Histoire de la conquête de l’Inde par l’Angleterre (Barchou de Penhoën)/Livre XVI

Au comptoir des imprimeurs-unis (tome 4p. 413-534).

LIVRE XVI.

SOMMAIRE.


Expédition à Ceylan. — Origine des Ceylanais ; leurs rapports avec les Portugais et les Hollandais. — Déposition du rajah de Tanjore. — Suite des discussions avec le nabob du Carnatique ; — Mort de ce dernier. — Nouveaux arrangements avec son successeur. — Mort du dernier rajah de Tanjore ; dix de ses femmes se brûlent avec lui. — Affaires de Ceylan. — Mort du roi de Candy. — Ambassade anglaise à Candy. — Retour de cette ambassade. — Guerre avec les Ceylanais. — Désastre de l’armée anglaise. — Massacre de ses malades et de ses prisonniers. — Relations du gouvernement anglais avec les princes indigènes. — Négociations avec le peschwah. — Situation intérieure des États mahrattes. — Négociations avec Scindiah. — Jeswunt-Row-Holkar et Dowlut-Row-Scindiah. — Bataille de Oojeun. — Bataille d’Indore. — Négociations du gouvernement anglais avec Scindiah. — Bataille de Poonah. — Traité de Barsein. — Restauration du peschwah. — Fin des négociations avec Scindiah. — Situation intérieure des provinces sous l’administration anglaise. — Résultats des réformes de lord Cornwallis. — Situation des zemindars et des ryots ; leurs ruines réciproques. — Résultats financiers et judiciaires. — Insuffisance des tribunaux. — Vols par bandes, etc., etc. — Disposition de Scindiah à l’égard des Anglais. — La guerre avec les Mahrattes devient imminente. — Composition et répartition des différents corps de l’armée anglaise. — Mesures défensives. — Objet que le gouverneur-général se propose d’obtenir par la guerre. — L’armée anglaise à Kanouje. — Préliminaires de l’entrée en campagne. — Commencement de la guerre. — Première rencontre avec le général Perron. — Prise d’Allighur. — Les Mahrattes essayent de pénétrer dans l’intérieur du territoire britannique. — Bataille de Delhi. — Réception du général Lake à Delhi. — Le vieil empereur Shah-Alaum. — Sa complainte sur ses malheurs. — Delhi moderne.
(1800 — 1803.)


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Le gouverneur-général, tout en prenant les arrangements que nous venons d’indiquer à Surate, s’occupait encore d’une expédition sur Ceylan ; les Hollandais, successeurs des Portugais dans la domination de l’île, se trouvaient en guerre avec l’Angleterre. Lorsque ces derniers y abordèrent, c’est-à-dire vers l’année 1508, le pays se trouvait partagé entre seize chefs ou souverains, dépendant d’un autre chef leur supérieur, c’est-à-dire d’une sorte d’empereur dont le trône était électif. À certaines époques les seize souverains s’assemblaient à Sitavaca ; là on célébrait des fêtes qui duraient seize jours, un jour et une nuit étant consacrés à chacun d’eux ; puis le soir du dernier jour ils s’assemblaient en face du principal temple de la ville. À une heure indiquée la porte s’ouvrait, et l’on voyait s’avancer le grand-prêtre ; il tenait à la main un bracelet d’or, composé de seize anneaux, orné chacun d’un emblème représentant les seize souverainetés, et présentait ce bracelet à l’empereur comme un gage d’obéissance et de fidélité des autres chefs. Le plus ancien de ceux-ci était ordinairement appelé à ce rang suprême ; et à la vérité l’indépendance des autres ne s’en trouvait que bien peu diminuée. Peu à peu cependant les empereurs trouvèrent le moyen de rendre leur pouvoir héréditaire, et la dignité impériale cessa d’être élective. Après avoir eu pour objet cette élection, l’assemblée annuelle ne fut plus qu’une prestation de foi et hommage, rappelant celle des grands vassaux de la couronne en France ou en Angleterre. Après quelques guerres avec les indigènes, où la supériorité leur demeura, les Portugais bâtirent une forteresse à Colombo ; ils imposèrent en outre à l’empereur un tribut annuel de pierres précieuses et de six éléphants.

Vers 1602, l’amiral hollandais Spilbergen, à la tête de quelques vaisseaux, débarqua dans la baie de Baticalo ; au moyen de présents venus d’Europe, il sut gagner les bonnes grâces de l’empereur. Peu d’années après, une forteresse hollandaise fut élevée à Coojas, et ce fut l’empereur qui s’empressa d’en faire venir de l’intérieur de l’île les matériaux de construction. Jaloux du bon accueil fait aux nouveaux venus, les Portugais les attaquèrent à l’improviste ; le fort à peine bâti fut livré aux flammes et détruit ; puis ils bâtirent pour leur compte une nouvelle forteresse à Baticalo. À la vérité, les Hollandais, qui avaient trouvé moyen de capter la bienveillance de l’empereur, la leur enlevèrent peu après. Le Portugal entrait alors dans cette voie de décadence où il ne s’est plus arrêté. Il avait perdu successivement la plupart de ses possessions dans l’Orient ; après une lutte plus longue et plus acharnée, Ceylan subit le même sort. Demeurés de la sorte les maîtres de l’île, les Hollandais restèrent longtemps la seule puissance européenne. En 1782 une flotte anglaise, sous le commandement de sir Edward Hughes, et quelques troupes de terre sous celui de sir Hector Munro, se rendirent maîtres de Trincomalee. Les Français les en chassèrent peu après ; lord Macartney, alors gouverneur de Madras, profita néanmoins de cette précaire prise de possession pour envoyer une ambassade à l’empereur, qui tenait sa cour à Candy. L’ambassadeur, M. Boyd, fut traité tout le long de sa route, et pendant la durée de son séjour, aux frais de l’empereur. Le but de cette mission était la conclusion d’une alliance offensive et défensive entre la cour de Candy et la Compagnie ; la chose tourna en protestations vaines et stériles ; mais en 1796 la côte entière devint une proie facile aux armes de l’Angleterre. Les Hollandais ne tentèrent nulle part la moindre résistance ; leur domination, ni celle des Portugais n’avaient jeté de profondes racines. Par leur intolérance religieuse et leur bigoterie, les Portugais s’étaient aliéné les habitants, dont ils blessaient journellement les mœurs, les coutumes, les croyances religieuses. Par leur avarice, les Hollandais les avaient cruellement opprimés : 100 p. 100, nous dit un historien, c’était là leur foi, l’or leur but, Mammon leur seul dieu. Ceylan fut d’abord placé sous l’autorité de la présidence de Madras ; déclarée peu à peu possession royale, elle dut être gouvernée par un agent ministériel indépendamment des autres territoires de la Compagnie. M. North fut appelé à ces fonctions.

La religion, les mœurs, les institutions des Ceylanais ont la plus grande analogie avec celles de l’Inde ; leurs traditions historiques viennent à l’appui de cette analogie pour établir leur communauté d’origine. La plus unanime de ces traditions est singulièrement remarquable : d’après elle, jadis les peuples qui habitent les deux rives du Gange, vivaient sans lois, sans gouvernement ; ils habitaient les rochers et les cavernes, se nourrissant d’herbes et de racines, n’ayant aucune notion d’agriculture, étrangers à toute civilisation. Un jour il se passa à Tanassery une scène étrange : au moment où les habitants contemplaient avec admiration le soleil levant, ils aperçurent une belle et majestueuse figure se former, se développer peu à peu au sein de la lumière éclatante. Tous ceux qui virent la merveilleuse apparition voulurent s’élancer à elle dans leur impatiente admiration ; puis ils s’agenouillèrent. Interrogeant alors le fantôme, ils lui demandèrent d’une voix respectueuse : « Qui es-tu ? D’où viens-tu ? Que veux-tu ? » Le fantôme répliqua : « Je suis le fils du soleil, et mon père m’a envoyé pour gouverner le monde. » Le peuple continuant à demeurer prosterné contre terre dans une humble adoration, s’écria : « En ce cas, deviens notre roi ; donne tes ordres, et nous obéirons. » L’envoyé céleste, acceptant leurs hommages, consentit à devenir leur souverain ; puis leur enseigna à bâtir des maisons, des villages, à semer, à récolter, etc., etc. Après un long règne, le premier souverain, au moment de sa mort, partagea ses États entre plusieurs de ses fils, dont la postérité régna deux mille années. Or, l’un des descendants de ce fils du soleil, nommé Vigea-Rajah, était fils d’un roi de Tillingo, État dépendant de Siam. Les astrologues appelés à sa naissance à consulter les étoiles, y virent qu’il était destiné, s’il demeurait dans le royaume, à devenir la cause de grands désastres. Le père délibéra longuement avec ses plus sages conseillers sur le parti à prendre ; par l’avis de ceux-ci, il ordonna à son fils de quitter le royaume pour aller s’établir ailleurs. En cherchant fortune à la tête d’un certain nombre de compagnons, Vigea-Rajah aborda l’île de Ceylan, où il devint le premier des empereurs de cette île, qui, en souvenir de leur origine, s’appellent fils du soleil.

Le gouverneur-général étant à Madras en 1799, fit tous ses efforts pour opérer, dans l’intérêt de la Compagnie, quelques modifications aux arrangements déjà agréés par le nabob d’Arcot. Le traité de 1792 donnait à la Compagnie le droit de s’emparer pendant la guerre du gouvernement temporaire du Carnatique. Le nabob et son père avaient toujours manifesté contre cette mesure la plus extrême répugnance. Mais, d’un autre côté, comme le nabob se trouvait accablé du fardeau de ses dettes à l’égard de la Compagnie, lord Wellesley espéra tirer parti de cette circonstance. En conséquence il lui demanda la cession à la Compagnie en toute souveraineté des territoires déjà hypothéqués pour le paiement des subsides, lui offrant en revanche, de la part de la Compagnie, la renonciation au droit qu’elle s’était réservé sur l’administration du Carnatique en temps de guerre ; de plus, l’abandon de toute prétention sur certaines sommes montant à 230,040 pagodes, alors l’objet d’une discussion entre eux. Une note contenant ces conditions fut remise au prince le 24 avril. Mais l’à-propos de toute menace de prendre le gouvernement du pays n’existait déjà plus ; Seringapatam étant prise, la guerre touchait à son terme. Aussi la réponse du nabob fut-elle qu’il désirait ayant tout s’en tenir aux termes de l’ancien traité, qu’il représentait comme admirable dans sa contexture, comme ne pouvant que perdre à toute modification. La prise de possession du Carnatique par les Anglais, mesure dont, grâce au ciel, il n’était nullement question, aurait eu, selon lui, dix fois moins d’inconvénients. Il concluait par ces paroles : « Je ne saurais oublier, mylord, une circonstance qui doit se présenter naturellement à l’esprit de Votre Seigneurie : c’est que le traité auquel en ce moment certains reproches sont adressés a déjà subi l’expérience de sept années, et que pendant tout ce laps de temps il a été trouvé suffisant non seulement pour les temps ordinaires, mais encore pour les moments les plus difficiles de la guerre. Grâce à lui les parties contractantes ont vécu à l’égard l’une de l’autre dans un accord non interrompu, et, je puis ajouter, jusqu’alors sans exemple. » La cour des directeurs répondit à ces observations du nabob par l’ordre répété de modifier le traité, d’employer la force au besoin pour se saisir des districts dont le revenu était assigné au paiement des dettes de ce dernier ; elle lui reprochait d’emprunter annuellement de l’argent au moyen d’hypothèques territoriales, ce qui tendait à détruire le gage de sa dette à l’égard de la Compagnie.

Tuljajee, le rajah de Tanjore, mort en 1786, eut pour successeur son fils Ameer-Sing, dont la conduite fut souvent contraire et nuisible aux intérêts anglais. Après la paix de Seringapatam., en 1792, lord Cornwallis hésita s’il lui laisserait plus long-temps l’administration civile de son pays, ou plutôt si on le lui rendrait ; car, ainsi que le Carnatique, le royaume de Tanjore avait été pendant la guerre sous l’administration des Anglais. Le parti généreux l’ayant emporté, il fut restitué au rajah. Mais en 1798, on découvrit, ou peut-être crut-on découvrir que Ameer-Sing n’était pas l’héritier légitime du dernier rajah, mais Serfojee, adopté par celui-ci. La résolution de détrôner Ameer-Sing, et de le remplacer par Serfojee, n’en fut pas moins prise immédiatement. La présidence de Madras se flattait que celui-ci lui devant le trône, ne se trouverait point en mesure de lui disputer quoi que ce fût. Serfojee se soumit en effet à toutes les conditions qu’on lui proposa, et signa, le 25 octobre 1799, un traité par lequel il résignait pour toujours aux Anglais tous les pouvoirs de son gouvernement. Il reçut en échange une pension d’un lac de pagodes à l’étoile, plus un cinquième du revenu net de ses anciens domaines.

Au commencement de l’année 1800, des papiers trouvés à Seringapatam compromirent gravement le nabob du Carnatique vis-à-vis les Anglais : c’était une correspondance entre lui et Tippoo, entre Tippoo et son prédécesseur. Dans ces lettres, les deux nabobs prodiguaient au sultan les louanges les plus exagérées et les plus chaudes protestations d’amitié et de dévouement. Le plus souvent, Tippoo était appelé le bienfaiteur du genre humain. Les deux nabobs appelaient au contraire les Anglais les nouveaux venus, le nizam sa nullité, les Mahrattes les méprisables. Bien que ces lettres ne continssent pas la preuve d’un complot réel, positivement tramé, on y voyait percer, de la part du nabob, une grande envie, et, à coup sûr, fort naturelle, de se débarrasser des nouveaux venus, et en conséquence des vœux faits pour leur rival. Cette correspondance, il est vrai, ne s’était pas échangée directement entre le sultan et les nabobs ; elle s’était faite par l’entremise de deux wackels, qui, accompagnant les fils de ce dernier pendant leur captivité, en avaient reçu l’ordre de le tenir au courant de ce qui se passait chez les Anglais, des dispositions des peuples du Carnatique, de celles du nabob, etc. Les wackels, qui existaient encore, furent interrogés ; leurs dépositions, soigneusement examinées, ne donnèrent pas plus que les lettres la preuve d’un complot positif entre le nabob et Tippoo ; seulement de vœux, d’espérances manifestés en faveur de celui-ci. On découvrit encore que pendant leur séjour à Madras ces wackels avaient eu avec le nabob deux entrevues, tenues dans le temps soigneusement secrètes. L’examen des témoins et des papiers fut terminé le 18 mai 1800 ; toutefois, comme lord Wellesley se trouvait alors engagé dans des négociations importantes avec le nizam, il laissa quelque temps les choses en cet état. Il ne voulait pas se mettre de nouvelles affaires sur les bras jusqu’à ce que tout fût arrangé avec ce dernier. Lord Wellesley se proposait d’ailleurs de se rendre à Madras et de terminer promptement toute cette affaire par lui-même. Aucune sorte de complot positif entre le nabob et Tippoo ne ressortait de la correspondance examinée, nous le répétons ; mais il faut dire aussi que cette correspondance n’en était pourtant pas moins criminelle. Un des articles du traité de 1792 disait formellement : « Que le nabob n’entrerait jamais en négociation, n’entretiendrait correspondance politique avec aucune puissance indoue ou bien européenne sans le consentement de la Compagnie. » Il est une maxime assez généralement reçue dans le droit des gens ; c’est, que la violation d’un seul article d’un traité quelconque par l’une des parties suffit pour l’annuler tout entier. Or le gouverneur-général se trouvait fort disposé à mettre en pratique cette maxime.

Le nabob, pour lord Wellesley, n’était pas un souverain indépendant, loin de là, un allié, presqu’un tributaire des Anglais, qui leur devait son élévation, qui se trouvait engagé envers eux à certaines obligations. Le caractère de lord Wellesley penchait d’ailleurs pour les mesures décisives ; il écrivit au gouverneur de Madras de prendre les dispositions nécessaires pour se mettre en possession du gouvernement du Carnatique. Ces instructions arrivèrent à Madras, pendant une maladie du nabob jugée mortelle dès son début ; aussi le gouverneur évita-t-il de troubler l’esprit d’un mourant, de choses qui ne pouvaient que lui être pénibles. La famille entière du nabob devait nécessairement se trouver réunie dans une circonstance semblable ; le plus jeune des fils du nabob arriva le premier ; il était accompagné, comme d’ordinaire, d’une suite nombreuse. Parmi ses serviteurs quelques uns furent admis, ou plutôt durent être admis dans le palais du nabob mourant. Le gouverneur, qui fut prévenu de ce projet, s’en alarma et résolut de le prévenir en prenant immédiatement possession du palais avec des troupes anglaises. Ces troupes s’emparèrent effectivement de toutes les entrées et de toutes les issues sans éprouver de résistance et sans confusion. L’officier commandant reçut cette instruction : « D’exercer sa vigilance sur toutes choses, mais surtout de prévenir l’enlèvement des trésors ; de nombreuses probabilités permettant de croire que des sommes d’argent considérables avaient été accumulées par Sa Hautesse le présent nabob. » Les Anglais en étaient encore à ne pas comprendre qu’un prince indou ne fût pas démesurément riche après avoir tout fait pendant tant d’années pour l’appauvrir si jamais il l’avait été. En effet, aucune trace de ce prétendu trésor ne se trouva. Omdut-ul-Omrah expira le 15 juillet 1801.

Des instructions furent immédiatement données à deux commissaires anglais, Webbe et Cloze, pour faire les arrangements proposés avec le successeur du défunt nabob. Ils durent aussi donner connaissance à la famille du nabob de l’état des choses entre le gouvernement britannique et ce prince. Par son testament, Omdut-ul-Omrah instituait pour son successeur Ali-Hussein, l’aîné de ses fils. Il lui transmettait tous ses droits sur la ' souveraineté du Carnatique. Dans le même acte, il désignait deux régents pour gouverner l’État jusqu’à la majorité du jeune nabob. Une conférence eut lieu tout aussitôt entre deux commissaires anglais et les deux régents désignés par Omdut-ul-Omrah ; communication leur fut donnée des charges récemment découvertes contre ce dernier. Tous deux manifestent l’incrédulité la plus complète ; ils protestent contre les intentions prêtées au nabob comme ne pouvant que lui être tout-à-fait étrangères. On leur présente les lettres. Ils répondent qu’elles ne contiennent que des témoignages de bienveillance et d’amitié ; que le marquis Cornwallis lui-même avait enjoint aux deux nabobs de cultiver l’amitié de Tippoo-Sultan ; que les deux nabobs s’étaient prêtés à cette intention sans aller au-delà. On leur montre un chiffre trouvé dans les papiers de Tippoo ; l’authenticité leur en paraît douteuse, et ils réclament une enquête afin qu’on s’en assure. Au lieu d’obtempérer à cette demande, les commissaires déclarent que le gouvernement anglais considère comme suffisantes les preuves déjà rassemblées. Les deux régents ou tuteurs émettent de nouveau tous leurs doutes et persistent dans leur incrédulité ; puis, comme la journée avait été consumée dans ces discussions, et que le soir approchait, ils demandent à se retirer pour s’occuper des funérailles du dernier nabob.

Le lendemain une nouvelle conférence, convenue dès la veille, eut lieu, les Anglais mettant sous les yeux des régents tous les embarras, toutes les difficultés qui ne peuvent manquer de résulter d’un gouvernement partagé. Un seul remède existe, selon eux, à cette situation ; l’abandon par Ali-Hussein de son autorité héréditaire à la Compagnie en échange d’une certaine dotation. Les deux régents, déployant une assez grande fermeté en faveur de leur pupille, résistèrent à ces propositions. « Si le gouvernement entier du Carnatique, disent-ils, passe entre les mains de la Compagnie, la dignité du nabob est tout-à-fait anéantie. » La réponse des commissaires est celle déjà faite au nabob de Oude en circonstance semblable : « Le rang et la dignité de nabob du Carnatique n’ont rien à craindre par l’arrangement actuel, et, loin de là, brilleront d’un nouvel éclat. » Malgré la puissance de cet argument, les régents déclinèrent toute réponse immédiate. Comme ils voulaient en tout état de cause se concerter avec les principaux personnages de la famille du nabob, un nouveau délai de vingt-quatre heures leur fut accordé pour faire une déclaration définitive. Le jour venu, munis de la consultation en question, ils apportèrent une réponse évasive. En effet, les principaux membres de la famille et les ministres du dernier nabob ayant été assemblés, avaient pensé que le gouvernement britannique n’insisterait pas avec une extrême sévérité sur les termes récemment offerts. Ils proposaient un arrangement différent, par lequel serait atteint, selon eux, l’object principal que se proposait la Compagnie. Leur proposition consistait à abandonner aux polygars, la souveraineté des districts réservés, avec le droit de percevoir les impôts ; de plus, en quelques nouveaux règlements pour le paiement de la dette. Les commissaires répondirent que l’abandon plein et entier du gouvernement civil et militaire du Carnatique à la Compagnie constituait la seule base sur laquelle ils pussent consentir à traiter d’un arrangement quelconque. Sollicités de nouveau pour une autre réponse, les régents répliquèrent imperturbablement : « Nous avons dit. » La conférence fut rompue.

Les commissaires déclarèrent alors ne vouloir recevoir d’ultimatum que de la bouche d’Ali-Hussein lui-même, et demandèrent à être introduits en sa présence. Les régents se récrient contre cette proposition ; ils allèguent sa jeunesse, son inexpérience, l’étiquette qui s’oppose à ce qu’il reçoive des étrangers à une époque aussi rapprochée de la mort de son père. Le nabob n’avait que dix-huit ans, et puisque des régents, des tuteurs lui avaient été nommés par son père, c’était apparemment, disaient-ils, parce qu’il ne l’avait pas cru en état de gérer lui-même ses propres affaires. « Ce n’est pas, disaient les commissaires dans leur rapport au gouverneur, sans une longue et fatigante discussion que nous obtînmes une audience de la part du fils de Omdut-ul-Omrah, afin d’entendre de sa bouche sa propre détermination sur la proposition communiquée par nous à ses tuteurs. » Le 19 juillet 1801, cette entrevue, après quelques autres retards, eut enfin lieu. La proposition objet de la conférence fut soumise au nabob ; on lui offrait, comme prix de son acceptation, le titre et les émoluments de nabob, sa reconnaissance comme chef de sa famille, etc., etc. ; en cas de refus, on le menaçait de ne lui rien laisser. Il répondit que ses tuteurs lui avaient été donnés pour l’assister de leurs conseils ; qu’il ne pouvait que suivre ces conseils ; qu’il devait les considérer comme donnés par son propre père, etc., etc. Les deux commissaires sollicitèrent alors une entrevue pour lord Clive, alors gouverneur de Madras. Les régents accueillirent d’abord cette requête avec répugnance ; et toutefois finirent par y consentir. En ce moment, le hasard de quelques ordres à donner les fit sortir. Profitant de cette absence, les commissaires anglais conduisent aussitôt le jeune prince dans la tente de l’officier commandant les troupes, dressée dans le voisinage, et où se trouvait lord Clive ; et à peine s’y trouve-t-il, que l’entrée en est interdite à la suite du prince, même aux deux régents quand ils sont de retour. Dans cette entrevue, le jeune prince se laisse persuader de désapprouver le refus, fait par les deux régents, des propositions du gouverneur. On rédige à la hâte les articles d’un nouveau traité dont la condition principale était toujours l’abandon à la Compagnie du gouvernement civil et militaire du Carnatique. Ali-Hussein promet de signer le traité, avec ou sans le consentement de ses tuteurs dès le lendemain. Une nouvelle conférence est convenue pour le jour suivant ; elle a lieu dans les limites du cantonnement anglais, mais le prince revint sur le consentement de la veille. Ce consentement n’était, selon lui, que la suggestion inconsidérée, irréfléchie, d’un premier moment. Séparé de ses serviteurs et de sa suite, dans une autre entrevue toute particulière avec lord Clive qui l’avait sollicitée, il répéta les mêmes choses. Lord Clive feignit de douter de la sincérité du jeune prince ; cette nouvelle déclaration, disait-il, n’était autre chose que le résultat de la frayeur qu’éprouvait le nabob de déplaire à ses tuteurs. Mais il devait considérer aussi qu’au milieu de troupes anglaises, il était peut-être prudent d’écouter les propositions du gouvernement anglais. Loin de se troubler, le nabob répéta les mêmes assurances, persista dans le même refus, le donnant comme l’expression claire, nette, irréfragable de ses propres sentiments. Clive prit une dernière fois la parole : « Rien, disait-il, n’avait été épargné pour l’avertir des conséquences fâcheuses que pouvait attirer son refus ; l’humanité, même la fierté nationale avaient été respectées ; la situation où il allait se trouver placé était donc de son choix, tout-à-fait de son choix ; or cette situation, c’était celle d’un simple particulier hostile aux Anglais, et pourtant dépendant d’eux. » Cette déclaration fut reçue par le jeune prince avec un calme de nature à prouver qu’il n’avait point agi sous l’impression de la crainte. Loin de là, le sourire ne quitta pas ses lèvres pendant la durée de cette conférence, comme pour attester qu’il se trouvait heureux de satisfaire à ce qui lui semblait un devoir de conscience.

Une dernière machine de guerre était tenue en réserve contre Ali-Hussein. Les commissaires anglais ne s’étaient avisés jusque là d’aucune objection contre sa naissance ; ils s’en donnèrent même bien garde tant qu’une issue favorable aux négociations entamées demeurait probable. Les droits de la famille du nabob étaient considérés comme périclités, en raison de ce qu’ils appelaient la trahison de ce dernier. Mais après le refus de Hussein-Ali d’accéder aux propositions qui lui étaient faites, on commença à l’appeler avec affectation le soi-disant fils de Omdut-ul-Omrah. Des négociations furent entamées avec Azim-ul-Dowlah, fils de Ameer-ul-Omrah, rejeton de Mahomet-Ali-Khan, vivant, depuis la mort de son père, dans un état voisin de l’indigence. « Le droit de ce prince, dit sir John Malcolm, si tout droit n’avait pas été perdu, aurait peut-être été plus fondé que celui du prétendu fils de Omdut-ul-Omrah ; mais on ne s’en mit point en peine. L’acte qui lui conférait la couronne fut un acte de grâce, non de justice. Ses droits ne furent considérés comme importants qu’en ce qu’ils servaient à rendre favorable à cette mesure le grand corps des Mahométans du territoire anglais, et les chefs mahométans des États voisins. » Il est à remarquer, en effet ; que malgré cette expression, devenue habituelle sous la plume des écrivains anglais, le prétendu fils de Omdut-ul-Omrah, on ne trouva rien de positif contre la légitimité de sa naissance. Les régents ou tuteurs de Ali-Hussein, apprenant les négociations entamées avec son rival, n’en furent que plus empressés de le placer sur le musnud. La cérémonie se fit dans l’intérieur du palais ; mais le bruit se répandit qu’elle serait répétée en public dès le jour suivant. Sous prétexte qu’il en pourrait résulter quelque confusion, lord Clive fit occuper le palais par les troupes de la Compagnie et éloigner les gardes du nabob. L’objet de ce mouvement de troupes parut aux régents de s’opposer à l’accomplissement de la cérémonie. Ils ne pensèrent point à Azeem-ul-Dowlah ; mais celui-ci profitant de cette négligence passa dans les rangs des troupes anglaises et se mit sous leur protection. Le 23 et le 24 juillet, des entrevues eurent lieu entre lui et les commissaires anglais ; on y convint des bases d’un traité, qui fut signé le 26. Par ce traité, le gouvernement civil et militaire du Carnatique passait dans les mains de la Compagnie ; le nabob avait un revenu de 2 lacs et demi de pagodes, exempt de toutes charges. De nouveaux arrangements étaient pris pour la liquidation graduelle des énormes dettes dont tant d’années d’une mauvaise administration avaient surchargé le Carnatique. Lord Clive installa le nouveau nabob avec d’autant plus de cérémonial, que c’était là tout ce qui restait de l’héritage de ses pères. Dans une lettre rendue publique en Angleterre, Ali-Hussein protesta contre son abdication ; tous les membres de la famille des anciens souverains l’approuvèrent hautement et ne laissèrent pas échapper une occasion de montrer leur mépris au nouveau nabob. Lassé de protestations inutiles, Ali-Hussein prit enfin le parti de se retirer dans le palais d’une de ses tantes, où, atteint d’une maladie qu’on suppose avoir été une dysenterie, il mourut le 6 avril 1802.

Un autre souverain déposé par les Anglais, le rajah de Tanjore, était mort peu de mois auparavant. Ce fut l’occasion d’une de ces lugubres et terribles cérémonies dont les Anglais demeurèrent long-temps témoins avant d’en oser tenter l’abolition. Le rajah laissait quatre femmes légitimes ; elles se disputèrent l’honneur de se brûler sur le corps de leur mari ; les brahmes, consultés, après quelques délibérations, l’adjugèrent à deux d’entre elles, reconnues pour avoir été les favorites du défunt. Toutes deux se résignèrent joyeusement à ce sort, que d’ailleurs les préjugés du pays ne leur auraient pas permis d’éviter, et l’on s’occupa en toute hâte des préparatifs de la cérémonie. D’abord on creusa une fosse carrée, peu profonde, de 12 à 15 pieds carrés sur chacun de ses côtés. Puis dans cette fosse on éleva un bûcher de bois de sandal, soutenu par une sorte d’échafaudage du même bois ; ce dernier, portant à son tour sur des piliers disposés de façon à pouvoir être immédiatement retirés, ce qui devait faire écrouler aussitôt l’édifice entier. Quatre grandes urnes de cuivre, contenant du beurre liquéfié, destiné à alimenter, à activer la combustion du bois, se trouvaient placées aux coins du bûcher. Ces dispositions faites, le cortège, en tête duquel marchaient plusieurs compagnies de soldats, se mit en route. Tantôt une musique funèbre remplissait l’air de sons lugubres, tantôt faisait place à un silence solennel, plus lugubre encore. Le roi, couvert de joyaux, vêtu de magnifiques habits, la bouche remplie de bétel, était couché dans un superbe palanquin ; à ses côtés marchaient son gourou, ses principaux officiers, ses plus proches parents, tous à pied, sans turban, puis, à quelques pas, une multitude de brahmes qui s’en tenaient respectueusement à une certaine distance ; enfin venaient les deux femmes, surchargées de broderies, de pierres précieuses, de perles et de diamants. Leurs amies, leurs favorites, se pressant à l’envi autour d’elles, célébraient à haute voix le grand sacrifice qui allait s’accomplir, récitaient des prières, montraient de la main le ciel prêt à s’ouvrir pour les deux victimes. C’est peu dire : celles-ci leur semblaient déjà en possession du paradis d’Indra ; leur apparaissaient déjà toutes brillantes d’une splendeur nouvelle, auprès de laquelle pâlissait tout éclat terrestre. À quelques pas en arrière, marchaient confusément la foule des parents. Les deux reines, bien qu’elles eussent déjà distribué des présents considérables, de temps à autre donnaient encore çà et là quelques joyaux, ou seulement quelques feuilles de bétel, reçus comme autant de précieuses reliques. Une affluence innombrable de personnes de toute caste se pressait autour des palanquins. Plusieurs rangs de soldats pouvaient à peine maintenir quelque ordre et protéger le cortège contre les empressements de la multitude.

Arrivées à l’endroit où devait se consommer le sacrifice, les deux reines mirent pied à terre, accomplirent leurs ablutions, et, suivant l’usage, firent plusieurs fois le tour du bûcher. Alors seulement leurs visages trahirent des angoisses jusque là habilement dissimulées. Au dernier tour, elles chancelèrent plusieurs fois. Cependant le roi avait été posé sur le sommet du bûcher, aplati de manière à former une sorte de plate-forme. Les brahmes officiants se placèrent autour de la pile funéraire. Ils prononcèrent plusieurs mantras, jetèrent sur le bûcher quelques gouttes d’eau consacrée et le beurre contenu dans les grands vases de cuivre. Les deux reines se couchèrent à côté du cadavre, l’une à sa droite, l’autre à sa gauche, et le tinrent embrassé en se donnant elles-mêmes les mains. Alors le plus proche parent du roi et son gourou ou confesseur, portant chacun une torche, s’approchèrent du bûcher ; ils y mirent le feu au même moment. La flamme, dévorant avec la rapidité de l’éclair toutes ces matières inflammables, s’éleva avec impétuosité. Les supports de l’édifice furent retirés, et il s’écroula avec grand bruit, ensevelissant les deux victimes sous ses débris embrasés. Un voile épais de fumée entoura le bûcher au moment de sa chute ; mais la flamme, un moment arrêtée, le déchira bientôt plus rapide et plus éclatante tandis que des milliers d’étincelles remplissaient au loin l’atmosphère d’une pluie enflammée. Les brahmes élevant de plus en plus la voix continueront de réciter leurs mantras [1], et la multitude d’y répondre par des cris frénétiques. Après avoir dévoré ses aliments, la flamme se replia enfin sur elle-même en poussant de longs et sourds mugissements ; les chants sacrés cessèrent. L’étonnement, la curiosité, enchaînèrent pour un moment les milliers de voix de la multitude. Les parents des deux reines profitant de ce moment de silence, firent le tour du bûcher et les appelèrent chacune trois fois par leurs noms ; trois fois un silence lugubre et les derniers soupirs de la flamme furent la seule réponse qu’ils devaient recevoir.

Des gardes, incessamment relevés, et placés autour du bûcher, reçurent la mission de protéger les restes précieux qu’il avait dévorés. Deux jours après, on retira des cendres les ossements brûlés, calcinés, qui n’avaient pas été entièrement dévorés par les flammes. De ces ossements, on fit deux parts ; l’une enfermée dans des urnes de cuivre rouge fermées du sceau du rajah nouveau, fut confiée peu de jours après à trente brahmes choisis parmi les plus distingués qui, se rendant avec le dépôt à Bénarès, la ville sainte, jetèrent en cérémonie ces précieuses reliques dans les eaux sacrées du Gange. À leur retour, en échange d’attestations qui prouvaient qu’ils s’étaient acquittés fidèlement de cette mission, ils obtinrent de magnifiques récompenses. L’autre portion de ces ossements, après avoir été réduite en poudre, et mêlée avec du riz bouilli, fut mangée par douze brahmes convoqués à ce lugubre festin ; communion étrange ayant pour but l’expiation des péchés des défunts, car ces péchés, d’après l’opinion reçue, s’incarnaient avec les cendres des morts dans le corps des brahmes qui s’étaient nourris de cette cendre. Les restes de l’or, des joyaux des princesses pieusement retirés des cendres, devinrent de précieuses reliques. Le gourou du roi, et les trois brahmes ayant mis le feu au bûcher, reçurent un présent, le premier un éléphant, les trois autres chacun un des palanquins du rajah ou des deux reines. Des cadeaux de tout genre et 25,000 roupies à se partager furent le lot des autres brahmes ; enfin, douze maisons, bâties pour la circonstance, devinrent la résidence de ces douze brahmes qui avaient englouti les cendres et les souillures des défunts. Un mausolée circulaire d’environ un pieds de diamètre et surmonté d’un dôme couvrit bientôt l’emplacement où le roi défunt et ses infortunées compagnes avaient été consumés. Aujourd’hui des dévots s’y rendent encore en foule pour offrir des vœux, des sacrifices, pour implorer les deux reines dont nous venons de raconter la fin. Le rajah successeur y fit, de son côté, de fréquents pèlerinages et de nombreux sacrifices. Autre bizarrerie du sort : un missionnaire catholique jeté par la révolution française au milieu de l’immensité de l’Inde a été l’historien et le témoin de cette étrange et terrible cérémonie [2].

Le gouvernement de Madras, avant l’administration de M. North, avait entamé des négociations avec la cour de Candy. Mais, quoique d’importants avantages dussent être concédés à celle-ci, le traité d’abord signé au fort Saint-Georges, ne le fut pas par le monarque ceylanais, qui mourut en 1798. Les intrigues du premier ministre placèrent la couronne sur la tête d’un jeune homme, fils d’une Ceylanaise, et que par conséquent la loi du pays excluait du trône. Le roi ne pouvait épouser qu’une femme du Malabar, c’est-à-dire de même caste que lui-même. La reine et les plus proches parents du souverain décédé furent jetés en prison ; mais parmi eux, quelques uns, entre autres un frère de la reine nommé Mootto-Sawny, s’échappa. Ce dernier sollicita l’appui du gouvernement britannique, prétendant avoir beaucoup plus de droit au trône que celui qui venait d’y monter. Cependant le premier ministre, Palamé-Talevi, saisit volontiers les occasions d’entrer en relation avec le gouvernement britannique. Il nourrissait le dessein de renverser du trône le souverain qu’il venait d’y mettre, avant de s’y placer lui-même ; il voulut voir jusqu’à quel point ils se montreraient disposés à l’appuyer. Ne croyant pas la domination anglaise suffisamment établie dans l’île pour se mêler aux intrigues locales, M. North ferma l’oreille à ces insinuations. Mais, au lieu de se décourager, Palamé-Talavi s’adressa à M. Boyd, secrétaire du gouvernement à Colombo, et lui dévoila tous ses projets. En élevant le souverain actuel sur le trône, il n’avait eu, disait-il, d’autre objet que de rendre méprisable la race de Malabar, et d’établir plus facilement dans la suite une dynastie indigène. Ces confidences firent comprendre aux Anglais la nécessité d’examiner de plus près l’état des affaires de la cour de Candy ; le gouverneur, M. North, se détermina à envoyer un ambassadeur à la cour du souverain régnant. Le général Macdowal fut chargé de cette mission en mars 1800.

Escortée d’une nombreuse suite d’Européens, d’un nombre considérable de pionniers et de Lascars, l’ambassade quitta Colombo le 12 mars. Elle était chargée de deux lettres du gouverneur, l’une au roi, l’autre au premier ministre. Celle adressée au roi, placée en grande cérémonie sur la tête de l’un des appohamiew [3], fut saluée à toutes les stations de l’ambassade par des salves d’artillerie et de mousqueterie. On sait le respect superstitieux qui, dans l’Orient, s’attache à tout ce qui a rapport à la royauté. Les Anglais, ayant passé la rivière auprès de Sitavara, ancienne résidence royale, entrèrent dans les États de Candy. Le premier adigar campé dans le voisinage se présenta aussitôt pour faire une visite à l’ambassadeur. Un millier d’hommes et sept éléphants formaient son escorte. Le général Macdowall s’avança à sa rencontre les deux mains ouvertes, renversées, la paume en dessus, et se touchant ; il se présenta de même à trois moltiars, ou officiers principaux qui accompagnaient l’adigar ; puis répandit de l’essence de roses sur les mouchoirs que chacun d’eux tenait à la main. L’ambassadeur, prenant alors de la main droite la main gauche de l’adigar, le conduisit à l’endroit où se trouvait déposée la lettre adressée au roi. Celui-ci, ainsi que les autres Ceylanais, se prosternèrent la face contre terre, puis une conférence s’ouvrit, non précisément d’affaires, mais de règlement du cérémonial. Deux jours après, l’adigar se rendit chez l’ambassadeur entouré de sa pompe ordinaire. Mais, ayant aperçu des officiers anglais montés sur une petite éminence pour voir le pays, il fit arrêter son éléphant, témoigna son déplaisir et les fit descendre ; en sa présence et d’après l’usage du pays, nul ne devait être placé plus haut que lui-même, en ce moment le représentant du fils du soleil. Plusieurs drapeaux et banderoles étaient portés devant l’adigar, suivi et précédé lui-même par de nombreuses troupes de musiciens ; d’autres serviteurs faisaient claquer d’immenses fouets, de manière à produire une affreuse discordance. Les présents apportés par l’ambassadeur furent remis à l’adigar, suivant le désir qu’en témoigna celui-ci ; c’étaient un magnifique carrosse traîné par six chevaux ; une boîte à bétel, avec des ornements d’or massif, ayant long-temps appartenu à Tippoo sultan, de l’essence de roses, etc. Le jour suivant, la route devint étroite, creuse, dangereuse pour le passage de l’artillerie, en un mot à peu près impraticable. Le général Macdowal la fit réparer, mais l’adigar en témoigna hautement son mécontentement. Pendant toute la durée de la marche, aucune relation ne fut permise entre les les Anglais et les indigènes ; la terreur ou l’habitude fermait si bien la bouche à ceux-ci, qu’on ne pouvait en obtenir le moindre renseignement, une seule parole. À quelque distance, mais hors de la vue, un corps de troupes ceylanais assez considérable suivait tous les mouvements de l’ambassadeur. Dans toutes les villes, les habitants se montraient sous les armes. Au reste, la précaution n’a rien qui doive nous surprendre à l’égard d’une ambassade qui marchait elle-même accompagnée de plusieurs pièces d’artillerie et d’un corps de troupes nombreux. D’un autre côté, les Ceylanais avaient souffert pendant trois siècles de la perfidie, de la cruauté et de l’avarice des Portugais et des Hollandais. Pouvaient-ils deviner que les Anglais fussent d’humeur et de race différentes ? Pendant toute cette marche, les Anglais souffrirent considérablement de la quantité de sangsues qui remplissaient les chemins et qu’aucune précaution ne pouvait éloigner. Dans leurs marches, les soldats étaient couverts de sang de la tête aux pieds. On comprit alors comment les Hollandais avaient représenté ces animaux comme l’ennemi le plus formidable qu’ils eussent rencontré à l’époque de leur conquête.

Cependant l’ambassadeur, ne voulant point s’assujettir à la lenteur de la marche des troupes, accrue par les difficultés de la route, résolut d’en laisser le plus grand nombre derrière. Le 31 mars sous l’escorte de deux simples compagnies de Cipayes et deux autres de Malais, il s’achemina de sa personne vers la capitale. Tout le pays par lequel on passa était bien cultivé, le paysage varié, souvent fort pittoresque, mais les routes dans le plus mauvais état. L’intensité de la chaleur, des pluies continuelles, accompagnées d’éclairs et de violents éclats de tonnerre, achevaient de rendre cette marche extrêmement pénible pour les troupes. Le 10 avril, l’ambassadeur s’arrêta à une lieue de la capitale, où sa résidence devait être fixée, pendant qu’on s’occupait de régler le cérémonial de sa réception officielle. Uniquement dirigés par l’intérêt de leur commerce, les Hollandais se soumettaient sans difficulté à certaines cérémonies répugnant par elles-mêmes au caractère européen ; ils avaient consenti à être amenés les yeux bandés dans la capitale, à se prosterner devant le trône, etc. L’ambassadeur anglais refusa de paraître devant le roi de Ceylan autrement que debout ; quelques pourparlers s’ensuivirent, mais il finit cependant par céder sur d’autres points aux instances des Ceylanais. Toutes choses enfin réglées, ce dernier s’achemina vers le palais ; il passa la rivière en canot, ainsi que sa suite, puis furent portés en palanquin à allure très lente, jusqu’à une place située à un demi-mille du palais. Il était alors neuf à dix heures du soir. Une multitude immense, dont un grand nombre portait des torches allumées, rendait impossible de discerner quoi que ce fût. Après quelques instants de repos, le cortège s’achemina à travers une large et longue rue, au bout de laquelle se trouvait le palais du roi, entouré de jardins, défendu par des murailles élevées. L’ambassadeur fut d’abord retenu une heure aux environs du palais ; arrivé ensuite à la première porte, le premier adigar l’y laissa pour aller solliciter du roi son introduction. Il pleuvait à verse ; cependant le messager ne revint qu’au bout d’une demi-heure avec la permission sollicitée. Parvenu à la deuxième porte du palais, le général Macdowall prit la dépêche adressée au roi, qu’un des officiers de la cour avait jusque là portée sur sa tête ; la tenant à deux mains à la hauteur des yeux, au lieu de la poser aussi sur sa tête suivant la pratique des Hollandais, il se dirigea vers la salle d’audience ; deux adigars le tenaient par les bras. Au moment où il entra dans cette salle, plusieurs rideaux, subitement écartés, laissèrent voir le roi sur son trône, à l’extrémité opposée de l’appartement. À cette vue, six nobles les plus rapprochés du trône se prosternèrent la face contre terre ; l’ambassadeur et sa suite s’agenouillèrent. Les nobles, toujours prosternés, soulevaient de temps à autre la tête, puis la laissaient retomber, et de leurs lèvres baisant la poussière, agitant les bras et les jambes par un mouvement analogue à celui qu’on fait en nageant, ils voulaient se montrer comme éblouis, frappés de la vue du monarque. De temps à autre, se soulevant de terre au moyen d’une contraction de la poitrine, et s’agenouillant, on les entendait s’écrier à diverses reprises : « Ô roi des rois, ô souverain du monde ; puisses-tu vivre pendant l’éternité ! La tête du roi des rois s’élève par delà le soleil. Puisse-t-il vivre des centaines de millions d’années ! puisse-t-il remplir le monde de sa splendeur pendant l’éternité ! »

Les cérémonies de l’adoration ainsi terminées, l’ambassadeur, toujours escorté par le premier et le deuxième adigar, s’avança vers le roi. Il tenait la lettre de la manière que nous avons dite. Lorsqu’il fut arrivé au pied du trône, le premier adigar enleva un voile de mousseline qui recouvrait la dépêche ; le roi la prit des mains de l’ambassadeur, et la plaça à côté de lui. Macdowal fut aussitôt reconduit à reculons jusqu’à la place où sa suite demeurait encore agenouillée, et où lui-même s’agenouilla. Le roi, tout jeune encore, avait peu de barbe, une grosse tête, une contenance sans grâce ni dignité ; une belle robe de mousseline blanche richement brodée en or serrait sa taille au moyen d’une ceinture, formait plusieurs larges plis sur sa poitrine et retombait jusqu’à terre, à la manière d’une robe de femme ; il avait les bras nus à partir du coude, les doigts surchargés de larges bagues ornées de pierres précieuses, et au cou un grand nombre de chaînes d’or. Cette parure semblait lui donner quelque vanité ; on remarqua qu’il remuait souvent la tête pour faire briller de tout leur éclat les ornements de sa couronne. Fréquemment encore il entr’ouvrait sa veste pour laisser voir tous les joyaux qui la décoraient, paraissant surtout occupé d’un large bijou suspendu à son cou. À ses côtés, deux personnes avaient pour unique occupation de l’éventer ; pendant ce temps, il adressait parfois la parole à l’un ou à l’autre de ses courtisans les plus rapprochés, qui seulement alors se hasardaient à soulever la tête à quelques pouces de terre. Ayant donné quelque ordre à transmettre au dehors à l’un de ses ministres, vieillard à barbe blanche, on vit celui-ci s’éloigner, marchant à quatre pattes, comme un chien, et longeant la muraille pour gagner la porte. Rentré dans la salle, il regagna de la même façon sa première place au pied du trône. Après avoir tenu l’ambassadeur et sa suite agenouillés un assez long espace de temps, le roi leur fit transmettre la permission de s’asseoir sur le tapis. Alors commença entre le roi et l’ambassadeur une conversation passant par l’intermédiaire de six personnes et de trois langues différentes. Le roi adressait au deuxième adigar la question qu’il voulait faire à l’ambassadeur. Après avoir adressé au ciel une courte prière pour la longue vie de Sa Majesté, celui-ci transmettait la parole royale à un autre adigar, qui la répétait à l’interprète ceylanais, lequel la redisait en portugais à une autre personne chargée de la traduire en anglais à l’ambassadeur. La réponse de l’ambassadeur suivait la même marche pour arriver à l’oreille du roi ; dans un cas, la parole était censée monter, dans une autre, descendre. Des fruits, des gâteaux, des rafraîchissements de toute sorte attendaient l’ambassadeur dans une salle voisine de celle du trône, et lui furent offerts après l’audience. La collation terminée, il fut reconduit à cette même place où avait eu lieu sa première halte, à un demi-mille du palais, où se trouvaient des palanquins préparés pour lui et sa suite. Il était alors cinq heures du matin ; il en était six lorsqu’il fut enfin de retour à la station qui lui avait été désignée.

Cette ambassade n’atteignit nullement le but désiré. Une des propositions faites par Macdowall éveilla surtout la jalousie et la défiance de la cour de Candy : elle consistait à faire une sorte de route militaire à travers le territoire de Ceylan, afin de faciliter les communications entre les garnisons anglaises disséminées le long de la côte. Palemé-Talavi parut s’être proposé pour objet d’amuser les Anglais par des négociations jusqu’au moment où il se trouverait assez fort pour se placer sur le trône et les chasser de la côte. La guerre ne l’effrayait pas, malgré l’ascendant dont jouissaient alors dans toute l’Inde les armes britanniques ; il comptait sur l’insalubrité du climat. Aussi, dès 1802, les Ceylanais, qui depuis quelque temps faisaient de nombreux préparatifs de guerre, commencèrent résolument les hostilités. Ils retinrent de force des négociants anglais qui s’étaient rendus dans la capitale ; ils dépouillèrent des marchands indigènes placés sous la protection anglaise, et se refusèrent obstinément à toutes les satisfactions demandées. Les Anglais durent se préparer à recourir à la force ou à perdre pour toujours leur influence dans le pays. Bien qu’il eût manifesté d’abord beaucoup de répugnance pour ce parti, le gouverneur se vit donc dans l’obligation de donner des ordres nécessaires pour l’entrée en campagne. L’armée anglaise quitta Colombo le 31 janvier 1803, sous le commandement du major-général Macdowall. Elle était destinée à marcher sur Candy. Le 4 février, une autre division, sous le commandement du colonel Barbut, se mit en marche de Tricomalee pour la même destination. Ces deux divisions, dont les forces réunies montaient à plus de 3,000 Européens et Malais, arrivèrent à peu près à la même époque dans le voisinage de la capitale. Elles avaient trouvé peu de résistance, seulement de grands obstacles à transporter leur artillerie, leur approvisionnements, leurs magasins, à travers un pays dénué de routes et tout rempli de précipices et de ravines. À leur jonction à Candy, la ville se trouvait entièrement veuve de ses habitants ; le feu y avait été mis sur différents points ; on fut néanmoins à temps pour l’éteindre. Au bout de quelques jours, un corps d’armée considérable parut dans le voisinage ; il fut promptement et facilement repoussé. Le roi, la cour et les habitants s’étaient hâtés de cacher, de détruire ou d’emporter leur or, leurs bijoux, leurs effets de certaine valeur. La ville présentait un spectacle nouveau même pour les personnes de l’ambassade, qui ne l’avaient traversée que de nuit. Elle consistait en une seule large rue de deux milles de longueur, à laquelle aboutissaient un grand nombre de petites rues étroites et tortueuses. Les maisons bâties en terre, étaient couvertes en paille ou en feuilles. À l’une des extrémités se trouvait le palais du roi, grand édifice de pierre et de bois, contenant dans l’intérieur de ses murailles deux temples de Bouddah, une pagode indoue, un cimetière, d’immenses arsenaux, des magasins de toute sorte. Tout à l’entour de la ville la vue s’étendait sur une campagne riche, belle, pittoresque, semée de villages et de maisons de plaisance. Quelques unes des montagnes taillées en terrasses étaient étagées les unes au-dessus des autres, de manière à s’arroser, par les mêmes cours d’eau ; des cacaotiers, des tilleuls, des orangers, des platanes, des arbres indigènes de toutes sortes s’entremêlaient au milieu des champs de riz et de légumes. L’irrigation, variée et bien entendue, rendait au loin tout territoire propre à la culture.

Le prétendant Moottoo-Sawmy, frère de la dernière reine, accompagnait les Anglais. Ils s’empressèrent de le placer sur le trône, espérant par là se créer un parti parmi les indigènes, dont ils supposaient qu’un grand nombre se soumettrait ses lois. Mais aucun personnage d’importance dans le voisinage ne vint rendre hommage à ce nouveau monarque ou reconnaître son autorité. Cette démonstration, loin de les servir devint au contraire fort nuisible à leur cause. Suivant un voyageur anglais (lord Valentia), Moottoo-Sawmy se trouvait en pleine incapacité de succéder au trône en raison d’un châtiment public et infamant à lui infligé jadis par le dernier roi. Mais pendant que les Anglais s’occupaient à créer un souverain de Ceylan, le roi, le ministre et l’armée ceylanaise s’étaient établis dans une forte position à deux jours de marche de la capitale. De là l’insidieux ministre entama des négociations avec le colonel Barbut, promettant de lui livrer la personne du roi si celui-ci envoyait une force assez considérable. Le brave colonel envoya ces troupes dans toute la simplicité de son âme ; elles furent vigoureusement attaquées en chemin, ne rencontrèrent ni le ministre ni le roi, et se virent dans l’obligation de rétrograder promptement sur Candy.

La garnison de Candy se trouva alors dans une embarrassante et périlleuse situation : elle était bloquée dans la ville ; de nombreux corps ennemis, disséminés dans la campagne, arrêtaient tous convois de vivres, tout renfort tentant d’arriver jusqu’à elle. L’adigar avait promis 10 roupies pour chaque tête d’Anglais, 5 pour chaque tête de Cipaye au service de ceux-ci. À la fin de mars, voulant gagner du temps, il entama toutefois de nouvelles négociations ; à cette époque de l’année, tout délai ne pouvait être que fatal aux Européens. Le second adigar reçut en conséquence la mission d’entrer en pourparlers avec le général Macdowall. Il se présenta aux portes de la capitale avec un mousquet et une mèche enveloppés dans de la mousseline blanche, comme symbole de paix. On le reçut avec toutes les démonstrations possibles de considération et de respect. Plusieurs conférences eurent lieu, au bout desquelles il fut convenu que le roi actuel serait déposé ; que Palemé-Talawi, le premier adigar ; serait revêtu de l’autorité souveraine ; qu’une somme d’argent serait allouée à Moottoo-Sawmy, le prétendant des Anglais ; qu’il y aurait cessation d’hostilités entre les Anglais et les Ceylanais. Confiant dans ces préliminaires de paix, le général Macdowall quitta Candy avec la plus grande partie de son corps d’armée, n’y laissant pour garnison qu’un millier d’hommes environ. Dès le second jour après le départ de Macdowall, l’adigar vint prendre position à trois milles de la ville ; toutefois il eut l’art de dissimuler encore ses projets ; sur sa demande, le gouverneur consentit même à avoir avec lui une nouvelle conférence. Pendant la durée de cette conférence, l’adigar laissa voir une agitation nerveuse qui fut remarquée de tous les assistants, et attribuée à la frayeur. On en sut plus tard la véritable cause. L’adigar avait formé le projet de profiter de cette conférence pour s’emparer de la personne du gouverneur ; l’escorte de ce dernier lui parut trop considérable pour qu’il fût possible de mettre ce projet à exécution ; mais il ne l’abandonna pas sans un violent combat intérieur, dont les traces parurent sur son visage. Malgré cette préoccupation d’esprit, il n’en réussit pas moins à persuader le gouverneur de la sincérité de son désir de la paix aux conditions convenues avec le général Macdowall.

Cependant les Ceylanais s’approchaient de jour en jour davantage des murs de la ville. La garnison, commandée par le major Davie, commençait à beaucoup souffrir de l’insalubrité du climat ; les Européens encombraient les hôpitaux. Gonflées par les pluies, les rivières interceptaient toutes communications entre Candy et Colombo. De journalières tentatives de l’adigar auprès des Cipayes, pour les engager, moyennant de grandes promesses, à abandonner le parti des Anglais, ne réussissaient que trop souvent ; les Malais désertaient par bandes. Au contraire, les forces de Palemé-Talavi se recrutaient incessamment de nouvelles levées. Aussi se décida-t-il à prendre hardiment l’offensive. Le 24 juin, dans la matinée, le palais du roi, où se trouvaient les troupes anglaises, est assailli tout-à-coup. D’abord les Ceylanais sont repoussés, et contraints de se retirer sur une éminence des environs ; mais reprenant courage en songeant à l’état de détresse des Anglais, ils reviennent à la charge ; le major Davie comprend que la résistance devient inutile, et se décide, un peu promptement peut-être, à capituler. Il demande et obtient pour les troupes anglaises la faculté de se retirer sur Trincomalee avec armes et bagages. L’adigar s’engageait de plus à faire soigner les malades et les blessés jusqu’au moment où ils seraient dirigés vers les cantonnements britanniques. La garnison évacua en effet la capitale le même jour ; elle consistait en 14 officiers européens, 20 soldats anglais, 250 Malais, 140 canonniers lascars, le prince Moottoo-Sawmy et sa suite. Les Anglais s’avancèrent alors sur la route de Trincomalee jusqu’à la distance d’un mille et demi, et ils s’arrêtèrent pour la nuit sur le bord d’une rivière, la Mahavilla-Ganga. Le lendemain, ils ne purent réussir à jeter un radeau. Cependant des deux côtés de la rivière les Ceylanais se montraient en attitude menaçante. Un messager envoyé par le roi vient demander la remise immédiate de Moottoo-Sawmy ; en cas de refus, il menace les Anglais de leur interdire toute retraite ; le major repousse avec indignation cette proposition. Un nouvel envoyé survenant aussitôt, déclare que si le roi réclame Moottoo-Sawmy, ce n’est pas pour lui faire aucun mal, mais au contraire pour le traiter en membre de sa famille. Le major persiste dans son refus. Un troisième messager annonce alors la résolution du roi d’attaquer immédiatement le major à la tête de toutes ses forces et de l’empêcher de passer la rivière si le prince n’est livré sur-le-champ. Le major demande l’avis de quelques uns de ses officiers ; et cette conférence terminée, il annonce à Moottoo-Sawmy l’impossibilité où il se trouve de le protéger plus long-temps. « Grand Dieu ! s’écrie le malheureux prince, est-il donc possible que le courage des Anglais soit tombé si bas qu’ils puissent craindre les menaces de ces poltrons de Ceylanais ! » Il fut amené devant le roi, qui, après lui avoir reproché sa trahison, le fit exécuter en sa présence.

Le 26 juin, un autre envoyé du roi vint signifier de sa part au major Davie l’ordre de mettre bas les armes et de retourner à la capitale. En, cas de refus il les menace de mort ; comme prix de leur obéissance, il leur promet la vie. Le major céda ; les Anglais et les Malais déposèrent leurs armes pour se livrer sans défense aux mains des Ceylanais. Après toutes les preuves récentes qui lui avaient été données de la cruauté et de la perfidie du roi de Ceylan, comment le major Davis put-il se flatter qu’une semblable faiblesse, une aussi lâche condescendance sauverait sa vie et celle de ses infortunés compagnons ? L’influence d’un climat délétère ayant affaibli les esprits plus encore que les corps peut seule l’expliquer. Mais dédommageons-nous de ce spectacle en citant les nobles paroles d’un des historiens de Ceylan : « Mourir sur le champ de bataille les armes à la main, c’est la destinée qu’un soldat doit toujours regarder comme probable. C’est ainsi qu’il peut la recevoir avec un joyeux visage lorsqu’au jour venu elle se présente… Mais dans la circonstance dont nous parlons, le major Davie et ses officiers, dans un moment d’inexplicable faiblesse, oubliant qu’il était de leur devoir d’accepter la mort plutôt que la honte, se soumirent à l’insolente demande des Ceylanais, et consentirent à acheter une illusoire sécurité par le sacrifice de tout sentiment fier ou honorable… »

Quoi qu’il en soit, après avoir rendu leurs armes, Anglais et Malais se mirent en marche vers la ville entourés des troupes du roi. Une multitude armée ; se grossissant incessamment, accourait en outre de toutes parts sur leur passage. Au bout d’une demi-heure de marche, les Anglais reçurent ordre de s’arrêter, les Malais de continuer. À quelque distance, les chefs ceylanais proposèrent alors à ces derniers de prendre du service dans leurs troupes ; les uns refusèrent, furent livrés aux soldats, et sur-le-champ exécutés ; les autres ayant accepté passèrent immédiatement dans les rangs ceylanais. Pendant ce temps, les officiers anglais étaient séparés de leurs soldats, les uns et les autres, éloignés plus tard deux par deux du groupe de leurs compatriotes, puis enfin égorgés à coups de sabre, de poignard ou de baïonnette. Le major Davie et le capitaine Brumley, du régiment malais, seuls épargnés, demeurèrent prisonniers, afin de servir d’otages ; d’ailleurs ce n’était pas tout que ce sang versé en rase campagne, à la face du soleil. Les malades et les blessés laissés au nombre de 120 à l’hôpital de Candy subirent le même sort que les soldats ; un seul d’entre eux, le caporal George Barusley, du 19e régiment, laissé comme mort parmi les morts, échappa aux bourreaux. Il devint l’historien de cette tragique aventure.

De grandes réjouissances parmi les Ceylanais suivirent ce désastre. Dans l’exaltation de son orgueil, le roi de Candy, croyant qu’aucun obstacle ne pouvait plus arrêter le progrès de ses armes, se livra à l’espoir de l’expulsion complète des Anglais. Il fit des préparatifs pour les attaquer sur tous les points ; il conduisit lui-même une expédition contre Colombo. Déjà il s’était avancé jusqu’à vingt milles de ce siège du gouvernement étranger ; mais il fallait emporter un petit fort nommé Hongwell, devant lequel il échoua, ce qui le contraignit de battre en retraite ; résultat tellement inattendu pour lui, que, dans une maison préparée pour sa résidence, on trouva tout disposés un grand nombre d’instruments à empaler qu’il destinait aux Anglais. Il avait donné, en s’enfuyant lui-même, le signal de la retraite ; toutefois, ce mauvais succès l’irrita tellement, qu’il fit couper la tête à quelques uns de ses principaux officiers. Une guerre de détail désastreuse, mais monotone, suivit cet événement. De nombreux villages, de vastes provinces, étaient tour à tour livrés aux flammes et à la désolation avec une égale barbarie par les Anglais et les Ceylanais. En 1804, le roi rassembla des forces considérables pour une invasion générale, des possessions britanniques ; ses projets furent prévenus et déjoués avant leur exécution. En 1805, il attaqua avec un redoublement d’acharnement les établissements anglais ; mais fut repoussé de tous les côtés à la fois. Nullement découragé, il allait suivant toutes probabilités redoubler d’efforts, lorsqu’il fut tout-à-coup atteint de la petite-vérole. Le premier adigar s’occupa de recouvrer son ancienne part d’influence dans le gouvernement ; il en résulta une sorte de suspension tacite d’hostilités provenant de la faiblesse du gouvernement ceylanais, en harmonie avec les désirs du gouvernement anglais.

À cette époque, lord Wellesley dirigea tous ses efforts vers le but d’étendre l’influence politique des Anglais sur les États indigènes. Comme toujours dans les grandes choses de ce genre le système de politique extérieure des Anglais dans l’Inde, ne des circonstances, s’était pour ainsi dire créé tout seul aucun de leurs grands hommes d’État n’en prévit, ni n’en pouvait prévoir les conséquences. Pour leur seule sécurité, ils trouvèrent nécessaire de prêter aux princes indigènes leurs voisins l’appui de leurs troupes. Ces princes, comprenant tout l’avantage pour eux de l’emploi de ces troupes auxiliaires, s’engagèrent sans répugnance à pourvoir à leur solde et à leur entretien. Le nombre ne cessa de s’accroître en raison des circonstances qui le rendirent nécessaire ; un moment vint où la force militaire de ces princes se trouva de la sorte toute entière dans les mains des Anglais. Mais, en même temps que ces troupes auxiliaires s’accroissaient, grâce à la mauvaise administration des gouvernements indigènes, la solde de ces troupes demeurait de plus en plus en arrière ; la dette des princes à l’égard des Anglais grandissait, en un mot, dans la même proportion. Dans le but d’assurer cette dette, les princes firent alors quelquefois des concessions de terre qui ne pouvaient non plus manquer de s’accroître ; d’autres fois, ils prirent le parti d’abandonner en outre aux Anglais une partie du pouvoir civil, comme moyen d’assurer la collection des revenus. Or, les résultats immanquables de cette seconde sorte de concessions, furent de dépouiller à la longue les princes indigènes de leur pouvoir civil, administratif, etc., comme il l’était de leur pouvoir militaire. L’introduction de toute force auxiliaire anglaise au service d’un prince indigène, après avoir passé par ces degrés divers, le conduisait là presque inévitablement. C’était le cas du nabob du Carnatique et du rajah de Tanjore ; leur pouvoir civil et militaire n’existait plus ; sous le nom de souverain, on ne pouvait voir autre chose en eux que de simples pensionnaires d’État. Le nabob de Oude, grâce à une sorte de compromis en sa faveur, ne touchait point tout-à-fait encore le terme fatal ; il exerçait par lui-même une sorte d’administration mixte sur un tiers environ de son ancienne domination ; à la vérité, à la condition de se soumettre dans la pratique au contrôle du résident anglais. La situation du nizam était analogue ; la principale force de son armée consistait en un corps auxiliaire anglais, pour l’entretien duquel il s’était vu réduit à aliéner, par le traité de 1800, une grande partie de ses États. Or, lord Wellesley se proposait en ce moment de négocier avec le peschwah un traité analogue.

Les peschwahs continuaient de jouir d’une sorte de souveraineté au moins nominale sur tous les chefs de la confédération ; aussi lord Wellesley se flattait-il d’acquérir par cette mesure une grande prépondérance parmi les États mahrattes. Après la conclusion du traité de 1798 avec le nizam ; lord Wellesley crut l’occasion favorable. Il écrivait au résident anglais à Poonah : « L’autorité de Bajee-Row est réduite à un état d’extrême faiblesse par l’imbécillité du conseil, par la versatilité de la perfidie de ceux qui composent ce conseil, par la discorde intestine, etc., etc. Dans cet état de crise, le gouvernement est menacé d’une subversion complète par le pouvoir toujours croissant de Scindiah. N’est-il pas devenu de toute évidence que le gouvernement ne peut être délivré de ce danger, mis en mesure de recouvrer quelque autorité dans sa domination par aucun autre moyen que celui du pouvoir britannique ? » Effectivement Bajee-Row sollicita le secours des Anglais. On lui répondit à quelles conditions. Mais quand il comprit qu’il s’agissait de leur transférer la totalité de son pouvoir militaire, il déclara délibérément qu’il préférait la faiblesse et les dangers de sa position actuelle à une alliance plus intime avec le gouvernement anglais. Cependant les négociations employèrent beaucoup de temps. Les bruits de guerre qu’on s’attendait à voir éclater entre les Anglais et Tippoo n’étaient point de nature à hâter la décision du peschwah. Loin de là, il évita toute démarche décisive, et voulut attendre le résultat du conflit ; il entra même en relations avec Tippoo, ainsi que la preuve en fut acquise par les papiers trouvés à Seringapatam. La guerre terminée, lord Wellesley crut encore une fois l’occasion favorable pour proposer de nouveau la conclusion du traité ; mais la négociation après avoir duré quelques mois se termina par un refus formel du rajah. Le rajah n’avait probablement jamais eu l’intention sérieuse d’entrer dans aucun arrangement de cette nature. Ce qu’il voulait, c’était sans doute arrêter Scindiah dans la poursuite de ses desseins ambitieux ; c’était de lui montrer qu’il dépendait de sa seule volonté d’avoir de son côté la protection des armes britanniques. En 1800, les mêmes négociations furent reprises, et conduites par le peschwah avec le même esprit de temporisation et de cauteleuse prudence. Tout en se refusant aux conditions proposées par les Anglais, le peschwah n’en voulait pas moins paraître, en quelque sorte, faire partie de cette alliance vis-à-vis Scindiah et ses autres rivaux. D’ailleurs, il se livrait encore auprès de la cour d’Hyderabad, à diverses intrigues tendant à rompre l’alliance déjà formée entre le nizam et les Anglais. En 1801, le peschwah fit lui-même la proposition de prendre à son service un corps auxiliaire de ces derniers. Il voulait stipuler en même temps que cette force subsidiaire demeurerait dans les limites des possessions de la Compagnie, en tant qu’il n’en réclamerait pas l’emploi, c’est-à-dire en temps de paix et de sécurité. La présence d’une force britannique dans les environs de Poonah ne devait assurer sa sûreté qu’aux dépens de son indépendance ; il le comprenait. C’était moins que ce que le gouverneur-général avait voulu ; c’était cependant quelque chose. Cette nouvelle situation ne pouvait manquer d’augmenter de quelque peu l’influence des Anglais à la cour de Poonah. Un devoir de dépendance quelconque d’un État à l’égard d’un autre tend naturellement à lui inspirer l’idée que sa sécurité dépend d’une force étrangère, d’où vient l’affaiblissement de l’esprit national. D’un autre côté, cette dépendance du peschwah du pouvoir britannique devait avoir à la longue pour effet de détacher Poonah des autres États de l’empire mahratte. La confédération se trouvait, en effet, dans un état de crise violente.

Deux ans après la mort de Ahalya-Bae, les États gouvernés par elle si pacifiquement se trouvèrent plongés dans le désordre et la guerre. Tuckajee-Holkar laissa deux fils de sa femme légitime, Casee-Row et Mulhar-Row ; deux fils naturels, Jeswunt-Row et Etojee. La naissance de Casee-Row lui donnait un droit évident à la succession de son père ; en même temps, des infirmités précoces, une absence presque complète d’intelligence, le rendaient tout-à-fait impropre aux devoirs du gouvernement et de l’administration ; aussi Helkar aurait-il désiré le voir demeurer à Mhysir, pendant que son frère Mulhar-Row, ardent et impétueux jeune homme, commanderait les armées ; en un mot, qu’il remplît le rôle d’Ahalya-Bae, son frère celui de Tuckajee. Mais les arrangements politiques de la nature de ceux-là ne se font pas deux fois de suite. Après avoir pressé son père de déshériter son frère en sa faveur, Mulhar-Row, sur le refus de celui-ci, se jeta sous la protection de Nana-Furnavese. Les troupes embrassèrent sa cause ; mais Casee-Row contre-balança cet avantage en réclamant, de son côté, l’appui de Dowlut-Row-Scindiah. Une réconciliation négociée entre les deux frères se fit alors en grande pompe. Le serment du Bel-Bundar, ou le gage du Bel, un des plus imposants qui soient connus dans l’Inde, fut solennellement prêté par eux ; le bel est un arbre considéré comme sacré, parce que les feuilles en sont employées au culte de Mahadeva. La formule du serment consiste dans l’échange entre les parties contractantes de quelques unes de ces feuilles, remplies de turmerie. Le camp de Mulhar-Row n’en fut pas moins entouré pendant la nuit par les bataillons disciplinés de Scindiah. Au point du jour, averti de son danger, Mulhar-Row s’élança sur son cheval, mais trouva la mort avant d’avoir pu faire les moindres dispositions de défense. Pour prix de cette trahison, Scindiah obtint de Casee-Row la restitution de billets considérables jadis souscrits par son père à l’ordre de Ahalya-Bae, et de plus 15 lacs de roupies, partie comptant, partie à terme, sur les revenus de certaines terres désignées pour cet usage. Après la mort de leur chef, les troupes de Mulhar se dispersèrent, et un fort petit nombre de soldats continuèrent à demeurer seuls auprès de Casee-Row. Parmi les fugitifs se trouvait Jesvunt-Row-Holkar.

Accompagné d’un petit nombre de cavaliers de la garde de Tuckajee, il alla demander un asile à Nagpore. Mais le rajah de cette province, soit dans le but de se rendre agréable au gouvernement de Poonah, soit dans celui de profiter des dépouilles du fugitif, s’empara de sa personne et le fit emprisonner. Après six mois de prison, Jeswunt-Row s’échappa, fut repris, enfermé de nouveau, puis au bout de quelques mois parvint à s’échapper encore, et cette fois définitivement. Deux compagnons, deux simples soldats, partageaient seuls alors sa fortune ; l’un mahométan, l’autre indou, tous deux d’une intelligence et d’une adresse remarquables. Arrivé à Candeish, Jeswunt-Row se rendit dans un village voisin, chez son tuteur, dont il reçut en cadeau une belle cavale et 300 roupies. Prenant alors le chemin de Malwa, il se présenta d’abord devant le petit fort de Kookernada, puis à Dhar, ou il demeura deux ou trois mois. En ce lieu, quelques uns des anciens serviteurs de sa famille rejoignirent son étendard ; d’ailleurs tous, chefs et soldats, réduits à la plus extrême misère. Sur ces entrefaites, Anund-Row, le rajah chez lequel il se trouvait, fut attaqué par une bande d’Afghans. Il songeait à la retraite ; mais son hôte le conjure de ne pas s’effrayer, et se fait fort de le débarrasser de ses ennemis. Il écrit aux chefs de ces troupes : « Jeswunt-Row-Holkar est avec le Pesaz de Dhar ; il vous engage, comme tributaire et feudataire de sa famille, à vous retirer. » Les Afghans, s’étant assurés de la vérité du fait, et conservant un grand respect pour cette famille, se retirèrent. La gratitude de Anund fut proportionnée au service : il fit des offres à Jeswunt-Row ; mais ce dernier ne lui demanda qu’une chose, la promesse d’un asile dans le cas où la fortune lui deviendrait de nouveau contraire. À peine instruit du lieu de la retraite de son rival, Scindiah somma Anund-Row de l’expulser, ou le menaça de tout son déplaisir. Jeswunt-Row, ne voulant pas exposer son hôte, se retira après avoir reçu quelques secours d’argent. Il se mit en campagne avec 7 cavaliers à lui et 7 autres appartenant à un serviteur qui s’est attaché à sa fortune ; puis peu après ajouta cependant à cette force 120 fantassins à demi-armés.

À la tête de cette petite troupe, il attaqua un parti de 150 hommes de l’armée de Casee-Row à Dehalpoor, qu’il surprit complètement à l’aide d’un mouvement rapide. Ce succès lui valut non seulement quelques bons chevaux, mais une assez forte somme qu’il sut se faire donner par les habitants de la ville. Dès lors il commença à vivre en partisan, seul moyen de conserver quelque pouvoir, de recouvrer peut-être une partie des possessions de sa famille, alors dans les mains de Dowlut-Row-Scindiah, Casee-Row n’étant qu’un instrument dans les mains de ce dernier. Malgré l’illégitimité de sa naissance, Jeswunt avait au plus haut degré l’orgueil de famille ; connaissant d’ailleurs les préjugés et les sentiments de ses concitoyens, il se serait gardé de les choquer. Il affectait donc de ne pas vouloir hasarder une usurpation directe sur l’autorité de la branche aînée ; mais, alléguant les infirmités physiques et morales de Casee-Row, il proclama son obéissance à Kundee-Row, fils de Mulhar-Row, né quelques mois après la mort de ce dernier. Il fit graver sur son sceau : « Jeswunt-Row, le sujet de Kundee-Row. » Ce fut sous ce titre, au nom de cet enfant, qu’il commença à recruter des soldats parmi les Bheels, les Afghans, les Mahrattes et les Rajpoots ; parmi les Pindarries, sorte de partisans appartenant à des nations différentes, et dont il sera parlé plus tard, les admettant indistinctement tous à son service. S’étant porté d’abord à Debalpoor, puis à Jowrah, et de là à Mahidpoor ; mais n’ayant pu trouver de ressources dans aucune de ces places, il prit le parti de se diriger à l’est vers Sarungpoor, l’officier qui y commandait avait été long-temps au service de la famille de Holkar ; il s’en souvint, et abandonnant ce poste, vint se joindre à Jeswunt-Row. Il lui amena 50 chevaux, 300 fantassins, lui donna 5,000 roupies, et, plus que tout cela, l’autorité de son nom. Par son avis, Jeswunt-Row se mit en communication avec un certain Ameer-Khan, chef de Pindarries, alors campé à Bhopal avec 1500 chevaux ; les ouvertures furent acceptées, et les conditions de leur alliance promptement réglées. Ameer-Khan prit l’engagement de ne jamais déserter la fortune de Jeswunt-Row, Jeswunt-Row celui de partager conquêtes et butin avec Ameer-Khan. Les deux chefs adressèrent, sans perdre de temps, une demande d’argent à l’aumil de Shujahalpoor ; et ce dernier, craignant les conséquences d’un refus, donna 5,000 roupies. Jeswunt-Row en leva 40,000 autres sur quelques marchands, et se trouva dès lors en mesure de grossir sa troupe et de payer de nouvelles recrues. Le pillage de quelques villes et districts sur la Nerbudda appartenant à Scindiah vint encore grossir ses trésors, et par suite son armée. Au village de Kuraswud, il soutint une affaire assez sérieuse contre une brigade disciplinée à l’européenne, et commandée par un Français, le chevalier Dudernaie, alors au service de Casee-Row. Après un engagement de plusieurs heures, la victoire lui demeura ; huit étendards, quatre canons, des approvisionnements considerables, en furent les résultats. L’influence morale de sa cause s’accrut dans une proportion bien plus grande que ses moyens matériels. Les troupes de Casee-Row commençaient à se dégoûter d’agir pour un prince qui ne l’était que de nom. Le hardi caractère, l’esprit entreprenant de Jeswunt-Row, leur paraissaient plus propres à faire prospérer la famille qu’ils continuaient à servir, à la délivrer du joug de Scindiah. Le chevalier Dudernaie, avec son bataillon, et Nujeeb-Khan, à la tête de 800 chevaux, prirent le parti de se joindre à lui. Une année tout entière ne s’était pas écoulée depuis que Scindiah avait fui de Poonah, seul et sans ressources, et maintenant on le voyait à la tête d’une puissante armée. Dans toute l’étendue de la domination de famille de Holkar, tous s’empressaient de le reconnaître, de le saluer comme tuteur du jeune prince.

Bientôt Jeswunt-Row put faire son entrée à Mhysir, où son séjour se prolongea trois mois ; il paya les arrérages de ses troupes avec l’or et les bijoux laissés par Ahalya-Bae, et s’occupa d’établir l’ordre et la régularité dans son armée et dans son gouvernement. Prompt à récompenser les services de son fidèle allié, il lui accorda le titre de nabob, accompagnant cet honneur de riches présents ; et ce dernier s’empressa de faire écrire sur son cachet cette devise : « Le dévoué serviteur de Jeswunt-Row-Holkar. » Il fut, peu après, détaché avec un corps assez considérable dans la direction de l’est pour y faire de l’argent. Cette mission remplie, Ameer-Khan s’empara successivement de Bersiah, Seronge et Sangor, dévastant le pays à mesure qu’il avançait. Sangor, appartenant alors au peschwah, après avoir été défendu plusieurs jours par Venaick-Row, tomba en son pouvoir, et alors commencèrent des scènes de désordres et de pillage qui ne durèrent pas moins d’un mois entier. Ameer-Khan fit de vains efforts pour arrêter ses troupes ; mais il en était plutôt le guide que le général ou le souverain. Voulait-il interposer son autorité, les soldats lui rappelant son humble condition, lui disaient : « Avez-vous oublié que c’est à nous que vous devez d’être un grand personnage ? » Ils l’avertissaient de ne pas provoquer en eux un ressentiment propre à le réduire promptement à son insignifiance primitive. Ameer-Khan, n’en étant lui-même que trop convaincu, supportait ses insolences avec une patience d’ailleurs peu honorable, n’usant, pour rappeler les mutins au devoir, que de l’inutile moyen de la persuasion. Aussi cette armée, qui déjà péchait par l’absence de discipline, à compter de ce moment acheva d’en perdre toute trace. La plupart des soldats en possession d’un riche butin, n’avaient plus qu’une seule pensée, celle de le conserver ; les autres, moins heureux au pillage, ne cessaient de s’en plaindre, d’exhaler un mécontentement souvent voisin de la sédition.

Cependant Venaick-Row s’était adressé au rajah de Nagpoor ; Beni-Sing, un des chefs favoris de ce prince, ayant été envoyé à son secours, fit des marches singulièrement rapides ; il n’était plus qu’à quelques milles de Sangor lorsqu’Ameer-Khan apprit son arrivée. Montant immédiatement à cheval, ce dernier mit son armée en mouvement, parvint à peine à se faire obéir de 2 ou 3, 000 hommes. Les autres refusèrent, sous le prétexte ordinaire d’arrérages de solde. Quelques uns des principaux chefs afghans, enrichis par le butin, firent plus encore ; à peine virent-ils Ameer-Khan dehors du camp qu’ils s’en éloignèrent eux-mêmes dans une autre direction et s’acheminèrent vers le nabob de Rhopal, exemple bientôt suivi par beaucoup d’autres. Ignorant cette défection, Ameer-Khan continue sa marche ; il attaque le corps d’armée du rajah de Nagpoor, au premier choc est renversé de son cheval et y remonte aussitôt ; mais un de ses officiers, qui l’a vu tomber, le croit perdu, et se retire au galop jusque dans les murailles de Sangor. Chacun s’informe avec empressement du sort d’Ameer-Khan. Trop ému, l’officier ne répond pas, mais par geste donne l’ordre de plier bagage et de décamper. Ce signal est obéi, et en peu d’instants le camp n’était plus qu’un vaste désert. De retour après une action assez indécise, et qu’il voulait renouveler le lendemain, Ameer-Khan tomba à cette vue dans un étonnement indicible. Mais force lui fut de tout tenter pour rejoindre son armée ; il n’avait pas avec lui assez de monde pour qu’il fût prudent de demeurer dans un voisinage aussi rapproché de l’ennemi ; en conséquence, il fit mettre le feu à ses tentes et se dirigea vers les fugitifs. Kurreem-u-Deem son frère, envoyé à son secours par Jeswunt-Row, ne tarda pas à le rencontrer. Les reproches et les injures ne furent point épargnés entre Ameer-Khan et ses principaux officiers ; tous se trouvaient dans un état de dénûment absolu des choses les plus nécessaires. Il ne restait pas une seule tente à Ameer-Khan, et pour tout vêtement ceux qu’il portait. Plus jeune et aussi d’un caractère plus déterminé, Kurreem-u-Deem entreprit de faire rendre gorge à quelques uns des chefs qui s’étaient enfuis. Les premiers alléguaient son droit à se faire rembourser la valeur de ses bagages perdus ; comme ceux-ci s’y refusaient, il les attaqua vigoureusement à la tête de ses propres troupes et les contraignit d’en passer par ce qu’il voulait. Cependant Jeswunt-Row était fort mécontent de la conduite de Ameer-Khan à Sangor ; lui supposant même des intentions hostiles, il envoie un officier dévoué à la tête d’un corps de troupes pour s’emparer de lui. Ameer-Khan redoubla, par l’organe d’un de ses confidents, ses assurances de dévouement. Mais pour toute réponse Jeswunt-Row lui ordonne de se présenter seul à son camp. En rusé politique, Ameer-Khan n’hésite pas à obéir. Arrivé au camp mahratte avec une suite d’une centaine de chevaux, il se présente devant Jeswunt-Row, dépose aux pieds de celui-ci son épée et son bouclier, puis il dit : « Vous avez prêté l’oreille à la calomnie ; j’abandonne des armes dont je ne dois plus me servir pour vous. » Cette soumission, toute complète qu’elle fût, n’apaisa pourtant pas tout-à-coup le courroux et la défiance du Mahratte. Alors Ameer-Khan retourne chez lui absolument seul un matin, et cette fois lui présente une épée avec ces paroles : « Mettez un terme à vos doutes en prenant ma vie. Que ma mort puisse servir au triomphe de votre cause, c’est tout ce que je désire. » Vaincu cette fois, Jeswunt-Row se jeta dans les bras d’Ameer-Khan, affirmant qu’il ne conservait ni doute ni défiance.

Tous ces événements se succédèrent fort rapidement. L’armée de Scindiah n’était pas encore assemblée, que la meilleure partie de ses provinces en Malwa se trouvait déjà envahie, à demi ruinée. Une paix de trente ans préparait assez mal cette province à faire tête à l’orage qui venait les assaillir. L’approche de Scindiah obligea Holkar de rassembler ses troupes, montant alors à 60 ou 70,000 chevaux. Le premier détachement envoyé par Scindiah en Malwa fut défait ; mais Jeswun-Row, de son côté, soutint un terrible revers devant Suttwass. Après s’y être arrêté quelques jours, il marcha sur Sarungpoor, où s’opéra sa jonction avec Ameer-Khan. Malgré les pluies, dont c’était la saison, Jeswunt-Row se détermina à attaquer une division de l’armée de Scindiah, composée d’un corps de 8 bataillons et de 20 canons, et campée à Oojein. Après quelques jours d’escarmouches insignifiantes, une action décisive eut lieu ; on combattit long-temps avec acharnement, avec un courage égal des deux côtés ; mais une manœuvre habile de Holkar décida la victoire. Pendant qu’il chargeait l’ennemi de face, il envoya Ameer-Khan le tourner par la gauche. Ce mouvement s’étant exécuté avec un long circuit, les troupes de Scindiah prirent pour des amis les soldats de Ameer-Khan, et ceux-ci eurent le temps d’exécuter une charge à fond avant d’être reconnus. Les bataillons réguliers ne purent supporter ce choc inattendu, et dès lors sa défaite fut complète. À l’honneur de Jeswunt-Row, Oojein ne fut point pillé, preuve singulière de la discipline qu’il avait su établir dans son armée. Il se contenta d’y lever des contributions de guerre à la manière de Nadir-Shah à Delhi ; c’est-à-dire qu’il vendit aux enchères, à un certain nombre d’habitants, le droit d’imposer tels ou tels quartiers de la ville.

Dolwut-Row-Scindiah ne tarda pas à prendre sa revanche. À peine les pluies eurent-elles cessé qu’il détacha un de ses généraux avec un fort corps d’armée pour attaquer Indore. Alors à Oojein, Holkar se hâta d’accourir ; mais dans cette occasion il parut qu’il estima trop peu son ennemi. Pensant que ses troupes légères lui suffiraient, il n’emmena qu’une seule division d’infanterie et pas un seul officier européen ; les canons pris à Oojein, en nombre fort considérable, ne suivaient qu’à une distance assez longue. Il atteignit Indore quelques jours avant Ghatkia, le général de Scindiah. À son arrivée, ce dernier prit position à trois milles au midi de la ville, à un petit village nommé Beejulpoor. Jeswunt-Row avait lui-même dressé son camp non loin de ce lieu. Pendant huit à dix jours, ce furent des escarmouches continuelles. Mais au bout de ce temps il se décide enfin à une attaque plus sérieuse. Il détache Ameer-Khan à la tête de 10 à 12,000 hommes, avec ordre d’aller gagner, au moyen d’un long circuit, une position élevée en queue des ennemis ; puis, à un signal convenu, de l’attaquer en queue, tandis que lui-même chargera de front. Des généraux plus célèbres que Holkar n’auraient rien imaginé de mieux que ce plan, qu’un caprice du sort n’en fit pas moins échouer. Après quelques engagements assez insignifiants, des corps de cavalerie des deux armées en vinrent aux mains sans ordre de leurs chefs ; ceux de Scindiah, ayant le désavantage, s’enfuient et répandent le désordre dans l’infanterie ; une partie de celle-ci se débande et met bas les armes. Jeswunt-Row n’en fait moins tous ses efforts pour empêcher l’action de devenir générale ; il veut donner le temps à Ameer-Khan d’exécuter la manœuvre convenue. Or, ce délai, que les troupes de Scindiah attribuent à la timidité, leur rend le courage ; s’apercevant qu’à peine 2 ou 3,000 chevaux leur font face, elles reprennent leurs rangs, alors Holkar tente une attaque sérieuse, qui échoue complètement. Pendant ce temps, Ameer-Khan avait atteint sa destination, mais à la fin du jour ; et Jeswunt-Row, à moitié défait, ne se trouvait plus en mesure d’exécuter une attaque combinée. L’avantage demeura aux troupes de Scindiah. La confusion devint de plus en plus forte dans les troupes de Holkar qui, voyant ou croyant tout perdu, s’enfuit avec quelque peu d’infanterie à Jaum, abandonnant à l’ennemi ses canons, son camp, sa capitale.

À cette époque, le gouverneur-général poursuivait avec plus d’activité que jamais son projet d’alliance défensive et de garantie réciproque entre tous les États de l’Inde. Il envoya dans ce but au camp de Dowlut-Row-Scindiah, le colonel Colin, avec mission de proposer à celui-ci une alliance aux conditions suivantes : 1° L’admission à son service d’une force auxiliaire britannique, qui serait stationnée dans l’intérieur de ses États ; 2° la cession en souveraineté perpétuelle à la Compagnie d’une étendue de territoire dont le revenu pût couvrir les dépenses nécessitées par cette force ; 3° l’arbitrage du gouvernement britannique dans toutes les difficultés qui pourraient survenir entre Scindiah et le nizam, et éventuellement entre Scindiah et les autres princes de l’Indostan ; 4° le renvoi de tous les Français en ce moment à son service, et la promesse de n’en plus recevoir aucun à l’avenir. Le désir du gouverneur-général eût été que Scindiah prît à sa solde autant de troupes que le nizam ; toutefois, il se serait au besoin relâché de cette prétention et contenté d’un moindre nombre. Le troisième article n’était pas non plus un objet de première importance à ses yeux : l’arbitrage du gouvernement britannique, par la force des choses, ne pouvait manquer d’être avant peu accepté de tous. Cependant, après s’être montré disposé à recevoir le négociateur anglais dans son camp, après l’avoir même fait inviter à y venir, Scindiah ne lui adressa aucune proposition spéciale. À l’entendre, son seul motif pour désirer la présence de celui-ci avait été de donner une nouvelle preuve de ses bonnes dispositions à l’égard du gouvernement anglais ; surtout de posséder une voie de communication plus facile et plus commode. Quelque temps après, le résident écrivait en effet au gouverneur-général : « Je considère comme un devoir indispensable d’annoncer à Votre Excellence que Scindiah n’a aucune intention d’améliorer ses rapports avec nous. » En d’autres termes, Scindiah voyait alors ses affaires en si bon état, qu’il se croyait dispensé pour toujours d’avoir recours à la protection de la Compagnie. Dans cet état de choses, le résident pensa qu’il était de la dignité du gouvernement britannique de ne présenter de son côté aucune proposition.

Après le gain de la bataille d’Indore, Sirjee-Row-Ghatkia s’empara de cette ville ; là se renouvelèrent les mêmes scènes de pillage, de carnage et d’oppression qu’à Sangur. On porte à 4 ou 5, 000 le nombre des habitants qui furent massacrés ; différant en cela d’Ameer-Khan, Sirjee-Row encourageait, excitait lui-même la fureur et l’avidité de ses soldats. Le petit nombre des habitants échappés au fer des vainqueurs, dépouillés de ce qu’ils possédaient, s’enfuirent dans les montagnes ; ils s’y trouvèrent bientôt en proie aux tourments de la misère et de la faim. Pendant ce temps, Jeswunt-Row prit à Jaum une forte position, qu’il fortifia encore, où il parut vouloir se tenir long-temps immobile. Profitant de cette inaction, la cavalerie ennemie ne tarda pas à s’approcher jusqu’à peu de distance de son camp, où bientôt elle le bloqua étroitement ; aucun convoi ne lui arrivait, et les vivres ne tardèrent pas à lui manquer. Dans cette extrémité, tout ce qu’il possédait, or, argent, et jusqu’aux bijoux trouvés dans le trésor de Ahalya-Bae, fut distribué aux soldats ; chaque cavalier reçut une pièce d’or de la valeur de 5 roupies. Alors après avoir mis le peu de bagages qu’il possédait en sûreté derrière les murs de Mhysir, faisant une rapide marche de soixante-dix-huit milles en un jour, il se présenta tout-à-coup devant la riche ville de Rutlam. Arrivé sous les murs de la ville, et les montrant à ses soldats : « Voilà, dit-il, où vous pouvez vous refaire de vos pertes et de vos privations. » La ville fut prise en effet, et le pillage dura treize jours. Après cela, il se remit en marche avec une armée dont les chevaux pliaient sous le poids du butin. Alors Holkar dit à ses adhérents : « Aucun moyen ne me reste de vous donner une paie régulière ; mais quand vous voudrez je vous mènerai à semblable fête. » Promesse accueillie dans tous les rangs avec de grandes acclamations. Bientôt convaincu que ses intérêts se trouvaient compromis par son association à la cause de Casee-Row, Scindiah pria celui-ci de se rendre à Mhysir auprès de Holkar. Reçu par ce dernier d’une manière distinguée, le jeune prince n’obtint d’ailleurs aucune autorité dans l’administration des affaires. Comme un jour il se vantait de son influence dans le conseil de Dowlut-Row-Scindiah, et qu’il proposait à Jeswunt-Row d’effectuer une réconciliation entre eux : « Que Dieu, par pitié pour la noble race de Holkar, eût fait de vous une femme, alors sans doute vous eussiez pu être bon à quelque chose, en donnant des enfants à une autre famille. Mais comme vous avez le nom sans le courage de l’homme, vous ne pourrez servir qu’à la honte, à la ruine de la vôtre. » Scindiah fit de nouvelles propositions de paix ; il offrit de relâcher le fils de Mulhar-Row, et avec lui toutes les possessions de Holkar ; il demandait que Jeswunt-Row s’abstînt de dévaster ses provinces. Ce dernier, dans l’origine, n’avait pas demandé davantage. Mais, ses prétentions s’étant accrues, il exigea la reddition de quelques terres ayant appartenu jadis à la maison de Holkar. Sur le refus de Scindiah, se décidant à porter la guerre sur un théâtre plus étendu, il ravagea d’abord la province de Mewar, puis se retira à Rampoore, dans le Chumbul ; on prétend qu’il découvrit en ce lieu un trésor considérable, dans le voisinage du fort de Hinglaisguhr. De là, il se porta sur Amjherra, qu’il pilla et brûla, irrité qu’il fut de la résistance du rajah ; plus tard il passa la Nerbudda, tomba sur les districts de Scindiah dans le Nemaur, qu’il dévasta complètement ; réduisit en cendres Eundha, ville opulente. Il leva de pesantes contributions sur Berampoor, réunit toute son infanterie, augmenta sa cavalerie puis il alla faire de l’argent dans le Candéish. Ameer-Khan et les autres chefs pillaient de leur côté dans d’autres directions, pour subvenir à l’entretien de leurs troupes ; les États du peschwah et ceux du nizam leur étaient livrés comme une proie. Au milieu de ces scènes de pillage et de dévastation Jeswunt-Row parvint à s’approcher de Poonah ; Dowlut-Row-Scindiah se hâta de détacher un corps de troupes pour protéger le peschwah. Les deux armées prirent bientôt position dans le voisinage de la capitale.

Le 25 octobre 1802, les troupes de Holkar et les armées combinées de Dowlut-Row-Scindiah et du peschwah se trouvèrent en présence. Après quelques manœuvres préliminaires, Jeswunt-Row offrit la bataille ; son infanterie se déployant en première ligne en face de l’ennemi, sa cavalerie sur les ailes et en arrière. La haine la plus violente existait entre lui et le peschwah. On débuta bien par quelques négociations, mais sans aucune espérance de les voir aboutir à un résultat pacifique. Holkar, toutes ses dispositions faites, monta sur une petite éminence d’où la vue embrassait aisément le champ de bataille. Scindiah, qui avait accepté hardiment le combat, obtint d’abord quelque avantage ; il mit en fuite un corps de la cavalerie de Holkar. À cette vue, ce dernier s’élance à cheval, se dirige vers le lieu de l’action ; s’adressant avec ironie aux fuyards, il les invite à retourner près de leurs femmes et de leurs enfants : « C’est bien là votre place, leur dit-il, non sur le champ de bataille ! Quant à moi, je ne dois pas survivre à cette journée. Que je sois vaincu, où trouverais-je une pierre pour reposer ma tête ? » Ses actions répondant à ses paroles, il se précipite au milieu de son infanterie régulière ; commandée par un jeune et brave officier anglais, celle-ci maintenait à grand-peine le combat. À cette vue, les cavaliers, honteux, reviennent sur leurs pas, attaquent à leur tour les troupes de Scindiah, qui, se croyant certaines du succès, commençaient à se débander. En peu d’instants la chance a tourné, et la victoire se déclare pour Holkar. L’armée combinée de Scindiah et du peschwah, après avoir laissé bon nombre de cadavres sur la place, prit la fuite, abandonnant au pillage du vainqueur tentes, bagages, artillerie. Poonah, demeurée sans défense, fut au moment de subir le même sort. Ameer-Khan et ses Afghans, après s’être emparés des faubourgs, en commençaient déjà le pillage ; mais Holkar, jaloux de conserver pour lui-même cette riche proie, accourut à sa défense. Il fit tirer le canon sur eux ; puis, comme ceux-ci ne s’en obstinaient pas moins au butin, quoique blessé lui-même et tout sanglant, il se précipite au milieu d’eux, et en tue trois ou quatre de sa propre main. Ici comme à Oojein, Jeswunt-Row déploya un grand degré d’énergie et de courage personnel. Ameer-Khan, tout au contraire, montra pendant toute cette affaire plus de rapidité dans la fuite que d’ardeur au combat. Il n’en vint pas moins féliciter de la victoire Jeswunt-Row, et avec un air aussi fier que s’il y eût beaucoup contribué. Ce dernier lui dit en souriant : « Vous avez été bien heureux d’échapper, frère. — Heureux en vérité, répond Ameer-Khan ; regardez le sommet de ma bride, brisé par un boulet de canon. — Aussi êtes-vous un par trop fortuné coquin, répond l’autre en éclatant de rire, car je vois que le coup n’a pas touché aux oreilles du cheval, quoique le petit bouquet de plumes fût au milieu. » La vérité et l’à-propos de l’épigramme provoquèrent aussitôt autour d’Ameer-Khan confus de longs et bruyants éclats de rire.

Après sa défaite, le peschwah se réfugia dans une forteresse à peu de distance de Poonah. Bientôt il reprit sa fuite jusqu’à Mhar, autre forteresse sur la rivière Banesh, dans le Concan, contrée maritime à l’ouest des Ghauts. Il était important pour Holkar de s’emparer du peschwah afin d’exercer l’autorité à l’abri de ce nom, ainsi que l’avait fait Scindiah ; aussi fit-il tous ses efforts pour y parvenir, mais sans succès. L’entreprise échouée, il demeura une quinzaine de jours dans une apparente inaction ; il attendait un fils adoptif du père peschwah, avec l’espérance de s’en servir dans le même but. Ce dernier, nommé Amrit-Row, sous le prétexte que l’abandon de sa capitale par Bajee-Row équivalait à une abdication, assuma les fonctions sans toutefois oser prendre le nom de peschwah. Holkar et Amrit-Row s’empressèrent de donner au résident anglais les assurances les plus positives de leurs dispositions amicales à l’égard de sa nation. Toutefois celui-ci n’osa demeurer auprès d’eux, ce qui aurait semblé une reconnaissance de l’autorité nouvelle. Il demanda ses passeports et se mit en route pour Bombay. Les habitants de Poonah, dans les premiers temps qui suivirent la prise de la ville, furent traités avec les plus grands ménagements ; la collection des revenus se fit avec beaucoup de modération. Mais bientôt tout cela changea ; les Anglais se préparaient à entrer en campagne, et Jeswunt-Row dut se procurer de l’argent à tout prix, afin de se mettre lui-même sur la défensive. Il fit fouiller toute maison dont l’extérieur trahissait quelque aisance ; tout habitant suspect d’opulence fut emprisonné, souvent mis à la torture, jusqu’à ce qu’on en eût extorqué certaines sommes arbitrairement fixées d’avance. Jeswunt-Row obtint de la sorte un butin considérable, et, après avoir soldé une grande partie des arrérages de son armée, se mit en marche, avec un trésor bien rempli, vers l’Inde centrale.

Le gouvernement britannique se préparait alors avec grande activité à l’accomplissement de ces deux objets, pour lui d’une grande importance : 1° restaurer dans la plénitude de son autorité le peschwah en fuite ; 2° profiter de la circonstance pour conclure, tant avec le peschwah qu’avec les autres États mahrattes, des traités d’alliance défensive et de garantie réciproque, c’est-à-dire leur imposer, moyennant subside, le service d’un corps auxiliaire anglais. Sur ces entrefaites le peschwah, qui ne se croyait nulle part en sûreté contre Holkar, demanda un vaisseau anglais qui pût le conduire à Bombay. C’était abonder dans le sens du gouverneur-général. Celui-ci ne pouvait rien désirer de mieux que de voir le peschwah se placer de lui-même sous la protection de l’Angleterre. Mais le peschwah n’exécuta pas ce projet : au lieu de se rendre à cette présidence, il finit par se réfugier dans une ville de sa propre domination, d’ailleurs se mettant là aussi sous la protection d’une force anglaise. De là, il se hâta d’envoyer un message à Bombay. Dans ses dépêches, le peschwah manifesta plus vif désir de conclure les arrangements proposés avec le gouvernement britannique ; toutes les demandes des Anglais étant accordées, par conséquent tout obstacle de leur part éloignés, il se flattait de se voir, aussi promptement que possible, rétabli par leurs troupes dans la pleine possession de son autorité. À son arrivée à Bassein, il reçut, le 16, une minute de ce traité, dont la conclusion définitive fut fixée au surlendemain. Quelques discussions eurent lieu les jours suivants ; mais elles portaient sur des objets de peu d’importance, et cette convention diplomatique, devenue célèbre dans la suite sous le nom de traité de Bassein, fut signé le 31 décembre. Les principales conditions de ce traité consistaient en : l’admission par le peschwah à son service d’une force permanente anglaise ; la cession au gouvernement britannique d’un territoire suffisant pour l’entretien de cette force ; l’engagement de ne plus se mettre de lui-même en guerre avec un autre État quelconque, mais de soumettre à l’arbitrage des Anglais tous ses différends politiques ; en un mot, à n’avoir de relations avec les étrangers que par l’intermédiaire du gouvernement anglais. D’ailleurs, sous certains rapports, la situation de ce nouvel allié à l’égard des Anglais restait différente de celle des nabobs de Oude et du Carnatique. Ces derniers s’étaient substitués, ou du moins en partie, au gouvernement intérieur de ces princes. Le peschwah demeurait au contraire dans le plein exercice de son autorité à l’égard de ses sujets : condition stipulée par un article spécial du traité.

Le peschwah reçut le traité ratifié par le gouverneur-général le 18 mai 1803, et dit-on, avec les démonstrations de joie les plus vives. Depuis quelques mois déjà, une armée avait été assemblée sous le nom d’armée d’observation, sur les frontières de Mysore ; prête d’ailleurs à être employée partout où on le jugerait convenable. Le gouverneur de Bombay avait ordre de mettre sur le pied de guerre toutes les troupes disponibles ; le résident de Hyderabad levait de même un détachement considérable, parmi des troupes auxiliaires du nizam. À la fin de février, le colonel Stevenson, à la tête de cette force auxiliaire, en outre de 6,000 hommes d’infanterie et de 9,000 hommes de cavalerie indigène, alla prendre position sur la frontière ouest de Hyderabad, à Paraindah, à cent seize milles de Poonah. Le général Stuart, commandant en chef de la résidence de Madras, avait sous ses ordres une autre armée sur la frontière de Mysore : un corps composé de 9,000 hommes d’infanterie et 1,800 chevaux au service de la Compagnie, plus 2,300 appartenant au rajah de Mysore, fut détaché de cette armée ; le commandement en fut confié au major-général Arthur Wellesley, désigné pour ce poste par de grandes qualités militaires, surtout par des succès récents dans le commandement de Seringapatam. Il passa promptement la Toombudra à la tête de ce corps d’armée. Holkar ne l’attendit pas. Il devint dès lors inutile d’amener à Poonah l’armée tout entière, on put se contenter d’un nombre de troupes beaucoup moindres. Amrit-Row se trouvait dans cette ville avec une garde de 1,500 hommes. Le bruit se répandit tout-à-coup qu’il avait résolu de brûler la ville ; nouvelle, n’ayant d’ailleurs que bien peu de chance d’être accueillie ; on savait que, dénué d’énergie, c’était à contre-cœur, qu’il se prêtait au rôle que lui imposait Holkar. Le peschwah n’en fit pas moins prier le général Arthur Wellesley de détacher en avant quelques uns des officiers des Mahrattes avec leurs troupes pour préserver sa famille. Le général ne crut pas que ce serait là une ressource proportionnée au danger ; il préféra le prévenir en arrivant lui-même à l’improviste. On apprit alors que Amrit-Row, encore à Poonah, se hâtant d’en éloigner la famille du peschwah, l’avait dirigée sur Servagur. Arthur Wellesley déploya dans cette occasion cette activité dont il n’a jamais cessé de donner des preuves ; il prit avec lui seulement sa cavalerie, fit une marche de nuit à travers un pays difficile, ne parcourut pas moins de soixante milles en trente heures, et arriva à l’improviste sous les murs de Poonah. En apprenant cette nouvelle, absolument inattendue pour lui, Amrit-Row s’éloigna immédiatement. On ne sait point encore s’il eut bien réellement l’intention de brûler la célèbre capitale mahratte. La restauration du peschwah ne devait donc plus rencontrer de difficultés. Il entra dans la ville escorté des troupes anglaises, accompagné des membres de sa famille et des principaux chefs mahrattes. Il s’assit de nouveau sur le musnud, et reçut des présents de ses principaux serviteurs. Le résident anglais se hâta de se rendre au palais et de lui rendre hommage dans la forme accoutumée. Des salves furent tirées par les Mahrattes et les Anglais à son entrée dans la ville, à son entrée dans le palais, au moment où il s’assit sur le musnud.

Scindiah n’avait pas eu d’abord d’objection à la restauration du peschwah ; la politique anglaise, selon lui, ne pouvait manquer de détruire le rival dont la renommée l’importunait depuis la bataille de Poonah. Il aurait même incliné assez volontiers à aider les Anglais à cette mesure, avec l’arrière-pensée de s’emparer ensuite à son profit de la personne du peschwah. Mais Holkar étant en fuite, le gouvernement du peschwah rétabli, sans qu’il s’en fût mêlé, il comprit que tout cela c’était l’annihilation de son influence. Il devint dès lors, au fond du cœur, l’ennemi du traité de Bassein. D’un autre côté, comme la présence de Scindiah à Poonah aurait eu inévitablement l’effet sinon d’annuler, du moins de troubler la convention nouvellement conclue, le gouverneur-général lui enjoignit de quitter la position menaçante qu’il occupait sur la frontière du nizam, et de repasser la Nerbuddah ; enfin il lui signifia que tout refus, tout délai de sa part serait considéré comme une preuve non équivoque d’intentions hostiles. Or, Scindiah n’abandonnerait peut-être pas ses prétentions sans coup férir ; en conséquence, des ordres furent donnés au major-général Wellesley de se tenir prêt à agir ; et ce dernier se porta de quelques marches au nord de Poonah, tout en entretenant une correspondance suivie avec le résident britannique près de Scindiah. D’un autre côté, lord Wellesley confia le pouvoir le plus illimité, tant civil, que militaire et politique, aux généraux des armées du Deccan et de l’Indostan. Le major-général Wellesley avait pour mission spéciale de négocier, par lui-même et par ses agents, avec Scindiah, Holkar et le rajah de Berar, sur cette base que leurs troupes rentreraient immédiatement dans les limites de leur domination, ou qu’ils donneraient des gages suffisants de leurs pacifiques dispositions à l’égard du gouvernement britannique et de ses alliés. Une déclaration positive à ce sujet devait être exigée dans le délai d’un certain nombre de jours ; et, en cas de refus, le major-général était autorisé à rappeler le résident britannique du camp de Scindiah. Il devait encore négocier et conclure séparément un traité de paix avec Scindiah et le rajah de Berar ; soit ensemble, soit séparément. Le général Lake, commandant la grande armée de l’Indostan, reçut des pouvoirs analogues. Dans des instructions détaillées, le gouverneur-général lui désignait le but à atteindre en cas de guerre : c’était l’anéantissement complet de ce pouvoir français dans l’Indostan, à cette époque encore formidable aux yeux de tous les hommes d’État anglais ; l’occupation de Doab, contrée comprise entre la Jumma et le Gange, jusqu’au pied des montagnes de Cumaoun ; la possession de Delhi et d’Agra, et d’une chaîne de postes sur la rive droite de la Jumma, depuis ces montagnes jusqu’à la province de Bundelcund. Lord Wellesley insistait particulièrement sur l’expulsion complète des Français de l’Indostan. Il expliquait en détail à lord Lake son opinion personnelle sur les meilleurs moyens de réaliser l’ensemble de ces mesures ; d’ailleurs pleine liberté demeurant à ce dernier d’altérer ou de modifier ce plan suivant les circonstances. Lord Wellesley comptait au nombre de ses éminentes qualités celle de savoir également soit pratiquer soit déléguer le pouvoir, selon l’occasion. Il l’exerçait par lui-même dans toute sa plénitude, sans aucune crainte de responsabilité, ou bien il le transmettait tout entier à d’autres mains sans méfiance ni jalousie.

Scindiah avait été mieux traité par les Anglais qu’il ne s’y était vraisemblablement attendu. Ces derniers, en tant que soutiens, qu’alliés du peschwah, ne lui semblaient pas moins des ennemis bien plus haïssables que Holkar. Dans son usurpation, non content de s’arroger une entière suprématie sur les États mahrattes, Scindiah étendait encore ses vues ambitieuses jusqu’à la souveraineté du Deccan. L’alliance des Français en le mettant à même, du moins le croyait-il, de résister à tous les États de l’Inde, confédérés contre son pouvoir, l’encourageait dans cette prétention. La rébellion de Holkar lui sembla d’abord plus propre à l’encourager qu’à la contrarier ; plus tard ses succès rapides et décisifs, l’établissement de sa propre autorité à Poonah, conséquences immédiates du concours des Français et de la discipline de son armée, lui donnèrent la confiance qu’un résultat si promptement obtenu serait durable. Ses défaites récentes, l’occupation momentanée de sa capitale par les Anglais, n’avaient pas suffi à le faire complètement revenir de ces idées. Il se flattait toujours de parvenir avec le temps, d’abord à renverser, plus tard à expulser de l’Inde les Européens. Ne visant dès lors qu’à exciter de nouveaux troubles. il ne cessa de s’opposer sous les moindres prétextes à l’exécution du traité de Bassein, à l’entourer d’obstacles toujours renaissants. Le mécontentement du rajah de Berar à l’occasion de ce traité, l’inimitié connue de ce rajah contre les Anglais, ne pouvaient donc manquer de contribuer à animer les espérances de Scindiah. On le vit donc se hâter d’entrer dans une étroite alliance avec ce chef. De son côté, au moyen de cette alliance, le rajah, se flattait de conquérir une entière souveraineté sur les différents États mahrattes. Dans des vues analogues, mais à son profit, Holkar finit par entrer lui-même dans cette confédération. Ainsi ces trois pouvoirs, tout en se haïssant, tout en se proposant les uns et les autres un but différent, chacun déjà ennemi des deux autres, n’en cimentèrent pas moins une étroite alliance.

Malgré toute l’habileté, toute la dextérité de la politique orientale, ces intrigues ne demeurèrent pas long-temps cachées. Scindiah forma un camp à Boorhanpoor ; donnant pour raison de cette mesure la nécessité de se mettre en garde contre Holkar, prétexte mal choisi, car l’alliance anglaise le garantissait de tout danger de ce côté. Le colonel Collins, résident, envoyé par le gouverneur-général à ce camp, pénétra promptement les secrets projets du rusé Mahratte. Le 24 mars, en ayant obtenu audience, il le somma de s’en expliquer catégoriquement. Les ministres de Scindiah nièrent ces menées, et Scindiah prenant la parole, se défendit de toute intention de jamais s’attaquer au gouvernement anglais. Après l’avoir laissé s’engager de la sorte, le résident anglais lui demanda quelques preuves de sa sincérité ; c’est-à-dire sa retraite immédiate de l’Indostan, ou son assentiment formel au traité de Bassein, ou enfin une explication satisfaisante de ses dernières négociations avec le rajah de Berar et Holkar. Sur les deux premiers points, Scindiah fit des réponses évasives ; mais au sujet des négociations, il s’était borné, dit-il, à agir dans la limite de ses droits. Il fut prévenu que les Anglais, en raison de ses préparatifs de guerre, prendraient eux-mêmes des mesures de prudence. Alors, poussé à bout, ce chef impétueux et dissimulé tout à la fois déclara ne pouvoir donner aucune réponse avant d’en avoir délibéré avec le rajah de Berar. Il se trouvait, à cette époque, campé avec une force considérable sur les frontières de Nizam ; le rajah de Berar à la tête d’une nombreuse armée, ne tarda pas à l’y rejoindre. Tous deux entamèrent alors de nouvelles correspondances avec Holkar, le peschwah, le nizam, un grand nombre de chefs de la confédération mahratte. Scindiah envoya l’ordre au général Perron de se tenir prêt à agir avec toutes ses troupes, de manière à faire au besoin diversion en faveur de l’armée mahratte. Dévouées à Scindiah, les troupes de Perron étaient en outre animées d’une haine violente contre les Anglais ; et l’empressement personnel du chef à obéir aux instructions de Scindiah ne pouvait être douteux. Les officiers du peschwah, dans la province de Bundelcund reçurent des instructions analogues ; toutes ces démarches équivalaient bien au fond à une déclaration de guerre, cependant lord Wellesley essaya d’une nouvelle démarche conciliatrice ; il somma encore une fois Scindiah d’avouer ou de nier les démarches que nous venons de raconter. Ce dernier ne se fit pas faute d’affirmer qu’il n’existait aucune instruction du genre de celle-là, écrite, envoyée ou signée par lui ; loin de là, que toutes les siennes renfermaient la formelle recommandation de respecter les frontières britanniques. Alors même, les envoyés de Scindiah n’en parcouraient pas moins toutes les cours des petits princes indous pour les engager à se joindre à la confédération. Le général Perron écrivit à un des principaux chefs rohillas pour l’engager à faire naître des troubles dans le district de Rampore ; il lui donnait l’assurance d’un prompt secours de la part de Scindiah ou des troupes françaises à Delhi. Ces dépêches et une partie de celles confiées par Scindiah à ses agents, tombèrent dans les mains des Anglais. Comprenant alors que la situation touchait à un dénouement immédiat, le gouverneur-général se mit en mesure d’agir. Par ses ordres, le major-général Wellesley fit connaître une dernière fois aux deux principaux confédérés, Scindiah et Bhonsla, les intentions pacifiques du gouvernement anglais ; il leur demanda formellement le rappel, dans l’intérieur de leurs États, de leurs armées respectives. En réponse à cette demande les chefs proposèrent d’abandonner leur situation actuelle le jour même où les troupes anglaises atteindraient les stations de Bombay, de Seringapatam et de Madras : offre repoussée par les Anglais.

Les confédérés proposèrent alors qu’un même jour fût fixé pour leur retraite et celle de l’armée anglaise. Cette offre rejetée comme la première, ils en firent une autre ; c’était de faire commencer la retraite de leur armée vers la province de Berar et le nord de l’Indostan le jour même où le général Wellesley se mettrait lui-même en mouvement, mais tout l’ensemble de leur conduite ne rendait que trop évidente leur résolution de ne point exécuter ce plan. Les chefs concentraient de jour en jour davantage leurs troupes aux environs de Boorhanpoor ; on les voyait pour ainsi dire attendre, guetter le moment de frapper un coup décisif sur quelques uns des États alliés au× Anglais. Le moment d’agir semblait donc venu pour ces derniers ; et d’autant plus que les dépenses de tant de troupes réunies égalaient, surpassaient même celles de la guerre ; c’était la guerre elle-même moins ses chances favorables. À la fin de septembre, les Mahrattes célèbrent une grande fête appelée le Desseree. Le but de cette fête est de rappeler à l’esprit de tous leur origine guerrière et conquérante, de les stimuler à de nouvelles aventures ; ainsi une des jouissances consacrées est de piller le blé encore sur pied ; avertissement symbolique que la saison du pillage est arrivée. Ces souvenirs et ces usages ne pouvaient manquer de produire dans les esprits une exaltation dangereuse. Les confédérés avaient encore quelque dessein sur la succession du nizam, dans le cas ou ce dernier viendrait à mourir, événement que l’état de santé de ce prince faisait considérer comme fort rapproché, et on le savait. Par toutes ces considérations, le colonel Collins reçut l’ordre de prendre congé de Scindiah, et de revenir au camp anglais, ce qu’il fit le 3 août. Le plan, fort étendu, du gouverneur, consistait à effectuer une attaque générale sur les forces des confédérés rassemblées dans le Deccan, sous Scindiah et le rajah de Berar, puis sur les possessions de ces chefs. Dans ce but, les diverses présidences devaient se mettre en communication, et faire converger leurs forces sur le grand quartier-général de l’ennemi. L’exécution de ce plan embrassait de la sorte l’Inde entière.

Lord Wellesley, comme on le verra tout-à-l’heure, ne se proposait rien moins en effet qu’un remaniement complet de la situation de la péninsule ; grande tâche, mais nullement au-dessus de ses talents. Doué d’un caractère ferme et d’un esprit vaste, lord Wellesley embrassait d’un coup d’œil et jusque dans leurs moindres détails les immenses intérêts confiés à ses soins. Mieux encore, sachant et, quelque sorte faire passer son esprit tout entier dans ses moindres agents, il savait être pour ainsi dire à la fois présent sur tous les points de l’empire ; sur les frontières les plus éloignées, au sein des provinces les plus reculées, l’autorité du gouverneur-général était aussi complètement obéie que dans l’enceinte du fort Williams. Lent à se résoudre, quand une fois il s’était fixé un but à atteindre, il y marchait tout droit, ne se laissant distraire par rien, écartant hardiment tout obstacle de son chemin. Incapable de toute jalousie, nul ne se montra jamais plus empressé à faire valoir le mérite de ceux qui se trouvèrent sous ses ordres. Il prenait soin d’écarter d’eux toute gêne, toute vexation, toute crainte de responsabilité, en les couvrant par avance de la sienne. Aussi, quel que fût le mérite, de ceux-là, entre autres des généraux qui commandèrent les armées dans la guerre qui va s’ouvrir, il est hors de doute qu’ils durent une partie de leurs succès, même de ceux du champ de bataille, à la direction ferme, éclairée, habile, qu’ils reçurent du gouvernement central.

L’ensemble des forces anglaises réunies pour commencer la guerre se montait à 55,000 hommes. Ces troupes formèrent deux corps d’armée principaux, l’un sous les ordres du général en chef, le général Lake, destiné à agir dans le nord ; l’autre sous ceux du major-général sir Arthur Wellesley, destiné à agir dans le midi. Plusieurs détachements moins considérables devaient en outre être placés de manière à les soutenir au besoin. L’armée du général Lake, alors cantonnée dans le Doab, consistait en 8 régiments de cavalerie, dont 3 européens et 5 indigènes ; 200 artilleurs européens, un régiment d’infanterie européenne et 11 bataillons d’infanterie indigène, le tout montant à 10,500 hommes ; de plus, 3,500 hommes rassemblés, dans le voisinage de Allahabad dans le but d’envahir la province de Bundelcund. Dans le Deccan, le major-général Wellesley avait sous ses ordres un corps de 8,902 hommes, savoir : 1,700 cavaliers, 272 artilleurs, le reste consistant en infanterie tant européenne qu’indigène ; plus 357 artilleurs lascars et 653 pionniers de Madras. À Hyderabad, une force auxiliaire, sous les ordres du colonel Stevenson, montait à 7,911 hommes, savoir : 900 hommes de cavalerie indigène, 120 artilleurs européens, 768 fantassins européens, 6,113 fantassins indigènes, enfin 276 artilleurs et 202 pionniers lascars. Plus tard, deux bataillons de Cipayes rejoignirent l’armée du major-général Wellesley, qui alors se trouva forte de 18,700 et quelques hommes. Il avait en outre sous ses ordres 2,400 hommes de cavalerie européenne et 3,000 hommes de la cavalerie du peschwah. Un corps d’armée de 7,000 hommes de la présidence de Bombay était en ce moment activement employée à la réduction des ports de mer appartenant à Scindiah dans le Guzerate, à l’extrémité ouest de la presqu’île. Après avoir pourvu à la sureté de Surate, Brodera, Bombay et d’autres places dans le Guzarate, le général Wellesley divisa le reste de cette force, c’est-à-dire 4,200 hommes, en deux détachements, dont l’un prit position en avant de Brodera, au nord de la Nerbuddah ; l’autre se prépara à occuper une position au midi de la Taptee, entre Songur et Surate ; mouvement ayant pour objet de priver les Mahrattes de toutes possessions maritimes sur la côte. Un autre corps d’armée de 5,000 hommes, sous le commandement du colonel Harcourt reçut la même destination ; il lui était enjoint de soumettre la riche province de Cuttah, en Orissa, sur la côte orientale de la Péninsule, appartenant au rajah de Berar ; c’eût été une barrière imposante et propre à défendre de ce côté les possessions anglaises contre le pillage et les invasions de leurs voisins. Le major-général Wellesley devait combattre les armées combinées de Scindiah et du rajah de Berar, où ceux-ci se trouvaient en personne. Le général en chef avait en face de lui un corps d’armée commandé par le général Perron, chargé en ce moment de la garde de l’empereur, et ayant sous ses ordres 72 bataillons donnant un total de 43,650 hommes, plus 464 pièces de canon. À la tête de son corps d’armée, Lake campait à Cawpore et dans les environs.

Le gouverneur-général, tout en prenant les mesures d’attaque, ne négligeait pas les précautions de simple défense. 2,000 hommes durent rester à Hyderabad pour assurer la tranquillité de cette ville. 16, 000 hommes prirent position à Poonah pour protéger le peschwah. De plus, un corps de réserve sous le major-général Campbell fut stationné à Moogdul, capitale du district de ce nom, sur la Kristna, à environ quatorze jours de marche d’Hyderabad. Ce dernier corps, fort de 4,000 hommes, en raison de sa position, pouvait facilement tenir en échec les districts méridionaux des Mahrattes, en même temps protéger le territoire de la Compagnie, s’il en était besoin, après la mort du nizam, qu’on s’attendait à voir suivie de grands troubles. Cet événement étant survenu le 6 août 1803, le fils aîné du prince décédé, Mirza-Seember-Shah, lui succéda, grâce à la protection d’une force britannique alors stationnée sur les frontières de Mysore. Le ministre de ce royaume campait précisément à l’arrière-garde du général Campbell. 13,000 hommes stationnés à Midnapoor devaient, s’il en était besoin, se porter au secours des troupes engagées dans l’invasion de Buttah ; enfin une division de 2,000 hommes campait dans les environs de Benarès.

Le gouverneur-général, par l’ensemble de ces immenses préparatifs, se proposait d’obtenir certains résultats militaires ou politiques d’une grande importance. Comme résultats militaires, il voulait : 1° conquérir cette portion des États de Scindiah renfermée entre le Gange et la Jumna ; détruire le corps d’armée français qui protégeait ce district ; étendre les frontières de la Compagnie jusqu’à la Jumna ; s’emparer des villes d’Agra et de Delhi ; établir une chaîne de postes sur la rive droite de la Jumna de manière à protéger la navigation de la rivière ; 2° joindre le territoire du Bundelcund à la domination anglaise. Comme résultats politiques : 1° la possession de l’autorité nominale du grand Mogol, c’est-à-dire de sa personne, ou mieux encore l’usage de son nom pour tout emploi qu’il jugerait convenable d’en faire ; 2° l’extension de son plan général d’alliance ; car il désirait que la totalité de ces petits États, au midi et à l’ouest de la Jumna depuis la Jyneghur jusqu’au Bundelcund, se trouvassent compris dans un système effectif d’alliance avec le gouvernement britannique.

Le major-général Wellesley, après avoir défait les forces combinées de Scindiah et du rajah de Berar, devait s’occuper de protéger de ce côté le territoire de la Compagnie et celui de ses alliés. Il devait aussi établir des traités de subsides, c’est-à-dire d’alliance défensive et de garantie réciproque avec les gouvernements du nizam, du peschwah et du guickwar. Il devait surtout s’occuper sans relâche de la destruction du corps d’armée discipliné à l’européenne au service de Scindiah. D’après l’usage, certains districts ayant été assignés au général Perron pour la solde et l’entretien de ses troupes, il avait peu à peu étendu les limites de ces concessions bien au-delà de ce qu’elles auraient été d’abord. En ce moment, il dominait, c’est peu dire, il régnait sur les vastes contrées situées entre la Jumna et le Gange, depuis leur jonction jusqu’aux montagnes de Cumaoun. Dans toute cette étendue de terrain, il imposait ses volontés aux petits rajahs, contractait des alliances avec les plus considérables, en un mot, apparaissait à tous les yeux comme un souverain despotique de l’Orient. Au-dedans et au-dehors de Delhi, c’était son autorité qui faisait loi, non celle du descendant de Timour. La puissance française, frappée au cœur à Pondichéry, brisée, éparpillée sur le sol, prenait ainsi racine çà et là, chez Tippoo, chez le nizam, chez les Mahrattes.

Le 7 août 1803, le général Lake se mit en marche de Cawpore avec l’infanterie de cette station sous le commandement du major-général Saint-John. Il fut rejoint le lendemain par le colonel Saint-Léger à la tête de la cavalerie, un peu après par deux divisions stationnées à Daniah et à Bellore. Le jour suivant, l’armée entière campa dans la plaine d’Aroul, dans le voisinage de Kanouge. Située, d’après quelques écrivains modernes, sur les ruines de l’ancienne cite de Palibothra, Kanouge a été pendant long-temps la capitale de l’Indostan. Avant l’invasion de Mahmoud en 1018, elle contenait, dit-on, trente mille boutiques où l’on vendait du bétel ; soixante mille compagnies de musiciens et de danseuses y payaient une taxe régulière au gouvernement. La situation en est magnifique. Dans toutes les directions, l’armée apercevait les traces de la magnificence passée de cette cité, aujourd’hui insignifiante, oubliée ; un grand nombre de ruines ayant appartenu à des temples, des tombeaux, en général fort bien conservés, couvraient au loin la terre. L’hiver précédent, cette plaine avait vu paraître pour la première fois l’artillerie à cheval, alors tout récemment née sur les champs de bataille de la révolution française : innovation terrible des temps modernes, que sans doute on ne put voir sans quelque émotion, à côté de ces débris des premiers âges du monde. À cette époque de l’année la température était encore agréable, les chaleurs modérées ; seulement la fraîcheur des nuits obligeait à de grandes précautions. Le plus grand luxe abondait au camp ; on y voyait des fenêtres vitrées, et, pour la première fois depuis les premières guerres des Anglais dans l’Orient, des cheminées en briques. À quelques marches de Delhi, de la capitale du grand Mogol, les officiers, entourés de leurs femmes et de leurs enfants, jouissaient de tous les charmes du coin du feu européen. Sur les tables abondaient le schiraz de Perse, le vin rouge de Carbonnelle, l’humble mais confortable porto. Le soir, de spacieuses salles de bal réunissaient la jeunesse, la grâce, la beauté, oubliant dans la gaieté des fêtes toute appréhension de danger. Le matin, de nombreuses chasses, dans les forêts voisines, remplissaient les loisirs laissés pour les devoirs militaires. Dans une de ces chasses, le général Lake tua d’un coup de pistolet un tigre d’une énorme dimension, au moment où l’animal allait atteindre le major Nairn, qui l’avait blessé d’un coup de pique.

Quittant Kanouge, le général Lake se porta sur Manipore. Là, une lettre du colonel Collins, résident britannique à la cour de Scindiah, lui apprit l’intention de celui-ci de retourner immédiatement à Aurengabad. Les derniers doutes du général en chef se trouvèrent levés ; les négociations avec les confédérés lui parurent dès lors rompues et les hostilités devenues inévitables ; conjecture effectivement confirmée plus tard par des dépêches du gouverneur-général. Ce dernier donnait au général Lake l’autorisation de commencer immédiatement les hostilités contre Scindiah, Perron et leurs alliés, à moins toutefois que le général Wellesley ne donnât d’ici là la nouvelle de la tardive conclusion de quelque arrangement pacifique. Un événement majeur, la cession de plusieurs districts dans le Doab et dans la province Rohilund, pour les sommes dues par le nabob de Oude à la Compagnie, avait marqué le séjour de l’armée à Kanouge ; acquisition d’autant plus importante dans la crise actuelle, que ce territoire se trouvait dans le voisinage de la frontière des Mahrattes où commandait le général Perron. Le major-général Ware, ayant rejoint l’armée à la tête d’un détachement précédemment laissé à Futtyghur, elle fut formée en brigades ; puis, le 28, prit position sur la frontière, en vue de la mosquée de Coël. En face, les troupes du général Perron occupaient une forte position ; on aperçut ce jour-là quelques uns de leurs éclaireurs.

La force de l’armée anglaise consistait en 10,000 hommes à peu près. La multitude de valets et de serviteurs de toute sortes qui suivait ne montait pas à moins de 100,000. Des centaines d’éléphants et des milliers de chameaux employés au transport des équipages occupaient chacun plusieurs hommes. D’autres, en plus grand nombre, avaient pour occupation de planter et de dresser les tentes ; une armée n’aurait pu bivouaquer sous ce ciel sans se voir rapidement décimée par la maladie. Chaque cheval, outre son cavalier, était accompagné de deux domestiques : l’un destine à le laver, à le brosser, à l’étriller ; l’autre chargé de l’approvisionner de fourrage. Le bétail ne se trouvait pas en moindre nombre ; une multitude de bœufs de trait servaient à différents transports, et le service des brindjarries en employait autant. La quantité de serviteurs employés aux transports des palanquins, au soin des malades, etc., etc., échappaient à toute évaluation. Les soldats européens recevaient en outre leur ration d’arack, des rations de viande fournies par les nombreux troupeaux à la suite de l’armée. Les officiers se faisaient suivre de moutons et de chèvres pour leur usage particulier. En raison de ces habitudes de guerre, un simple lieutenant avait 10 domestiques, un capitaine 20, un major 30, etc., etc. Les soldats eux-mêmes avaient leurs suivants. Il fallait un cuisinier pour chaque ordinaire, un porteur d’eau pour chaque tente, c’est-à-dire par 10 ou 12 soldats, et ce n’était là que le strict nécessaire. Encore ne parlons-nous pas, en ce moment, des femmes attachées à la fortune des Européens, des marchands toujours pressés d’élever leurs boutiques ; de ces aventuriers qui, dans tout pays, tourbillonnent autour d’une armée, dans l’espoir du pillage, comme des moucherons dans un rayon de soleil. Au reste, ceux-ci n’étaient pas les moins utiles : toujours en quête du grain caché, ayant une grande aptitude à le découvrir, ils se hâtaient de le porter au marché avec tout ce qui avait été trouvé en même temps.

L’armée en marche avait aux yeux des indigènes toute l’apparence d’une ville ou d’une citadelle qu’un art merveilleux aurait mise en mouvement. Elle s’avançait sur un carré long, ayant ses côtés défendus par un rempart de baïonnettes. Sur un des côtés se mouvait l’infanterie, sur l’autre la cavalerie ; en avant, les piquets de garde ; au milieu, le parc et l’artillerie, sur la route la plus large ; le reste de l’espace du carré occupé par les bagages, le bétail, etc. Malgré l’immensité de cette masse mouvante, l’ordre ne laissait pas que de s’y maintenir par la force de l’habitude. Il était défendu au soldat, sous les peines les plus sévères, de jamais quitter son rang ; l’excès d’ardeur qui l’entraînait à la poursuite était puni avec la même sévérité que la faiblesse qui l’eût fait fuir. Rigueur nécessaire en présence d’une cavalerie nombreuse et redoutable, voltigeant sans cesse autour de l’armée, et toujours prête à se précipiter dans la moindre ouverture.

L’ordre de campement était le même que celui de marche. L’infanterie et la cavalerie sur une ligne, l’infanterie faisant face à l’ennemi ; au milieu, les bagages, l’artillerie, les différents services de l’armée, comme vivres, etc. Les tentes à peine plantées, on eût dit une ville créée, improvisée tout-à-coup au milieu d’une solitude, ou d’un désert. De longues rues de boutiques semblables à celles de nos foires s’élevaient dans tous les sens ; avec toutes les industries des grandes villes ; avec une multitude de marchands européens, indous, mogols, étrangers, étalant à l’envi les objets de leur commerce. Ici d’humbles boutiques où se vend le riz bouilli ou grillé ; là, de riches restaurants, ou sont étalés les viandes, les légumes, les fruits les plus rares ; ailleurs encore, des boutiques de changeurs où vont aboutir toutes les monnaies différentes en circulation dans le camp. On est pressé de jouir de la vie quand on peut la perdre le lendemain ; on prodigue l’or qui, dès le jour suivant, peut devenir la proie de l’ennemi ; c’est comme un butin qu’on s’empresse de mettre à couvert. Des draps fins, des mousselines transparentes, de riches étoffes brochées d’or et d’argent, de magnifiques cachemires, des bijoux d’or et d’argent, des pierres précieuses, même des diamants, se trouvaient là avec plus d’abondance que dans aucun autre lieu de l’Inde. Des femmes suivaient encore l’armée en grand nombre, vendant des essences, guérissant les maladies par des charmes, des enchantements ; formant des groupes de danseuses où se mêlaient diverses sortes de beautés, depuis la belle Afghane, à l’éclatante blancheur, jusqu’à la Canaresse à la couleur cuivrée. Toutes menaient une vie errante à la manière des Bohémiennes, disant la bonne fortune, chantant de vieilles chansons, au son d’un instrument d’airain dont jouait un musicien. C’étaient de belles personnes, bien faites, habiles, dit-on, a lancer des regards passionnés et languissants, à prendre les poses les plus voluptueuses. À leurs côtés, des bandes de jongleurs étalaient les prestiges d’une dextérité qui paraissait miraculeuse à des yeux européens. Les tentes militaires étaient les seules établies sur un modèle uniforme ; toutes les autres différaient de couleur et de forme, selon le goût de leur propriétaire ou leur destination. À travers ces rues irrégulières, des troupes d’éléphants et de chameaux cheminaient gravement au bruit de nombreuses clochettes suspendues à leur cou ; l’anglais, le persan, l’indostani, l’arabe, un nombre infini de dialectes provinciaux, remplissaient les airs et se croisaient dans tous les sens. Enfin, pour que rien ne manquât à ce spectacle, les costumes présentaient une variété et une étrangeté non moins pittoresque.

Le 29 août, à quatre heures du matin, l’armée se mit en marche et entra dans le territoire des Mahrattes. Le général Lake se proposait d’attaquer le corps français campé à une très courte distance de la forteresse d’Allighur. Le bazar et les bagages demeurèrent en arrière, sous la protection d’un bataillon de Cipayes et de quelque artillerie. À sept heures toutes les dispositions des Anglais étaient faites. Perron prit alors position, à la tête de 20,000 hommes de cavalerie, dont 5 de cavalerie régulière ; sa droite se trouvait appuyée au fort d’Allighur, son front protégé par un marais, sa gauche défendue par quelques villages. C’est de ce côté que le général anglais se proposait de diriger ses principaux efforts. Se mettant de sa personne à la tête de sa cavalerie, il fit un détour considérable pour tourner en ce sens la position ennemie. Parvenu à quelques centaines de pas, il rangea aussitôt sa cavalerie sur deux lignes et se porta en avant, soutenu par son infanterie, formée sur trois lignes. À mesure qu’il avança, l’ennemi céda le terrain, se bornant à faire un feu de mousqueterie assez vif des villages qu’il occupait, mais dont un bataillon de Cipayes ne tarda pas à les déloger. Une large colonne de cavalerie régulière, soutenue par quelques corps irréguliers, se montra disposée à soutenir le choc ; mais elle se borna à caracoler autour des Anglais sans oser faire une charge à fond. Alors la cavalerie anglaise prenant l’initiative, à son tour l’attaqua vigoureusement, la mit en déroute et la poursuivit jusque sous les canons du fort. Dans le but de protéger les fuyards, le fort ouvrit un feu assez vif ; mais ses boulets passèrent presque tous par-dessus la tête des Anglais ; il en fut de même le reste de la journée, et leur cavalerie put continuer de manœuvrer sans en souffrir. Leur artillerie légère faisait au contraire de grands ravages dans les troupes du général Perron, aussi le désordre ne tarda pas à s’y mettre ; bientôt elles abandonnèrent le champ de bataille sans avoir osé courir le risque d’un engagement général. Perron, avec les troupes qui lui étaient le plus particulièrement attachées, se retira vers Agra. Le colonel Pedron, autre Français courant la même fortune, fut chargé de la garde du fort, avec injonction de le défendre jusqu’à la dernière extrémité. L’armée anglaise s’empara immédiatement de Coël, au nord de laquelle elle prit position, sa droite appuyée à la ville, sa gauche en arrière. La chaleur de la journée, avait été extrême ; les marais les plus bourbeux se desséchèrent sous les lèvres des soldats sans étancher leur soif brûlante. À minuit, au moment où le sommeil réparait les fatigues de la journée, la terre trembla tout-à-coup, phénomène assez rare dans l’Inde. Plusieurs bâtiments construits en pierres furent renversés, et la secousse à diverses reprises ne dura pas moins de deux minutes.

Le général Lake ayant pris position devant Allighur, somma immédiatement, mais inutilement, Pedron. Déjà forte par sa situation, la place était défendue par des ouvrages considérables, et le colonel comptait sur un prompt secours de la part des Mahrattes. Les ordres du général Perron lui enjoignaient d’ailleurs de la façon la plus positive de se défendre jusqu’à la dernière extrémité. Il écrivait : « Vous devez avoir reçu la réponse que vous aurez à faire aux propositions du général Lake. Je n’ai jamais pensé un seul instant que vous ayez eu l’idée d’une capitulation. Souvenez-vous que vous êtes Français, qu’aucune de vos actions ne ternisse le caractère de votre nation. J’espère qu’avant peu de jours le général anglais s’en retournera aussi vite ou plus vite qu’il n’est venu. Soyez tranquille de ce côté. L’armée de l’empereur ou celle du général Lake trouvera un tombeau devant Allighur. Faites votre devoir ; défendez le fort tant qu’il restera pierre sur pierre. Encore une fois, pensez à l’honneur national : des millions d’yeux sont fixés sur vous. » Le général Perron attachait avec raison une grande importance à la possession d’Allighur sa résidence ; aussi n’avait-il rien négligé pour la fortifier de tout ce que l’art et l’expérience peuvent enseigner aux ingénieurs. Entourée d’un fossé de 200 pieds de large sur 32 de profondeur, ordinairement rempli d’eau ; elle n’avait qu’une seule porte d’entrée, défendue avec efficacité par les bastions voisins. Un étroit passage, espèce de terre-plein ménagé en creusant le fossé, et situé vis-à-vis de la porte, était le seul côté faible de la place ; toutefois, un système de mines pratiquées sous le terre-plein permettait à la garnison de le faire sauter, de le renverser au besoin. D’immenses marais entouraient Allighur ; au-delà, des rizières alors inondées rendaient la campagne tout-à-fait inabordable en ce moment. Confiant dans la force de la place, Perron y avait amassé d’immenses approvisionnements, et environ 300 pièces de canon de tout calibre.

Le général Lake, sans perdre un moment, ouvrit immédiatement la tranchée. Le 4 septembre, la brèche fut reconnue praticable ; le lieutenant-colonel Monson désigné pour conduire une entreprise de vive force. Un officier anglais nommé Lacan, au service de Scindiah au commencement de cette guerre, le quitta immédiatement pour ne pas être exposé à combattre contre ses compatriotes. Connaissant les localités, il s’offrit pour servir de guide au colonel Monson. Durant la nuit qui précéda l’attaque, deux batteries, l’une de 4 canons, l’autre de 18, commencèrent à jouer contre la place. À trois heures du matin, les troupes désignées pour l’assaut se mettent en marche, et arrivent jusqu’au chemin couvert ; là, elles font halte et attendent le point du jour. Un officier envoyé en reconnaissance vient alors raconter qu’il a vu en avant de la poterne un parti ennemi de 60 à 70 hommes, fumant tranquillement autour d’un feu. Les assaillants se décident aussitôt à l’attaquer. On espère, au moyen de la confusion qui doit en résulter, qu’assiégeant et assiégés pourront entrer pêle-mêle dans l’intérieur de la place, ou du moins s’assurer de la porte jusqu’à l’arrivée du gros de la troupe. Les Anglais ayant été découverts, le projet manqua ; toutefois, ils parvinrent à se retirer sans la moindre perte. Chose plus singulière encore, la garnison ne sut point ce dont il s’agissait, par la raison que tous les hommes de ce détachement avancé furent tués ou faits prisonniers, et les factionnaires des remparts imaginèrent qu’il ne s’agissait que de quelque fausse alerte. Au coup de canon du matin, les assaillants se portèrent en avant, et protégés par le feu des deux batteries dont nous avons parlé, arrivèrent en face de la porte. Une traverse récemment construite et armée de 3 canons de 6 la défendait, mais put à peine tenir quelques instants. Voulant profiter de la circonstance, le colonel Monson pousse alors en avant avec deux compagnies ; il se flatte d’entrer dans le fort en même temps que les défenseurs de la traverse ; au contraire, il trouve la première porte fermée, défendue, en outre, par les feux croisés de plusieurs bastions. Deux échelles sont immédiatement appliquées à la muraille ; à la tête des grenadiers du 67e, le major Macleod s’efforce de l’escalader, mais long-temps sans succès, toujours repoussé par une formidable rangée de piques. Le feu d’un canon de 6 braqué sur la porte, celui d’un autre canon de 12, demeurent sans résultat. Les assaillants sont exposés, pendant toutes ces tentatives, à un feu très meurtrier de mousqueterie, de mitraille. À l’aide des échelles d’escalade un moment abandonnées, les assiégés, quittent les remparts, et descendent dans le fossé pour combattre de plus près les assaillants. En ce moment le colonel Monson est renversé d’un coup de pique ; quatre officiers de grenadiers, un adjudant du 67e, un lieutenant du 4e régiment d’infanterie indigène, sont frappés mortellement. De leur côté, les assiégés perdent leur commandant en second, officier mahratte jouissant d’une grande réputation d’intrépidité. D’ailleurs les Anglais ne se rebutent pas ; parvenus enfin à enfoncer la porte, ils avancent alors dans une direction circulaire, le long d’une route étroite, défendue par une forte tour percée de meurtrières ; un feu très vif, partant d’un bastion voisin, ne les arrête pas ; ils tournent une demi-lune de forme circulaire, et se dirigent vers une seconde porte, qui donne entrée dans la première enceinte de la place. Le désordre et le tumulte qui se sont mis parmi les assiégés lui en livrent facilement la possession. Ayant franchi de même deux autres enceintes ; ils arrivent enfin devant la dernière, c’est-à-dire devant le corps de place lui-même. La porte résiste d’abord à tous leurs efforts ; mais le major Macleod parvient à gagner le rempart, la résistance s’affaiblit graduellement, et la forteresse, imprenable jusque là, devient enfin la proie de l’ennemi. Les assiégés s’efforcent de fuir, mais c’était chose difficile ; aussi sont-ils massacrés en presque totalité auprès des portes, qu’ils essayent vainement d’ouvrir. La perte des Anglais fut de 200 et quelques hommes, celle de l’ennemi de 2,000. Le commandant de la place, le colonel Pedron, fut conduit au général Lake ; c’était un vieillard, à barbe et à cheveux blancs, ayant pour costume une tunique grise, avec des galons et des épaulettes d’or. Sa défense, fort brillante, suivant toute probabilité, eût été couronnée de succès, si l’officier anglais dont nous avons parlé n’eût montré la route au colonel Monson. Dans la soirée, on enterra avec les honneurs de la guerre, à la tête de leurs corps respectifs, les braves officiers qui avaient succombé dans l’action. Le général Lake avec son état-major accompagna le convoi des cinq officiers du 76e. Pendant que la musique jouait un air funèbre, et que le canon tirait de minute en minute, un des chapelains de l’armée, monté sur l’affût d’un canon, lut à haute voix le service des morts.

Les Marhattes essayèrent, dans le but de faire une diversion, de pénétrer dans l’intérieur du territoire britannique, pendant que ces opérations s’exécutaient sur les frontières. Un corps de cavalerie de 5,000 hommes, sous les ordres d’un Français, le colonel Fleury, se porta sur Shakoabad sur la frontière du district de Etawah. Le lieutenant-colonel Coningam, qui commandait en ce lieu, avait sous ses ordres cinq compagnies de Cipayes, mais pas un seul canon. Il repoussa pourtant les charges de ces cavaliers depuis quatre heures du matin jusqu’à deux heures de l’après-midi, moment où ceux-ci abandonnèrent le champ de bataille. Deux jours après, le colonel Fleury recommença l’attaque, et cette fois avec plus de succès. Une capitulation fut conclue, d’après laquelle le corps anglais s’engageait à ne pas servir contre Scindiah pendant la guerre. Le petit détachement obtint de se retirer avec armes et bagage. La nouvelle de ce mouvement des Mahrattes étant parvenue à Allighur, le général en chef détacha à leur poursuite le colonel Macau, avec trois régiments de cavalerie, dont un européen. Marchant aussi rapidement que possible à la rencontre de l’ennemi, ce dernier prit possession, au nom de la Compagnie, de quelques villes et villages situés sur sa route. Après avoir passé Jelasir, la reine des eaux, il arriva à Amer-Ghur le 7, et atteignit le 8 septembre Ferezebad, où l’ennemi avait campé la nuit précédente. Mais, sur la nouvelle de l’approche du corps anglais, il se hâta de repasser tout-à-coup la Jumna. Le jour suivant, le colonel Macau prit possession du fort abandonné par la garnison, ne consistant d’ailleurs qu’en un village entouré d’une muraille de terre fort peu épaisse. Continuant sa marche, il suivit la rive orientale de la Jumna, après quelques jours de marches et de contremarches inutiles, atteignit Ettumanudpore. Le 16 septembre, il fut rejoint par un détachement de dragons et trois bataillons de Cipayes sous les ordres du colonel Clarke. Ce petit corps d’armée, passant alors sous les ordres du colonel Vaudeleur, continua à suivre la rive orientale de la Jumna jusqu’à la hauteur de la Mutra ; là des préparatifs furent faits pour passer la rivière, et rejoindre la grande armée au retour de Delhi.

La forteresse d’Allighur ayant été mise dans un état convenable de défense par la réparation de ses fortifications, le général Lake y laissa un bataillon de Cipayes. Le 7 septembre, l’armée, quittant cette place, se mit en marche vers l’ennemi. Elle campa ce même soir à Soomma, où le général Lake reçut une lettre de Perron. Ce dernier lui donnait avis de sa résolution d’abandonner le service de Dowlut-Row-Scindiah. Il sollicitait la permission de se retirer avec sa famille, ses propriétés et sa suite, à Lucknow, sous la protection d’une escorte britannique ou de sa propre garde. Accédant bien volontiers à cette requête, qui le délivrait d’un ennemi susceptible de devenir redoutable d’un moment à l’autre, le général Lake permit à Perron de se faire escorter par des troupes qu’il choisirait lui-même. Un officier anglais se rendit en même temps à la frontière pour le recevoir et l’accompagner jusqu’à Lucknow. Le général Lake expédia en outre en tous lieux l’ordre de recevoir le général français avec tous les égards convenables à son rang sur toute l’étendue du territoire de la Compagnie ou du nabob visir. Plusieurs petits princes, délivrés du joug où les tenait Perron, se montrèrent de ce moment décidés à s’allier promptement aux Anglais contre les Mahrattes, dont ils détestaient le joug. D’autres qui au fond du cœur inclinaient pour Scindiah n’osèrent pourtant se déclarer. On attribua la démarche de Perron à la crainte que la chute d’Allighur ne le perdît dans l’esprit de Scindiah et ne lui fût fatale. Il savait de plus qu’un successeur, nommé pour le remplacer dans son commandement, était déjà en chemin ; enfin la défection de quelques uns de ses principaux officiers était devenue imminente. Quoi qu’il en soit des motifs de cette résolution, les conséquences en furent d’une immense importance pour les Anglais ; elle acheva de ruiner l’influence française dans cette partie de l’Inde. Deux autres officiers européens, MM. Beckett et Fleury, accompagnèrent Perron dans sa retraite. Dans le mois de novembre, ce dernier partit de Lucknow pour Calcutta, n’y demeura que peu de temps, et se retira dans le voisinage de Chandernagor.

Le général Lake, continuant sa marche sur Delhi, se porta sur Koorjah, à la distance de 30 milles d’Allighur. Cette place, qui contenait une grande quantité de grains, fut abandonnée deux jours avant l’arrivée des Anglais, tant le sort d’Allighur, regardée jusque là comme imprenable, avait répandu au loin la terreur. L’armée campa à l’ouest de cette place, et le jour suivant se porta à 18 milles au-delà de Sarajepoor. Pendant ce temps, un officier français, Louis Bourquein, successeur de Perron, traversa la Jumna à la tête de seize bataillons d’infanterie régulière, 6,000 hommes de cavalerie, et un grand train d’artillerie ; il se proposait d’en venir à un engagement général avec l’armée britannique. Les troupes, fort fatiguées en ce moment, avaient pris position auprès de la Jahna-Nullah, à environ six milles de Delhi ; la rivière se trouvait à quelques milles en arrière. À peine les tentes étaient-elles plantées qu’on vit apparaître l’armée de Bourquien. Les gardes avancées et les premiers postes se reployèrent sur le gros de l’armée. Le nombre des ennemis augmentait d’instant en instant. La cavalerie légère qu’on avait d’abord vue tourbillonner çà et là dans la plaine grossissait incessamment ; elle se présentait maintenant en masses compactes. Le général Lake, à la tête de ses trois régiments de cavalerie, ayant poussé une reconnaissance de ce côté, les vit se développer en ordre de bataille. Leur situation était assez forte : leur droite et leur gauche appuyées à de profonds marais ; l’infanterie en première, la cavalerie en seconde ligne ; une nombreuse artillerie répartie dans les intervalles des différents corps ; de plus, leur front protégé par quelques retranchements. D’ailleurs aucun moyen de les attaquer autrement que de face ; l’ennemi, aussitôt qu’il reconnut la cavalerie anglaise, ouvrit une vive canonnade. Cependant le général Lake s’était borné à une simple reconnaissance ; l’ayant exécutée, il ploya son infanterie en colonnes serrées, plaça son artillerie dans les intervalles de colonnes et se porta en avant ; Les troupes anglaises consistaient dans le 76e régiment, quatre bataillons de Cipayes, le 27e régiment de dragons, les 2e et 3e régiments de cavalerie indigène, plus l’artillerie ; le tout montant à 4,500 hommes. La force de l’ennemi était estimée à 19,000 hommes, dont 6 de cavalerie ; de plus, en une centaine de pièces de canon de tous les calibres.

Le général Lake, à la tête de sa cavalerie, se déploya en face de l’ennemi. Des circonstances de terrain défavorables retardèrent la marche de l’infanterie ; une heure se passa avant qu’elle eût rejoint la cavalerie. Pendant tout ce temps, celle-ci fut exposée à un feu très vif, bien dirigé, et qui fit de grands ravages dans les rangs. Le général Lake allait d’un régiment à l’autre, les exhortant à conserver soigneusement leurs rangs. Ayant eu un cheval tué sous lui, le major Lake, son fils, mit pied à terre, et lui donna le sien : un autre accident de guerre le remonta immédiatement, car un cavalier d’ordonnance ayant été emporté au même moment par un boulet, le major Lake s’empara de son cheval ; toutefois, tant le hasard de la guerre se plaît à de singuliers jeux, il est à peine en selle que ce cheval est lui-même éventré par un obus. Cependant l’ennemi continuait se maintenir en bon ordre dans sa forte position. Au lieu de l’effrayer, les démonstrations des Anglais lui donnaient de la confiance par leur lenteur. Lake eut recours à un stratagème : il donna l’ordre et la cavalerie de battre en retraite, dans le double but de hâter sa jonction avec l’infanterie alors en marche, et d’attirer l’ennemi à sa poursuite. À peine les Mahrattes aperçoivent-ils le mouvement qu’ils se portent en avant avec toute leur artillerie ; ils poussent de grands cris et ne doutent pas que la victoire ne soit à eux ; mais bientôt se présente sur le champ de bataille l’infanterie anglaise. La cavalerie passe derrière elle et se forme en seconde ligne, à peu près à quarante verges derrière l’aile droite, en colonne serrée par escadrons. Bourquien détache une partie de sa cavalerie pour attaquer l’aile droite de l’armée anglaise, dont un détachement se porte à leur rencontre sous le commandement du colonel Horsford. Mais, au même moment, un bataillon de Cipayes avec quatre canons s’établit dans un village à gauche de la ligne anglaise, qui de la sorte se trouve fortement protégée. Ces mouvements préparatoires exécutés, l’armée entière s’ébranle et se porte en avant, le général Lake, de sa personne, à la tête du 76e régiment. L’ennemi fait un feu bien nourri ; les boulets, la mitraille et les boulets ramés font de grands ravages dans les troupes anglaises Elles continuent cependant sans se laisser ébranler, s’avancent sans répondre, et l’arme au bras, jusqu’à cent pas de l’ennemi, où elles reçoivent une nouvelle décharge, de toute son artillerie. Alors le général en chef ordonne la charge. La ligne anglaise tout entière fait une décharge générale, et se précipite la baïonnette en avant. Cette impétuosité qui succède à tant de calme et de lenteur qu’ils ont prise pour de l’hésitation étonne les Mahrattes ; ils s’effraient, quittent leurs rangs, et commencent à s’ébranler. Le général Lake ploie sa ligue en étroites colonnes, et entre les intervalles qui les séparent fait déboucher sa cavalerie indigène et européenne. L’ennemi, poursuivi jusque sur les bords de la Jumna, ne la passe qu’avec la plus grande difficulté et laisse de nombreux cadavres sur le rivage. Suivant pas à pas le mouvement de la cavalerie, l’artillerie à cheval se montre terrible, à cette première apparition sur les champs de bataille de l’Inde. Une partie de la cavalerie mahratte essaie alors de se loger dans un village sur la droite, des Anglais ; elle est immédiatement repoussée. Au même moment le général Lake pivote sur son aile gauche, enfermant les fuyards entre l’armée anglaise et la rivière. La déroute des Mahrattes, que les officiers français font de vains efforts pour rallier, devient alors définitive ; on n’en voit bientôt plus un seul sur le champ de bataille. Du haut des murailles de Delhi, un grand nombre de spectateurs contemplaient cette bataille, d’où dépendait la destinée de l’empire.

L’armée anglaise était demeurée sous les armes sans prendre ni repos ni rafraîchissement seize heures entières, c’est-à-dire depuis trois heures du matin jusqu’à sept heures du soir. L’ennemi était nombreux, assez bien discipliné, bien posté ; aussi cette journée où de grands obstacles furent vaincus, doit compter parmi celles qui font le plus d’honneur aux armes britanniques. La perte de Scindiah se monta à 3,000 hommes tant tués que blessés, celle de l’armée anglaise à 409 hommes ; 68 pièces de canon et 61 caissons, plus deux caissons chargés d’or et d’argent, tombèrent au pouvoir de ceux-ci. Les canons de fer sortaient de fabrique européenne ; deux pièces de bronze, ainsi que les mortiers et obusiers, avaient été coulés dans l’Inde. L’armée anglaise campa sur les bords de la Jumna, en face de la ville de Delhi, dont les hautes tours et les murailles crénelées se dessinaient à l’horizon. Officiers et soldats ne quittaient pas des yeux la ville impériale, désormais prix assuré de leur victoire. Le 14 septembre (1803) l’armée traversa la Jumna. Ce même jour, Louis Bourquien, abandonné de la plus grande partie de ses troupes, se rendit lui-même prisonnier ainsi que quatre autres officiers français, Gersin, Guerinnier, Duperron et Jean-Pierre. On les envoya sous escorte à Fattyghur, d’où ils durent s’embarquer pour la Présidence. À compter de ce jour, le parti français se trouva définitivement anéanti à Delhi. Après la défaite, comme il arrive toujours, le peuple s’était tourné contre les officiers de cette nation ; ses ennemis de la veille devenaient ses protecteurs du jour. Immédiatement après la bataille, l’empereur Shah-Alaum envoya un messager au général en chef. Tout en le complimentant de la victoire de la veille, il sollicitait déjà pour sa personne et son trône l’appui des armes britanniques. Le général répondit par les protestations les plus formelles de respect et de dévouement ; il donnait en outre au vieil empereur l’espérance d’une prompte amélioration dans sa situation. Langage hautement approuvé peu après par le gouverneur-général. Après avoir félicité le général Lake et l’armée sur leur victoire, lord Wellesley, dans une proclamation publique, louait à plusieurs reprises le général Lake, « d’avoir achevé par une rapide succession de glorieuses victoires la défaite d’un ennemi puissant ; d’avoir maintenu l’honneur du nom anglais dans l’Inde par son humanité à l’égard des indigènes des provinces conquises, ainsi que par le respect et la déférence qu’il avait montrés à l’infortuné représentant de la maison de Timour et à la famille impériale. »

La population de Delhi, qui avait souffert long-temps de la tyrannie combinée des Mahrattes et des Français, montrait une grande joie d’en être délivrée. Tout en maudissant la domination de la veille, on la voyait tendre avec un empressement stupide le cou au joug nouveau qui allait peser sur elle. Esclave couronné sur le trône de Timour, l’empereur partageait ces dispositions du peuple. Comme pour le dernier de ses sujets, toute révolution n’était aussi pour lui qu’un changement de servitude. Le prince Mirza-Akbar-Shah, son fils aîné et son héritier présomptif, se présenta de sa personne dans la tente du général Lake, le 16 septembre, à trois heures. Il fut reçu en grande pompe. Après un entretien d’une demi-heure, le général Lake et sa suite, le prince et la sienne, se mirent en marche vers le palais impérial. Une distance de cinq milles à peine l’en séparait ; mais les environs et les rues de Delhi se trouvaient couverts d’une foule tellement compacte, qu’on ne pouvait la traverser qu’avec une lenteur extrême. De nombreux spectateurs encombraient les diverses cours du palais ; tous attendant avec une indicible anxiété la réapparition du rejeton de Timour, si long-temps dérobé aux yeux de son peuple. À son arrivée au palais, le général Lake fut conduit dans un appartement où jadis avait étincelé toute la magnificence orientale. Un siècle ne s’était pas écoulé depuis que les princes les plus puissants de l’Inde se prosternaient là jusqu’à terre devant le trône de l’empereur. Un signe de celui qui l’occupait était une loi souveraine, un arrêt de vie ou de mort, un ordre qui parcourait l’immensité de l’Inde avec la rapidité de l’éclair, pour être exécuté avec l’inflexibilité des arrêts du destin. Mais à cette heure, combien les choses avaient changé de face ! le descendant du terrible Timour, du grand Akbar, d’Aurengzeb le victorieux, n’était plus qu’un vieillard aveugle, infirme, courbé sous le poids de l’âge, réduit à la pauvreté, dépouillé de toute autorité, assis sur un siège vermoulu, ombragé d’un dais à franges d’or terni, deux débris du temps ! double moquerie de la vanité humaine ! Il attendait avec terreur, avec angoisse le nouveau maître de Delhi. À peine délivré des Mahrattes, c’était pour passer aux mains, servir aux spéculations de quelques marchands de la cité de Londres. Cette révolution subite n’en répandit pas moins un grande joie parmi le peuple, dont l’extrême misère le portait à entrevoir une amélioration dans tout changement. Le général Lake se promettait d’ailleurs d’améliorer le sort de l’empereur ; il s’était hâté de le dire, et le bruit en se répandant dans la foule y produisit une exaltation de joie approchant du délire. Le merveilleux ne tarda pas à augmenter cette disposition : le peuple se plaisait à raconter qu’une main invisible avait rouvert les yeux de Shah-Alaum, afin qu’il pût contempler un moment son libérateur, avant de retomber tout-à-coup dans les ténèbres. Jaloux de montrer ses bonnes dispositions au général Lake, l’empereur se hâta de lui accorder tout ce qu’il pouvait donner, c’est-à-dire un titre aussi vain que l’autorité qui le conférait. Il l’appela « le glaive de l’État, le héros de la terre, le seigneur du temps, le victorieux dans la guerre. »

Tout en restituant à Shah-Alaum le titre, Scindiah avait annulé le pouvoir impérial. Il exerçait la souveraineté la plus absolue ; 9 lacs de roupies avaient été alloués pour l’entretien annuel de la famille impériale ; mais par le fait on n’en employait pas 50,000 à cet usage. L’empereur et sa famille se trouvaient souvent dans un complet dénûment des choses les plus nécessaires à la vie. Ses malheurs, le sentiment de sa cruelle position, lui inspirèrent les stances suivantes. Peut-être n’entendra-t-on pas sans intérêt ce poëte aveugle et couronné, racontant les misères d’un trône dont tant d’autres poëtes se sont plu à célébrer pendant des siècles l’éclat et la magnificence :

« La tempête de l’infortune s’est élevée ; elle a soufflé contre moi et m’a renversé ; ma gloire a été livrée aux vents, et mon trône brisé en poussière. Moi, jadis la lumière des souverains, je suis maintenant plongé dans les ténèbres. Le destin m’a privé de la vue ; mais de cela du moins je le bénis : il me délivre de l’insupportable nécessité de voir sur le trône de mes aïeux un autre que moi-même. Ma condition est celle des saints frères qui furent persécutés par Yazud. J’ai été voué au malheur dès ma naissance ; la grandeur et la richesse ont été ma ruine. Que Dieu en soit loué ! elles se sont évanouies. Un jeune Afghan a coupé dans sa racine l’arbre de ta postérité, ô Timour ! En qui puis-je me confier maintenant si ce n’est au Tout-Puissant ? Grands sans doute ont été mes péchés, et juste la punition que Dieu m’a infligée ; cependant je me confie dans son pardon. Un serpent que je chérissais m’a trompé et frappé au cœur ; mais sa récompense a été prompte. Pendant cinquante années, j’ai pourvu à la nourriture de mes enfants ; mais voilà que je suis devenu moi-même un mendiant. Mogols et Afghans m’ont trompé ; ceux qui se trouvaient attachés à moi par les liens de l’obéissance les ont brisés pour se joindre à mes ennemis ; ceux qui m’ont juré fidélité ont été les premiers à précipiter ma ruine. Mes femmes et mes filles, belles comme des anges, m’ont été enlevées, excepté la tendre Mebaruc-Mahul. Les Anglais et Azuf-ul-Dowlah (le visir de Oude) s’étaient dits mes amis, et pourtant eux aussi m’ont abandonné. Le roi de Caboul recherche mon alliance ; puisse-t-il arriver promptement à mon secours ! Madajee-Scindiah est ma seule espérance ; il est prêt à venger mes affronts. Mais tandis que je déplore de la sorte l’abandon des peuples et des princes, tandis que je suis tombé dans un abîme de ténèbres, je me laisse consoler par l’espérance ; je me flatte encore qu’un jour il me sera donné de sortir de cette affliction purifié par l’infortune, illuminé par la Providence. »

C’est comme le dernier soupir de la dynastie du grand Mogol que nous venons d’entendre. La descendance du grand Timour devait s’éteindre sur le trône en la personne du vieillard aveugle dont la douloureuse complainte vient de retentir. Le théâtre même de cette triste scène, la fameuse Delhi, n’avait pas subi de moins étranges vicissitudes que cette célèbre dynastie d’où sortirent ses fondateurs. L’histoire de cette ville, depuis sa fondation, sept cents ans avant l’ère chrétienne, jusqu’à ce moment où Shah-Jehan fonda la nouvelle Delhi, est pleine de malheureuses et terribles catastrophes. Aucune autre ville de l’Inde ne surpassa jamais cette ancienne cité en magnificence et en splendeur. L’ancienne Delhi occupait vingt milles de circonférence, renfermait dans son sein deux millions d’âmes ; de nombreuses ruines jonchant toute la plaine voisine, sur une grande étendue de terrain, portent un témoignage incontestable de cette magnificence passée. La cité moderne, la cité mogole fondée par Shah-Jehan, présente, de son côté, d’autres indices d’une magnificence non moins surprenante. L’ancienne Delhi ayant été ruinée, dévastée par le sort de la guerre, Shah-Jehan saisit cette occasion de suivre l’exemple de son propre père, qui avait relevé Lahore, de son grand-père Akbar, qui avait rebâti Agra. Il forma le projet de rappeler l’ancienne capitale de l’Indostan à un degré de splendeur supérieur à celui dont elle eût jamais brillé. À la vérité il se proposait en revanche de lui imposer le nom Shah-Jehanabab, c’est-à-dire ville de Shah-Jehan.

Une nouvelle ville, commencée en 1632, ne tarda pas en effet à s’élever sur la rive ouest de la Jumna, et bientôt, au dire des historiens contemporains, éclipsa l’ancienne Delhi par l’élégance de son architecture. Enfermée dans une muraille de briques et de pierres, elle occupe sept milles de circonférence ; sept portes, portant les noms de Lahore, Ajmeer, Turkeman, Delhi, Moor, Caboul et Cachemire, y donnent entrée. Au nord, entouré de trois côtés par une haute muraille de pierres rouges et d’un profond fossé, occupant un mille de circonférence, s’élève le palais impérial. La rivière baignait jadis, à l’est, les murailles de ce palais ; à cette époque, elle avait déjà commencé à s’en éloigner, comme si cet ancien témoin de la gloire de la maison de Timour eut répugné à en réfléchir dans ses ondes la douloureuse décadence. À l’entrée du palais, se trouvait d’abord une immense salle d’audience où attendaient confusément tous ceux qui voulaient voir l’empereur, seigneurs, soldats, hommes du peuple. Cette salle d’audience était située à l’extrémité inférieure d’une cour en carré long, tout autour de laquelle s’élevaient deux étages de nombreux appartements, dans les jours de prospérité de la dynastie impériale, occupés par les nobles, les officiers de la cour ; enrichis des plus belles tapisseries, tout entourées de soie et de velours. Une voûte intérieure menait de la à une seconde cour carrée, de même forme et de même grandeur. À l’extrémité du carré, en face de la porte d’entrée, on voyait un second dewan, ou salle d’audience ; celle-ci réservée particulièrement à la noblesse. Construit en marbre blanc, élevé sur une terrasse de même marbre de quatre pieds de haut, ce bâtiment n’avait pas moins de cent cinquante pieds de long sur quarante de large. Un grand nombre de colonnes soutenaient sa toiture en forme de terrasse, faite aussi en marbre blanc, orné d’arabesques en pierres précieuses. Aux angles s’élevaient quatre pavillons en forme de coupoles. Au dessus de la corniche, dans l’intérieur de Dewan on lisait en lettres d’or : « S’il existe un paradis sur cette terre, c’est ici, c’est ici, c’est ici. » C’est dans cette salle d’audience que se trouvait le fameux trône du paon, tout en or massif, incrusté de diamants, de rubis, de saphirs et d’émeraudes, un des plus riches faits de main d’homme. On n’évalue pas sa valeur à moins de trente millions de francs. Ce nom de trône du paon ou trône-paon lui venait de deux statues de ces animaux placées à ses côtes, tous deux étalant des queues dont chaque plume était faite de pierres précieuses imitant son éclat et sa couleur naturelle. Entre les deux paons, suspendu au dais surmontant le trône, on voyait encore un perroquet fait d’une seule émeraude.

Outre le palais impérial, Delhi en comptait un grand nombre d’autres ; ceux-ci appartenant aux grands ou omrahs de l’empire, qui s’étaient empressés de faire leur cour à l’empereur en venant élever leur habitation à côté de la sienne. Tous situés au milieu de spacieux jardins, eux-mêmes semés de bains, de galeries de musique, de nombreux zenanahs, garnis des beautés de Cachemire et de la Circassie. Au centre de la ville, dominait la grande mosquée aussi bâtie par Shah-Jehan. Une rue pavée en marbre, d’un quart de lieue de longueur, garnie de somptueuses habitations, conduisait du palais que nous venons de décrire à la mosquée. Au bout de cette rue se trouvait un large escalier de marbre blanc conduisant à une vaste plate forme sur laquelle était construite la mosquée, entourée d’une grande cour pavée en marbre blanc, renfermant plusieurs grands bassins destinés aux ablutions. Bâtie sur une cour intérieure elle formait un carré long de 260 pieds sur 120 ; trois dômes la surmontaient, tous trois de marbre blanc, incrusté d’arabesques de marbre noir, tous terminés par un globe étincelant d’or. Les murs extérieurs se trouvaient couverts de sentences du Coran gravé en marbre noir. L’intérieur aussi en marbre blanc, avait de même tous ses ornements en noir. Du côté regardant la Mecque, s’élevait un magnifique autel également en marbre, orné de sculptures enrichies de perles et de pierreries. Aux deux côtés de la mosquée on voyait deux élégants minarets de marbre rouge et blanc, entourés de galeries de marbre blanc, surmonté chacun de légers pavillons octogones de la même matière ; on y montait par un escalier intérieur en forme de vis, de 130 marches d’un pied de haut chacune. La vaste plaine où se trouvaient semés les débris de l’ancienne Delhi se montrait de là tout entière aux yeux du spectateur, s’étendant bien au-delà de la Jumna. Une colonnade voûtée, ornée, de distance en distance, de pavillons octogones, supportait tout l’édifice.

Parmi les ruines de l’ancienne Delhi, on remarquait encore celles d’une magnifique mosquée bâtie par Ferozee ; celle d’une autre mosquée qui servit de modèle à Timour pour en construire une semblable dans son village royal de Samarcande ; enfin un mausolée de marbre blanc, élevé par Humayoon, et visible au loin par un immense dôme de marbre blanc. Ça et là, autour de ces ruines, se retrouvent encore de nombreux tombeaux, car c’était un des lieux de sépulture habituels aux dignitaires mogols. Parmi eux il en est un auprès duquel les Indous ne passent jamais sans lui donner quelque marque de vénération : c’était celui d’une fille de Shah-Jehan, Jehanazah. Célèbre dans tout l’Orient par sa beauté et son esprit, elle le fut encore, par son dévouement filial. Sa sœur Boxanore étant devenue un instrument des ambitieux et parricides projets de leur frère Aurengzeb, avec lequel elle s’était liguée, Jehanazah ne voulut point quitter son vieux père. Enfermée avec lui dans le château d’Agra, elle y demeura dix ans. Elle mourut peu de jours après lui, et probablement empoisonnée. Sa tombe, fort simple d’après ses dernières volontés, porte cette inscription : « Que la terre et la verdure soient les seuls ornements de ma tombe ; c’est ce qui convient le mieux à celle qui a vécu humble d’esprit et de cœur. » Sur un des côtés on lit : « Ci-gît la périssable fackir Jehanazah Begum, fille de Shah-Jehan, et disciple des saints de Cheesty, l’année de l’hégyre 1094. » L’esprit de l’Évangile n’aurait rien dicté de plus touchant.

Non loin de là se trouvaient les jardins royaux de Shalimar, bâtis par l’empereur Shah-Jehan dans la quatrième année de son règne. Ils avaient, dit-on, coûté un million de livres sterling ; mais ce n’était que leur moindre mérite : le choix de l’emplacement, leur distribution, leur construction, montraient en Shah-Jehan autant de goût pour les beautés pittoresques qu’il avait montré de génie en bâtissant d’autres ouvrages d’art. Des bains, des pavillons, des grottes, d’épais ombrages, en faisaient un lieu de délices et de fraîcheur au milieu des chaleurs de l’été. Par une destinée aussi capricieuse que celle de la maison de Timour elle-même, ils devinrent plus tard une maison de campagne du résident anglais à Delhi. « On ne saurait trouver un lieu, dit un voyageur, plus propre à rendre la solitude agréable, à flatter les sens, à adoucir les soucis de la royauté, à faire oublier l’ennui de la vie. » Un des plus curieux objets des environs de Delhi était encore une colonne appelée le Cutab-Minas, surpassant en élévation celle de Trajan et d’Antonin à Rome, celle de Théodose à Constantinople. Construite en granit d’un grain très fin, elle est couverte, de sa base au sommet, de versets du Coran, si bien gravés, qu’ils ont résisté pendant six siècles à tous les outrages du temps. Quatre galeries, la première à 90 pieds du sol, la deuxième à 140, la troisième à 180, la quatrième à 203 pieds, l’entourent ; à cette dernière hauteur, la colonne s’arrondit en dôme, et le marbre blanc succède au rouge jusqu’à son sommet terminé par une majestueuse coupole où reparaît cette dernière couleur. Un escalier construit en spirale conduit de la base au sommet de la colonne. Cette colonne ainsi qu’une autre (cette dernière parvenue seulement à 60 pieds de hauteur) avaient pour destination de servir d’ornement à l’entrée d’une grande mosquée élevée sur les ruines d’un temple indou. Dans l’esprit de son fondateur, cette seconde colonne était destinée a devenir un symbole éclatant du triomphe du culte de Mahomet sur la religion de Brahma ; mais à peine en voit-on çà et là quelques ruines, à quelques pas desquelles gît l’auteur de cet ambitieux dessein. Les Anglais purent encore admirer le célèbre observatoire, appelé Gentur-Muntur, élevé dans la troisième année du règne de Mahomet-Shah par Jeysing, rajah d’Ambhera, fondateur de la principauté de Jaypoor, à environ deux milles de la ville. Tout interrompu qu’il a été, cet observatoire n’en fait pas moins quelque honneur aux connaissances astronomiques de son fondateur, passionné pour l’astronomie. Il en éleva en outre quatre autres à Surai-Jeypoor, Mutra, Benarès et Ougein. Il calcula et fit calculer avec beaucoup de peines et de dépenses des tables astronomiques, publiées en 1728, et dédiées à l’empereur.

Nous avons déjà parlé des mosquées de la ville ; mais parmi elles celle nommée Choudun-Chake mérite une mention particulière. C’est sur la terrasse de cette mosquée que s’assit Nadir-Shah, lorsque, ministre inflexible du destin, il fit exterminer la population presque entière de cette grande cité. À l’époque où nous sommes parvenus, la tradition conservait encore certains détails en général peu connus des anciens historiens. Le conquérant s’étant engagé à épargner la ville au prix de 30 millions de livres sterling (750 millions de francs), les magistrats s’employèrent à lever cette contribution. Ce moyen présentant quelque lenteur, Nadir en imagina un autre. Interdisant toute communication entre la ville et le dehors, il empêche les vivres d’entrer et de sortir : la famine éclate. Alors Nadir ordonne que les greniers publics, qui regorgeaient d’approvisionnements, soient ouverts. Le riz et le grain sont vendus à un prix énorme et fixé d’avance ; une foule innombrable n’en assiège pas moins le marché. Un soldat persan, employé à maintenir l’ordre, veut se saisir d’une mesure de riz, qu’un homme du peuple vient de payer au poids de l’or ; ce dernier résiste, et ses compatriotes le soutiennent. Au milieu de ce tumulte, une voix s’écrie que Nadir est mort ; cette nouvelle encourage le peuple dans sa résistance, de nombreux conflits s’ensuivent, plusieurs soldats persans sont égorgés. Instruit de ce qui se passe, Nadir rassemble sa garde, et va prendre position auprès de cette mosquée, où il demeure jusqu’au matin du jour suivant. Jusqu’à ce moment, il s"était borné à tenir tête à la sédition ; mais un de ses officiers favoris est tué à ses côtés. Dès lors la colère du conquérant, jusque là enchaînée, ne connaît plus de bornes ; il ordonne le massacre général de ce qui respire à Delhi. Les soldats irrités reçoivent cet ordre avec de grands cris de joie ; ils se répandent de tous côtés, précipitent leurs chevaux sur les masses serrées qui encombrent les rues, frappent de la lance, du sabre et de l’épée, tout ce qui se présente, hommes, femmes, enfants et vieillards. À midi, 100,000 cadavres encombraient les rues, gisant dans leur sang. Au milieu de ces funérailles, les plus vastes qui eussent encore épouvanté le monde, Nadir-Shah ne quitte point la mosquée. Alors, accompagné de ses principaux officiers, l’empereur, humble et suppliant, les yeux baissés, ose paraître en présence du conquérant. Les omrahs qui le précèdent se prosternent devant Nadir, le front dans la poussière, avec ces seuls mots : « Grâce, grâce, grâce pour Delhi ! » L’empereur, dont l’émotion par trop forte étouffe dans la poitrine la lugubre prière, s’agenouille silencieusement. Cette muette infortune touche tout à coup le farouche Nadir ; il remet le glaive dans le fourreau, et laisse tomber ces paroles : « Pour l’amour de Mahmoud, Nadir-Shah pardonne. »


FIN DU TOME QUATRIÈME.
  1. Sortes de litanies.
  2. L’abbé Dubois.
  3. Espèce de chambellan à la cour de Candy.