est amené par jugum.
  47. Voir Revue celtique, III, 239.
  48. Éd. Helmreich, c. 33, 63 : Herba est, quæ Græce nymphea. Latine clava Herculis, Gallice baditis appelatur (le nénuphar).

    20, 68 : Fastidium stomachi relevat papaver silvestre, quod Gallice calocatanos dicitur.

    16, 100 : Herba, quæ Gallice calliomarcus, Latine equi ungula vocatur.

  49. Nec solum veteres medicinæ artis auctores Latino dumtaxat sermone perscriptos, cui rei operam uterque Plinius et Apuleius et Celsus et Apollinaris ac Designatianus aliique nonnulli etiam proximo tempore inlustres honoribus viri, cives ac majores nostri, Siburius, Eutropius atque Ausonius, commodarunt, lectione scrutatus sum, sed etiam ab agrestibus et plebeis remedia fortuita atque simplicia, quæ experimentis probaverant, didici. (Id., ib., Préface.)
  50. J’ajoute que ces indications, même prises à la lettre, ne prouveraient rien. J’ai été élevé dans une famille parlant exclusivement français, et j’ai ignoré jusqu’à ces derniers temps le nom français d’un reste de pomme à demi mangé ou d’une tige de chou. Je n’avais jamais entendu appeler le premier que nâchon, le second que crôche, même dans les promenades du collège. Aujourd’hui encore je serais fort embarrassé de traduire exactement d’autres noms de choses de la campagne, par exemple mokotte (bouquet de noisettes) ; je sais ce que c’est qu’une lessive qui chabionque, ou que du chanvre qu’on cerise, il me serait impossible de donner l’équivalent de ces termes en français de Paris. Les gens des villes quittent le patois, mais leurs enfants et petits-enfants gardent longtemps après les termes patois qui se rapportent à la vie paysanne, — pour ne parler que de ceux-là, — même quand ils ont leurs équivalents dans la langue officielle. Pour mon compte, j’ai constaté que j’use en parlant de plus de deux cents lotharingismes.
  51. Inutile de discuter ici les textes antérieurs, puisque, si on parlait le celtique au iiie siècle, il est bien évident qu’on le parlait aussi au iie. Remarquons toutefois que ces premiers textes ne sont pas, contrairement à ce qu’on pourrait attendre, les plus probants. En effet, quand Irénée, évêque de Lyon, se plaint qu’il est occupé à un dialecte barbare, malgré le rapprochement des deux mots celte et barbare, il n’est pas évident qu’il s’efforce d’apprendre le celtique (voir Contra Hæreses, Proœm. Opera, éd. Migne, t. VIII de la Patrologie grecque). Un passage des Nuits attiques n’est guère plus concluant. Que des gens éclatent de rire en entendant un avocat archaïsant employer de vieux mots « comme s’il avait dit je ne sais quoi en étrusque ou en gaulois », on peut avoir affaire ici à une de ces manières de parler dont nous traitions plus haut, et à une comparaison qui n’a rien d’exact. En outre, une anecdote d’Aulu-Gelle n’est pas nécessairement de l’époque d’Aulu-Gelle, et les conteurs comme lui ramassent de vieilles histoires qui, si on s’y fiait, amèneraient à de singulières erreurs chronologiques. (Voir Noct. Att., XI, 7, 4.)

    On peut faire une observation analogue sur un texte de Lampridius (Alex. Sév., LIX) qui rapporte qu’Alexandre Sévère (iiie siècle) aurait été interpellé en gaulois. Le récit, bien postérieur à l’événement, peut avoir été inventé, d’autant plus qu’il s’agit là de présages de mort qui auraient averti l’empereur, et il faut bien admettre que cette histoire de présages est suspecte. Ensuite l’anecdote serait-elle authentique et l’interprétation que les anciennes superstitions lui donnaient seule fausse, il n’y aurait pas lieu de généraliser. Une druidesse pouvait parler une langue sacrée, qui n’était plus celle du peuple. Le fait est trop commun pour y insister.

  52. L. XXXI, 11.
  53. Œuvres, VII, 357, vol. 26 de la Patrol. latine.
  54. En vain a-t-on essayé de contester la valeur du témoignage de saint Jérôme, soit en prétendant, comme Fustel de Coulanges, que les Trévires étaient des Germains, soit comme M. Perrot (Revue celt., I, 179 ; De Galatia, 87-90, 168-170), en soutenant que l’auteur a dû recueillir quelque tradition antérieure relative aux Galates, et qu’à l’époque où il écrivait, ces Galates étaient absolument hellénisés, à en juger par tout ce que nous savons du pays. La thèse de Fustel de Coulanges est démontrée fausse, à défaut d’autres preuves, par les textes mêmes dont il l’appuie (Cæs., Bel. gal., VIII, 25, et Tac., De mor. germ., 28) : celle de M. Perrot ne tient pas compte de la distinction que nous avons faite plus haut entre une langue épigraphique et une langue usuelle ; en outre, elle est contraire à tout ce que nous savons de saint Jérôme, écrivain consciencieux qui avait voyagé et eu occasion d’observer directement des Galates et des Trévires, qu’enfin une compétence toute spéciale en matière de langues poussait à s’occuper des faits de ce genre, en même temps qu’elle lui permettait de s’y reconnaître avec sûreté.
  55. Rutilius Namatianus, qui écrit au lendemain de cet événement, ne se doute aucunement de son importance. (Voir Itinér., I, 43 et suiv.)
  56. En 475, une ambassade va demander à l’empereur Zénon de rétablir Nepos, témoignant de l’attachement dont parlait Procope en 467. Clovis, maître du pays, n’a tout son pouvoir que quand l’empereur l’a nommé maître des soldats, patrice romain et consul. Ses fils et ses petits-fils envoient des ambassadeurs à Constantinople. Héraclius donne des ordres à Dagobert Ier, etc., etc. (Voir l’Histoire générale, I, 58-371.)
  57. Serius trans Alpes Dei religione suscepta (Sulp. Sév., Chron., II, 32. Cf. Duchesne, Fastes épiscopaux de l’anc. Gaule, I, 46.)
  58. On en a la preuve, non seulement dans les plaintes exagérées de Lactance ou les déclamations de Salvien, mais dans les textes officiels. Le code théodosien traite longuement des terres abandonnées. Eumène, Grat. act., ch. VI, 2, dit : Les champs qui ne couvrent pas les frais sont, par nécessité, abandonnés, et aussi à cause de la misère des paysans qui, écrasés de dettes, n’ont pu ni dériver les eaux, ni couper les plantes sauvages. Aussi tout ce qu’il y a eu autrefois de sol habitable, est ou infecté de marécages, ou hérissé de broussailles, etc.
  59. Impletæ barbaris servis romanæ provinciæ. (Trebell. Pollion, Claude, 9.)
  60. Eumène parle à plusieurs reprises de ces établissements de barbares : Nerviorum et Trevirorum arva jacentia excoluit receptus in leges Francus (Paneg. Const., c. 21) ; arat ergo nunc mihi Chamavus et Frisius (Ib., 9) ; intimas Franciæ nationes a propriis sedibus avulsas, ut in desortis Galliæ regionibus collocarentur. (Paneg., VII, 6, 2.)
  61. Voir particulièrement Loth, L’émigration bretonne en Armorique, 1883.
  62. Voir plus haut ce qui a été dit du basque, p. xxviii.
  63. Cette opinion, beaucoup moins répandue que la première, a été soutenue par Eyssenhardt : Römisch und Romanisch, Berlin, 1882.
  64. Verrius Flaccus ne nous a pas été conservé entièrement, et il vivait sous Tibère. Nous avons, il est vrai, de Festus un : De significatione verborum, mais fragmentaire, et mutilé dans l’extrait de Paul Diacre.
  65. Les recueils les plus précieux pour nous, sous ce rapport, sont l’Appendix Probi, le Glossaire de Placidus, Consentius, deux petits traités d’orthographe (Gram. Lat. de Keil, VII, 92) et enfin les Origines d’Isidore de Séville.
  66. Voir par exemple Cic., De off., II, 10 ; Pline, Hist. nat., Préf., etc.
  67. Pétrone doit être étudié avec critique et précaution. Le langage populaire y est souvent représenté non par une image, mais par une caricature.
  68. Un des écrits les plus intéressants, sous ce rapport, est le voyage de Silvia, récemment découvert : Peregrinatio ad loca sancta. (Cf. le commentaire de Sittl dans les Verhandlungen der 40ten Versammlung deutscher Philologen in Görlitz, Leipzig, 1890.) Voici une phrase qui fera juger de son latin : Inde denuo alia die facientes aquam, et euntes adhuc aliquantulum inter montes pervenimus ad mansionem, quæ erat jam super mare, id est in eo loco, ubi jam de inter montes exitur, et incipitur denuo totum jam juxta mare ambulari. Je traduis littéralement : De là de nouveau, le jour suivant, faisant de l’eau, et allant encore un peu entre les montagnes, nous parvînmes à une maison, qui était déjà sur la mer, c’est-à-dire en ce lieu où déjà on sort d’entre les montagnes, et on commence à aller de nouveau tout jouxte la mer (ed. Gamurrini : Studi e Documenti di Storia, IX, 110).
  69. Voir Le Blant, Revue de l’art chrétien, 1859 ; Cagnat, Revue de philologie, 1889, p. 51. Qu’on réfléchisse à la persistance de certains mots, presque absolument morts comme ci-gît, qui se répètent néanmoins toujours sur les tombes qu’on apporte de la ville jusque dans les hameaux les plus reculés.
  70. Voir Wölfflin, Philol., XXXIV. 1876, p. 138.
  71. Voir là-dessus une excellente page de Bonnet, o. c., p. 36.
  72. Encore raisonnons-nous ici comme si les maîtres avaient tous été Romains, tandis que beaucoup venaient des provinces et, tout en parlant latin, ne pouvaient manquer d’apporter, chacun, sinon leurs dialectes, au moins des provincialismes. Il est certain que nombre d’entre eux étaient Grecs, et on arrivera peut-être à retrouver un jour leur influence ; il n’est pas impossible, par exemple, qu’elle ait laissé sa trace dans le retour à la prononciation de l’s finale, un moment abandonnée.
  73. Épîtr., IV, 17.
  74. Voir Ernault, De Virgilio Marone grammatico Tolosano, Paris, 1886.
  75. Éd. Zeumer, p. 5.
  76. Un grand nombre de mots français ont cette h ; ils sont savants, ou ont une orthographe savante. Ainsi herbe, en v. franç. erbe ; m finale ne tombe pas dans les monosyllabes (rem = rien), mais partout ailleurs elle ne s’entendait plus depuis longtemps : regnum sonnait comme regnu, regno.
  77. C’est par cette chute que s’explique la conjugaison du verbe avoir à certains temps ou personnes. Ex. : oi (auj. eus) = ă(b)ui, eus = aūsti = (h)a(b)u(i)sti.
  78. Insensible dans l’a, la nouvelle distinction est très importante pour les autres voyelles : ĕ = è ; ē = é ; ĭ = é ; ī = i ; ŏ = ò ; ō = ó ; ŭ = ó ; ū = u. Et le sort des voyelles ouvertes est bien différent de celui des voyelles fermées. Ainsi ĕ = è devient en français ie, tandis que ē = é devient ei, puis oi, dans le même cas. Comparez pètrum = piedre, piere (pierre), fèrum, fier à mé = mei, moi, fidem = fédem = fei, foi.
  79. Eccelle (fr. : cil), ecc(h)oc (fr. cist), eccoc (fr. ço, ce). Ils n’ont pas partout triomphé des simples comme en français.
  80. Le passif latin était déjà à moitié analytique, l’actif même connaissait les formes composées avec le participe, d’où sont venus nos temps français, bien qu’elles eussent un autre sens. Ainsi j’ai écrit ces lettres correspond en latin à habeo scriptas litteras. Mais ire habeo (iraio = irai) n’a aucun analogue dans le latin classique.
  81. Paderborn, 1891. Sur cette question voir dans l’excellent recueil de Wölfflin, Archiv für lateinische Lexikographie, différents articles, en particulier ceux de Grœber : Y ajouter une thèse importante qui vient de paraître : Word formation in the roman sermo plebeins, by Fred. Cooper, New-York, 1895.
  82. Burricum, calus, etc., ont eu la même fortune. Mais un exemple est particulièrement frappant, celui de bassus ; on ne trouve jamais ce mot que comme nom propre (Aulidius Bassus) dans les écrivains latins. Dans tous les parlers romans de l’ouest il a survécu avec le sens de bas.
  83. Ainsi le latin écrit a retinet, le latin vulgaire le décompose en reténet, en rendant au verbe la forme du simple. De la sorte reténet apparaît bien comme fait des deux éléments tenet, et re, particule, qui ajoute un sens particulier. Supposez au contraire le mot assimilé à un simple, et ayant l’accent, comme le veut la règle, sur re : rétinet. Les transformations phonétiques en eussent fait quelque chose comme resnet, en français moderne rene, où on n’eût retrouvé ni verbe, ni particule.
  84. Une des particularités à signaler dans cet ordre d’idées est l’introduction de la préposition kata dans le vocabulaire latin, où elle entre en composition avec des mots purement latins. De là le français cadhun des serments de Strasbourg, katunum. Chascun a été influencé par quisque ; c’est une forme mixte.
  85. On trouvera dans le Grundriss de Grœber, I, 360, une étude très serrée sur le latin vulgaire, et une bibliographie sommaire, mais très soigneusement composée.
  86. Darmesteter était très formel, si on n’a pas forcé sa pensée dans ce livre posthume : « Toutes les vraisemblances sont en faveur d’une unité à peu près complète. C’était certainement la même grammaire et la même syntaxe, et c’était sans doute le même lexique, qui régnaient de la mer Noire à l’Atlantique et des bords du Rhin à l’Atlas (Cours de gram. hist., p. 7). Cf. Schuchardt, Vokalismus des Vulgärlateins, I, 92.
  87. Voir P. Geyer, Archiv für lateinische Lexicographie, II, 25 et suiv.
  88. Le latin de Grég. de Tours, p. 41.
  89. Cicéron déjà atteste, en s’en plaignant, l’invasion des parlers rustiques : Brut., LXXIV, 258 ; Ep. ad fam., IX, 15, 2.
  90. Hadrien, pendant sa questure, fut raillé pour un discours qui sentait l’Espagne (Spartien, Vie d’Hadrien, III). Sévère garda jusqu’à sa vieillesse quelque chose de l’accent africain. (Voir sa Biographie, XIX.)
  91. Non enim sine causa dicitur barbarum Græcumve : nam sonis homines, ut æra tinnitu dignoscimus. (Inst. Orat., XI, 3, 31. Cf. I, 1, 13.)
  92. Ep., CVII, ad Læt.
  93. Ed. Keil, 391, 31 ; 392, 4, 11, 33 ; 394, 12, 14 ; 395, 17.
  94. Opera, VII, 357. Cf. plus haut, p. xxxviii.
  95. Sed tu, Brute, jam intelliges cum in Gallia veneris, audies tu quidem etiam verba quædam non trita Romæ, sed hæc mutari dediscique possunt (Brut., 46,171). Cf. Consentius, 394, 12 : Galli pinguius hanc (litteram i) utuntur, ut cum dicunt ite, non expresse ipsam proferentes, sed inter e et i pinguiorem sonum nescio quem ponentes. Sulp. Sévère, Dial., II, 1 : quos nos rustici Galli tripetias vocamus.
  96. Voir sur toute cette question Ebert, zur Geschichte der catalanischen Litteratur, II, 249, et Ascoli, Una lettera glottologica, Turin, 1881 (13-53).
  97. Voir Thurneysen, Keltoromanisches, Halle, 1884, p. 10 ; Meyer-Lubke, Grammaire des langues romanes, trad. Rabiet, I, p. 571. Cf. Ascoli, Riv. fil. class., x, 19 et suiv.
  98. Windisch a déjà fait quelques réflexions justes dans le Grundriss de Gröber, I, 306-307. On en pourrait ajouter d’autres : Les Grecs ont écrit ou, mais n’étaient-ils pas habitués à transcrire ainsi le u latin ? Il faudrait démontrer d’abord que Dion Cassius a écrit Lugdunum, tel qu’on le lui prononçait, et non tel qu’il le lisait. Rien à tirer non plus de la forme Lyon. Elle s’explique assez bien par la phonétique locale, où la présence de n influe sur u : alumen = alon, unum = on, nec unum = nigon. (Voir Nizier du Puitspelu, Dictionnaire étymologique du patois lyonnais, p. XLIII.) Et il y a d’autres arguments à donner, non pour prouver que ü existait en gaulois, et a passé de là au latin de la Gaule, ce qui paraît en effet très contestable, mais pour soutenir que ces développements postérieurs de la phonétique latine reposent sur une tendance commune aux races qui ont parlé celtique.
  99. Thurneysen lui-même fait des observations analogues à celle-ci (Keltoromanisches, p. 13). Windisch cite comme exemple de ces rencontres l’italien eglino, elleno (ils), formé sur amano (ils aiment). La même analogie se retrouve en irlandais iat (ils), d’après carat (ils aiment). Aucune des deux langues n’a pourtant influé sur l’autre, et elles n’ont pas non plus pris cela à une source commune (Grundriss, I, p. 309.)
  100. Cf. mutare = muer, vita = vie, fata = fée, Sauconna = Saône, Rotomago = Rouen, etc.
  101. Sur tous ces points, voir le Grundriss de Gröber, I, 306-312.
  102. Thurneysen conteste ici l’influence celtique.
  103. Le roumain est à part, sous ce rapport, ce qui semble bien venir à l’appui de l’opinion soutenue plus haut, que le latin n’était pas partout identique. Il y a bien des chances pour que ces mots aient toujours manqué au parler des colons établis vers le Danube, tandis qu’ils étaient courants ailleurs.
  104. Celui-ci existe en roumain.
  105. D’autres, en qualité appréciable (bacelle, barre, berge, dia, gaillard, mignon, etc.) sont douteux. Il ne peut être bien entendu question ici des noms de lieux, dont beaucoup sont gaulois.
  106. Le suffixe ācos, qui entre dans la composition de tant de noms de lieux (Camerācum, Cambrai ; Victoriācum, Vitry), est celtique.
  107. Les formes grammaticales ne semblent pas avoir été influencées par le voisinage du celtique, on l’a souvent remarqué, et cela se comprend fort bien. Un Français qui apprend l’allemand ne formera pas un imparfait en ais : ich kommais. Mais il fera volontiers des créations analogiques. Sur un pluriel il construira des pluriels semblables, même quand les mots ne les comportent pas. L’immense développement des formes analogiques en français, tout en résultant des causes générales et psychologiques qu’on invoque ordinairement, a donc pu être favorisé par les conditions où se trouvait le latin, adopté par des populations ignorantes et de langue différente.
  108. Le Blant, Insc. chrétiennes, no 378 : membra ad duus fratres. Cf. Formulæ Andecavenses, éd. Zeumer, 28, p. 13, 19 : terra ad illo homine.
  109. Archiv für lateinische Lexicographie, 7e année, p. 523.
  110. Cf. la formule du v. irlandais : Ismé apastal geinte : C’est moi qui suis l’apôtre des nations (Zeuss, Gram. celt., p. 913). Il est à noter qu’en français le tour se répand assez tardivement. Si le rapprochement est exact, ce serait un bel exemple de l’influence commune d’une cause lointaine.
  111. Windisch parle de l’infinitif substantivé, Sittl de quelques tours comme qu’est-ce que, il y a quinze ans que (?). L’emploi de apud pour cum, d’où est venu notre avec, semble aussi assez particulier à la Gaule. Virgilius Maro traite de la confusion des deux prépositions. Sulpice Sévère la fait souvent (Vita Martini, 21 et ailleurs) ; les Formulæ Andecavenses, la loi Salique la présentent. Grégoire de Tours, en s’en défendant, fait la faute inverse. (Voir Geyer, dans l’Archiv. für lateinische Lexicographie, II, 26.)
  112. Il n’y a pas grand compte à tenir d’un passage de Cassiodore (Var., VIII, 21) où Athalaric écrit que la jeunesse romane parle le germanique.
  113. Einhard, Vita Caroli, 29.
  114. Ceci a été très ingénieusement soutenu par M. Lot : Les derniers Carolingiens, Paris, 1891, p. 308 et suiv.
  115. C’est Richer qui nous a renseignés sur ce point dans un passage de sa Chronique III, 85… « dux Hugo etiam solus cum solo episcopo (Arnulfo) introduceretur, ut rege (Ottone) latiariter loquente, episcopus latinitatis interpres, duci quidquid diceretur indicaret. » Si Othon eût pu parler germanique, il n’y eût eu aucun besoin d’interprète dans cette entrevue intime.
  116. Il l’avait apprise lui-même (Epist. 81, dans la Patrologie latine, t. CXIX). Cf. 137 : Filium Guagonis nepotem meum, vestrumque propinquum et cum eo duos alios puerulos nobiles et quandoque, si Deus vult, nostro monasterio suo servitio profuturos, propter Germanicæ linguæ nanciscendam scientiam vestræ sanctitati mittere cupio.
  117. I, 20 : Germanorum Gallorumque juvenes linguarum idiomate offensi, ut eorum mos est, cum multa animositate maledictis sese lacessere cœperunt.
  118. Widukind, liv. II, ch. xvii. Monum. germ., III, 443 : « Etiam fuere qui Gallica lingua ex parte loqui sciebant, qui, clamore in altum Gallice levato, exhortati sunt adversarios ad fugam. »
  119. Sur cette question, voir Joret, Du caractère et de l’extension du patois normand, Paris, 1883 : Raynouard, Journ. des Savants, 1820, p. 395. Guillaume Longue Épée, recommandant son fils Richard à Bothon, dit que le danois domine à Bayeux tandis qu’à Rouen, dans la capitale, on parle plutôt le roman. (Dudon de St-Quentin, De mor. et act. prim. Normanniæ ducum, p. 221. Mem. de la Société des Ant. de Norm., 1858, XXIII. Adhémar de Chabanes, dans Pertz, Mon. germ., IV, p. 127, dit de son côté : Normannorum, qui juxta Frantiam inhabitaverant, multitudo fidem Christi suscepit, et gentilem linguam omittens, Latino sermone assuefacta est (§ 27). Des mots normands se retrouvent dans le vocabulaire de la contrée, dans les noms de lieux : torp (village), nés (promontoire), gate (rue, porte), fleur (baie, golfe). Il y en a aussi dans le vocabulaire français proprement dit.
  120. On hésite pourtant assez souvent entre une étymologie germanique et une étymologie celtique. Ex. : chemise, briser.
  121. La Lex Burgundiorum n’a que très peu de traces de germanique. Il faut y ajouter quelques noms propres, des diplômes et de très courtes inscriptions runiques.
  122. Je suis ici Mackel, l’auteur du travail le plus scientifique que je connaisse sur la matière (Die germanischen Elemente in der französischen und provenzalische Sprache, Frz. Studien, VI (on y trouvera indiqués et critiqués les ouvrages antérieurs). Il marque lui-même avec quelles réserves il faut se prononcer en cette matière (p. 5) : « Nous sommes autorisés à considérer, que environ jusqu’à la fin du vie siècle… tous les dialectes germaniques ont eu une physionomie assez uniforme, bien entendu sous réserves des particularités phonétiques qui séparent d’une part le germanique de l’est du germanique de l’ouest, et de l’autre le germanique du nord (scandinave) du germanique de l’ouest, et ces deux du gothique d’autre part. Vouloir attribuer des emprunts de cette époque à un dialecte déterminé, risquerait d’être une entreprise infructueuse. »

    En fait il ne se permet d’attributions que dans une mesure qu’il détermine ainsi : « Dans le cas où les emprunts se retrouvent dans tout le domaine roman, je les ai cités sous l’étiquette germaniques, étant admis par sous-entendu que dans la plupart des cas chacune des langues romanes sœurs a emprunté le mot pour son compte du dialecte qui pour elle entre en ligne de compte, ainsi l’italien du gothique et du lombard, l’espagnol du gothique ; le provençal, du bourgondion et du gothique ; le français du nord, du francique et du bourgondion (plus tard aussi du haut-allemand et du vieux-nordique). Au vieux-francique et au bourgondion est attribué le mot d’emprunt, que seul le gallo-roman a emprunté ; il est attribué spécialement au vieux-francique seul, quand la forme du mot exclut un emprunt tardif, comme serait un emprunt au nordique. Avec le vieux-nordique concourt dans bien des cas l’anglo-saxon, qui peu de temps après a exercé son influence sur le français. Dans quelques cas, où le provençal seul possède le mot allemand, il est rapporté de droit au bourgondion. Au gothique sont rapportés spécialement les emprunts, dans les cas où la phonétique gothique permet d’expliquer les formes françaises et provençales. »

  123. J’ajoute ici qu’à diverses époques l’allemand nous a fourni d’autres mots ; à l’époque du moyen haut-allemand : bahut, blason, bosse, riffler, gâteau ; à l’époque moderne : blinder, boulevard, bismuth, carousse, chenapan, choppe, cobalt, criquet (cheval), éperlan, frime, gifle, groseille, hase, havresac, huguenot, obus, orphie, rafle, rame (de papier), triquer. Sur les mots venus du moyen anglais et de l’anglais moderne j’aurai à revenir plus loin.
  124. Communard, cumulard, chéquard sont d’hier ; ard est venu du germanique hart par l’intermédiaire de noms propres tels que Bernard, Renard ; aud est venu de wald par des noms comme Guiraud, Regnaud. On le retrouve dans nigaud, rougeaud, saligaud, etc.
  125. Voir en dernier lieu, G. Paris, la Littérature française au moyen âge, Paris, 1888, p. 22 et suiv.
  126. Ajoutez une foule de noms propres : Louis, Thierry, Ferry, Gonthier, Charles, Fouquet, etc.
  127. Quia prævalebat non tantum in teutonica, sed etiam in romana lingua. Acta sanct. Belgii sel., IV, 403. (Cf. Jacob Meyer, Ann. Flandrix, I, 5, vo Anvers, MDLII.)
  128. On en trouvera la liste avec des indications détaillée dans Giry, Manuel de diplomatique, 482 et suiv.
  129. Formulæ Andecavenses, nos 22, 24, 29, 58.
  130. Folcuin, Gesta abb. Lobiens., I, 24 (Mon. Germ., XXI, 827).
  131. Qui si vulgari, id est Romana lingua loqueretur, omnium aliarum putaretur inscius : si vero theutonica, enitebat perfectius : si Latina, nulla omnino absolutius (Acta SS. ord. S. Bened., IV, 335).
  132. Il est aujourd’hui à la Bibliothèque de Carlsruhe, sous le no 115 (ms.).
  133. Autrefois dans un couvent de Fulda, aujourd’hui à la Bibliothèque royale de Cassel, cod. théol., 24. Il a été publié par W. Grimm, avec un fac-similé complet, Berlin, 1848. Diez a réuni ce glossaire et le précédent dans une étude commune, traduite par M. Bauer dans le fascicule 3 de la Bibliothèque de l’École des Hautes Études. Il en existe d’autres encore. M. Gaston Paris en a préparé en collaboration avec M. Paul Meyer un Corpus : mais ce recueil, qui mettrait à la portée de tous des documents importants et nouveaux, n’a malheureusement pas encore paru.
  134. XVII : Visum est unanimitati nostræ… ut easdem homilias quisque aperte transferre studeat in rusticam Romanam linguam, aut in Theotiscam, quo facilius cuncti possint intelligere quæ dicuntur. Les capitulaires de Charlemagne contenaient aussi des prescriptions analogues.
  135. Silvia, dans le curieux voyage aux Lieux Saints dont j’ai parlé plus haut, nous raconte comment l’évêque était assisté d’un interprète, qui traduisait en syriaque le sermon fait par l’évêque en grec (éd. Gamurrini, p. 172). La question de savoir si l’Église primitive officiait seulement en latin et en grec, ou aussi dans les idiomes des peuples qu’elle catéchisait, a fait au XVIe et au XVIIe siècle l’objet de vives polémiques entre les protestants et les catholiques.
  136. Ces premiers textes ont été reproduits en fac-similé par la photogravure dans un Album publié par la Société des anciens textes français ; Paris, Didot, 1875. Les impressions et les commentaires sont très nombreux. Voir en particulier Koschwitz, Commentar zu den ältesten französischen Sprachdenkmälern, Heilbronn., 1886.
  137. Voir la bibliographie de ce texte dans Koschwitz : Les plus anciens monuments de la langue françoise, Helbronn, 1886, p. 1, et Commentar zu den ältesten französischen Sprachdenkmütern, p. 2-3.
  138. Je mets aiudha et plus bas vol entre parenthèses parce qu’ils n’ont jamais existé ; ce sont les radicaux des verbes adjutare, *volere.

    Ce membre de phrase offre un sens bien peu satisfaisant, même en traduisant : par mon aide, et en donnant à la préposition in deux sens différents dans ces deux constructions symétriques, ce qui paraît peu naturel. Clédat a proposé de lire er, je serai, que le copiste de notre manuscrit, se trompant, aurait rendu par & = et. La correction serait excellente, s’il y avait un pronom près de er, tel que li. Mais il est difficile de s’en passer et d’admettre qu’il ait été omis dans un passage qui a été collationné avec soin.

  139. Voir note précédente.
  140. Je traduis par sua parce que l’o de suo dans le texte n’est qu’une notation de l’e muet.
  141. dunat peut être : ou bien un présent, représentant un futur, ou bien le parfait donavit et se traduire par donna.
  142. dift n’est pas suffisamment expliqué ; je le traduis néanmoins par debet, qu’il semble représenter.
  143. le texte donne n̄ lo s̄ tranit ou n̄ lo franit. On est obligé de supprimer n̄ ; d’autres avaient lu non lo suon tanit (non illum suum tenet).
  144. Le texte porte li iuer. On a lu aussi li iv er (illi ibi ero).
  145. Ainsi le scribe ne sait comment noter ei de saveir, parleir, deift : il emploie l’i : cist, in, int, ist devaient sans doute sonner e : cest, en. L’e muet est traduit par a dans aiudha, cadhuna, fradra, par e dans fradre, Karle ; par o dans damno, Karlo, suo, poblo, nostro. Plusieurs autres mots sont altérés et latinisés : nunquam, commun.
  146. Ainsi le texte donne fradre, fradra, où l’a tonique n’est pas encore changé en e. Il donne auidha par un dh, appelé sans doute à représenter un t affaibli, et déjà voisin du d.
  147. On en trouvera une excellente édition, donnée par M. Gaston Paris, dans Romania, II, 295 et suiv.
  148. Voir l’édition critique donnée par M. G. Paris (Romania, I, 273 et suiv.).