Histoire de la conquête de l’Inde par l’Angleterre (Barchou de Penhoën)/Livre XV

Au comptoir des imprimeurs-unis (tome 4p. 263-411).

LIVRE XV.

SOMMAIRE.


La guerre ne tarde pas à devenir nécessaire. — Situation intérieure des États mahrattes. — Famille de Scindiah, Madajee-Scindiah et Dowlut-Row-Scindiah. — Famille de Holkar. — Mallee-Row-Holkar. — Ahalya-Bae. — Le général de Boigne entre au service de Scindiah ; son origine et sa fortune. — Le général Perron. — Les Français chargés de la garde de l’empereur. — Jacobins français à Seringapatam ; leur club ; fête de la Fédération de la République. — Corps commandé par des Français au service du nizam. — Mort du nabob-visir de Oude. — Nouvel arrangement avec son successeur. — Guerre entre le nizam et les Mahrattes. — Affaire de Oude. — Lord Mornington, depuis lord Wellesley, nommé gouverneur-général ; ses antécédents. — Situation générale de l’Inde à son arrivée. — Tippoo en relations plus étroites que jamais avec les Français. — Aventuriers français répandus dans toute l’Inde. — Bonaparte en Égypte ; sa lettre à Tippoo. — Les Français congédiés du service du nizam. — Préparatifs de lord Wellesley pour commencer la guerre contre Tippoo. — Il entre en campagne. — L’armée de Bombay est attaquée par Tippoo ; affaire de Sedescar. — Mouvement du général Harris ; affaires de Malvilly. — Siège et prise de Seringapatam. — Mort de Tippoo ; ses fils. — Portrait de Tippoo ; ses vues administratives et son système politique. — Son livre de songes. — Ses trésors et sa famille. — Division des possessions de Tippoo. — Mysore déclaré État indépendant. — Nouveau traité entre les Anglais et le nizam. — Bruit d’une invasion des Afghans. — Négociations avec Scindiah. — Traité avec la Perse. — Nouvel arrangement avec Oude. — Henri Wellesley. — Opinion de sir John Malcolm sur ce traité. — Voyage du gouverneur-général dans les provinces. — Zemindars réfractaires. — Détrônement du nabob de Surate.
(1795 — 1800.)


Séparateur


La guerre avec Mysore était à peine terminée que de nouveaux événements commençaient à poindre à l’horizon. Ce n’était pas tout d’avoir amoindri de moitié la puissance de Tippoo, l’empire mahratte se montrait déjà sur la scène qu’il ne devait pas tarder à occuper tout entière. La puissance anglaise dans l’Inde reposait encore sur des bases tellement chancelantes, qu’une alliance sincère entre les Mahrattes et Tippoo pouvait suffire à la renverser. Les dispositions de Tippoo ne pouvaient être douteuses, mais la situation intérieure des Mahrattes présentait quelque complication dont nous allons parler. La confédération mahratte se trouvait alors comme partagée entre deux grandes familles, celle de Holkar et de Scindiah, autour desquelles se groupaient toutes les autres. L’avenir de l’Inde dépendait donc en grande partie de la conduite qui serait suivie par les deux chefs de ces familles.

Les ancêtres de Scindiah, alors en évidence, étaient de la caste des Sudras et d’une tribu de cultivateurs. Ranojee-Scindiah, le premier d’entre eux qui porta les armes, entra au service du Peschwah-Ballajee Bishwanuth, et, après la mort de celui-ci, continua de servir son fils. Avant de prendre ce parti, il avait déjà succédé à l’office héréditaire de potail, chef ou maire d’un petit village dans la province de Wye. Son emploi à la cour était de porter les pantoufles du peschwah, office d’ailleurs honorifique dans les idées orientales. Le peschwah, alors Badajee-Row, revenant un jour d’une fort longue audience, trouva Ranojee endormi ; assis à l’indienne, les jambes croisées, celui-ci tenait encore, même en dormant, les pantoufles de son maître serrées contre sa poitrine. Cette vue fit grand plaisir au peschwah ; il en témoigna naïvement sa satisfaction. Le dévouement du courtisan se montrait d’autent plus grand qu’il s’exerçait sur une chose de moindre importance. Aussi Ranojee fut-il immédiatement nommé à un emploi dans un corps d’élite qui ne quittait jamais le peschwah. Dès ce moment son élévation fut rapide. À l’époque où le peschwah vint dans la province de Malwa, nous le voyons figurer déjà au rang des premiers chefs mahrattes. Ranojee paraît avoir été un soldat hardi et entreprenant ; mais ses dépenses surpassaient de beaucoup ses revenus ; il contracta une dette considérable vis-à-vis de Mulhar-Row-Holkar. Il mourut en Malwa ; jusqu’à la fin de sa vie, il ne cessa, dit-on, de porter sur lui, précieusement serrées dans une boîte ornée de pierreries, une paire de vieilles pantoufles du peschwah. C’était la source de sa fortune ; il se plaisait à la considérer avec une sorte de religieuse véneration. Ranojee-Scindiah avait épousé dans le Deccan une femme de sa propre tribu, dont il eut trois fils. Il eut encore deux fils d’une autre femme, Rajpoote de Malwa, Tuekajee et Madajee-Scindiah, dont le dernier devint le chef de la famille.

Madajee-Scindiah était présent à la bataille de Paniput en 1764. Il combattit corps à corps un chef afghan, qui, le frappant au genou d’une hache d’armes, le rendit infirme pour toute sa vie. Se contentant d’ailleurs de lui avoir infligé cette blessure, l’Afghan, après l’avoir dépouillé de quelques bijoux et lui avoir pris son cheval, l’abandonna à son destin ; gisant sur le champ de bataille, il fut decouvert par un porteur d’eau, qui, le chargeant sur ses bœufs, le transporta dans le Deccan. Cette fameuse bataille de Paniput, une des plus sanglantes qui aient jamais été livrées, où les Mahrattes laissèrent 200, 000 cadavres, amena momentanément la dissolution de l’empire. La famille de Scindiah, de même que celle des autres chefs, perdit alors ses possessions en Malwa et dans l’Indostan. Madajee, en sa qualité d’un des principaux officiers de la maison du peschwah, n’en conserva pas moins un établissement militaire assez considérable. Le fondateur de la maison de Holkar, Mulhar-Row, venant à mourir, il se trouva sans contestation le premier parmi les chefs mahrattes. Il songea dès ce moment à établir à son profit une souveraineté particulière, sinon tout-à-fait indépendante. Les circonstances le favorisaient ; les donations successivement faites à son père en paiement des troupes entretenues par ce dernier, lui étaient échues en héritage ; lui-même avait encore ajouté à ce territoire. L’autorité du peschwah était alors purement nominale ; mais, sous la garantie de ce nom encore respecté, Scindiah put se livrer à l’exécution de ses projets ambitieux. La cour de Poonah, par ses désordres et ses faiblesses, lui laissait en cela toute latitude. Madajee, en apparence l’esclave, était donc en réalité le maître rigoureux de Shah-Allaum, empereur de Delhi ; le défenseur officiel, mais en réalité le spoliateur de la famille du peschwah.

Par le traité de Salbe, Scindiah avait été reconnu par le gouvernement britannique comme un prince indépendant. Il n’en continua pas moins à garder vis-à-vis le peschwah les apparences de la plus extrême subordination, de la plus scrupuleuse dépendance. Toutes les affaires étaient expédiées au nom de ce dernier, même les commissions de ses propres officiers. Maître de Shah-Allaum et de sa capitale, il fit signer à celui-ci une commission qui le nommait le peschwah vice-régent de l’empire, puis au peschwah une autre commission qui le constituait son député, pour le suppléer dans cet emploi. Madajee-Scindiah devint alors le souverain réel de l’Indostan depuis la Suttlege jusqu’à Agra ; tous les princes rajpoots lui étaient soumis ; son armée consistait en 16 bataillons d’infanterie régulière, 500 pièces de canon, 10,000 chevaux. Les deux tiers de la Malwa et quelques unes des plus belles provinces du Deccan reconnaissaient son autorité. Le peschwah alors régnant étant mort, Scindiah s’empressa d’aller rendre hommage au jeune homme héritier de cet office, réduit à un vain nom, dépourvu de toute réalité. Dès la porte de la ville, Scindiah se hâta néanmoins de descendre de son éléphant. Arrivé à la salle d’audience, il s’alla placer au-dessous de tous les nobles héréditaires qui garnissaient la salle, et bien loin d’eux. Le peschwah ayant fait son entrée dans la salle, fit inviter Madajee-Scindiah à s’asseoir ; il s’y refusa, s’empressant de répondre qu’il n’était pas fait pour un tel honneur. Alors, défaisant un paquet qu’il portait sous son bras, il en tira une paire de pantoufles et les plaça devant le peschwah en disant : « Voilà mon emploi, qui était aussi celui de mon père. » Et parlant ainsi, il prit les souliers du peschwah, les enveloppa soigneusement et continua de les tenir sous son bras. Ce ne fut qu’après de nouvelles prières du peschwah, de nouveaux refus de sa part, qu’il consentit enfin à s’asseoir quelques instants. Ayant acheté quelques petites terres aux environs de son humble héritage, qui le faisaient potail ou maire d’un village, il se fit appeler par ce titre. De là un dicton indou : « Que Madajee-Scindiah devint maître de l’empire en se faisant potail d’un village. » Cette désignation le rendit populaire. Au reste, il ne fit en cela que se montrer fidèle au caractère de sa nation, qui préfère la réalité à l’apparence du pouvoir, qui abandonne volontiers celle-ci pour jouir de la première. Aussi, sous ces apparences d’humilité, Scindiah n’en nourrissait pas moins une ambition inquiète, immense, sans repos. Favorisée d’un côté par la dissolution de l’empire mogol, de l’autre par la faiblesse des chefs de la confédération mahratte, il étendit ses conquêtes et son influence de tous les côtés à la fois, et trop loin, peut-être, pour lui donner une base durable.

Une multitude de Mahrattes étaient au service de Scindiah. Cependant, comme il fut engagé la plupart du temps dans de continuelles guerres au nord de la Nerbudda, il arriva que le nombre de ces Mahrattes ne tarda pas à devenir inférieur aux Mahométans. Mais il alla plus loin encore ; avec l’instinct du génie, il aperçut bientôt que ses hordes de Mahrattes n’étaient pas un instrument qui pût suffire à tous ses plans d’ambition. Dans la guerre, les Mahrattes ne connaissent d’autre but que le pillage, se jetaient au hasard sur une province, puis sur une autre, quand celle-là se trouvait ravagée. Sans organisation, sans discipline, embarrassée d’une multitude immense, une armée mahratte n’avait aucun moyen de faire des sièges, de tenir la campagne, de prolonger les hostilités au-delà d’un terme très rapproché. Il suffisait aux Rajpoots de fortifier avec quelque soin leurs villages, pour braver et déjouer les efforts des Mahrattes. Tout cela avait déjà fait comprendre à Scindiah l’avantage de pouvoir disposer d’une force plus régulière, lorsque le hasard le mit en relation avec un militaire français, M. de Boigné, dont nous parlerons plus au long tout-à-l’heure. Scindiah lui fit des offres tellement avantageuses que celui-ci se hâta d’accepter ; il entra au service du prince mahratte. À l’aide des troupes qu’il lui dressa à l’européenne, Scindiah prit des villes et gagna des batailles comme nul autre prince de l’Inde ne l’avait encore fait. Il ne s’attaqua pas seulement aux petits rajahs de l’Inde centrale et de l’Indostan, il conquit, subjugua les fiers, les orgueilleux Rajpoots. La bataille de Meirtah, livrée contre les forces réunies de Joudpoor, marqua l’apogée de ses triomphes et de son ascendant. Peu après, les armées de Jeypoor et d’Holkar furent également défaites, un corps de troupes dressées à l’européenne se trouvant dans cette dernière fut complètement anéanti. Scindiah s’occupa dès lors de réformes administratives, tantôt dans l’Indostan, tantôt en Malwa. Il faisait tous ses efforts pour donner à son gouvernement de la fixité, de la stabilité. Les provinces où il se trouvait étaient d’ordinaire administrées avec justice, douceur, régularité ; de même aussi celles qui se tenaient en repos. Mais dans ses guerres avec les chefs de l’Indostan, avec les princes rajpoots et les petits rajahs de l’Inde centrale, il laissait volontiers son armée se livrer à la violence, à la cruauté, à l’esprit de pillage, inhérents à la race mahratte. Son but était sans doute de frapper les esprits et de les amener à la soumission par la vue de ce contraste. Madajee-Scindiah, bien qu’il eût été reconnu prince indépendant par les Anglais (1782), ne les en haïssait pas moins. L’accroissement de ce pouvoir étranger ne pouvait manquer de devenir un jour un obstacle au développement de sa propre ambition. Il le sentait et peut-être se proposait-il déjà de le combattre. Peut-être entrevoyait-il dans l’avenir ce but éloigné. Mais il mourut à Poonah en 1794, avant d’avoir tenté la réalisation de ce projet. L’extrême jeunesse de son successeur le rendait peu propre à cette tâche difficile.

Madajee-Scindiah n’avait jamais eu d’enfant mâle ; en revanche, il avait trois neveux, fils de son frère Tuekajee. Il se prit d’une affection très tendre pour le plus jeune de ceux-ci, et par suite adopta pour son héritier le fils de ce neveu, ou son petit neveu. Ce prince, Dowlut-Row-Scindiah, à cette époque comptait à peine treize ans ; les vastes possessions et l’armée considérable dont il héritait, ne l’en rendaient pas moins l’arbitre de la confédération mahratte. Les veuves de Madajee essayèrent bien de lui disputer le trône, mais leur armée ayant été vaincue, le pouvoir lui demeura sans contestation, et il devait l’exercer dans des conditions tout autres que Madajee, son grand-oncle. Une grande partie de ses possessions étaient dans l’Indostan ; la plus grande partie de son armée subsistait des revenus de ce pays, sur les tributs que sa discipline et sa force lui donnaient le moyen de tirer des princes rajpoots. Le gouvernement de Holkar, dont l’autorité avait toujours diminué depuis la mort de son fondateur, se trouvait expulsé de tout partage dans le territoire au nord de Jaypoor. Son droit au revenu de cette contrée ne laissait pas que d’être encore reconnu. Mais ce droit, aussi bien que la conservation de ses territoires en Malwa, n’étaient en définitive qu’une concession de Madajee-Scindiah. La tournure d’esprit des Mahrattes, la nature même de leur confédération, donnaient, en effet, une physionomie toute particulière aux débats de ces chefs entre eux. Ainsi Madajee-Scindiah s’était toujours montré empressé à maintenir le lien, de la confédération ; au plus fort de ses querelles avec le peschwah ou bien avec les autres chefs, il se refusa toujours à briser ce lien, même à son profit. Le peschwah lui demandait-il trop d’argent, au lieu de refuser durement, il se contentait de produire des contre-états de dépenses sans avoir recours à la force. Une querelle étant survenue entre lui et Tukajee-Halkar à propos d’une part dans des prises de guerre, il anéantit dans une grande bataille l’armée de ce dernier ; au lieu de le renverser du trône, il se borna toutefois à régler à son profil l’affaire en question, et lui laissa toutes ces possessions. Mais les dispositions d’esprit de Dowlut-Row ne pouvaient manquer d’être tout autres ; élevé au milieu d’Européens, de Mahométans, de Rajpoots, il était difficile qu’il continuât de sentir et de penser en Mahratte. Il était plutôt disposé à se considérer en principal souverain de l’Inde, qu’en simple membre de la vieille confédération des douze frères. Peut-être l’ancien esprit national vivait-il encore chez quelques uns des grands officiers qui l’entouraient ; ce n’était plus assez pour contrebalancer l’influence des Rajpoots et des Afghans qui dominaient dans son armée, dont les chefs étaient ses favoris, ses conseillers.

La famille de Holkar sortait d’une tribu de bergers. Mulhar-Row-Holkar en fut le fondateur. Né xiie siècle, il perdit son père n’ayant encore que quatre ou cinq ans. Son enfance s’écoula à garder les moutons ; mais un jour qu’il exerçait cette occupation vulgaire, on vit un serpent qui, pendant le sommeil du jeune Mulhar-Row, le garantissait des rayons du soleil en interposant sa tête entre l’astre et le visage de l’enfant. À la vérité cette anecdote, ou quelque autre semblable, ne manque guère de se retrouver dans l’histoire de tous les personnages qui deviennent célèbres dans l’Inde. La fortune du jeune pâtre parut dès lors assurée à ses parents, à lui-même, et il se hâta d’entrer dans un parti de cavaliers au service d’un chef mahratte d’un rang distingué. Dans une des premières actions où il se trouva, Holkar tua un des chefs de l’armée du nizam, exploit qui le fit remarquer et lui donna une réputation qu’il sut soutenir. Le peschwah Bajee-Row, l’attirant à son service, lui donna le commandement d’un corps de 500 chevaux. En témoignage de la reconnaissance qu’il conservait à son premier chef, il en prit les couleurs : c’était un drapeau triangulaire rayé de rouge et de blanc, et surmonté de banderoles de mêmes couleurs. Il est demeuré l’étendard et comme qui dirait les armoiries de la famille Holkar. Les progrès de la fortune de Mulhar-Row devinrent alors de plus en plus rapides. Peu de temps après son entrée au service du peschwah, il fut employé à réduire le Concan, et cette expédition eut un plein succès. Bassein et quelques autres places importantes de la côte furent enlevées aux Portugais. Les premières terres qu’il eût possédées lui furent accordées en 1728 ; c’étaient douze districts au nord de la Nerbudda, auxquels d’autres districts furent ajoutés peu après, et lui-même reçut presqu’en même temps sa promotion à un commandement important. La possession de la province d’Indora, qu’il sut obtenir après la conquête de Malwa, acheva de le rendre tout-puissant. À la conclusion de la paix, il se trouva au nombre des douze chefs mahrattes appelés à donner leur garantie en faveur du peschwah, preuve irrécusable qu’il jouissait déjà d’une grande importance. Plus tard il ne cessa d’ajouter de jour en jour à l’étendue de sa domination. Le Deccan et l’Indostan eurent plus d’une fois à souffrir de ses excursions ; la faiblesse de l’empire mogol lui avait inspiré de bonne heure le dessein d’établir d’une façon permanente sa domination sur l’Indostan ; il poursuivit ce dessein, ou seul, ou de concert avec d’autres. Ainsi, on le voit traverser incessamment par de nombreuses expéditions le territoire qui s’étend depuis la province de Oude jusqu’à l’Indus, et depuis les montagnes de Rajpootana jusqu’à celles de Kinmaon. Pendant ce temps, de nouvelles acquisitions, des donations plutôt forcées que volontaires, soit du peschwah, soit du nizam, venaient incessamment accroître ses possessions. Il mourut à soixante-seize ans, en 1766, après avoir joui pendant plus de quarante années d’une haute fortune et d’une vaste renommée. Ses restes furent enterrés à un endroit qui fut appelé, en raison de son nom ; Mulhargunga. Inférieur, comme homme d’État, à Madajee-Scindiah, il l’égalait, le surpassait même comme guerrier. Les Mahrattes se plurent pendant long-temps à citer l’énergie de son courage et la simplicité de ses manières. D’ailleurs ses talents n’étaient pas seulement ceux d’un soldat ; son administration était ferme et éclairée ; il sut se concilier le respect et l’affection des princes rajpoots de Malwa par sa modération dans l’exercice du pouvoir. Ne tenant point à l’argent, il le répandait d’une main libérale. Était-il content d’un soldat, il avait coutume de dire : « Qu’on remplisse son bouclier de roupies. » Au faîte de sa puissance, il ne cessa jamais de montrer au peschwah la plus extrême déférence ; Madajee-Scindiah avait fait de même, mais on disait de Mulhar-Row qu’il faisait par le cœur ce que l’autre ne faisait que par la tête ; c’est-à-dire par calcul.

Mulhar-Row n’eut qu’un fils, Kundar-Row, tué peu d’années avant la bataille de Paniput. Le fils de ce dernier, Mallee-Row, fut son successeur. Sa mort fut à peine connue du peschwah que celui-ci se hâta d’envoyer à son petit-fils le khelaut ou habillement d’honneur ; ce jeune homme, après un règne de fort courte durée, eut une fin tragique. Dès sa plus tendre enfance, il n’avait cessé de donner des signes non équivoques d’une intelligence faible, désordonnée ; dès qu’il fut sur le trône, sa tête acheva de se déranger. On le vit se livrer sans aucune retenue aux actes les plus criminels et les plus insensés. Il se plaisait à accabler de mauvais traitements, de vexations cruelles tous ceux qui l’approchaient, mais surtout les brahmes. À ceux-ci, il distribuait parfois des voiles, des vêtements, des corbeilles pleines de fruits ou de légumes ; mais en général, quelque scorpion, ou quelque autre reptile venimeux se trouvait caché dans ce présent perfide. Dans son empressement à se saisir de l’offrande, le saint mendiant se faisait-il piquer, ce qui mettait sa vie en danger, c’était pour le jeune prince une joie égale à la désolation de sa pieuse mère. Le peuple commençait à murmurer ; peut-être n’aurait-il pas tardé à se porter à quelque terrible extrémité, mais le temps manqua. Sur un soupçon jaloux, Mallee-Row tua, dans un accès de colère, un brodeur accusé d’être l’amant d’une femme de sa maison. L’innocence de celui-ci ayant été reconnue peu après ce meurtre, Mallee-Row devint en proie à des terreurs qui, achevèrent de lui troubler l’esprit. Les Indous attribuent aux esprits des morts la puissance de nuire aux vivants dont ils ont eu à se plaindre. Le brodeur passait en outre pour un homme doué d’un pouvoir surnaturel ; on prétendit qu’il avait averti Mallee-Row de ne pas le tuer, ou qu’il en tirerait une terrible vengeance. En conséquence, le peuple attribua le délire de Mallee-Row, et celui-ci tout le premier, à l’esprit du brodeur qui maintenant venait le visiter, le tourmenter. La mère de ce prince, Ahalya-Bae, célèbre par sa piété, partageait cette croyance ; aussi passait-elle les jours et les nuits au chevet du lit de son fils, versant d’abondantes larmes, livrée à de longues prières, faisant tous ses efforts pour apaiser l’esprit, pour lui persuader d’abandonner sa victime ; lui promettant un temple, des prêtres, de riches offrandes ; mais une voix répondait : « Il m’a tué innocent, il me faut sa vie. » Le désordre d’esprit de Mallee-Row ne tarda pas à produire une fièvre cérébrale, sous laquelle il succomba. Événement assez insignifiant par lui-même, mais important par ses suites, car il mit sur le trône Ahalya-Bae dont le règne fut remarquable à beaucoup d’égards.

La maison de Holkar n’avait plus de représentant mâle direct ; d’après les lois mahrattes, Ahalya-Bae se trouvait, dès lors, en droit de choisir un successeur et d’administrer les affaires. Elle élut pour commander ses armées Tukajee-Holkar, du même nom, mais nullement parent du grand Mulhar-Row ; et celui-ci devint le fondateur de cette maison de Holkar, qui va jouer bientôt un rôle important dans le reste de notre histoire. Le peschwah s’empressa de confirmer Tukajee-Holkar dans les fonctions qui venaient de lui être conférées. Ce partage du pouvoir, à en juger par grand nombre d’exemples, ne semblait pas constitué pour durer une semaine, il dura plus de trente ans : exception singulière et touchante. La reconnaissance qu’il devait à sa bienfaitrice devint le sentiment dominant chez Tukajee-Holkar pendant le reste de sa vie. À la vérité, Ahalya-Bae était respectée, vénérée à l’extrême dans l’étendue de ses États ; toute tentative d’usurpation n’aurait pas manqué de livrer son auteur au mépris et à l’exécration générale, à une mort presque inévitable. Mais Tukajee-Holkar n’avait pas besoin de ces considérations pour être retenu dans le devoir. Dans ses moindres actions perçait un profond dévouement à sa bienfaitrice, un désir sincère de lui plaire. On l’appelait Tukajee ; il prit le titre de fils de Mulhar-Row-Holkar [1] ; et fut formellement adopté par Ahalya-Bae, femme et mère des deux derniers membres de la famille Holkar.

Quand Tukajee était dans le Deccan ; et il y demeura une fois douze années entières, tous les territoires de la famille au midi de la Saatpontna (rivière) étaient gouvernés par lui ; toutes les contrées au nord de cette limite par Ahalya-Bae. Quand il était dans l’Indostan, il percevait les revenus de cette contrée, du Bundelcund et des tribus de Rajpoots. Les provinces de Malwa et de Noman demeuraient alors sous la direction de Ahalya-Bae, dont l’autorité s’étendait en ce cas jusqu’aux possessions du Deccan. Le trésor de la famille, dont tous les comptes de recettes et de dépenses étaient tenus sous sa direction avec un ordre, un soin extrême, le suivait toujours et partout. En raison de l’éloignement et de la nécessité des affaires, Tukajee se trouvait souvent obligé d’agir par lui-même ; néanmoins il en référait autant que possible, sur les choses importantes, à Ahalya-Bae. La suprématie de cette dernière était hautement proclamée ; à Poonah, à Hyderabad, à Seringapatam, à Nagpoor, à Lucknow, à Calcutta, les ambassadeurs réagissaient, ne parlaient qu’en son nom ; il en était de même de ses autres envoyés auprès d’un grand nombre de petits rajahs tributaires. À la mort de Madajee-Scindiah, Ahalya-Bae devint le chef le plus puissant des Mahrattes, quoique ses forces réelles fussent au-dessous de celles de Dowlut-Row-Scindiah. Les Indous ne traitent pas les femmes avec la même sévérité que les Mahométans ; ils ne les enferment point loin de tous les yeux au fond du harem ; ils ne les couvrent pas obstinément de voiles épais. En s’occupant de l’administration des affaires, en venant s’asseoir plusieurs heures tous les jours au durbar, Ahalya-Bae était loin de choquer aucun préjugé, aucune susceptibilité nationale.

Le premier principe de son gouvernement paraît avoir été de n’imposer que des tributs modérés et de pratiquer un respect scrupuleux à l’égard des droits des officiers de village et des propriétaires de terres. Sans cesse accessible, elle prêtait une oreille infatigable aux plaintes de tous ; on la voyait entrer dans les moindres détails des plus petites causes soumises à sa décision. Tâche pénible, où elle était accompagnée et soutenue par un profond sentiment religieux, car elle se croyait responsable devant Dieu de chacun des actes de son pouvoir. Lui conseillait-on des mesures sévères, rendues nécessaires par les circonstances, on l’entendait dire : « Est-ce à nous, mortels, qu’il appartient de détruire les ouvrages de Dieu ? » La paix extérieure, qui ne fut jamais troublée sous ce règne, fut la principale cause des succès d’Ahalya-Bae dans l’administration intérieure de ses États ; et ces succès furent vraiment étonnants. La permanence ou l’instabilité des ministres et des fonctionnaires, sont, avec leur mérite, dans l’Inde comme en Europe, la vraie mesure des bons ou mauvais gouvernements. Or, Ahalya-Bae eut toujours le même ministre pendant tout le cours de son règne ; les employés inférieurs eux-mêmes furent rarement changés. Madajee-Scindiah, pour sa puissance et sa renommée, lui fut, il est vrai, d’un grand secours. Ce chef, dont elle sut cultiver l’amitié avec une prudente habileté, lui rendit, en effet, différents services. Le caractère de Madajee-Scindiah défend de croire que ses motifs personnels fussent désintéressés ; mais aucun prince ne fut plus attentif à produire une bonne impression sur les esprits en cherchant à se montrer partout comme l’ami de Ahalya-Bae ; il comprenait combien ce titre lui était favorable dans l’esprit du peuple. En diverses occasions elle lui fit des prêts d’argent, dont l’un ne fut pas moindre de 30 lacs de roupies. Il ne la remboursa pas, mais en revanche l’aida dans l’administration d’une partie de leurs territoires qui se trouvaient mêlés ; il lui prêta pour cela le concours de ses propres officiers. Le gouvernement de Ahalya-Bae en reçut une force qu’elle n’aurait probablement tirée de nulle autre part. Elle montra beaucoup de modération à l’égard des nombreux et anciens tributaires de la famille Holkar ; en revanche, les chefs de tribus rajpootes, qui avaient usurpé une sorte de droits à une portion des revenus, furent contraints d’y renoncer. Cette classe, d’ordinaire si turbulente, pour la première fois se trouva contrainte de demeurer en repos.

Le seul plaisir d’Ahalya-Bae, c’était de voir s’enrichir les banquiers, marchands, fermiers, etc. ; en opposition avec ce qui se passait dans les autres États, cette augmentation de fortune leur attirait en quelque sorte une protection plus efficace. Elle fit des arrangements fort avantageux avec les Goud, qui pillaient ordinairement les environs de la Nerbudda, et les Bheels, qui habitent les parties montagneuses de ses États. Elle supprima le tribut levé par ces derniers sur les propriétés de ses sujets. Mais comme les transactions et la tolérance étaient dans son caractère, elle leur conserva un droit sur toutes les marchandises qui passaient dans leur pays. La correspondance d’Ahalya-Bae s’étendait dans l’Inde entière, jusque dans ses parties les plus éloignées, se faisant d’ordinaire par les brahmes, instruments habituels de sa pieuse munificence. À sa première visite aux trésors de Mulhar-Row, dont elle venait d’hériter, à peine se donna-t-elle le temps d’y jeter un coup d’œil, que prenant dans le creux de sa main un peu d’eau mêlée à des feuilles de l’arbre toolsia, elle les répandit sur cet amas d’or, d’argent et de pierreries, pendant qu’un brahme prononçait certaines prières. D’après les pratiques des Indous, cela constituait le vœu de les consacrer à des actes de charité. Ahalya-Bae construisit des forteresses, perça des routes ; elle bâtit des temples à Mhysir, et, le long des routes, des édifices consacrés aux voyageurs. Loin d’être renfermée dans les limites de son propre territoire, sa magnificence s’étendait à tous les principaux endroits des pèlerinages indous, à l’est, à l’ouest, depuis le Cuttack jusqu’au Guzarate, au nord jusqu’à Kadarnath, parmi les montagnes Neigeuses de l’Hymalaya, au midi jusqu’à Ramiseram, auprès du cap Comorin. Dans toute cette immense étendue, elle bâtissait des édifices, fondait des établissements, envoyait des rentes annuelles pour être distribuées en charités ; n’oubliant pas les moins célèbres, les plus ignorés des lieux de pèlerinage et de dévotion [2]. Elle avait soin d’approvisionner des eaux sacrées du Gange toutes les pagodes qui s’y trouvaient, afin qu’elles fussent employées aux ablutions dans les différents temples. Elle nourrissait de ses bienfaits une multitude de pauvres ; à certaines solennités religieuses, elle invitait les classes les plus inférieures à des divertissements dans son propre palais. Pendant l’été, des gens payés par elle stationnaient le long des routes pour offrir de l’eau aux voyageurs ; l’hiver, elle faisait faire dans les principales villes de ses États d’immenses distributions de vêtements. Bien mieux, par ses ordres une portion de nourriture était distribuée journellement aux animaux des forêts, aux oiseaux de l’air, aux poissons des rivières. D’innombrables essaims d’oiseaux ne connaissant ni la crainte, ni la défiance, couvraient ses domaines privés.

Dans sa vie domestique, Ahalya-Bae éprouva de cruels malheurs. Nous avons raconté la mort de son fils. Elle avait une fille nommée Mutcha-Bae, dont le fils mourut à Mhysir. Celle-ci ayant perdu son mari une année après cet évènement, déclara immédiatement sa résolution de se brûler sur le cadavre du défunt. Ahalya-Bae ne négligea aucun effort pour la détourner de cette résolution ; elle s’agenouilla et se prosterna dans la poussière, la suppliant au nom du ciel de ne pas laisser une mère seule et désolée sur la terre : Mutcha-Bae demeura inébranlable dans sa résolution. « Vous êtes vieille, mère, et peu d’années verront finir votre pieuse vie. Moi je suis jeune ; mon mari et mon seul enfant s’en sont allés ; quand vous les aurez suivis, la vie me deviendra insupportable, je le sens. Mais alors j’aurai perdu pour toujours l’occasion de la terminer avec honneur. » Ahalya-Bae, sentant toute l’inutilité de ses supplications, se décida à remplir le devoir qui lui était assigné à elle-même dans cette scène terrible. Elle marcha, soutenue par deux brahmes, au premier rang de la procession funèbre ; long-temps elle eut la force de triompher de ses affreuses angoisses, elle semblait maîtresse d’elle-même, mais lorsque la flamme s’éleva tout-à-coup du bûcher avec un grand bruissement, alors le courage l’abandonna. On la vit se tordre et se débattre dans ses horribles tortures au milieu des mains vigoureuses qui la retenaient, tandis que ses cris s’allaient perdre parmi les hurlements enthousiastes de la multitude. Après de longues convulsions, elle reprit pourtant assez ses esprits pour accomplir, lorsque le corps eut été consumé, la cérémonie des ablutions dans la Nerbudda. Elle se retira ensuite dans son palais, où elle demeura trois jours entiers sans pouvoir prendre de nourriture, sans prononcer une parole, immobile, et absorbée dans sa douleur. Elle n’eut de consolation qu’en bâtissant un magnifique tombeau à cette fille, qu’elle ne cessa de pleurer.

Ahalya-Bae mourut à l’âge de soixante ans, fatiguée, épuisée par les soins du gouvernement, suivant quelques uns par une observance trop sévère des pratiques de sa religion. Jusqu’à sa dernière heure, sa contenance aimable, enjouée, manifesta cette bonté de cœur qui lui avait été naturelle toute sa vie. Elle était douce, humaine, généreuse, facile ; mais dans les rares occasions qui provoquaient sa colère, son regard, dit-on, faisait baisser les yeux des plus hardis de ses serviteurs et de ses généraux. Elle avait l’esprit plus cultivé que ne l’ont ordinairement les femmes de l’Inde. Elle lisait et comprenait les pouranas, son étude favorite. On la représente comme ayant toujours eu un excellent jugement dans les affaires publiques. Devenue veuve avant vingt ans, elle ne porta depuis ce moment ni bijoux ni ornements, ni vêtement de couleur ; elle n’était point belle, mais avait une physionomie noble et gracieuse. Jamais tête couronnée ne fut moins accessible à la flatterie. Un brahme ayant composé un livre à sa louange, elle en écouta la lecture ; mais quand il eut fini, elle dit « qu’une pauvre femme toute remplie d’imperfections telle qu’elle était ne méritait pas de telles louanges ; » et prenant le livre, le fit jeter dans le Narbuddah, qui coulait au pied de la terrasse où la scène se passait. Sa mémoire demeura dans une telle vénération dans ses États, qu’elle y passa, qu’elle y passe encore, pour une incarnation de la divinité. Le grand nombre d’offrandes religieuses et d’aumônes de Ahalya-Bae est peut-être de nature à provoquer le sourire des lecteurs européens ; elles paraissent excessives à l’historien anglais [3] qui nous a transmis cette vie. Lui-même en fit l’observation à un brahme qui avait long-temps siégé dans les conseils d’Ahalya-Bae. Il demanda à ce brahme : « Croyez-vous qu’en employant à l’entretien d’une nombreuse armée l’argent qu’elle dépensait en aumônes et en bonnes œuvres, Ahalya n’eût pas conservé de même pendant trente ans la paix dans son pays, et fait le bonheur de ses sujets et de ses voisins ? » Le brahme répondit : « Personne ne saurait douter de la sincérité de sa piété ; mais quand elle n’aurait agi que par des vues personnelles, la sagesse du monde n’aurait pas pu lui conseiller de meilleurs moyens que ceux qu’elle employa. J’ai été un de ses principaux officiers ; j’ai séjourné à Poonah pendant les dernières années de sa vie. Je me rappelle encore les sentiments d’amour et de vénération que son nom seul suffisait à provoquer. Parmi les princes de sa nation, il n’en est aucun qui n’eût regardé comme un sacrilège de devenir son ennemi, même de ne pas la défendre contre toute entreprise hostile. Tous manifestaient à son égard les mêmes dispositions ; le nizam de Deccan et Tippoo sultan lui portaient le même respect que le peschwah. Mahométans et Indous se joignaient dans les mêmes prières pour sa longue vie et sa prospérité. » Au sein de la race guerrière des Mahrattes, au milieu de cette époque de troubles et d’anarchie, ce long règne de paix sous le sceptre d’une femme forme un singulier épisode. La fortune et le règne d’Ahalya-Bae sont sans doute dans leur genre plus étranges que la grandeur de Sevajee, de Holkar, de Hyder, et autres guerriers ou conquérants. À sa mort, elle avait passé plus de trente ans sur le trône,

Depuis long-temps la position de l’empereur n’avait cessé de devenir de plus en plus misérable ; en 1788, Scindiah, malgré son traité avec Hastings, s’approcha de Delhi avec Ismael-Bey. À cette époque, un fils de Zabita-Khan, banni de la présence de son père, fut accueilli par Shah-Alaum. Gagnant de plus en plus la faveur de celui-ci, il fut peu après créé ameer-ul-omrah, et jouissait à cette époque de tout le pouvoir à Delhi. Il se nommait Ghalam-Khadur : son caractère était hautain, féroce. L’empereur avait un désir secret d’être délivré de son joug, aussi se refusa-t-il, à ce qu’il paraît, à résister à ces nouveaux oppresseurs. Sans argent, disait-il toute résistance était inutile à tenter. Ghalam-Khadur n’entreprit pas moins de créer des ressources. « La présence du monarque, dit-il, est la moitié de la victoire. » Il contraignit, en conséquence, l’empereur à paraître à la tête de l’armée sur le champ de bataille. L’empereur y consentit ; il donna même à Ghalam-Khadur l’ordre officiel de faire les préparatifs nécessaires pour la guerre. Le jour suivant, une lettre de l’empereur à Scindiah fut interceptée ; on y vit que l’empereur engageait celui-ci à faire le plus de diligence possible afin de surprendre l’ameer-ul-omrah. « Ghalam-Khadur, disait-il, me force à agir contradictoirement à ma volonté, croyez-le, en m’obligeant à m’opposer à vous. » À la lecture de cette lettre, celui qu’elle concernait fut enflammé de rage. Il fait attaquer le fort dans lequel Shah-Alaum résidait et l’emporte en peu de jours. Il s’élance alors vers l’appartement du monarque, se livre à son égard à toute sorte de mauvais traitements, puis lui fait arracher les yeux. Ce n’est pas tout : la famille impériale est dépouillée de ce qui lui reste, aucun mauvais procédé, tout dégradant qu’il puisse être ; n’est épargné aux princesses, afin de leur enlever tous les ornements de quelque valeur qu’elles se trouvaient posséder encore ; et comme Scindiah approchait il prit la fuite. Celui-ci devint ainsi le maître du grand mogol ; légitime souverain de l’Indostan et du Deccan ; il lui donna le fort de Delhi pour résidence ; en lui laissant une autorité nominale sur cette capitale, et un petit territoire à l’entour. L’empereur fut alors réduit à un tel état de pauvreté ; que les choses les plus nécessaires à la vie lui furent souvent refusées ainsi qu’à sa famille. Un killedar ou gouverneur était placé dans le fort, chargé de le garder comme on ferait d’un prisonnier. Pour premier usage de son pouvoir sur l’empereur, Scindiah le contraignit à remettre en avant sa prétention à la somme annuellement due par les Anglais pour le Bengale. D’ailleurs, l’empereur était vengé de temps à autre de ses oppresseurs, par ses oppresseurs eux-mêmes. Scindiah ayant ainsi réglé ce qui le concernait, se hâta, par exemple, d’aller mettre le siège devant Agra, où Ghalam-Khadur s’était réfugié. Ce dernier vit bientôt que toute résistance serait inutile ; profitant de l’obscurité de la nuit, il cacha dans le sable une partie du trésor précieux enlevé à l’empereur et à la famille impériale ; puis, suivi d’un petit nombre de fidèles serviteurs s’enfuit du côté de la Perse. Au début, cette fuite réussit, il conserva de l’avance sur ceux qui le poursuivaient ; mais, étant tombé de cheval le second jour, il fut aussitôt fait prisonnier. D’abord emmené devant Scindiah, il fut ensuite exposé aux yeux du peuple de Delhi dans une cage de fer. Au bout de quelques jours, le Mahratte lui fit couper les oreilles, le nez, les mains, les pieds, crever les yeux, et le laissa mourir dans ces atroces douleurs. Un Français nommé Lostoneaux, était à la tête du parti qui le poursuivait ; il s’empara, dit-on, d’une selle contenant une partie des diamants impériaux. À cette époque, en effet, les Français étaient nombreux auprès de Scindiah.

Nous avons déjà dit les commencements et la nature du pouvoir du Scindiah ; ajoutons qu’il tirait une grande force de la manière dont son armée était commandée et disciplinée. L’influence politique jadis possédée par la France dans l’Inde au temps de Duplex et de Bussy était alors détruite ; mais il restait dans la presqu’île un grand nombre de Français dont la plupart passèrent au service des princes indigènes. Dénués de tout appui extérieur, sans autre ressource que leur épée, mais braves, hardis, entendant la guerre, d’humeur joyeuse et de mœurs faciles, ces aventuriers se rendirent, sur plusieurs points, utiles, indispensables à ceux qui les employèrent. Dans sa souplesse, le caractère français se prêtait merveilleusement à ce rôle, qui n’aurait point aussi bien convenu aux Anglais. On en voyait, à la fois chez Tippoo, chez le nizam, chez les princes mahrattes ; après avoir mis ces princes en état de combattre, ils n’avaient cessé de les encourager, de les soutenir dans la lutte. Quelques uns de ces hardis compagnons avaient parfois suffi à tenir en échec toute la puissance britannique. C’était Lally, neveu de l’infortuné général de ce nom ; de Boigne, Perron, Raymond ; d’autres encore étaient, en un mot, chez tous ces princes, ce que fut de nos jours le général Allard auprès de Bunjet-Sing. Leur influence menaçait de devenir fort dangereuse d’un moment à l’autre. Grâce à cette influence, la moindre force européenne qui eût servi de centre, de fondement, de point de ralliement à tous les intérêts opposés aux Anglais, aurait suffi jusqu’à ces derniers temps à remettre en question leur domination tout entière. Leurs historiens sont trop unanimes sur ce point pour que ce ne soit pas la vérité. Cependant, quand on reporte les yeux sur la France, alors engagée dans sa lutte avec l’Europe, en proie à toutes les convulsions de la révolution, on comprend combien il lui était impossible de s’occuper de ces lointains intérêts, et les alarmes des Anglais paraissent alors exagérées.

Parmi les Français au service de Scindiah, le général de Boigne joua le plus grand rôle. Né Savoyard, il était passé de bonne heure au service de la France, entré dans un régiment destiné pour l’Inde. Plus tard, il servit dans une armée russe pendant une guerre contre la Turquie ; il fut fait prisonnier, amené à Constantinople, et vendu, dit-on, comme esclave. Après la guerre, s’étant échappé, il reparut à Saint-Pétersbourg, trouva moyen de se faire valoir, et fut nommé lieutenant. En cette qualité, détaché dans un petit poste russe sur les frontières de la Turquie, il eut la bonne fortune de commander une escorte qui accompagna lord Percy dans un voyage en Grèce. Ce dernier, s’étant intéressé au jeune officier, lui donna deux lettres de recommandation : l’une pour M. Hastings, alors gouverneur du Bengale ; l’autre pour lord Macartney, gouverneur de Madras. Muni de ces deux lettres, de Boigne se décida à faire un voyage dans l’Inde, avec le projet de revenir en Russie par Cachemire, la Tartarie, et les bords de la mer Caspienne. Arrivé à Madras vers l’année 1780, il s’engagea d’abord comme enseigne au service du nabob d’Arcot ; puis se rendit, peu après à Calcutta, où la lettre d’introduction de lord Percy lui procura un favorable accueil de Hastings. Sans découvrir à celui-ci ses relations avec la Russie, il se contenta d’exposer son plan de voyage, seul projet qu’il eût probablement alors en vue. Hastings, pour en faciliter l’exécution, le recommanda au nabob de Oude et au résident britannique à Lucknow, recommandation qui valut à de Boigne une traite du nabob de 6,000 roupies sur Cachemire. Au lieu d’employer cet argent à poursuivre son voyage, il acheta des chevaux et des armes, et entra au service du rajah de Jeypoor. Apprenant cette démarche, Hastings lui ordonna avec menace de revenir à Calcutta ; de Boigne jugea prudent d’obéir, revit Hastings, trouva le moyen de se disculper dans l’esprit de celui-ci, et en obtint la permission de retourner à Lucknow. Peu après, certaines opérations de commerce l’amenèrent dans les environs d’Agra.

En ce moment (1784), la ranna de Gohut se trouvait vigoureusement assiégée par Madajee-Scindiah. Selon les uns, de Boigne voulut se ménager les bonnes grâces de cette princesse, et dans ce but lui communiqua par lettres un plan de défense dont l’exécution ne pouvait manquer de faire lever le siège. Cette correspondance tomba entre les mains de Madajee-Scindiah ; et frappé du talent militaire quelle révélait, il eut l’idée d’en prendre l’auteur à son service. Or, selon d’autres, la lettre n’avait fait qu’arriver de la sorte à sa véritable adresse ; de Boigne l’avait écrite à l’assiégée, afin qu’elle fût lue plus sûrement par l’assiégeant, auquel il tenait à donner une haute idée de sa capacité. Quoi qu’il en soit, il entra effectivement dès lors au service de Scindiah, qui lui confia deux bataillons à exercer, à discipliner à l’européenne, et dont il se fit apprécier de plus en plus. Le corps qu’il disciplina gagna les batailles de Lallsoèt, de Chaeksani et Agra. D’abord de huit bataillons, elles furent bientôt portées, par suite de ces résultats, à seize, enfin à vingt ; chaque bataillon consistant en 500 fantassins, 200 canonniers, quatre pièces de campagne et un obusier ; instrument tout-puissant par lequel Scindiah étendit plus tard sa domination jusque dans le voisinage de la Jumna. De Boigne soumit plusieurs des plus nombreuses et des plus guerrières tribus des Rajpoots ; il défit l’armée de Tukajee-Holkar, où se trouvaient pourtant quatre bataillons disciplinés et commandés par un Français ; et l’ensemble de ces événements acheva de rendre Scindiah le plus puissant de ses contemporains. C’est que de Boigne avait les qualités, peut-être quelques uns des défauts nécessaires au rôle que lui réservait la destinée. Doué d’un génie naturel, d’une constitution vigoureuse, d’une étonnante aptitude au travail, il possédait encore le grand art de faire servir à ses desseins tous hommes et toutes choses. Après avoir réalisé une grande fortune, il passa en Europe, dota son pays natal, Chambéry, de magnifiques établissements publics ; et dans un pays où les titres ont de l’importance, il reçut du roi de Sardaigne celui de comte. Les orages de la révolution française lui donnèrent à Londres pour épouse, une jeune, belle et noble Française, Ce nom de de Boigne, si célèbre dans les guerres de l’Inde, le devint ainsi tout autant dans le monde élégant et politique de Paris.

Un autre officier français, alors au service de Scindiah, acquit plus tard une grande importance : c’était le général Perron. Arrivé dans l’Inde comme un bas-officier de vaisseau, avec Suffren, ou au temps de Suffren, Perron déserta l’escadre et s’enfonça dans les provinces de l’intérieur, où il entra d’abord au service de la ranna de Gohut. Après la ruine du pouvoir de celle-ci, il devint l’officier comptable d’un corps commandé par un autre Français au service de Scindiah. Ce corps subissant de grandes réformes, il tenta, mais sans succès, d’entrer au service de la Begum Sumroo ; sa situation devenait fort critique, mais en ce moment même de Boigne formait sa brigade au service de Scindiah. Il obtint dans ces troupes le commandement d’un bataillon, et à la tête duquel il se distingua. Il se fit surtout remarquer à la bataille de Patun. Plus tard il commanda souvent, et toujours avec succès, des détachements du corps d’armée de de Boigne. Ce corps d’armée s’accroissant sans cesse, il devint nécessaire de le diviser en deux brigades ; il obtint le commandement de l’une, et l’autre fut donné à un autre Français nommé Frimont, qui mourut peu après. Perron devint dès lors le second personnage de l’armée ; il accompagna Scindiah à Poonah, quand celui-ci s’empara de la personne du peschwah, et capta de plus en plus sa confiance, ce qui le conduisit à succéder à de Boigne, lorsque celui-ci prit le parti de repasser en Europe. L’armée de ce dernier, l’administration du territoire assigné pour les dépenses de cette armée, requirent bientôt la présence de son successeur. Les prétentions du gouverneur d’Agra et de Delhi, s’étaient singulièrement augmentées par le long séjour de Scindiah dans le midi ; le moment était venu de les réduire de nouveau à l’obéissance ou de les voir d’un moment à l’autre se déclarer indépendants. Deux bataillons de Perron sommèrent le gouverneur de Delhi de livrer la citadelle ; ils essuyèrent un refus, et la place fut aussitôt investie. Dans la citadelle se trouvaient le vieil empereur et sa famille ; mais, instruit du lieu qu’ils occupaient, Perron l’épargna. Tout était prêt pour l’assaut, le dix-neuvième jour du siège le gouverneur capitula et se rendit. Alors, pour la première fois, la garde du vieil empereur fut remise aux mains des Français.

Or, de l’éloignement de Scindiah de ses possessions du nord pendant son séjour aux environs de Poonah, il en résulta que toute l’autorité, dans le voisinage de la Jumma, ne tarda pas à tomber dans les mains de Perron ; car celui-ci était sur les lieux à la tête d’une nombreuse armée, et possédant déjà un territoire considérable qui lui était assigné pour la solde de ses troupes. Perron fit un bon usage de son autorité ; il releva des forteresses, tint les autres en bon état, et le pays fut moins opprimé, moins pillé que jamais. Mais en même temps il éveilla ces deux passions si naturelles aux Mahrattes, et qui menacèrent de lui devenir fatales d’un moment à l’autre, la haine et la jalousie. On l’accusait hautement de n’avoir pas voulu l’entière défaite de Holkar, dans le but d’obliger Scindiah à rester dans le midi et à ne pas reparaître dans le nord de ses États. Perron conçut un grand dégoût de sa situation ; au fait de ces circonstances, le gouverneur-général, dès lors, conçut le projet de le détacher plus tard du service de Scindiah. Au commencement d’une guerre avec les Anglais, Perron devait, en effet, se trouver dans une position difficile ; tout succès obtenu par lui ne pouvait avoir d’autre résultat que d’accroître le sentiment hostile des principaux d’entre les Mahrattes à son égard.

Jadis Hyder-Ali avait dit : On ne triomphera des Européens qu’en les mettant aux prises les uns avec les autres. Tippoo se souvint de cette parole ; du sein de l’abaissement où le réduisait le dernier traité, il porta encore une fois les yeux sur la France. Il savait la chute de la monarchie et l’avènement de la république, catastrophe sanglante qui ranima ses espérances ; la guerre acharnée entre l’Angleterre et la France semblait associer les intérêts de ce dernier pays à ses propres intérêts, à lui ennemi non moins implacable des Anglais. D’un autre côté, comme nous l’avons dit, un grand nombre de Français erraient alors çà et là dans toute l’étendue de l’Inde, en général fort bien accueillis des princes indous, dont ils instruisaient les troupes à la tactique et à la discipline européenne. Plus nombreux qu’ailleurs à la cour de Tippoo, ils ne manquaient pas de le flatter, et probablement se flattaient eux-mêmes, de l’espérance de prompts secours de leur patrie. Un horloger français, homme sans éducation, sachant à peine écrire, d’ailleurs doué de quelques talents naturels, devint le conseil et le secrétaire du sultan, quant à ses projets de relation avec la France. Tous deux n’en étaient pourtant encore qu’à se consulter sur les premiers pas à faire, quand le hasard jeta sur la côte de Malabar un petit corsaire de l’Île-de-France, commandé par un Français nommé Ripaud. Apprenant la situation de quelques uns de ses compatriotes à Seringapatam il s’y rendit ; conduit en présence de Tippoo, il parla longuement de la bonne amitié de la république pour le roi de Mysore, et allant plus loin, il se donna pour son envoyé. L’argent de Tippoo, dont il venait de flatter la passion favorite, lui fut prodigué, et sa confiance lui fut acquise.

Ripaud commença par fonder à Seringapatam un club de jacobins, qui tint sa première séance le 5 mai 1797. Il proposa, dans cette première réunion, de brûler les attributs de la royauté et d’arborer le drapeau aux trois couleurs ; proposition accueillie avec toutes les démonstrations de l’enthousiasme. Le drapeau fut arboré à six heures du matin, au son de toute l’artillerie et de toute la mousqueterie du camp. Ripaud, un officier français nommé Vrenière, et huit soldats d’artillerie, se rendirent sur la place d’armes de la villes, auprès de Tippoo qui les attendait. À l’arrivée des députés français, ce dernier fit faire une salve de 2,300 coups de canon et de toute sa mousqueterie ; le fort tira lui-même 500 coups. Puis le sultan dit : « J’adresse ce salut au drapeau de votre patrie, qui m’est chère. J’en suis l’allié ; ce drapeau flottera dans mes États aussi long-temps que ceux de la république ma sœur. — Allez, finissez votre fête. » Cette fête se termina par la plantation d’un arbre de la Liberté, surmonté du bonnet de l’Égalité. Ripaud et quelques uns de ses compagnons prononcèrent des discours analogues à ceux qui se récitaient en France en semblables circonstances ; les membres du club furent ensuite appelés les uns après les autres devant Ripaud, qui leur dit : « Citoyens, vous jurez haine aux rois, excepté à Tippoo sultan, le victorieux, l’allié de la république française ; guerre aux tyrans, et amour pour la patrie et pour celle du citoyen Tippoo. » — Tous répondirent à l’unanimité : « Oui, nous jurons de vivres libres ou de mourir. » Au milieu des salves de canon et de mousqueterie, les drapeaux furent remis à ceux qui devaient les porter. On se réunit sur la place d’armes, où l’on chanta autour de l’arbre et du drapeau : « Amour sacré de la patrie. » La journée se passa en joie, et fut terminée par un grand bal, car il se trouvait alors assez d’Européens à Seringapatam pour en composer un fort nombreux. Au titre d’ambassadeur de la république, que prenait déjà Ripaud, il ajouta, sur la requête de ses compatriotes, celui de législateur. Il fit un code de lois calquées sur les lois révolutionnaires, comme les cérémonies l’avaient été sur celles de la république. Dans ce code, la peine de mort était prononcée contre ceux qui chercheraient à rétablir la royauté, contre ceux qui montreraient de la faiblesse devant l’ennemi, contre ceux qui, par leurs propos, chercheraient à affaiblir le courage de leurs camarades, etc., etc.

À quelques pas de cette république improvisée, Tippoo assemblait son conseil pour délibérer sur les rapports de Ripaud. Parmi les conseillers du sultan, quelques uns s’efforcèrent de lui nuire dans l’esprit de Tippoo, soit par jalousie, soit par la crainte de guerres nouvelles. Mais la haine du sultan contre l’Angleterre l’emporta ; il se décida à envoyer une ambassade au gouverneur de l’Île-de-France et une autre à la république française, pour en obtenir des secours contre les Anglais. Ses envoyés montèrent un bâtiment chargé de poivre noir, destiné pour l’Île-de-France, et durent passer pour commerçants. Tippoo engageait les directeurs du pouvoir exécutif à se réunir à lui pour exterminer les Anglais dans l’Inde. Il faisait valoir de nombreuses considérations pour les amener à partager l’exécution et la gloire de ses vastes projets. Fidèle au style oriental, il appelait les directeurs — « les magnifiques, les élevés en rang, le refuge affable des amis, les objets des égards, les seigneurs constituant le pouvoir exécutif, etc. » Un temps contraire, puis la crainte de tomber dans les mains des Anglais retardèrent long-temps le départ de l’expédition. De quatre, destinés d’abord à ces fonctions, deux seulement se mirent en route pour l’Île-de-France ; l’horloger français dont nous avons déjà parlé les accompagnait en qualité d’interprète : ces deux envoyés se nommaient Hussein-Ali et Scheick-Ibrahim. Ils mirent à la voile le 17 décembre 1797, sur un bâtiment commandé par Ripaud. Grossier, sans éducation, dès les premiers jours du voyage, ce dernier les accabla de vexations, leur fit subir les traitements les plus insolents. Il leur arracha leurs dépêches, leur extorqua de l’argent, les menaça de les emmener sur la côte de Bombay. Il leur refusait jusqu’à l’eau nécessaire à leurs ablutions. Après avoir beaucoup souffert des fatigues de cette pénible traversée, les ambassadeurs arrivèrent néanmoins à l’Île-de-France.

La nature de cette mission voulait qu’elle fût tenue secrète, et Tippoo en avait fait l’expresse recommandation à ses envoyés. En dépit de leurs représentations, le gouverneur de l’Île-de-France, pour faire honneur à la république de cette démarche, ne les en reçut pas moins avec beaucoup de cérémonies. Il accueillit leur demande, leur promit des secours, ce qui était bien, mais commit, en outre, l’incroyable imprudence de donner de la publicité à cet engagement. Plusieurs journaux français arrivèrent à l’Île-de-France, pendant le séjour d’un mois qu’y firent les Mysoréens. D’après ces journaux, l’Angleterre était prête à succomber, elle gémissait sous le fardeau d’une dette énorme, à peine était-il possible qu’elle tînt tête à la France. Un écolier ne serait pas pris à ce style ; ignorant le langage de la polémique européenne, les Mysoréens le furent ; ils se hâtèrent de transmettre tout cela comme autant de nouvelles positives à Tippoo, qui s’en réjouit grandement. Les ambassadeurs se rembarquèrent le 7 mars 1798 ; mais ils ne prirent pas la route de France, en dépit des dépêches dont ils étaient chargés pour le directoire exécutif. Suivant toute probabilité ils auraient trouvé bien loin du pouvoir ces mêmes directeurs, auxquels Tippoo disait au commencement de ses lettres : « Que vos honneurs soient éternels. » Ils emmenèrent avec eux quelques secours : un général pour les troupes de terre, un commandant de la marine, deux officiers d’artillerie, six officiers de marine, quatre charpentiers de vaisseaux ; vingt-six officiers, sergents et interprêtes, trente-six soldats européens, vingt-six soldats mulâtres ; faible secours qui devait exciter vivement les alarmes des Anglais, sans mettre Tippoo en mesure de braver leur crainte en la justifiant. Ripaud, dès son arrivée à l’Île-de-France, était rentré dans l’obscurité dont une suite de hasards singuliers l’avait tiré pour un moment. De retour de Mangalore, les ambassadeurs se rendirent sur-le-champ à Seringapatam, accompagnés des Français nouvellement enrôlés. Tippoo leur fit un accueil en rapport avec l’idée qu’il se plaisait à se créer de la puissance de la république et de ses bonnes intentions à son égard.

L’arrivée dans l’Inde de sir John Shore coïncida avec la mort de Mubarek-ul-Dowlah, souverain nominal du Bengale ; à peine âgé de trente-sept ans, il laissait vingt-cinq enfants, savoir, douze garçons et treize filles. Uzaar-ul-Dowlah, son fils aîné, fut proclamé à Calcutta avec pompe et solennité, le 28 septembre 1793. À la même époque, le nizam et les Mahrattes semblaient au moment d’une rupture, ce qui pouvait devenir un événement bien autrement important. L’alliance momentanée de ces deux puissances n’avait rien changé à leurs anciennes dispositions ; seulement elles s’étaient pour un moment rapprochées dans le but de profiter toutes les deux des dépouilles de Tippoo. Le traité d’alliance offensive et défensive entre les Anglais, le nizam et les Mahrattes, renfermait une garantie mutuelle contre l’objet commun de leurs craintes et de leurs haines, le sultan Tippoo. Le but principal de lord Cornwallis, dans la conclusion de ce traité, était de n’être pas interrompu dans la conduite de la guerre par les querelles respectives du nizam et des Mahrattes ; quant à la manière d’exercer la garantie stipulée, il l’avait renvoyée à un temps plus éloigné. Préoccupé d’ailleurs, et avant tout, de la crainte de se trouver dans l’obligation de prendre part aux guerres du nizam et des Mahrattes, il avait surtout pensé aux moyens d’échapper à cet inconvénient ; ainsi, selon le traité, les alliés ne devaient-ils s’entraider qu’au tant qu’ils demeureraient convaincus que le bon droit se trouvait du côté de la demande de secours, enfin toutes mesures de conciliation demeurées sans résultat ; ce n’était pas beaucoup s’engager ; aussi eût-il été mieux de dire : « Les parties contractantes ne s’assisteront qu’autant qu’elles le jugeront convenable. » Une minute de ce traité fut transmise à Poonah, une autre à Hyderabad ; et lord Cornwallis montra quelque sollicitude d’en obtenir la ratification. Les Anglais formaient le seul obstacle qui empêchât la ruine du nizam d’être consommée par les Mahrattes ; ce dernier n’en voulut pas moins tirer parti de l’empressement de lord Cornwallis. La mésintelligence existait entre lui et Tippoo, chacun d’eux prétendant exercer sur le nabob de Karnoul une autorité contestée par l’autre. Comme prix de son accession au traité, le nizam demandait l’appui des Anglais dans cette affaire ; ceux-ci le refusèrent, et le nabob ne tarda pas à renoncer à cette prétention. Mais à Poonah de plus sérieuses difficultés se présentèrent. Les ministres ne se flattaient pas d’obtenir l’assistance de lord Cornwallis dans l’exécution de leurs projets ; ils n’avaient en conséquence aucun intérêt à le ménager ; à toutes ces instances ils ne firent long-temps que des réponses évasives. À la fin ils proposèrent bien un projet de traité, mais à des conditions telles qu’il n’était guère possible de les regarder comme sérieuses. Ils étaient impatients de se partager les dépouilles du nizam, en même temps jaloux des Anglais, seul appui de ce débile prince. Scindiah, dont nous avons raconté l’étonnante élévation, exerçait alors une influence décisive dans leurs conseils ; mais, non content de cette fortune récente, il caressait déjà l’espérance d’une grandeur future inconciliable avec l’existence d’un État anglais dans l’Inde. Aussi ne cachait-il nullement son opposition à toute alliance avec eux. Après une année de négociations, le gouvernement anglais dut enfin renoncer à l’idée de voir les Mahrattes accéder au traité de lord Cornwallis. Alors le nizam commença de son côté à s’alarmer de ce refus ; il ne cessa de presser les Anglais de lui assurer la garantie réclamée. Mais il entrait dans les vues de sir John Shore d’éviter tout ce qui pourrait exciter la jalousie des Mahrattes. Le gouvernement anglais se contenta donc d’une promesse incidentellement donnée par les Mahrattes d’agir conformément au projet existant.

Les appréhensions du nizam ne firent qu’augmenter. Dans le mois de janvier 1794, sir John Kenneway, le résident anglais à Hyderabad, représentait ce dernier au gouverneur-général comme absolument disposé à prendre les arrangements que l’on voudrait. Le moment était venu, selon sir John, de faire un arrangement susceptible de rendre les Anglais maîtres du pays du nizam. Les Mahrattes se trouvaient en mesure de s’accroître sans cesse aux dépens des puissances indigènes. La nature de leur pays, leur état social les portaient à exercer une continuelle guerre de déprédation ; les autres puissances ne se rachetaient de leurs incursions qu’au moyen d’un tribut fixé à la quatrième partie du revenu des provinces qu’ils consentaient à épargner. Mais la fixation de cette portion du revenu ne manquait jamais de donner lieu à d’interminables discussions ; les Mahrattes et les princes du pays ne tombant jamais d’accord sur sa quotité ; aussi ce tribut appelé le chout, demeurait-il toujours en arrière. De là une intervention continuelle des Mahrattes dans l’administration des provinces qui lui étaient soumises. Avant leur récente alliance avec les Anglais, les États du nizam l’avaient été pendant long-temps ; aussi les Mahrattes y étaient-ils encore tout-puissants, et les ministres du nizam eussent pu s’appeler à meilleur titre ministres du peschwah. Les Mahrattes, en raison des circonstances, avaient dû renoncer momentanément au recouvrement du chout ; mais alors ils en réclamaient les arrérages. Les Anglais offrirent leur médiation, qui fut accueillie avec empressement par le nizam, avec indifférence par les Mahrattes. Or à cette époque le bruit se répandit de l’entrée en campagne de Tippoo à la tête d’une armée nombreuse, avec le projet, ajoutait-on, de s’allier aux Mahrattes pour le dépouillement du nizam ; ce qui mettait les Anglais dans la nécessité de prendre un parti. Le manque de foi des Mahrattes ; leur répugnance à renouveler le traité ; autrefois base de la confédération, en rendait l’exécution d’autant plus désirable pour le nizam. D’après ce traité aucune des trois puissances ne devait assister les ennemis d’un autre ; et une querelle survenant entre deux d’entre elles, la troisième devait rester neutre ; c’est-à-dire que les Mahrattes attaquant le nizam, la neutralité était imposée aux Anglais ; que, Tippoo s’alliant aux Mahrattes, les Anglais étaient tenus de venir au secours du nizam. Mais ce n’était pas chose aisée pour les Anglais que de faire tout-à-coup la guerre aux Mahrattes et à Tippoo. Les revenus de la Compagnie ne pouvaient manquer d’être inférieurs aux dépenses de la guerre ; d’un autre côté un acte du parlement, toujours en vigueur, interdisait aux gouverneurs d’intervenir dans aucune querelle des princes indigènes, à moins qu’il ne s’agît de se défendre d’une invasion. Ces dernières considérations l’emportèrent dans l’esprit du gouverneur-général ; le nizam fut abandonné à sa destinée. En dépit des succès de la dernière guerre, le conseil de Madras n’avait pas cessé de redouter Tippoo, qui lui semblait encore singulièrement à craindre pour la Compagnie. Le nizam lui paraissait trop faible pour faire contrepoids à ce prince redouté ; les Mahrattes seuls le pouvaient. Dans toute sa politique le conseil se proposait donc de cultiver à tout prix l’alliance de ces derniers. Mais Tippoo ne se proposant nullement d’attaquer en ce moment le nizam, tournait ailleurs son activité. Or, dans toute querelle entre le nizam et les Mahrattes, le gouverneur-général ne se croyait pas obligé d’intervenir aux termes du traité.

C’est à cette époque que Madajee-Scindiah mourut, laissant, comme nous l’avons dit, pour successeur son petit-neveu Dowlut-Row. Celui-ci assembla aussitôt son armée, et prit un grand ascendant dans les conseils de Poonah et dans la confédération qui se formait contre le nizam. Ranimant un peu son énergie à la vue de ce danger qui le menaçait, le nizam fut le premier en campagne. Dans l’espoir de profiter du moment de désordre que la mort de Madajee-Scindiah devait avoir jeté parmi les Mahrattes, il avança jusqu’à Beder. Les Mahrattes ne tardèrent pas, de leur côté, à se mettre en campagne. Leur avant-garde, sous le commandement nominal de Dowlut-Row-Scindiah, se trouva bientôt en présence du nizam, qui marcha à sa rencontre. Un engagement général eut lieu ; la confusion se mit également parmi les deux armées, aucune n’obtint davantage décidé. Mais le nizam avait avec lui toutes ses femmes ; effrayées des scènes de la journée, elles parvinrent pendant la nuit à lui persuader de quitter le champ de bataille ; il se réfugia dans un petit fort nommé Kurdlah, tout entouré de montagnes à l’exception d’un seul côté. Les Mahrattes en firent le blocus, et au bout de quelques semaines, le nizam se vit réduit à se livrer à eux, à accepter tout traité qu’ils voudraient bien lui imposer. Il consentit à leur céder un territoire de la valeur de 35 lacs de roupies, à leur en payer 3 crores, dont un immédiatement, les autres par annuités de 25 lacs ; à leur livrer de plus comme otage Azeem-ul-Omzah, dont l’habileté et les talents faisaient le plus ferme soutien de son trône. Toutefois d’autres événements, qui ne tardèrent pas à survenir, modifièrent tout cet arrangement. Le 27 octobre 1795, le jeune peschwah Madhoo-Row mourut, et à cette occasion les plus sérieuses divisions s’introduisirent parmi les Mahrattes. Nannah-Furnaveze prétendait placer sur le trône un enfant qui n’eût été qu’un jouet dans ses mains ; mais Bajee-Row, héritier incontestable du peschwah, était soutenu par Scindiah. Cette circonstance inspira à Nannah-Furnaveze le désir de s’appuyer de l’alliance du nizam. Il relâcha Azeem-ul-Omzah, entra en négociations, et conclut un traité par lequel fut restitué tout ce qu’il venait d’obtenir récemment. Pendant ce temps Scindiah marchait en effet sur Poonah avec une armée fort supérieure à celle de son rival. Bajee-Row monta sur le trône. Le traité conclu avec le nizam fut annulé, et remplacé par un autre beaucoup plus avantageux ; il fut dégagé des trois quarts de la dette contractée par lui à Kurdlah.

Depuis le temps de Bussy, le nizam, de même que Madajee-Scindiah et le peschwah, n’avaient jamais cessé d’avoir à leur service un certain nombre d’officiers français. Dans la guerre contre Tippoo, deux bataillons d’infanterie régulière disciplinés à l’européenne, s’étaient fait remarquer parmi les troupes du nizam, tous deux commandés par un officier français du nom de Raymond. D’abord de 300 hommes seulement, ce corps s’était rapidement augmenté depuis la guerre de Seringapatam. Vingt-trois bataillons sur ce modèle et 12 pièces de canon avaient paru sur le champ de bataille dans l’expédition du nizam contre les Mahrattes ; leur effectif total pouvait monter à 14,000 hommes. Pour l’entretien de ce corps, Raymond avait été mis en possession d’un territoire d’un revenu de 18 lacs de roupies (près de 5 millions de francs) ; il s’était hâté de planter l’arbre de la liberté devant le palais même du prince, et n’aurait pas hésite sans doute à remettre ce territoire aux mains de la république française. Le résident anglais fit des observations au nizam sur l’importance de ses forces, et sur le danger de les confier aux ancienss rivaux de l’Angleterre. Le nizam s’y rendit et envoya ce corps sur la frontière du côté des Anglais. Mais alors ce fut le tour du gouverneur-général à s’effrayer ; il s’empressa d’en demander l’éloignement. Le résident à Hyderabad fut autorisé à menacer, en cas de refus, le nizam de la marche d’un corps anglais. Toutefois, ce dernier hésita long-temps sur le parti à prendre ; peut-être eût-il choisi celui de la résistance, mais en ce moment son fils aîné s’enfuit de la capitale, et se mit en rébellion ouverte. Lui-même ne vit plus alors de ressource que dans le retour des bonnes grâces des Anglais ; il éloigna promptement le corps de Raymond.

Le nizam avait récemment sollicité du gouverneur-général le rappel des deux bataillons anglais à sa solde, contrarié qu’il était de n’avoir pu les employer contre les Mahrattes. Il les redemanda. Ils se remirent en route pour l’aller joindre ; mais avant qu’ils eussent pris part à aucune action, Ali-Jah, ce fils rebelle, fut fait prisonnier et ne survécut que peu de jours à sa défaite. Quelques mois plus tard, les deux bataillons anglais lui furent utiles pour apaiser une autre sédition. Néanmoins en raison de la dépendance où il se sentait à l’égard des Anglais, le nizam donnait dans son esprit une secrète préférence aux Français alors à son service : ceux-ci lui devant tout, dépendant absolument de lui, semblaient devoir lui être entièrement dévoués. Raymond, leur commandant, homme habile, rusé, avait su se concilier la haute faveur du prince et la bienveillance des principaux officiers de la cour. Plusieurs aventuriers anglais tentèrent de le remplacer, mais toujours sans succès ; ces bataillons, avec les couleurs républicaines pour drapeau, le bonnet de la liberté sur les boutons de leurs uniformes, n’en demeurèrent pas moins la troupe d’élite, de confiance, du nizam. Aussi le moment vint où le gouvernement anglais ne put voir sans inquiétude la situation de ces étrangers ; il demanda péremptoirement leur renvoi au nizam. Effrayé, ce dernier céda, mais demanda tout aussitôt un corps anglais, en remplacement des troupes dont on exigeait le sacrifice. Mais, dans la crainte de mécontenter les Mahrattes, le gouverneur n’osa pas de son côté accéder à cette demande.

Par l’arrangement du nabob de Oude avec lord Cornwallis, le gouvernement des États du nabob se trouvait divisé en deux parties. L’une concernant la défense du territoire, les relations avec les États étrangers, appartenait aux Anglais ; l’autre, concernant l’administration intérieure, au prince ou ses agents ; celle-ci si mal conduite, qu’il devint facile de prévoir la prochaine impossibilité pour lui de faire face à ses engagements. Les arrérages ne tardèrent pas effectivement à s’accumuler. Le premier ministre du nabob, dans les mains duquel il n’était qu’un instrument, qui lui-même n’était rien autre dans celle des Anglais, Hyder-Bey-Khan, mourut en 1792. Il eut pour successeur Hussein-Beza-Khan, nomination faite par le nabob et approuvée par le gouverneur-général qui ne tarda pas cependant à se montrer plus incapable encore qu’aucun de ses prédécesseurs, de subvenir à tous les besoins de l’État. L’entretien de la maison du nabob, les exactions supportées par le peuple, les subsides aux Anglais, étaient autant de dépenses creusant sans cesse l’abîme déjà si profond du déficit. Lord Cornwallis n’épargnait pas sur ce point de nombreuses représentations au nabob : « Le monde entier, lui écrivait-il un jour, s’accorde à donner des louanges à la dignité et à la splendeur de la cour de votre illustre père ; mais cette splendeur n’était pas le résultat de frivoles dissipations, de prodigalités coûteuses. Il savait que le meilleur ornement de la souveraineté est la justice, que la véritable magnificence d’une cour dérive de la sagesse et de l’équité. » Le nabob n’écouta guère ces belles paroles. Les mêmes représentations n’eurent pas davantage de succès dans la bouche de sir John Shore, et les affaires continuèrent à aller de mal en pis. Hussein-Beza-Khan, hasardant lui faire de son côté des observations sur cet état de choses, fut congédié. Le nabob fit alors semblant de gérer lui-même ses affaires, mais dans le fait en abandonna le soin à un de ses favoris nommé Jao-Holl. Le nombre des troupes anglaises à son service fut augmenté d’année en année : d’abord c’était une seule brigade, puis deux brigades, puis en outre deux régiments de cavalerie, dont l’un indigène, l’autre européen. Or, pendant que le fardeau de ses dépenses allait s’accroissant de la sorte, ses revenus, en raison de leur mauvaise administration, diminuaient dans la même proportion. Sur la recommandation du gouverneur-général, il eut recours à un nouveau ministre, Tuffizah-Hussein-Khan. Les résultats de l’administration de ce dernier ne promettaient pas d’être plus satisfaisants, au moins n’en fut-il pas témoin, étant mort fort peu de mois après cette nomination.

Fyzoola-Khan, ce chef de Rohillas qui jadis, lors de l’extermination de son peuple, avait obtenu le district de Rampora, mourut dans un âge avancé en 1794, laissant dans un haut état de prospérité le territoire qu’il administrait. Sa succession échut à son fils aîné, Mahomet-Ali, confirmé dans ce poste par le visir ainsi que par les principaux chefs rohillas. Un frère cadet, Ghoalum-Mahomet, l’assassina et usurpa sa place ; puis envoya un grand présent au visir, en y joignant la promesse d’une augmentation de tribut pour prix de sa confirmation dans le gouvernement. Quoique le prince assassiné laissât un fils ; le visir n’en inclinait pas moins à écouter la proposition de l’usurpateur ; en revanche, les Anglais n’y voulurent point consentir. Les troupes anglaises, sous les ordres de sir Robert Abercromby, reçurent l’ordre de marcher contre ce prince, et de le traiter en rebelle. Le projet du gouverneur-général était de dépouiller entièrement de ce pays la famille de Fyzoola-Khan, en dépit des droits du prince assassiné, formellement reconnue peu auparavant par le gouvernement anglais. Il voulait donner ce pays à l’administration du visir. La rapidité avec laquelle agit sir Robert Abercromby l’empêcha de recevoir les instructions préparées pour cet effet. Une bataille fut livrée à Bittacoah ; et, bien qu’ils montrassent une grande bravoure, les Rohillas succombèrent. Des négociations suivirent ; le visir se mit en possession des trésord de Fyzoola-Khan, mais dut accorder un jaghire de 10 lacs de roupies, sous l’expresse garantie des Anglais, au fils du prince assassiné.

Mirza-Ali, communément appelé par les Anglais visir Ali, avait remplacé sur le trône Azoph-ul-Dowla. Il n’en était pas le fils aîné, mais avait été désigné par celui-ci comme son successeur, ce qui suffisait aux yeux de la loi musulmane pour rendre parfaitement légitime son accession au trône. À peine, cependant, cette nomination fut-elle connue, que l’aîné des frères du nouveau visir, Saadut-Ali-Fez protesta solennellement ; selon lui, bien que désigné par l’ancien visir pour lui succéder, Mirza-Ali n’était même pas le fils de celui-ci ; il s’offrait à en fournir les preuves. L’obscurité impénétrable de ce genre de preuves, le danger de se livrer à des enquêtes sur la filiation des princes, enfin la désignation, faite par l’ancien visir, du jeune prince pour son successeur, déterminèrent le gouverneur général à ne pas écouter ces réclamations. Mirza-Ali s’assit sur le musnud. Mais bientôt les bruits sur l’illégitimité de sa naissance ne tardèrent pas à acquérir de plus en plus de consistance, et d’autant plus que la violence de son caractère et de fréquents emportements lui avaient fait de nombreux ennemis ; cela devint la nouvelle du jour, le sujet de tous les entretiens. Sur ces entrefaites, le gouverneur-général se rendit à Lucknow pour l’arrangement de quelques affaires ; d’innombrables plaintes sur la conduite du nouveau visir lui arrivèrent aussitôt de toutes parts ; tous ceux qui l’approchèrent sous un prétexte quelconque ne manquaient pas de représenter à l’envi le jeune prince comme prodigue, débauché, incapable d’administrer, incapable de satisfaire aux engagements contractés avec les Anglais. Ces dernières considérations disposèrent peut-être le gouverneur-général à croire avec quelque facilité à la bâtardise d’un prince qu’il commençait à regretter de voir sur le trône. La begum n’ayant jamais eu d’enfant, on ne disait pas que Mirza-Ali fût son fils, mais seulement d’une femme ayant un emploi subalterne dans le zenanah. Toutefois, comme il avait été reconnu par Azoph-ul-Dowla, la difficulté n’était nullement là, mais bien dans certains propos d’un des eunuques du dernier visir. La mère de Mirza-Ali, suivant l’eunuque, n’était point enfermée dans le zenanah, en sortait tous les jours comme toutes les femmes qui n’y remplissent que des fonctions subalternes ; elle avait un mari, dont elle habitait la maison, dont elle partageait le lit ; or, c’est de celui-ci qu’était né Mirza-Ali. Le nabob s’était borné à l’acheter de la mère au prix de 500 roupies, au moment de sa naissance. L’eunuque ne bornait pas là ses confidences ; il affirmait que le nabob, étant incapable d’avoir des enfants, se plaisait à en acheter des femmes grosses, pour les présenter ensuite comme siens ; à l’entendre, c’était même là l’origine véritable de tous les enfants regardés en ce moment comme ceux d’Azoph-ul-Dowla.

Ce récit fit une grande impression sur l’esprit de sir John Shore. Il se repentit d’avoir été trop vite en reconnaissant tout d’abord la légitimité du visir Ali. Il exprima tous ses doutes à cet égard dans une lettre à la cour des directeurs. D’un autre côté, en même temps qu’il ne recevait sur le compte du visir que les renseignements les plus défavorables, l’opinion de son illégitimité devenait générale, universelle. Il craignait que les habitants de Oude ou les États étrangers ne fissent rejaillir sur la Compagnie le tort de cette nomination, puisqu’elle était la véritable souveraine de Oude. Mais, dans ce cas, le trône ne pouvait plus appartenir à aucun des enfants du dernier visir ; ils se trouvaient tous dans le ces de bâtardise de Mirza-Ali. Le trône allait donc revenir à un des fils de Suja-ul-Dowlah, c’est-à-dire à Saadut-Ali, qui était en même temps le dénonciateur principal de Mirza-Ali. Cette raison aurait sans doute empêché le témoignage de ce dernier d’être reçu dans une cour de justice, devant un tribunal quelconque ; mais en cette circonstance sir John se trouvait en mesure de consulter plutôt la raison d’État que le droit positif. Il adopta la résolution de mettre sur le trône Saadut-Ali, avec lequel il conclut le traité qu’il voulut, celui-ci n’étant nullement disposé à marchander les conditions de son élévation. Toutes choses enfin réglées, il se dirigea sur Cawerpore, d’où il fut escorté à Lucknow par une nombreuse force militaire ; les troupes occupant le pays étaient anglaises presqu’en totalité ; par conséquent toute résistance devenait impossible au nabob, et Saadut monta sur le trône le 21 janvier 1798. Il accorda sur-le-champ une pension d’un lac et demi de roupies à Mirza-Ali, avec la faculté de se retirer à Benarès ; et, en outre, quelques moindres pensions à tous les autres prétendus enfants du dernier visir. Le traité déjà accepté par Saadut-Ali fut modifié après son intronisation. Il demeura en définitive réduit aux conditions suivantes : « que le subside dorénavant payé par le visir serait de 76 lacs à commencer de l’année 1798 ; que les arrérages dus seraient immédiatement acquittés ; que les troupes anglaises soldées par lui pour la défense de Oude monteraient à 10, 000 hommes ; que, dans le cas où il deviendrait nécessaire de les porter au-delà de 13, 000, ou au-dessous de 8, 000 hommes, une augmentation ou une diminution serait faite par le nabob ; que la forteresse de Allahabad serait livrée à la Compagnie, ainsi que les Ghauts dépendant immédiatement du fort, dont les revenus continueraient néanmoins d’appartenir au nabob ; que le nouveau nabob donnerait 11 lacs pour les réparations des forts livrés par lui ; enfin qu’il paierait une somme de 12 lacs comme indemnité des dépenses de la Compagnie pour son élévation au trône. Le nabob s’engageait encore à ne laisser établir aucun Européen dans la ville et le territoire de Oude sans l’autorisation du gouverneur-général.

Ce fut le dernier acte de politique de sir John Shore, devenu lord Teigmouth. Il quitta son gouvernement en mars 1798. À Madras, sir Charles Oakeley avait succédé au général Medows, dans le mois d’août 1798, en qualité de gouverneur du fort Saint-George et de président du conseil. Lui-même fut remplacé en septembre 1794 par lord Hobart. Le 13 octobre 1795 mourut à l’âge de soixante-dix-huit ans le nabob du Carnatique, Mahomet-Ali, après avoir été l’un des acteurs et le témoin de toute l’his1o11 que nous venons de raconter. Il fut remplacé par son fils aîné Omdut-ul-Omrah. Depuis les derniers arrangements avec lord Cornwallis il s’était acquitté avec exactitude de ses paiements aux Anglais, à la vérité, à la triste condition de s’abandonner à des banquiers, prêteurs d’argent, de leur livrer ses États à exploiter. Sous leur administration avide le pays marchait rapidement à une ruine complète. Aucune tentative n’avait été faite sous le vieux nabob pour changer cet état de choses ; mais l’avènement de son successeur parut à lord Hobart une occasion favorable pour le tenter. Peu de jours après cet événement, le président jugea convenable de constater sur le registre des délibérations du conseil le mauvais état des affaires du pays. La misère qui le désolait tenait à des causes diverses, dont les principales étaient les suivantes. Les Anglais de Madras, quelquefois les principaux négociants de la ville, s’engageaient envers le nabob à payer les sommes dont celui-ci se trouvait débiteur envers la Compagnie. En échange, ils recevaient une hypothèque sur quelques portions du territoire, et faisaient nommer, pour la rendre profitable, un administrateur de leur choix qui, en raison de la communauté d’intérêts s’entendait promptement avec le commandant militaire du district. Alors la chaîne de l’oppression était complète. « Les infortunés ryots, écrivait à ce sujet lord Hobart, sont livrés sans protection aux exactions de gens dont la seule règle de conduite est celle-ci : extorquer les plus grandes sommes dans le moins de temps possible. » Un autre mode d’exaction consistait à faire renchérir le prix des grains par des moyens artificiels. « Les habitants, concluait-il, sont absolument ruinés, sans ressource. » À tous ces maux lord Hobart ne voyait que ce seul remède : l’administration, par la présidence de Madras, de la perception et de la dépense des revenus du nabob ; c’est-à-dire, le transfert de son gouvernement intérieur à la Compagnie. Or, le prince témoignait pour cette mesure une répugnance toute naturelle, dans laquelle il était d’ailleurs encouragé par les conseils de tous ses créanciers. Des négociations furent néanmoins entamées, dans le but de lui faire adopter certaines modifications aux arrangements existants. Comme point de départ pour l’avenir, le gouverneur de Madras demandait d’abord le transfert aux Anglais de la collection des revenus, affectée comme garantie du subside, y compris tous les pouvoirs du gouvernement intérieur des territoires produisant ces revenus. Le second point était relatif aux polygars du midi ; le droit de percevoir leurs tributs avait été cédé à la Compagnie par le traité de 1792, mais le droit nominal de souveraineté réservé au nabob ; et de là une source de difficultés que le gouverneur-général voulait tarir en obtenant du nabob sa résignation à ce droit nominal. En troisième lieu, enfin, lord Hobart sollicitait la cession des forts du Carnatique.

Le consul à Madras approuva complètement toutes ces vues ; à la réception de la nouvelle de la mort du vieux nabob, lui-même avait songé à s’emparer de l’administration de tout le territoire, mais seulement du consentement de nabob ; lord Hobart l’aurait voulu, au contraire, malgré l’opposition de celui-ci. La Compagnie, selon lui, ne pouvait plus être engagée par des traités enfreints dès l’origine par le nabob. Par ces traités, ce dernier s’était effectivement engagé a ne pas donner d’hypothèque sur ses propriétés, ce qu’il n’avait pourtant cessé de faire. D’un autre côté, la perte certaine des revenus du pays si l’on continuait le même système achevait de justifier, suivant le même personnage, la Compagnie. La situation des peuples du Carnatique exigeait même que ce parti fût adopté impérieusement. En partageant le fruit de leurs travaux, la Compagnie n’avait-elle pas contracté au moins tacitement l’obligation de les empêcher d’être sacrifiés par milliers ? Le gouverneur-général, en partie peut-être par suite de quelque désunion alors existante mise entre les conseils de Madras et de Calcutta, n’entra pourtant pas dans les vues de lord Hobart.

Le Bengale lui-même ne se trouvait pas dans un état plus florissant que le Carnatique. Chose vraiment étrange ! Des provinces riches et florissantes sous l’administration mogole, on les voyait alors livrées à la misère, à la dissolution ; partout le dénuement et la pauvreté avaient remplacé l’abondance et la splendeur. Les Anglais s’en étonnaient tous les premiers, non sans quelque apparence de raison. Leur gouvernement présentait au fond plus de garantie et de justice que celui des Mogols ; il ne demandait que la même quantité d’impôts ; et en définitive ces exactions étaient moindres : l’explication du fait ne laisse pas cependant que d’être assez simple : absolu, illimité, en droit le despotisme mogol se limitait et se bornait lui-même par sa propre faiblesse ; s’il demandait au cultivateur les trois cinquièmes du produit du sol, il n’avait pas la force de se les faire donner ; tout en les demandant il ne les recevait donc pas. En se renfermant dans les mêmes exigences, les Anglais s’étaient flattés de demeurer dans les limites de la justice ; mais leur gouvernement, plus fort, plus complet, plus éclairé, possédait les moyens de se faire donner ce qu’il demandait ; il savait se faire payer ce qui lui était dû. Tandis que l’impôt demandé semblait le même, l’impôt payé était donc devenu beaucoup plus considérable ; les gouverneurs et la cour des directeurs n’en croyaient pas moins se borner à continuer un système régnant sur ce peuple depuis des siècles.

La santé de sir John Shore le contraignant de retourner en Europe, la cour des directeurs jeta de nouveau les yeux sur lord Cornwallis pour le poste de gouverneur-général. Le souvenir de ses services passés dans ce haut emploi vivait encore dans tous les esprits. Il accéda aux prières empressées de la cour des directeurs ; mais reçut tout-à-coup une autre destination, étant nommé vice-roi d’Irlande. Le général sir Alured Clarke, en ce moment commandant militaire, fut provisoirement nommé à l’emploi de gouverneur-général ; on craignait que sir John ne pût demeurer au Bengale jusqu’à l’arrivée de son successeur définitif. À la place de lord Cornwallis, le comte de Mornington, depuis marquis Wellesley, fut appelé à ce haut emploi. Alors fort distingué comme orateur à la chambre des Pairs, il avait, à diverses reprises, prononcé plusieurs discours très violents contre la révolution française, et le ministère lui en avait su bon gré. D’ailleurs le marquis de Wellesley avait été pour ainsi dire nourri dès sa jeunesse de l’étude des affaires de l’Inde. Élevé à Eton, sous la surveillance de l’archevêque Cornwallis, il s’était dès lors intimement lié avec lord Cornwallis et différents membres de cette noble famille ; puis était demeuré en relations fréquentes avec ce dernier pendant la durée de son gouvernement. L’histoire, les ressources, le gouvernement de l’Orient, excitaient vivement la curiosité de lord Wellesley. Appointé lord trésorier en 1786, il fut nommé peu d’années après commissaire pour les affaires de l’Inde ; il était aussi membre du conseil privé. Il abandonna avec empressement ces emplois pour celui de gouverneur-général. Embarqué à Portsmouth, il relâcha à Madère, où il essuya une tempête terrible, puis au Cap de Bonne-Espérance, où se rencontrait le major Kirkpatrick, dernier résident à la cour de Hyderabad, officier distingué, instruit, fort au fait des affaires du temps. Lord Wellesley atteignit Madras en avril 1798. Il présenta au nabob des lettres du roi d’Angleterre, du prince de Galles et du duc d’York. Le trône de Tanjore étant vacant, il dut s’occuper de le remplir ; toutefois il ajourna l’arrangement définitif de cette affaire. Arrivé le 18 mai 1798 à Calcutta, il entra immédiatement en fonctions. Les circonstances, ainsi que l’avait annoncé le major Kirkpatrick, devenaient pressantes.

Tippoo n’était pas homme à rester sous le coup qui l’avait récemment frappé ; il continuait ses intrigues avec les Français et les Mahrattes de la cour de Hyderabad. Le nizam réduit en importance morale, aussi bien qu’en force réelle, ne plaçait plus sa confiance, comme précédemment, dans le gouvernement anglais ; il se souvenait avec amertume de n’avoir pu en obtenir le moindre secours à l’époque de sa guerre contre les Mahrattes. Le dépit le jeta dans les mains de la faction française ; circonstance susceptible d’amener d’un moment à l’autre de grands dangers pour le gouvernement britannique. D’un autre côté, Dowlut-Row-Scindiah était devenu comme le souverain reconnu de l’empire des Mahrattes ; sa puissance remplaçait celle du peschwah dont l’autorité ne s’étendait pas au-delà de la ville de Poonah ; encore s’y trouvait-il sous le contrôle et la direction d’un officier de Scindiah. L’état des affaires de l’Inde se présentait donc sous une tout autre face qu’à l’époque du départ de lord Cornwallis. La force et les ressources de l’État de Poonah se trouvaient à la disposition d’un chef connu par des sentiments hostiles au gouvernement anglais. La situation géographique des États de celui-ci, ses dispositions personnelles, celles de son armée, rendaient à craindre d’un moment à l’autre une attaque de sa part. À la vérité, une politique habile de la part des Anglais aurait réussi sans doute à mettre des bornes à l’agrandissement démesuré de la maison de Scindiah ; ou bien encore à leur procurer une alliance avec cette famille.

Nana-Furnaveze s’était déjà montré fort jaloux du pouvoir de ce chef bien avant que celui-ci eût établi son influence sur le gouvernement de Poonah ; cette jalousie l’avait même conduit à faire proposer à lord Cornwallis, par l’intermédiaire de Hurry-Punt, une alliance subsidiaire avec le peschwah. Le séjour de Dowlut-Row-Scindiah auprès de Poonah, après la mort du peschwah Madhes-Row, ajouta à ce sentiment celui d’une crainte très vive. À cette époque encore, il serait très volontiers entré avec le gouvernement anglais dans une alliance de nature à assurer l’indépendance du gouvernement de Poonah. Au moment de cette crise, une intervention de l’Angleterre eût, sans aucun doute, facilement atteint ce but ; elle se trouvait en mesure de dicter un arrangement aux parties adverses relativement à l’office de peschwah, et son influence sur toutes deux s’en serait accrue. À diverses reprises Nana-Furnaveze sollicita lui-même du gouvernement anglais, d’abord son appui ; puis un corps de troupes auxiliaires ; Dowlut-Row manifesta fréquemment le même désir. Le système de la neutralité, à cette époque fortement recommandé par la cour des directeurs et le ministère, empêcha le gouverneur-général d’intervenir dans les affaires intérieures de Poonah. Adhérant d’ailleurs lui-même et par conviction à ce système, sir John fit tous ses efforts pour le suivre pendant la durée de son administration. Les six ans de paix qui venaient de s’écouler n’avaient donc pas servi à étendre l’influence britannique. Loin de là, le nizam était découragé de l’alliance anglaise, et le chef principal des Mahrattes devenu leur ennemi.

Les desseins de Tippoo mûrissaient alors pour l’exécution ; le parti français dominait à la cour du nizam et à celle de Scindiah, et celle de Poonah se trouvait à la merci de ce dernier. Le gouvernement de Berar manifestait plus vivement que tous les autres son hostilité aux Anglais. L’agitation régnait dans les États du visir, qui ne pouvait se maintenir sur le trône sans l’assistance des Anglais. Dans le Carnatique, Omdut-al-Omrah se montrait irrité des tentatives faites pour l’amener à consentir à une modification de son traité avec lord Cornwallis ; il continuait à livrer son pays aux usuriers, à dévorer par anticipation ses revenus, tant il craignait de s’en voir enlever l’administration. Des armements considérables, exécutés pour la réduction des établissements hollandais et de l’île de Ceylan, avaient achevé d’épuiser les finances de la Compagnie. Enfin, un danger plus menaçant que tous les autres venait de l’influence alors toujours croissante des Français. Le fameux Bussy semblait en quelque sorte s’être multiplié en s’éloignant. Nous avons dit comment, grâce à la souplesse de leur esprit entreprenant, plusieurs Français étaient parvenus à capter la faveur d’un grand nombre de princes indigènes ; Le général de Boigne, puis Perron, chez Scindiah ; Raymond, chez le nizam, se trouvaient alors à la tête de corps européens considérables ; ils introduisaient, en outre, dans leurs armées une discipline propre à les rendre dans la suite redoutables aux Anglais. De fréquentes relations existaient entre Tippoo et l’Île-de-France. Tous ces moyens épars, faibles en eux-mêmes, peu de choses considérés séparément, réunis par une circonstance fortuite, pouvaient devenir formidables aux Anglais, et sans doute le fussent devenus, si l’activité de la France n’eût alors pas été tout entière employée dans sa lutte gigantesque contre l’Europe. L’esprit de Tippoo était et ne pouvait être rempli que de projets de vengeance, par rapport aux Anglais, depuis cette paix de Seringapatam, si cruellement humiliante pour son orgueil.

La paix de Campo-Formio avait laissé à la disposition du Directoire de grandes forces militaires ; le projet de conquérir l’Égypte, déjà proposé, dit-on, à Louis XIV par Leibnitz, devint l’objet des méditations du jeune général de l’armée d’Italie. Peut-être nourrissait-il depuis long-temps ce projet. Une de ses lettres, datée d’Italie, contenait ces paroles : « Je vois d’ici la côte d’où s’embarqua Alexandre pour la conquête de l’Égypte. » Quoi qu’il en soit, embarqué à Toulon, sur une escadre composée de 194 voiles, portant 20,000 hommes de débarquement, il se trouva le 9 juin à la vue de l’île de Malte. Un convoi parti de Civita-Vecchia, et qui devait se réunir à l’escadre de Toulon, attendait la flotte depuis trois jours. Le 9 au soir, Bonaparte envoya demander au grand-maître la permission de faire de l’eau dans les différents mouillages de l’île ; permission qui fut refusée, et l’amiral Brueix, qui commandait l’escadre ; s’occupa tout aussitôt des préparatifs d’une descente. Le 22 au matin les troupes françaises débarquèrent, et, le soir de la même journée, investirent de toutes parts la ville de Malte. Les assiégés firent un feu assez vif pendant la soirée, et tentèrent une sortie aussitôt repoussée. Le lendemain, le grand-maître fit demander une suspension d’armes, et, le même jour, signa une capitulation à la suite de laquelle les Français entrèrent dans la place. Bonaparte continua sa route vers l’Égypte ; il découvrit la côte le 30 juin, et le lendemain, la flotte française entra dans la rade d’Alexandrie abandonnée par l’escadre anglaise trois jours auparavant. Le débarquement eut lieu dans la nuit même, et au point du jour Bonaparte se trouva à la tête d’une armée de 20,000 hommes sur cette terre d’Égypte ou avait commencé la gigantesque destinée d’Alexandre. Alexandrie, attaquée immédiatement de plusieurs côtés, ouvrit ses portes dès le même soir. Ce premier succès correspondait à l’anniversaire de l’établissement de la république, et Bonaparte le fit solennellement célébrer ; la république française fut proclamée sur ces mêmes bords où avaient abordé, il y avait quelques siècles, les compagnons de saint Louis, s’acheminant vers la ville sainte des chrétiens. Le Caire, Rosette, plusieurs autres villes, ne tardèrent pas à subir le sort d’Alexandrie. Les Mamelucks et les Arabes furent battus aux pieds de ces pyramides d’où quarante siècles contemplaient ce combat. Les beys, chassés des contrées qu’eux-mêmes avaient usurpées sur la Porte Ottomane s’enfuirent au désert. Malheureusement la fortune de la France se montrait, comme d’habitude, moins favorable sur mer ; Aboukir, nom de douloureuse mémoire, vit Nelson triompher de nos escadres et les anéantir. Fatal événement qui emprisonnait, pour ainsi dire, les vainqueurs au sein de leur nouvelle conquête. D’ailleurs, de même que ceux du Nil, les rivages du Jourdain virent nos drapeaux victorieux. Mais déjà les Anglais étaient descendus sur le champ de bataille à côté des croyants. Ils prêtèrent un secours efficace aux troupes ottomanes, et, suivant la singulière expression de Bonaparte, lui firent manquer sa fortune devant Saint-Jean-d’Acre.

Les Français, en débarquant en Égypte, pouvaient bien avoir l’idée de suivre la route d’Alexandre, et d’aller attaquer jusque dans l’Inde leurs ennemis implacables. L’entreprise était assez d’accord avec le gigantesque, le colossal de l’époque. Bonaparte, aussitôt l’Égypte soumise, s’empressa de tranquilliser les Arabes. Il cherchait à renouer les relations de l’Égypte avec l’Arabie. Dans ce but, il écrivait (17 février 1799) au schériff de la Mecque dans les termes suivants : « Le noajinda de ce pays vous instruira pleinement combien tout est tranquille au Caire et à Suez, et dans tout le pays qui sépare ces deux villes, comme aussi il vous apprendra le calme parfait qui règne parmi les habitants. Il n’y a plus un seul Mamelouck oppresseur dans le pays, et les habitants, désormais sans craintes et sans alarmes, reprennent le cours ordinaire de leurs voyages, de leurs travaux champêtres et de leur commerce. Par la bénédiction de Dieu, cette paix se consolidera de plus en plus, et les droits établis sur les marchandises ou les autres taxes seront supprimés. Les droits imposés sur le commerce des marchandises sont aujourd’hui ce qu’ils étaient sous les Mamelucks. Les marchands reçoivent toute sorte d’assistance, et la route du Caire à Suez est ouverte et sûre. Assurez donc les marchands de vos contrées qu’ils peuvent envoyer leurs marchandises à Suez et les vendre sans crainte de trouble ou de violence ; dites-leur qu’ils peuvent aussi se procurer en échange tous les articles qu’ils désireraient. Je vous envoie par la même occasion une lettre pour notre ami Tippoo-Sultan ; obligez-moi de la faire parvenir dans son pays. » Voici cette lettre :


« À Tippoo-Saëb, Bonaparte, membre de l’Institut national, général en chef.

« On vous a déjà instruit que j’étais arrivé sur les bords de la mer Rouge à la tête d’une armée innombrable et invincible, plein du désir de vous affranchir du joug de fer de l’Angleterre. Je saisis avec empressement cette occasion de vous faire connaître le désir où je suis d’apprendre de vous-même, par la voie de Mascat et de Moka, votre situation politique. Je désirerais même que vous pussiez envoyer à Suez ou au Caire une personne intelligente et revêtue de votre confiance qui pût s’aboucher avec moi. Que le Tout-Puissant augmente Votre Grandeur et détruise vos ennemis ! »


Le ministère anglais avait bien conçu quelques soupçons sur les projets du directoire ; mais un passage aux Indes par l’Égypte lui parut d’abord chimérique ; il ne prit au premier instant que de faibles mesures pour s’y opposer. Un seul des directeurs de la Compagnie, M. Dundas, vit le danger qui pouvait menacer la Compagnie. Il exprima vivement ses craintes ; à la suite de ses représentations, 5,000 hommes, bien disciplinés, accoutumés aux climats chauds, furent tirés de Gibraltar, du Portugal, du cap de Bonne-Espérance, et envoyés aux Indes peu de temps avant le départ de la flotte française de Toulon. L’escadre anglaise dans les mers de l’Inde reçut aussi des renforts, avec l’ordre de défendre les approches du golfe Persique. Les alarmes de la Compagnie avaient été d’autant plus vives, qu’en apprenant les préparatifs des Français on ignorait complètement leur destination définitive. Sans aucun doute, ces alarmes pouvaient se trouver justifiées ; il eût suffi pour cela que le gouvernement français fît passer secrètement et successivement de la France à Suez un certain nombre de bâtiments légers isolés ; ou bien qu’il donnât l’ordre au gouverneur de l’Île-de-France d’envoyer à la rencontre de Bonaparte dans la mer Rouge les frégates ou autres bâtiments de guerre stationnés dans ces parages ; ou bien encore que Bonaparte fût parvenu à se procurer assez de bâtiments légers pour faire passer provisoirement 10,000 hommes de troupes choisies sur la côte de Malabar. Un nombre assez restreint de ces bâtiments eût suffi à porter ces troupes ; le trajet de Suez à la côte de Malabar se fait en vingt ou trente jours, et l’époque de l’arrivée de l’armée française en Égypte était favorable. Le détroit de Bab-el-Mandeb ne présentait pas encore de danger ; et à cette époque aucun vaisseau de guerre anglais n’avait encore paru dans le golfe d’Arabie. La nouvelle des premiers succès de Bonaparte arriva dans l’Inde au commencement d’octobre 1798 ; à la vérité, presqu’immédiatement suivie de celle de notre défaite à Aboukir. Toutefois, ce dernier avantage ne devait point suffire à rassurer entièrement les Anglais. Les dispositions manifestes d’hostilité de Tippoo ne pouvaient manquer de les inquiéter, et d’autant plus que les deux lettres précédemment citées étaient tombées entre leurs mains. Mais le comte de Mornington était un homme que les circonstances les plus difficiles ne pouvaient ni troubler ni intimider ; il déploya, dès son arrivée, un caractère d’énergie parfaitement en rapport avec ces difficiles circonstances. Il se décida à s’occuper d’abord du licenciement du corps français au service du nizam.

Le 8 juin 1798, trois semaines environ après son arrivée, une publication du gouverneur de l’Île-de-France fut rendue publique à Calcutta. D’après cette proclamation deux ambassadeurs de Tippoo étaient arrivés dans l’île avec des lettres du sultan, et des dépêches pour le gouvernement français ; ils venaient proposer une alliance offensive et défensive à la France, et demander un supplément de troupes dans le but d’une guerre avec l’Angleterre, guerre dont le sultan annonçait le prochain commencement. La proclamation invitait les habitants de la colonie à offrir leurs services à des conditions convenables aux envoyés de Tippoo. Dans le premier moment, le gouverneur-général crut cette pièce supposée. En effet, si ce plan eût réellement existé, il semble que l’intérêt des Français et de Tippoo eût été de le tenir caché jusqu’à son exécution. Cependant lord Wellesley en dépêcha immédiatement une copie au général Harris, commandant en chef sur la côte du Coromandel, tout en exprimant des doutes sur l’authenticité du document. Le général Harris recevait en même temps l’ordre d’assembler l’armée, et de faire toutes les dispositions nécessaires pour être prêt à agir s’il le fallait. Le 18 juin, une lettre de lord Macartney, du cap de Bonne-Espérance, donnait avis de cette proclamation, ce qui ajoutait à la probabilité de son existence. Plusieurs, personnes récemment arrivées à Calcutta, et venant de l’Île-de-France, parlaient dans le même sens. Il devint certain que deux envoyés de Tippoo avaient été reçus en grand appareil dans cette île, et qu’ils y faisaient des enrôlements pour le compte du sultan. Le 7 mars 1798, ces deux envoyés de Tippoo s’embarquèrent sur la frégate française la Précieuse, accompagnés par les hommes qu’ils avaient engagés, dont le nombre se montait à 200, plus quelques officiers. Cette frégate arriva à Mangalore le 26 avril. Les Français se rendirent auprès du sultan qui les reçut, avec de grandes marques de satisfaction ; ils entrèrent immédiatement à son service. Tippoo se flattait d’en faire le noyau d’un corps nombreux dont ils seraient les instructeurs.

Les conversations du major Kirkpatick avaient déjà mis lord Wellesley au courant de l’état de la politique, de l’Inde à cette époque. Lord Wellesley appartenait d’ailleurs à une tout autre école politique que lord Cornwallis ; il était de ceux qui voulaient pousser jusqu’au bout la fortune de l’Angleterre. Les hommes de cette école, à laquelle appartenaient deux autres hommes éminemment distingués, sir Thomas Munro, et sir John Malcolm, voulaient avant tout la ruine définitive de Tippoo. Les Mahrattes, comme nous l’avons déjà dit, ne les occupaient pas encore. Tippoo, au contraire, était vraiment alors le centre, l’appui, l’espérance de tous les intérêts opposés aux Anglais. Trouvant la situation politique des Anglais ébranlée à son arrivée dans l’Inde, Wellesley aurait voulu la raffermir en attaquant sur-le-champ le sultan. Mais l’état de l’armée ne le permit pas. Les forces anglaises ne se trouvaient alors nullement en rapport avec les exigences de la circonstance. Le commandant en chef de Madras déclarait hautement l’insuffisance de ces troupes pour la simple défense du territoire de la Compagnie ; il y avait loin de là à pouvoir porter des opérations offensives dans un pays tel que Mysore. Il ajoutait que, même dans un but purement défensif, l’armée ne pouvait être prête à se mouvoir avant le printemps de l’année suivante (1799). L’armée du Bengale n’était pas en meilleur état ; d’ailleurs il lui aurait fallu beaucoup de temps avant de commencer les hostilités. Dans une lettre confidentielle au gouverneur-général, le général Graig disait : « C’est un fait qui ne souffre pas de contradiction que depuis quatre ans, en raison de ces deux choses, le manque de discipline et le manque de connaissances militaires, le sort de notre empire dans l’Inde ne tient plus qu’à un fil aussi léger que possible. » Le commandant en chef terminait son rapport par ces mots : « qu’une guerre, même défensive, serait ruineuse dans l’Inde pour les Anglais, mais qu’il n’y avait aucun moyen de songer à une guerre offensive quelconque. » Ainsi, contraint d’abandonner le projet d’attaquer immédiatement Tippoo, lord Wellesley renouvela ses instructions pour que l’armée fût du moins assemblée dans le plus bref délai possible. La présidence et le conseil de Madras firent quelques remontrances, opposèrent quelques délais. La volonté énergique du gouverneur-général finit par en triompher.

Lord Wellesley employa d’ailleurs le temps et les délais à diverses négociations. Il s’occupa d’abord d’obtenir du nizam le licenciement du corps français à son service. Cette force militaire, à la disposition des Français dans le Deccan, était le plus grand obstacle à la réunion, et la coopération des puissances alliées. Le gouverneur-général donna des instructions au capitaine Kirkpatrick, alors résident à Hyderabad, pour ouvrir à ce sujet une négociation avec le nizam. Au reste, le nizam ne tenait à conserver le corps français que dans le seul but de s’en servir contre les Mahrattes ; c’est de ce côté qu’il voyait toujours le danger. Alors menacé tout à la fois par les Mahrattes, par le sultan et par les Anglais, il ne fut pas difficile de lui persuader que c’était diminuer d’un tiers son danger que de se mettre dans les mains des Anglais. Aussi la négociation, commencée le 8 juillet, fut terminée le 1er septembre. Par ce traité, au lieu de deux bataillons anglais, le nizam en eut six ; le gouvernement anglais promettait sa protection contre toute invasion ou acte d’hostilité quelconque des Mahrattes. Le nizam, de son côté, s’engageait a payer un subside mensuel de 201, 425 roupies pour l’entretien des troupes anglaises de licencier le corps français, et d’en remettre les officiers aux Anglais. Le corps commandé par les officiers français était de 14,000 hommes. Quelques précautions furent prises en cas de résistance. Les six bataillons anglais se trouvèrent réunis à Hyderabad vers le 10 octobre sans que leur arrivée eût été connue. Raymond, le fondateur de ce corps, avait été un homme l’audace, d’exécution, doué de grands talents, d’un esprit souple et vaste : mais déjà à cette époque il était mort. Au moment d’exécuter le licenciement des troupes, le nizam chancela dans sa résolution, il s’enfuit ainsi que son ministre. L’officier anglais commandant les six bataillons n’en insista pas moins pour que sa promesse fût tenue. Alors le nizam se décida ; les officiers français furent renvoyés de son service, les soldats sommés de les quitter sous peine de rébellion ; et, sous promesse de la continuation de leur solde, ceux-ci mirent bas les armes. L’arrestation des officiers se fit de même sans difficulté ; leurs arrérages furent payés, leurs propriétés particulières respectées, et ils partirent aussitôt pour Calcutta et de là pour l’Angleterre, non comme prisonniers, mais avec la faculté de passer en France. Les mesures prises à Hyderabad contre le corps français furent immédiatement communiquées au peschwah. Mais ce prince, subissant en cela à l’influence de Dowlut-Row-Scindiah, refusa obstinément toute médiation de la part du gouvernement britannique. Il persista à ne vouloir rien retrancher de son droit, à terminer seul, et comme il l’entendrait, sa querelle avec la cour de Hyderabad.

La situation des Anglais avait peu à peu changé de face. Au mois d’octobre 1798, à la nouvelle des premières conquêtes des Français en Égypte, ils n’avaient ni armée ni alliés à opposer aux efforts des ennemis. Au mois de novembre, leurs anciennes alliances étaient renouvelées et fortifiées, leurs troupes équipées, les approvisionnements rassemblés, les caisses publiques dépositaires de sommes considérables. Lord Wellesley se détermina alors à s’occuper de l’affaire essentielle, c’est-à-dire de Tippoo. Dès le 8 novembre il fit, en conséquence, signifier à celui-ci qu’il était au courant de ses projets pour l’avenir, et de ses négociations avec les Français ; cependant il n’en était pas moins, suivant ce qu’il ajoutait, décidé à tout terminer à l’amiable, et dans ce but il lui demandait la permission d’envoyer à Seringapatam un ambassadeur muni de pouvoirs qui le missent à même de traiter des conditions d’un nouveau rétablissement de la paix. L’intérêt le plus pressant du sultan, continuait lord Wellesley, devait être de dissiper la juste défiance que la conduite de la cour de Mysore avait fait naître dans ces dernières circonstances. Mais Tippoo ne voulait ni une rupture immédiate ni un raccommodement sincère et sérieux avec les Anglais ; en outre il crut voir un piège dans cette proposition de l’envoi d’un ambassadeur anglais à sa capitale. N’osant refuser ouvertement la proposition des Anglais, ne voulant pas rétablir sincèrement la bonne harmonie entre eux et lui, en proie à une grande incertitude d’esprit, Tippoo différa long-temps de répondre à la communication du gouverneur-général. Un mois s’était déjà écoulé depuis sa réception, lorsqu’il écrivit enfin, et tenta de se justifier. Il ne donnait d’ailleurs aucune réponse positive quant à l’envoi de l’ambassadeur. Il voulait gagner du temps dans le but de recevoir les renforts de France ; il se serait cru sauvé, en effet, si les choses eussent pu traîner en longueur jusqu’au mois de mai. Les inondations qui commencent alors, et durent pendant juin et juillet, eussent mis sans doute sa capitale à l’abri de toute entreprise. La première campagne de lord Cornwallis avait échoué par l’imprudence qu’il avait commise de la commencer au milieu de la saison pluvieuse ; Tippoo ne l’avait point oublié. C’était donc une raison pour le marquis de Wellesley de mettre le plus d’activité possible dans la négociation actuelle. Les lenteurs mêmes de ce dernier achevaient de lui en faire une loi. La proposition d’envoyer un ambassadeur fut renouvelée le 9 janvier 1799 ; le sultan continua à garder le silence. Ce fut alors que le gouverneur-général se décida à agir immédiatement.

L’armée rassemblée à Velora dut se tenir prête à entrer en campagne. Les Anglais en attendaient le moment avec impatience ; le succès de cette guerre commençait à leur paraître le seul moyen d’obtenir une paix durable. Instruit de ces préparatifs, Tippoo consentit enfin à recevoir un ambassadeur ; mais, fidèle à son ancienne politique, il voulait se ménager la facilité de prolonger la négociation autant que cela lui conviendrait. Il écrivit au gouverneur-général : « J’ai eu le plaisir de recevoir les deux lettres de Votre Seigneurie : la première a été apportée par un conducteur de chameaux, la seconde par un hircannah : je l’ai très bien comprise. La lettre du prince en station auprès de Jumshaïd, avec les anges pour gardes, et des troupes aussi nombreuses que les étoiles ; le soleil qui éclaire le monde, le ciel d’empire et de domination, le flambeau qui donne la splendeur à l’univers, le firmament de puissance et de gloire, le sultan de la terre et de la mer, le roi du monde (c’est-à-dire le grand sultan), que son pouvoir et son empire soient éternels, m’avaient déjà appris les nouvelles qui vous étaient parvenues par la voie d’Angleterre et que vous m’avez transmises. En conséquence de mes habitudes ordinaires, je me dispose en ce moment à exécuter une grande partie de chasse. Vous pourrez m’expédier le major Doveton (dont vous me parlez derechef), bien qu’il ne soit que faiblement attendu. — Continuez toujours de m’écrire amicalement et de me donner de vos nouvelles. » Tippoo ne voulut recevoir qu’un ambassadeur sans suite. D’ailleurs la chasse d’un prince asiatique entraîne la marche de sa cour, de son armée et de ses principaux officiers. Au milieu des nombreux embarras d’un semblable déplacement, il devait lui être facile de trouver une foule de prétextes pour d’innombrables délais. En supposant donc que l’ambassadeur anglais eût atteint la cour de Mysore, le changement continuel de résidence de celle-ci rendait la réception et le retour des courriers extrêmement incertaine. Tout paraissait ainsi calculé de la part de Tippoo pour faire traîner les choses sa longueur, et éluder les demandes de satisfaction du gouvernement anglais. D’un autre côté, en ce moment même, le général Du Buc, un des officiers de l’Île-de-France passés au service de Tippoo, s’embarquait de nouveau à Trinquebar, au commencement de février ; il se rendait à Paris en qualité de chargé d’affaires du sultan, et accompagné de deux grands dignitaires mysoréens. Le but de cette mission était de solliciter du gouvernement français 10 à 15,000 hommes de troupes de ligne, que Tippoo s’engageait à défrayer ; de demander en outre l’envoi dune force navale imposante dans l’Inde. Ces nouvelles achevèrent de détruire dans l’esprit de lord Wellesley toute espérance d’une issue pacifique aux difficultés existantes ; sa seule pensée fut dès lors de se trouver en mesure de commencer la guerre le plus promptement possible. Il s’empressa d’écrire à la cour des directeurs qu’il considérait désormais l’Angleterre comme en guerre avec Tippoo-Saëb.

Le 3 février, l’ordre fut donné par le gouverneur-général de commencer les opérations et d’envahir le territoire de Mysore. D’après le plan de campagne de lord Wellesley, la principale armée sous les ordres du général Harris devait s’assembler à Valore, dans le Carnatique, et le détachement de Hyderabad se réunir à elle ; pendant ce temps, l’armée de Bombay ou de l’Ouest, sous les ordres du général Stuart, se former à Cananore, sur les côtes du Malabar, puis se porter sur Sedescar, position avantageuse dominant tout le royaume de Mysore ; enfin la jonction des deux armées s’opérer sous les murs de Seringapatam. L’effectif de l’armée assemblée à Valore dépassait 20,000 hommes, savoir : 4,000 hommes tirés du Bengale, 6,000 hommes de troupes britanniques à la solde du nizam, 6,000 hommes d’infanterie et 6,000 hommes de la meilleure cavalerie de ce prince. Cette armée, suivant les expressions du gouverneur-général, était mieux approvisionnée, plus complètement disciplinée, d’une expérience plus consommée, qu’aucune de celles qu’on eût encore vues dans l’Inde ; les officiers surtout paraissaient fort supérieurs à tous ceux des anciennes guerres. L’armée de l’ouest, sous le commandement du général Stuart, composée de 6,400 combattants dont 1,600 Européens, ne se montrait inférieure à celle-là sous aucun rapport. Un troisième corps d’armée moins nombreux, mais cependant d’une force imposante, dut être réuni dans les districts méridionaux du Carnatique et du Mysore, sous les colonels Read et Brows, dans le but d’appuyer les opérations du général en chef. Tippoo sultan, contre lequel tant de préparatifs étaient dirigés, dépouillé depuis six années de la moitié de ses États, de plus de la moitié de ses revenus, était bien déchu de sa puissance à l’époque de ses premières guerres avec les Anglais. Lord Wellesley avait la conscience de cette situation ; on le voit par ses instructions au général Harris, dans le cas où Tippoo ferait des propositions de paix. S’il arrivait que celui-ci voulût traiter avant la guerre, ou au début de la guerre, le général Harris avait ordre d’exiger, pour les Anglais, les provinces maritimes du Mysore, pour leurs alliés, un quart de l’étendue totale de ce royaume dans le voisinage de leurs frontières, enfin le paiement de 15 millions de roupies. Mais, dans le cas où la guerre serait commencée, et le serait avec un succès que tout faisait présager, le général Harris ne devait pas se contenter de moins de la moitié des États de Tippoo, et du paiement de 20 millions de roupies : il devait exiger, en outre, le renvoi de son service et l’expulsion de ses États de tous les étrangers qui s’y trouvaient, et enfin se faire donner des otages comme garantie de l’exécution de ces conditions.

L’armée de Bombay quitta Cananore le 21 février, sous le commandement du général Stuart. Le 2 mars, elle prit position à Seedapore et à Serdasère ; Stuart se proposait de protéger de grands approvisionnements assemblés dans le district de Coorg ; de plus, de se mettre en communication avec le corps d’armée principal. De son côté, le général Harris pénétra le 5 mars dans le territoire de Mysore. Il commença ses opérations par la réduction de plusieurs forts de la frontière, dont aucun ne fit grande résistance, dont quelques uns n’en firent pas du tout. Après avoir établi un camp auprès de Serrapatam, il s’avança avec la plus grande partie de son armée, à la rencontre du général Stuart ; l’ayant rejoint, il prit position entre ce dernier et Serrapatam, située à sept milles de Serdasère. Le 6, le général Hartley, commandant en second sous Stuart, poussa une reconnaissance dans les environs. En ce moment, l’armée tout entière de Tippoo était en mouvement ; mais des jungles couvraient le pays, un brouillard fort épais survint tout-à-coup, et le général ne put discerner positivement le nombre des ennemis, ni la direction de leur marche. Tippoo sut mettre à profit ces circonstances. La nature du pays avait contraint le général Stuart à partager son armée en plusieurs divisions. Trois bataillons indigènes, sous le commandement du colonel Montrésor, étaient campés à Serdasère, ayant reçu le 5 un renfort d’un bataillon. Le corps d’armée principal, avec le parc et les approvisionnements, restaient à Seedapore et Ahmootenar, les uns a huit milles, les autres à douze milles du premier poste avancé. Le général Hartley, après avoir fait sa reconnaissance, rejoignit le premier corps dans l’attente d’une attaque. Entre neuf et dix heures du matin, Tippoo attaqua avec détermination en tête et en queue. Le général Hartley fait les meilleures dispositions que le terrain permet. Les bataillons de Cipayes sont complètement entourés ; fort inférieurs en nombre, ils se défendent pourtant avec une telle intrépidité, que les Mysoréens ne peuvent parvenir à les rompre. Harris se porta immédiatement en avant ; mais ce ne fut qu’à deux heures qu’il put se trouver en vue de la division ennemie qui attaquait le corps anglais par derrière. Les Mysoréens soutinrent le feu pendant un quart d’heure environ ; puis au bout de ce temps se dispersèrent, s’enfuirent à travers les jungles, et parvinrent rejoindre le corps d’armée de Tippoo. Le général Stuart opéra sa jonction avec le colonel Montrésor et ses compagnons : il les trouva exténués de fatigue après un combat de six heures et au moment de manquer de munitions. L’arrivée du général suspendit l’attaque commencée sur le front des Anglais ; Tippoo exécuta définitivement sa retraite. Le général Stuart, appréhendant un retour de l’ennemi, et que celui-ci, parvenant à se placer sur ses derrières, ne s’emparât d’un grand magasin de riz rassemblé par le rajah de Coorg, concentra son armée à Seedapore. La perte des Anglais se monta qu’à 143 hommes. Après cette affaire, Tippoo demeura jusqu’au 11 dans son camp de Periapatam, désirant et n’osant frapper un second coup ; après quoi il se décida à retourner à Seringapatam le 14, pour se rencontrer avec le corps d’armée de l’Est. Il n’avait pas de temps à perdre ; le plan de campagne de Wellesley consistait à faire marcher tout d’un coup l’armée sur Seringapatam, afin de tout terminer par un coup décisif ; il voulait qu’on ne s’arrêtât devant aucune place intermédiaire.

Ce fut seulement le 9 que le général Harris se trouva prêt à se remettre en marche. Ses mouvements s’exécutaient avec beaucoup de lenteur. L’armée anglaise, déjà surchargée de bagages, traînait encore un immense parc d’artillerie pour le siège de Seringapatam. Ne voulant pas établir de ligne d’opérations, force lui était de tout porter avec elle, ce qui exigeait l’emploi d’une multitude de bêtes de somme et de trait. La fatigue seule, car la marche ne fut pas retardée un seul instant par l’ennemi, fit périr le plus grand nombre de ces animaux. Elle fit halte le 11, dans le but de rétablir un peu d’ordre dans ses équipages ; marcha le 12, fit une nouvelle halte le 13 ; campa le 14 en vue de Bangalore, puis fit une nouvelle halte dans les journées du 15 et du 16. « À cette époque, la perte de la poudre, des munitions et des approvisionnements avait été déjà assez considérable pour exciter quelque degré d’alarme à une période si peu avancée de la campagne [4]. » De trois routes qui conduisaient de Bangalore à Seringapatam, le général Harris avait choisi celle du midi par Kaunkanhully ; mais il avait fort bien dissimulé ce projet jusqu’à ce moment ; si bien que Tippoo, après avoir fait détruire les fourrages sur les autres routes, les avait pourtant laissés intacts sur celle-ci. En quittant Seringapatam pour se porter à la rencontre du général Harris, Tippoo avait d’abord marché sur la route du milieu ; ayant appris que l’armée anglaise opérait par celle du midi, il prit par sa droite, et campa le 18 sur les bords de la rivière Madoor. La route suivie par Tippoo présentait plusieurs positions où celui-ci eût combattu avec avantage l’armée anglaise. Après de longues hésitations, car il commençait à douter de sa fortune, il prit enfin le parti de les attendre à deux lieues de Malvilly. Le 27, l’armée anglaise était elle-même en position à l’ouest de cette dernière ville. Le général anglais, se proposant avant tout de porter son artillerie sous les murs de Seringapatam, aurait voulu éviter le combat, tout en craignant cependant de paraître le faire avec trop d’affectation. Tippoo mit fin à cette indécision en attaquant les avant-postes anglais, ce qui entraîna une action générale. Les troupes sous les ordres du général Harris formaient la droite ; celles du nizam, commandées par le colonel Wellesley, étaient à la gauche ; et, par suite de la conformation du terrain, un intervalle se trouvait vide entre les deux brigades de la droite. Tippoo se flatta de pénétrer par là ; à la tête de sa cavalerie il chargea plusieurs fois en personne, et avec une telle résolution que beaucoup de ses cavaliers furent tués à coups de baïonnette. Toutefois il fut repoussé sans pouvoir parvenir à ébranler les rangs anglais. Ceux-ci, profitant de cet avantage pour se porter en avant, débordèrent bientôt l’aile gauche du sultan. Les cushoons (gardes) du sultan se trouvèrent en face du colonel Wellesley ; ils combattirent quelques instants, puis lâchèrent pied. Tippoo se vit dès lors forcé à la retraite. Il la fit sans être inquiété, le déplorable état des équipages de l’armée anglaise ne lui permettant pas de le poursuivre. La perte des Mysoréens fut d’un millier d’hommes, tués ou blessés ; celle des Anglais seulement de 69.

Le sultan manœuvra dès lors pour se placer sur les derrières de l’armée anglaise ; et dans ce but lui laissa la route libre jusqu’à Seringapatam. D’ailleurs Tippoo n’imaginait pas que les Anglais prissent une autre route que celle frayée jadis par lord Cornwallis ; mais le général anglais se doutant que sur celle-ci les fourrages avaient été détruits, en prit une autre de Malvilly à Seringapatam ; il se décida à passer la Cavery à Sosilla, à 15 milles à l’est de Seringapatam. Le succès de cette résolution fut complet ; l’armée effectua son passage sans éprouver la moindre résistance ; Tippoo la cherchait d’un autre côté. Ce dernier désappointement porta l’abattement dans le cœur du sultan. Rassemblant ses principaux officiers, il leur dit : « Nous voilà à nos derniers retranchements, que voulez-vous faire ? » Tous répondirent : « Mourir avec vous. » Au lieu de prêter au général Harris l’intention d’attaquer le fort de Seringapatam par son côté méridional, Tippoo lui supposait le projet de passer la rivière et de prendre position dans l’intérieur de l’île. Aussi se proposait-il de l’attaquer avec toutes ses forces au moment où il exécuterait le passage de la rivière. Alors, dit-on, le sultan et ses principaux officiers se firent de solennels adieux. Plus rapide dans ses mouvements que l’armée anglaise, Tippoo parvint à la devancer, passa la rivière au gué d’Arrackerry, et prit position auprès du village de Chaudgâle. Mais la fortune semblait se plaire à trahir Tippoo. Au lieu de marcher sur le gué, comme il l’avait supposé, le général Harris, sans aucun calcul, seulement pour éviter quelques difficultés, prit à gauche, vint se poster sur le terrain occupé en 1792 par le général Abercromby. Tippoo, que ce mouvement surprit, ne put s’y opposer ; en conséquence le général Harris eut le loisir de s’établir fortement sur le terrain et de commencer ses préparatifs de siège. On était au 5 avril, et il y avait juste un mois que les Anglais avaient franchi la frontière mysoréenne. Deux seules chances de salut restèrent dès lors au sultan, que le siège fût levé faute d’approvisionnements, ou qu’un gonflement de la Cavery vînt rendre impossible d’en continuer les opérations.

Du côté du fort regardant les Anglais, une nouvelle ligne de retranchements avait été construite, depuis Dowlut-Bang jusqu’au pont de Periapatam ; l’infanterie de Tippoo était campée entre cette ligne et la rivière. Dès le soir même les colonels Wellesley et Shaw attaquèrent ces troupes ; ils échouèrent avec une assez grande perte ; mais plus heureux le lendemain et avec des forces plus considérables, ils réussirent complètement. Des avant-postes anglais purent s’établir à 1,800 verges du fort. Le 6 avril, le général Floyd, avec quatre régiments de cavalerie et la plus grande partie de l’aile gauche de l’armée, reçut l’ordre d’opérer une jonction avec le général Stuart. En dépit de ses efforts nombreux et bien dirigés, Tippoo ne put l’empêcher ni le prévenir. Ayant passé la rivière au nord, l’armée de Bombay, dès le 15, vint se placer à la suite de l’armée de Harris ; situation avantageuse où elle prenait d’enfilade la face attaquée et les tranchées extérieures. Tippoo n’avait pas encore répondu à une lettre du gouverneur-général, déjà vieille de trois semaines ; il écrivit alors au général Harris : « Le gouverneur-général lord Mornington Bahander m’a envoyé une lettre dont je vous adresse la copie. Vous saurez de quoi il s’agit. J’ai adhéré fermement au traité. Que me veut-on ? Que signifie la marche d’une armée anglaise au cœur de mes États ? Que signifie ce commencement d’hostilité contre moi ? informez-m’en. Qu’ai-je besoin d’en dire davantage ? » — Le général anglais répondit : « J’ai reçu votre lettre et la copie qu’elle contient. Vous parlez de la marche de l’armée anglaise et de l’armée de nos alliés, d’hostilités commencées. Je vous renvoie pour tout cela aux diverses lettres du gouverneur-général ; elles expliquent suffisamment toutes choses. »

Cependant, le 16, le général Harris fit une découverte qui s’accordait peu avec la fierté de ce langage. Un recensement général des approvisionnements ayant été ordonné, il s’y trouva un déficit considérable ; à peine restait-il pour neuf jours de vivres à ration entière pour les combattants. Le général Harris, qui jusque là semblait n’avoir eu aucun soupçon de cet état de choses, se hâta d’en écrire à lord Wellesley ; il se décida en même temps, en attendant l’arrivée de quelques convois, à pousser les opérations le plus vigoureusement possible. Le 17, le général Stuart délogea les Mysoréens d’une hauteur près du village ruiné d’Agrarum, où ils paraissaient vouloir établir une redoute. Ce point était important en ce qu’il dominait le terrain où se faisaient les approches, et où l’on voulait établir une batterie d’enfilade. Stuart se hâta de l’occuper avec ses propres troupes. Le 19, Floyd se porta sur la passe de Cavriporam, au-devant d’un convoi de vivres qui était annoncé ; il fut suivi d’une grande partie de bouches inutiles. Le 20, les assiégeants ouvrirent une batterie qui prenait d’enfilade la face sud-ouest du fort, et le retranchement de l’ennemi sur la rive méridionale. Les Mysoréens furent déloges d’un de leurs postes avancés à 400 verges de leurs retranchements ; et une parallèle commencée sur-le-champ à 780 verges du fort. Le soir, le général reçut une nouvelle lettre de Tippoo, conçue en ces termes : « Dans la lettre de lord Wellesley, il est dit que certaine manière relative au traité doit être éclaircie, et que vous avez reçu les pouvoirs nécessaires à ce sujet. Nommez-donc telle personne que vous jugerez convenable pour une conférence ; alors il sera procéedé à l’arrangement d’un nouveau traité. En cela quel est votre bon plaisir ? dites-le-moi, afin qu’une conférence ait lieu. » Harris ne répondit que deux jours après. Le besoin de la sécurité, disait-il, non l’envie de conquêtes nouvelles, était le mobile de la conduite des Anglais. Il se plaignait que Tippoo eût refusé jusqu’à cette heure de prêter l’oreille à leurs propositions pacifiques ; il concluait en lui transmettant la minute d’un traité préliminaire conforme aux conditions fixées par le gouverneur-général dans le cas d’une guerre heureuse. Harris demandait en outre l’acceptation de Tipppo dans les vingt-quatre heures ; la remise dans les quarante-huit de quatre de ses fils ou de ses principaux généraux au choix des Anglais ; le paiement dans le même délai de 10 millions de roupies. Dans le cas où ces conditions ne seraient pas remplies, Tippoo était prévenu de la résolution des Anglais d’en imposer de plus sévères, d’exiger de plus la possession provisoire de Seringapatam jusqu’à conclusion d’un traité définitif.

Cependant, dans la nuit du 24, les tranchées furent poussées jusqu’à cent cinquante verges du fort ; le 26, une batterie de quatre canons ouvrit son feu sur quelques ouvrages avancés, qui ne tardèrent pas à être réduits au silence. Le soir du même jour, les assiégeants s’emparèrent de deux autres ouvrages qui les mirent à même de commencer les batteries de brèche ; celles-ci se trouvèrent promptement à même de commencer leur feu ; mais le 28, le général Harris reçut une nouvelle lettre du sultan. S’appuyant sur l’importance des questions à débattre, Tippoo sollicitait une dernière conférence ; il promettait d’envoyer deux personnes chargées de pleins pouvoirs. Le général répondit par un refus péremptoire à ces nouvelles ouvertures. Toute conférence, disait-il, ne pouvait manquer d’être inutile, décidé comme il l’était à n’admettre aucune modification aux conditions déjà transmises au sultan ; des otages et de l’argent, c’était là ce qu’il fallait envoyer, non des négociateurs. Le 30, une batterie de brèche de 10 canons, commencée deux jours auparavant, ouvrit son feu. Dès ce premier jour, elle démolit une partie des murs extérieurs de l’angle ouest de la ville, et fit quelques dommages sur un bastion situé en arrière. Le jour suivant, son feu devint plus efficace encore ; le 3 mai il fut secondé par celui d’une autre batterie également de six pièces. Le 3, la brèche parut praticable, et des préparatifs furent commencés pour donner l’assaut. La défense générale de cette face, si vivement attaquée, avait été confiée par le sultan à deux de ses lieutenants, Seyed-Dahet et Seyed-Ghoffâr ; ce dernier, officier fort capable, avait commencé sa carrière au service des Anglais. Au moyen d’une coupure ou retranchement intérieur, il eût été facile de séparer du corps de place l’angle du fort battu en brèche ; Seyed-Ghoffâr donna plusieurs fois ce conseil au sultan, toujours inutilement. Le courage de Tippoo demeurait inébranlable, mais son esprit commençait à se troubler en face de la mauvaise fortune.

Pendant la durée du siège, il passait la plus grande partie de son temps derrière un cavalier, ou à visiter les remparts ; toutefois l’état de la brèche lui fut long-temps caché. Le pouvoir absolu dont il jouissait depuis tant d’années l’avait habitué à ne vouloir, à ne pouvoir rien écouter qui lui fût désagréable, même dans ses intérêts les plus pressants. Peu à peu tous les hommes d’un caractère énergique et mâle se trouvèrent bannis de sa présence. Des jeunes gens, des femmes, des courtisans, ne vivant que pour le flatter, n’ayant d’autres idées que de satisfaire à ses caprices les plus dangereux ou les plus puérils, étaient seuls admis en sa présence. Intrépide devant la mort, qu’il avait si souvent bravée, il n’osait regarder face à face l’adversité ; alors la profondeur de l’abîme s’ouvrant sous ses pieds lui donnait le vertige ; au lieu de le sonder hardiment ou de le considérer d’un œil calme, il s’affaissait sur ses bords, en proie à un découragement qui ressemblait au sommeil. Seringapatam était trop forte pour être prise ; lui disaient des flatteurs, et Dieu abandonnera-t-il jamais l’un des plus illustres parmi ses élus ? Un de ses serviteurs dévoués, impatient de le voir si longtemps trompé, se hasarde pourtant à lui apprendre qu’il existe une brèche, qui bientôt sera praticable. Ce coup de tonnerre semble le réveiller de son apathie ; il se rend lui-même sur le rempart ; il examine, il contemple avec un étonnement mêlé de stupeur et d’effroi la large trouée qui traverse le rempart. Alors il secoue la tête plusieurs fois, et, sans avoir prononcé un mot, se retire à sa station habituelle derrière le cavalier. Il y demeure le reste du jour, plongé dans le plus profond silence, enseveli dans de sombres pensées ; car il comprend que son sort est maintenant fixé. Personne n’ose l’interroger ou seulement se hasarder dans son voisinage. Zélé musulman, il fait adresser des prières au dieu de Mahomet ; mais dans ce péril, il s’adresse aussi à celui des Indous, par l’intermédiaire des brahmes. Il a recours encore à un astrologue indou dont on lui a vanté la science ; tous deux interrogent les astres : « Le ciel est défavorable, prononce l’astrologue, il faut se hâter de conclure la paix. » Tippoo recommence la même épreuve, suivi de la même réponse. Il récompense pourtant l’astrologue tout aussi magnifiquement que s’il en avait été trompé : il se recommande à ses prières. Comme un charme tout-puissant contre l’adversité, il boit de l’eau dans un vase de marbre noir.

Le 4, Seyed-Ghoffâr, apercevant à la tranchée plus de monde et de mouvement que de coutume, en conclut à l’imminence de l’assaut ; il en fait donner avis au sultan. Ce dernier répond en le félicitant sur sa vigilance, mais ajoute que l’assaut ne saurait avoir lieu avant la nuit. Il fait appeler de nouveau l’astrologue de la veille. Seyed-Ghoffâr, convaincu cependant par tout ce qu’il voit que l’assaut ne saurait tarder d’une heure, se précipite plein de rage vers le sultan. Il veut l’entraîner sur la brèche, lui montrer l’imminence du péril, ranimer les dernières étincelles de cette énergie jadis si terrible. Chemin faisant, ce zèle serviteur rencontra un détachement de pionniers qu’il avait demandé depuis long-temps pour exécuter une coupure derrière la brèche. Il veut faire commencer les travaux avant de se rendre auprès du sultan ; mais, pendant qu’il donne ses instructions, il est tué d’un coup de canon. En ce moment le sultan, sous une petite tente à sa station ordinaire, était sur le point de commencer son repas du milieu de la journée. La nouvelle de la mort de Seyed-Ghoffâr lui est apportée au milieu d’une grande agitation, il répond : « Cela était écrit. Seyed-Ghoffâr était un de mes amis, et n’a jamais craint la mort ; que Mahomet Caussim prenne le commandement de sa division ; » il continua son repas. Bientôt la nouvelle arrive que l’assaut est commencé. Aussitôt il ordonne aux troupes qui l’entourent de prendre les armes ; il fait charger les carabines et les espingoles destinées à son propre usage ; il s’élance vers la brèche, l’œil étincelant ; l’imminence du péril a ranimé tout son courage.

Dès le matin, le général Harris avait fait placer dans les tranchées les détachements de troupes commandés pour l’assaut ; il se flattait, au moyen de cette précaution, de ne pas trahir ses projets au dernier moment par un mouvement extraordinaire. L’œil exercé de Seyed-Ghoffâr ne les en avait pas moins pénétrés. Voulant mettre à profit l’habitude des Orientaux de se livrer au repos après leur dîner, le général Harris avait choisi ce moment pour l’assaut, bien qu’il fût le plus chaud de la journée. Quatre régiments, dix compagnies de flanqueurs européens, trois compagnies de grenadiers cipayes et 200 Cipayes du nizam, furent destinés à cette opération. Les colonels Sherbrooke, Dunlop, Dalrymphe, Gardener et Mignan, commandaient les différents corps. Le commandement en chef était confié au major-général Baird, qui avait sollicité ce poste glorieux et périlleux. À une heure, les détachements commandés pour l’assaut commencent à déboucher des tranchées ; et à peine en sont-ils dehors, qu’ils se voient en butte à un feu terrible. L’état d’imperfection de la brèche, le nombre, le courage, l’expérience des assiégés, rendaient l’escalade difficile. Les assaillants l’exécutent cependant ; ils franchissent la première enceinte, puis se séparent en deux divisions, dont l’une tourne à droite, l’autre à gauche. La première, conduite par le général Baird, rencontra peu de résistance ; de ce côté le rempart se trouvait exposé à un feu très vif d’une des batteries anglaises qui contraignit promptement les assiégés à abandonner l’espace de terrain situé entre les deux enceintes. Les choses se passèrent différemment pour la division de gauche ; elle rencontra plusieurs traverses fort bien construites, vigoureusement défendues, qu’il fallut emporter les unes après les autres, non sans grandes pertes ; Tippoo s’était placé derrière la première traverse, qui fut attaquée par cette colonne. Ce poste était susceptible de résistance ; un feu de mousqueterie, partant du rempart intérieur et prenant en flanc les assaillants, devait en rendre l’attaque périlleuse ; enfin, un grand fossé, creusé devant la brèche, ne pouvait manquer d’arrêter quelque temps les assaillants. Mais les défenseurs des traverses, déjà attaqués de front par cette colonne, se voyant tout-à-coup pris en flanc par les troupes de Baird, n’eurent plus qu’à se retirer précipitamment.

À pied, au milieu des siens, le sultan, n’ayant plus rien à faire comme général, combattait en soldat. Il fit feu plusieurs fois de sa propre main, et plus d’un de ses ennemis périt sous ses coups. Vers le dernier moment de l’action, il se plaignit pourtant d’une grande douleur, provenant d’une ancienne et grave blessure à la jambe ; il demanda un cheval. Abandonné de ses soldats, il ne lui restait plus qu’à tâcher de rentrer dans le corps de la place, ce qu’il s’efforçait de faire, lors qu’entre la première et la seconde enceinte, il reçut une balle de mousquet au côté droit. Il continua néanmoins jusqu’à la porte, où se pressait en sens divers une foule immense ; les uns voulant entrer, les autres sortir. Déjà un détachement anglais avait pénétré dans le corps de la place, tandis qu’un autre faisait de vains efforts pour l’y rejoindre ; tous deux faisaient un feu croisé sur la foule qui se pressait à la porte. À ce moment le sultan arriva. S’efforçant de se frayer un chemin au milieu de cette masse confuse, il reçut une nouvelle blessure ; son cheval, blessé au même instant, se cabra et se renversa sur son cavalier ; son turban, détaché, roula à terre. Quelques-uns de ses serviteurs se pressèrent autour de lui, s’efforçant de lui faire un rempart de leurs corps. D’autres le placèrent sur un palanquin ; mais les morts et les mourants s’entassent bientôt si rapidement, qu’il leur devient impossible de se frayer un passage du dehors au dedans de la place. Tippoo tombe, et reste gisant au milieu des blessés. En ce moment, quelques soldats anglais passent auprès de lui en se dirigeant vers la place. L’un d’eux, dont l’attention est attirée par le riche baudrier du sultan, veut s’en saisir ; à moitié évanoui, mais tenant encore son sabre, Tippoo l’en frappe avec ce qui lui reste de force, et le blesse au genou. À demi renversé, le soldat a pourtant la force de porter son mousquet à l’épaule ; il tire, atteint le sultan à la tempe droite, et celui-ci rend aussitôt le dernier soupir.

Les deux divisions des assaillants s’étant rencontrées, marchèrent aussitôt sur le palais, seul endroit encore en possession de l’ennemi. La mort de Tippoo n’était pas encore connue, aussi s’attendait-on à rencontrer dans ce lieu une grande résistance, soit de la part du sultan, soit de celle de ses amis. Le général donna quelque repos aux troupes épuisées par la chaleur et les fatigues de la journée, mais dirigea immédiatement un détachement vers le palais. Le major Allan, le major Dallas et un autre officier accompagnaient ces troupes. Chemin faisant, ils rencontrèrent trois cadavres, deux desquels, à en juger par leurs vêtements, avaient l’air de personnes de distinction. L’un de ces derniers donnant quelques signes de vie, le major Dallas le souleva ; il était grièvement blessé. À peine debout, il parut fort effrayé, et sembla se méprendre sur l’intention des officiers anglais. Le major Dallas le prenant par la main, le regarda en face, et s’écria : « C’est Seyed-Saheb ! — Oui, répondit-il tout étonné, c’est Seyed-Saheb lui-même. » Alors il porta plusieurs fois la main du major à son front, et embrassa ses genoux. D’abord la parole lui manqua ; mais ayant avalé un peu d’eau, il demanda le nom du major et bientôt ne tarda pas à le reconnaître ; ce dernier avait commandé, une quinzaine d’années auparavant, l’escorte des envoyés anglais à Mangalore. Les officiers envoyèrent chercher un palanquin pour transporter le blessé au camp ; et, en attendant, s’informèrent du sultan. Seyed-Saheb le croyait enfermé dans le palais ainsi que toute sa famille. Sur ce renseignement Allan et Dallas continuèrent en toute hâte leur marche vers le palais ; ils étaient chargés par le général en chef d’offrir la vie à tous ceux qui se rendaient immédiatement. Un détachement de troupes anglaises les avait précédés, et, à leur arrivée, était déjà rangé en bataille devant le palais. Un grand nombre des personnes de la famille ou des serviteurs de Tippoo, se pressaient sur le balcon, dans la plus extrême consternation. Le major Allan communiqua le message du général en chef à un des officiers de Tippoo à qui la garde du palais était confiée ; celui-ci descendit sur une portion de muraille dégradée pour venir conférer avec le major. Il essaya de gagner du temps ; mais le major, s’efforçant de lui faire comprendre l’inutilité et le danger d’une plus longue résistance, insista pour être introduit dans le palais ; il voulait parler lui-même à Tippoo. L’officier mysoréen montra une grande répugnance à se rendre et ses désirs ; le major insiste, puis accompagné de deux officiers ; escalade un mur en ruine ; là, il arbore un pavillon blanc à l’extrémité d’une lance de sergent. Il renouvelle ses assurances de bons traitements pour ceux qui se rendront ; comme gage de sa sincérité, il détache son sabre et le place dans les mains du killedar. Cependant la famille du sultan était bien dans le palais, mais non le sultan lui-même ; le trouble, l’agitation des habitants de cette vaste demeure étaient extrêmes. Le major, croyant qu’ils veulent faire évader Tippoo, leur peint l’agitation furieuse des troupes qui entourent le palais ; il les assure qu’elle n’est réprimée qu’avec la peine la plus extrême ; il s’efforce de leur faire comprendre que tout délai peut devenir fatal. On ne l’écoute pas ; une confusion inexprimable règne dans le palais, où les soldats de Tippoo se pressaient en foule. Le major commence à craindre que sa situation ne devienne critique ; il reprend son épée des mains du killedar, toutefois sans laisser percer ses craintes. Les Anglais furieux entouraient le palais, demandant à grands cris qu’il leur fût ouvert. Le moindre soupçon de trahison pouvait les porter à y mettre le feu, à massacrer tous ceux qui s’y rencontreraient. Toujours sur la muraille, le major continue à faire flotter son drapeau blanc pour donner confiance aux soldats et aux habitants du palais. Cependant, impatient du délai, il envoie un nouveau message à la famille de Tippoo. Cette fois on lui répond que la porte sera ouverte aussitôt qu’on se sera procuré un tapis… Singulière préoccupation du cérémonial, vu la circonstance ! Peu de moments après, le killedar revint effectivement pour l’introduire.

Le major trouva deux des jeunes princes fils de Tippoo assis sur un tapis, entourés de leurs serviteurs. Plusieurs années auparavant le major avait déjà livré l’un d’eux, Moiz-ad-Dian, ainsi qu’un autre de ses frères, en otage au marquis de Cornwallis ; le triste renversement de leur fortune, la crainte qui perçait à travers tous leurs efforts pour la cacher, tout cela excita fortement la pitié, la compassion de l’officier anglais ; il s’efforce de les rassurer, leur promet protection et bons procédés. Déjà ceux-ci commençaient à se rassurer lorsque, sur la proposition du major de faire ouvrir les portes du palais, ils montrèrent un nouvel effroi. Ils n’osaient prendre sur eux de faire une chose de cette importance sans le consentement de leur père. Le major leur promet de placer une garde choisie parmi leurs propres troupes dans l’intérieur du palais, une garde d’Européens à l’extérieur ; que personne n’entrera qu’avec une permission de lui ; qu’il reviendra se placer à côté d’eux jusqu’à l’arrivée du général Baird. Il leur démontre que leur propre vie, que celle de tous ceux qui se trouvent dans le palais dépend de l’exécution de cette mesure. Ils se rendent. Le général Baird, plusieurs officiers et un grand nombre de troupes se trouvaient déjà assemblés devant le palais quand les portes en furent ouvertes. Les jeunes princes furent présentés par le major Allan au général Baird, un des nombreux officiers sur qui s’était exercée la cruauté de Tippoo ; le général avait enduré un rude emprisonnement de trois années dans ce même palais où il entrait en vainqueur. En ce moment même, il venait d’apprendre le massacre, ordonné par Tippoo, de tous les prisonniers faits pendant le siège. « Néanmoins, dit le major Allan, le brave général n’en fut pas moins affecté de la vue des deux jeunes princes. Sa bravoure, sa résolution pendant l’assaut, ne sauraient lui faire plus d’honneur que la modestie et l’humanité dont il fit preuve en cet instant. Il reçut ces enfants avec toute sorte d’égards, leur donna l’assurance à plusieurs reprises qu’aucune violence ne leur serait faite, enfin les fit conduire en sûreté au quartier-général, sous l’escorte de deux officiers anglais et d’une compagnie légère d’un régiment européen. Les troupes avaient l’ordre de porter les armes à leur passage. »

Ces devoirs accomplis, les vainqueurs s’occupèrent de diverses autres mesures. Les soldats mysoréens furent désarmés, la garde du palais confiée à des Européens, et l’on se mit de toutes parts à la recherche du sultan. On ouvrit, on parcourut, on fouilla successivement tous les appartements. Le killadar est sommé, sous peine de sa propre vie ou de celle de son maître, de révéler la retraite de ce dernier. Plaçant sa main sur la poignée de l’épée du major Allan, il jure de la manière la plus solennelle que le sultan n’était pas dans le palais. Il le supposait blessé dans le combat, et inclinait à le croire tombé auprès de la porte d’entrée. Le général Baird accompagné de quelques officiers se dirigent avec lui vers ce lieu. Les morts et les mourants s’y trouvaient amoncelés ; c’était un terrible et lugubre spectacle. Les cadavres furent successivement retirés des fossés et des glacis pour être examinés un à un ; opération difficile ; la nuit enveloppait déjà d’un voile funèbre cette grande journée. Des torches furent apportées. Après quelques instants de recherche, on découvrit le palanquin du sultan ; et au-dessous un homme dangereusement blessé, qui pourtant respirait encore. Il fut reconnu pour être Rajao-Khan, un des officiers de confiance de Tippoo, qui ne l’avait pas quitté dans cette fatale journée. Interrogé sur le sort du sultan, il désigna le lieu où celui-ci devait être tombé ; après de nouvelles recherches il y fut effectivement trouvé. L’animation du combat le disputait encore au froid de la mort ; ses yeux étaient ouverts, ses traits nullement défigurés, quoique couverts de sang, On le crut vivant pendant quelques instants. Il avait quatre grandes blessures dont trois dans le corps, et une à la tempe, celle-ci mortelle ; ses vêtements consistaient en une tunique de belle toile blanche, de larges pantalons d’indienne à fleurs, une ceinture cramoisie embrassant son corps ; à l’un de ses bras était attachée une amulette. On l’enterra avec tous les honneurs de la guerre à côté de son père ; sous de magnifiques arbres plantés par ce dernier, et qui couvrent encore de leur ombre les dépouilles de ces deux grands ennemis de l’Angleterre.

La chute rapide de Seringapatam était un événement d’une grande importance. Les approvisionnements de l’armée touchaient à leur fin ; le manque de bœufs d’attelage rendait complètement inutiles tous ceux rassemblés dans le Coorg. Le général Floyd était parti à la rencontre d’un convoi considérable annoncé depuis quelques jours ; mais on ne l’attendait pas avant le 13, et l’on calculait avec effroi que ce qui restait de vivres serait consommé dès le 6. Le colonel Read, détaché du corps de Floyd, avait commencé la réduction du pays au nord de Rayocottah. C’était le début d’un plan d’opération considérable ; il reçut l’ordre de l’abandonner, et de se diriger sur Seringapatam avec ce qu’il pourrait rassembler de grains. Le colonel Brown, de son côté, avait mis le siège devant Caroor, qui se rendit sans s’être défendue ; l’abandonnant aussitôt, il se préparait à poursuivre la réduction de ce qui restait de forteresses dans le Coïmbatore, mais reçut l’ordre de se joindre au colonel Read, tous deux devant marcher ensemble sur Seringapatam. Arrivé le 22 avril devant Corveriporam, Read s’en emparé sans difficulté, et parvient à rassembler des Brinjarries en grand nombre. Le 7 mai, à la tête de ceux-ci et d’un convoi considérable, il se mit en marche pour Seringapatam. La cavalerie de Tippoo ne le quittait pas de vue et guettait le moment de l’attaquer ; elle en fut empêchée par la nouvelle de la chute et de la mort du sultan.

Tippoo avait cinquante ans lorsqu’il perdit l’empire et la vie ; sa taille, à peine au-dessus de la moyenne, ne dépassait guère cinq pieds huit pouces anglais. Avec un cou court et des épaules carrées, il avait des membres minces et flexibles, le pied et la main remarquablement petits, le teint brun, les sourcils peu épais ; mais fortement marqués, le nez aquilin. Il touchait à l’obésité sans en avoir encore. Un sentiment de sa propre dignité, peut-être d’un orgueil exagéré, perçait dans toutes ses manières, dans toute sa démarche. Consumé d’une activité dévorante, d’un besoin d’innovation que rien ne pouvait calmer, il voulait que dans toute l’étendue de son empire, tout vînt de lui, tout se rapportât à lui. Il changea le mode d’administration, les poids, les mesures, donna de nouveaux noms à ses forteresses, inventa un nouveau calendrier, fit circuler une monnaie nouvelle, etc. Il se plaisait à entasser règlements sur règlements, prescriptions sur prescriptions ; descendant des mesures les plus générales jusqu’aux moindres détails. Avide d’instruction, il voulait que ses ambassadeurs lui envoyassent le récit jour par jour des événements de leurs voyages et de leurs missions, de leurs remarques sur les peuples étrangers, etc. Lui-même tenait un journal exact de ses promotions dans l’armée, des missions de ses principaux officiers, des événements importants de son règne, des réflexions que faisaient naître ses lectures, même de ses songes. Dans ses moments de loisirs, un de ses plus grands plaisirs était de considérer de riches joyaux, pour ainsi dire de jouer avec eux ; goût qu’on retrouve, au reste, à des degrés différents chez presque tous les princes de l’Orient. Zélé musulman, peut-être détestait-il autant les Anglais en leur qualité d’infidèles que comme ses rivaux en puissance ; il écrivait : « Un Anglais, un chien et un cochon sont trois frères de la même famille. » Selon quelques uns, la fin malheureuse de sa première guerre jeta dans son esprit un trouble dont il ne se guérit jamais ; toutefois il n’en continua pas moins à payer son armée avec régularité, à ménager ses ressources, à donner toute son attention aux affaires. La nature ne lui avait pas donné un génie aussi harmonique qu’à son père ; mais peut-être a-t-on fait généralement trop bon marché de ses talents. À tout prendre, il continua dignement cet empire de Mysore qui ne devait pas lui survivre.

Tippoo n’avait jamais songé à la possibilité de la chute de Seringapatam, Il la croyait imprenable ou du moins susceptible d’une assez longue défense pour que les Anglais se vissent dans l’obligation d’en lever le siège par manque de vivres. Aussi laissa-t-il enfermés dans le palais sa famille, ses richesses, ses effets les plus précieux. On n’y trouva pourtant qu’une somme de 16 lacs de pagodes, ou 640,000 livres sterl., c’est-à-dire à peine suffisante pour ses dépenses courantes ; ses bijoux, malgré toute l’ardeur de cette passion enfantine dont nous venons de parler, ne montaient pas à la moitié de cette valeur. L’intérieur du palais était encore exactement tel que Tippoo l’avait laissé ; il ne s’était rendu qu’après une sorte de capitulation, et rien ne fut dérangé. Les papiers du sultan couvraient encore les tables où il avait coutume de travailler ; sa bibliothèque, composée d’environ 2,000 volumes ; dont un grand nombre portaient des notes de sa main, était rangée en bon ordre. Là furent encore trouvés, le journal dont nous avons déjà parlé, où il se plaisait à consigner tous les détails de sa vie, toutes les impressions fugitives de sa vive et mobile imagination ; puis un manuscrit intitulé : Livre de mes songes. Il ne travaillait à cet écrit qu’en grand secret, après s’être assuré qu’il était seul, et le cachait soigneusement à tous les yeux. Jaloux de pénétrer jusque dans les replis les plus intimes de la pensée du capricieux et redoutable ennemi qu’il avait vaincu, lord Wellesley en fit traduire un grand nombre. En voici quelques uns.

Premier songe. — Le 12 du mois de behauru de l’an heransen, 1124 de la naissance de Mahomet (répondant à peu près au 19 mai 1796), dans la nuit du jeudi, le serviteur de Dieu eut un songe. Il me sembla qu’on venait m’annoncer l’arrivée d’un Français de haut rang. J’envoyai chez lui et il vint ; lorsqu’il s’approcha du musnud, je l’aperçus, et je me levai pour l’embrasser. Je le fis s’asseoir et m’informai de sa santé, et il me sembla que le chrétien me dit : « Je suis venu avec 10,000 hommes pour le service de Koodu-Dand-Sircar (Dieudonné Sircar). Je les ai fait débarquer sur le bord de la mer ; ce sont des hommes courageux, robustes et jeunes. Je les ai laissés sur le rivage, et je viens me présenter moi-même. Et il me sembla que je lui disais : « Cela est bien par la grâce de Dieu. Tous les préparatifs pour la guerre sont faits, tous les croyants d’Islaum sont décidés, tribu par tribu, à poursuivre cette guerre sacrée. » À ce moment le jour parut, et je m’éveillai.

Deuxième songe. — Le 21e de hydery (suivant toute probabilité, vers la fin de l’année 1786, Tippoo étant alors en guerre avec les Mahrattes et le nizam), à la place où je m’étais arrêté, le serviteur de Dieu eut un songe. C’était le jour du jugement où chacun ne pense qu’à soi sans s’embarrasser des autres. Un étranger d’un aspect imposant, les yeux grands, le teint éclatant, ayant une longue barbe, avec des moustaches vint à moi, me prit par la main, et il me sembla qu’il me dit : « Sais-tu qui je suis ? » Je lui répondis non, et il me sembla qu’il répartit : « Je suis Mocteza-Ali (gendre de Mahomet). Le prophète de Dieu a dit qu’il ne veut pas mettre le pied dans le paradis sans toi ; il dit encore qu’il t’attendra, parce qu’il veut y entrer avec toi. » Je fus transporté de joie et je m’éveillai. Dieu est tout-puissant, et le prophète est mon intercesseur ; je suis satisfait.

Troisième songe. — La nuit qui précéda l’attaque des Mahrattes à Shansor, l’armée étant campée à …[5], le 6e du mois koraswe (probablement vers l’année 1786), la nuit du mardi de l’an…[6], le serviteur de Dieu eut un songe. Un jeune étranger d’une belle tournure vint s’asseoir auprès de moi, je folâtrai avec lui comme avec une femme, et je me disais à moi-même : « Et pourtant je n’ai pas coutume de plaisanter ainsi avec un homme. » Alors ce jeune homme se leva, marcha quelques pas, puis détacha ses cheveux de dessous son turban, puis dénoua les cordons de sa robe ; alors le sein se découvrit, et je vis que c’était une femme. Je l’appelai, la priai de s’asseoir de nouveau ; et il me sembla que je lui dis : « Puisque j’ai d’abord plaisanté avec vous comme avec une femme, et que réellement vous êtes une femme… » Au milieu de mon discours, le jour parut et je m’éveillai. Je fis part de mon rêve, et on l’interpréta en disant que ces Mahrattes maudits avaient mis des habits d’homme, mais qu’ils avaient le caractère de femmes. Par la grâce de Dieu, le 8 de ces mêmes mois et année, le samedi matin, j’attaquai l’armée des infidèles par surprise. Je m’avançai moi-même avec 2 ou 300 hommes, je pénétrai dans leur camp, je les repoussai jusqu’à la tente de Hurry-Punc-Pharkiak, et ils s’enfuirent comme des femmes.

Quatrième songe. — Le 8e du mois jaufred de l’an shuttah, 1228 de la naissance de Mahomet (probablement vers le mois de juillet ou d’août 1791), à la capitale de Luthim, dans le Durcat-Bang, le serviteur de Dieu eut un songe. Je voyais près d’un bois une bataille avec les chrétiens. Toute leur armée fut dispersée, mise en fuite, et par la grâce de Dieu l’armée d’Ahmedy-Sircar demeura victorieuse. Le Nan-Sirdar des infidèles et un petit nombre d’entre eux se retirèrent dans une maison ; ils en fermèrent la porte pour s’y maintenir. Alors il me sembla que je demandai à mes gens ce qu’il fallait faire. Ils me conseillèrent de briser les portes, afin de ne pas endommager la maison, car l’extérieur en était fort beau et bien décoré. Mais moi je leur disais : « Cette maison est construite en pierres et en ciment, et il faut y mettre le feu pour brûler les portes et détruire tous les chrétiens et leurs mousquets. » Alors le jour parut, et je m’éveillai. — Par la grâce de Dieu, puisse ceci s’accomplir !

Cinquième songe. — Le 7e du mois de janfred de l’an shandaub, 1217 de la naissance de Mahomet (mois d’août 1790), étant campé à Sulaumabad, avant l’attaque des retranchements de Bam-Nagers, et après les prières du soir, j’invoquai la divinité en ces termes : « Ô Dieu ! ces damnés d’infidèles proscrivent le jeûne et les prières (en usage chez les Musulmans), convertissez-les à la foi, afin que la religion du Prophète acquière plus de force ! » Dans le cours de la nuit et vers le matin, le serviteur de Dieu eut un songe. Il me sembla que l’armée d’Ahmedy-Sircar, après avoir traversé des forêts et des défilés, était campée dans la route. Assez près du camp, je vis une vache avec son veau ; cette vache ressemblait à un tigre à grandes raies ; elle en avait la démarche, les dents, le poil. D’ailleurs, ses jambes, dont celles de derrière manquaient, étaient de tout point celles d’une vache ; or, ces jambes de devant s’agitaient avec un mouvement extrêmement violent. Après l’avoir bien examinée, je retournai au camp, où j’ordonnai à plusieurs personnes de me suivre. Je voulais, avec l’aide de Dieu, m’approcher de cette vache qui prenait la forme d’un tigre, et de ma propre main la mettre en pièces, elle et son veau. Je fis amener et seller devant moi deux chevaux gris ; j’avais le pied à l’étrier. En ce moment, le jour parut et je m’éveillai. J’interprétai ainsi ce songe dans mon esprit : je crus que la montagne des chrétiens ressemblait à des vaches avec leurs veaux sous des formes de tigres, et qu’avec le secours de Dieu et de son saint envoyé on les réduirait avec facilité. Je me flattais que tous les chrétiens maudits seraient détruits. Les mouvements des jambes de devant, c’étaient leurs vains efforts pour résister ; le manque de jambes de derrière, la preuve qu’ils n’auraient point de secours, et que les Musulmans n’avaient rien à redouter. — Plaise à Dieu qu’il en arrive ainsi !

Mysore tombé entre les mains des Anglais, une tâche difficile restait au gouverneur-général : c’était d’en disposer. Le nizam, quoiqu’il n’eût pris qu’une part secondaire à la guerre, reçut une portion de territoire égale à celle des Anglais. Les États conquis furent partagés sur ce principe que les alliés en recevraient une quantité propre à indemniser chacun d’eux de ses dépenses ; expression par elle-même assez vague pour permettre toute interprétation que lord Wellesley voudrait lui donner. Il restait pour la part des Anglais le pays possédé par Tippoo sur la côte de Malabar, les districts de Coïmbatore et de Daramporam. Les anciennes possessions de la Compagnie à l’ouest et celles nouvellement acquises sur la côte de l’est, faisaient ainsi un tout complet de la mer à la mer, c’est-à-dire du Carnatique à la côte du Malabar ; les forts et les postes dominant les passes des montagnes ou ghauts, le district de Wynad, enfin la forteresse, la ville, l’île de Seringapatain, qui assurait la communication des Anglais entre l’une et l’autre côte, et renforçait leur ligne de défense dans toutes les directions, s’y trouvaient compris. Un territoire d’un revenu égal à celui-là et formé des districts de Gooty, de Gurrumcondah, fut concédé à Nizam-Ali ; de plus, toute la portion de pays comprise entre la ligne des forts de Chittledroog, Sera, Nundidroog et Colar, à la réserve de ces forteresses, qui auraient rendu trop forte la frontière de ce prince. Enfin un certain nombre de districts équivalant, quant aux revenus, à la moitié ou aux deux tiers de celle échue au nizam ou aux Anglais, devaient être le lot des Mahrattes. Cette portion comprenait Harpoonelly, Soonda, Annagoody et quelques autres districts ; auxquels il fallait ajouter une portion des provinces de Chitteldroog et de Bandnore, à la vérité sans les forteresses de ce nom.

Il restait encore à disposer d’une portion du territoire ayant appartenu à Tippoo, d’un revenu de 13 lacs de pagodes ; le gouverneur-général résolut d’en constituer un État indépendant. Cette résolution prise ; il fallut chercher un souverain à ce nouvel État. La famille de Tippoo et celle des anciens rajahs détrônés et emprisonnés par Hyder et Tippoo, s’offraient également à son choix. Lord Wellesley craignit de ne pas rencontrer le même degré de soumission dans les fils de Tippoo que dans ceux de l’ancienne famille ; la gloire de Hyder et de celui-ci était encore bien récente, et son aiguillon n’en était que plus vif. Les membres de l’ancienne famille avaient perdu au contraire toute idée de régner. La liberté seule, la souveraineté même dans sa forme la plus vide de réalité, ne pouvaient manquer de leur paraître un don d’une valeur inestimable. Le descendant direct des anciens rajahs de Mysore était un enfant de quelques années. Le titre de souverain lui fut déféré aux conditions suivantes : que toutes les forces employées pour la défense de ses États seraient anglaises ; qu’il paierait annuellement, pour l’entretien de ces troupes, 7 lacs de pagodes ; qu’en cas de guerre ou de préparatifs de guerre, les Anglais pourraient percevoir telle autre somme qu’ils jugeraient proportionnée aux ressources du rajah ; qu’enfin ils pourraient, si les circonstances l’exigeaient, non seulement s’interposer dans l’administration intérieure du rajah, mais encore s’en emparer tout-à-fait. La souveraineté de fait appartenait, comme on le voit, aux Anglais, le nom et l’apparence au rajah. Lord Wellesley écrivait donc avec raison : « D’après ces arrangements, je crois être certain de pouvoir disposer de toutes les ressources du territoire du rajah. » Le système politique imaginé par Clive, suivi par Hastings, en partie même par Cornwallis, ce système qui consistait à partager le pouvoir avec les princes du pays, était ainsi dépassé. Ce système avait porté ses fruits, mais on était au-delà. Lord Wellesley le disait hautement en écrivant : « Me rappelant les inconvénients et les embarras qui ont résulté, pour toutes les parties qui y étaient intéressées, des doubles gouvernements et de l’autorité incertaine établie à Oude, dans le Carnatique, à Tanjore, je me suis décidé à conserver à la Compagnie les pouvoirs les plus étendus et les plus indiscutables. » D’ailleurs tout en conservant l’autorité réelle, il fut sage à lord Wellesley d’en laisser l’ombre au rajah. Il évitait de donner une plus grande partie du territoire au nizam ; il habituait peu à peu les peuples à la domination des Anglais ; il mettait jusqu’à un certain point ces derniers à couvert du reproche d’ambition. Il excitait moins d’alarmes dans le parlement, toujours prêt à se soulever à ce seul mot de conquêtes. En un mot, lord Wellesley resta en-deçà de ce qu’il pouvait faire ostensiblement : signe infaillible des grands hommes d’états. Mysore devint la résidence du rajah nouvellement restauré. Le territoire qu’il eut à gouverner, ou du moins au gouvernement duquel il prêta son nom, était borné au nord par une ligne de forteresses ; Chitteldroog, Sera, Nundedroog et Colar ; formant de ce côté une puissante barrière contre Nizam-Ali et les Mahrattes, et défendues et occupées, pour le profit des Anglais, par des troupes anglaises. Des trois autres côtés, à l’est, à l’ouest, au midi, cette principauté était entièrement entourée par les possessions de la Compagnie, au-dessus et au-dessous des ghauts.

Le gouverneur-général se montra libéral, généreux dans sa conduite, envers les officiers de la couronne et les grands seigneurs de l’empire. La forteresse de Velore ; dans le Carnatique, convenablement disposée pour cet objet, fut désignée pour servir d’habitation aux membres de la famille du sultan ; ils reçurent, pour leur entretien et celui de leur maison, une somme plus considérable que celle qu’ils tenaient de Tippoo. Les hommes importants reçurent de même des pensions et des jaghires proportionnées à leur rang : libéralité qui pour ainsi dire les étonna plus encore qu’elle ne les satisfit. Tippoo, faisant tout par lui-même, ne laissait aucun pouvoir considérable dans les mains des fonctionnaires publics ; aussi la révolution qui venait de s’opérer leur devenait avantageuse à tous individuellement. La même circonstance rendit facile l’arrangement administratif de la contrée. C’est le faible des pouvoirs centralisés que toute l’institution gouvernementale tombe dès qu’ils sont renversés. Les officiers de l’administration ou de l’armée de Tippoo firent donc promptement leur soumission. Un des officiers de Tippoo ayant été député vers le célèbre Kunmir-ad-Dien-Khan, pour traiter avec lui, ce dernier refusa de fixer aucun terme, aucune condition ; il voulait, dit-il, s’en remettre entièrement à la générosité des Anglais. En peu de temps la domination anglaise s’étendit de la sorte sur l’empire tout entier de Mysore. L’immense pouvoir central assumé, créé par Hyder et Tippoo, n’était plus alors qu’un inconvénient pour leur famille : en détruisant toute indépendance locale, ils avaient détruit du même coup toute possibilité de résistance partielle. Leurs fils se seraient trouvés impuissants à lutter contre la conquête, s’ils eussent tenté de le faire.

La seule barrière existante entre les possessions des Anglais dans le Deccan et les Mahrattes, était maintenant le pouvoir de Nizam-Ali. Mais les Anglais n’en avaient que trop éprouvé la faiblesse. Incapable de se défendre lui=même, le nizam désirait donc recevoir à sa solde un nombre de troupes anglaises suffisant pour calmer ses craintes. Mais la difficulté consistait à assurer le paiement de ces troupes. Il y avait à craindre, d’une part, tous les caprices d’un esprit faible et vacillant ; de l’autre, le manque de ressources d’un pays qui allait s’appauvrissant tous les jours, sous une déplorable administration. Dans le but d’obvier à cet inconvénient, lord Wellesley imagina l’expédient de demander au nizam l’aliénation d’une portion de territoire d’un revenu suffisant pour couvrir cette dépense. Outre l’avantage immédiat d’assurer la solde, ce moyen, plusieurs fois employé, avait aussi celui de donner une sorte de souveraineté aux Anglais sur une partie des États du nizam. Le 12 octobre 1800, un traité fut en conséquence signé entre le nizam et le gouverneur-général. Par ce traité, les Anglais s’engageaient à ajouter deux bataillons de Cipayes et un régiment de cavalerie indigène aux troupes déjà au service du subahdar ; de plus à défendre ses possessions contre toute agression. De son côté, Nizam-Ali cédait aux Anglais la souveraineté perpétuelle de toutes les acquisitions qu’il venait de faire aux dépens de Tippoo, soit par le dernier traité, soit par celui de 1792. Il promettait de référer à leur arbitrage toutes les difficultés qui pourraient survenir entre lui et les princes voisins. Il laissait aux Anglais la faculté d’employer ces troupes auxiliaires payées par lui dans toutes leurs guerres ; il s’engageait même à leur adjoindre, dans ce dernier cas, un corps de 6,000 chevaux et de 9,000 fantassins, à ne conserver auprès de lui de ces troupes anglaises que les deux seuls bataillons attachés à sa propre personne. Quant au gouvernement intérieur du subahdar vis-à-vis sa famille et ses sujets, il devait demeurer, après la convention, absolu comme par le passé. Le revenu territorial dont les Anglais prirent alors possession montait à 1,758,000 pagodes.

Ils se trouvèrent alors maîtres de l’empire de Tippoo presque intégralement. Le succès de la guerre leur en avait déjà livré une partie ; une autre venait de leur être cédée par le nizam pour la solde du corps auxiliaire ; une autre enfin leur appartenait en réalité sous le nom du rajah de Mysore. Une objection fut pourtant faite à ce traité en Angleterre : on a dit qu’il imposait aux Anglais l’obligation de défendre un territoire étendu, tandis qu’il ne leur donnait la possession que d’un moindre. Mais admettre la vérité de cette objection serait ne considérer la question que sous un point de vue fort rétréci. Dans la voie de conquêtes et d’agrandissements où s’étaient engagés les Anglais, les questions d’argent devenaient nécessairement secondaires. En revanche, tout ce qui étendait leur sphère d’action dans l’Inde ne pouvait manquer de leur être favorable, soit dans un temps, soit dans un autre. Une autre considération méritait attention ; la situation des nouveaux districts cédés aux Anglais était favorable à la défense de leurs anciennes possessions sur la côte de Coromandel. Ces nouvelles acquisitions renfermaient plusieurs positions militaires fort importantes. Parmi les dépouilles de Tippoo, une certaine portion de territoire avait été réservée pour les Mahrattes, à condition toutefois de leur adhésion à un traité d’alliance propre à maintenir la paix. Mais le peschwah sous l’influence de Dowlut-Row-Scindiah, qui se trouvait alors à Poonah avec une armée considérable et la totalité de sa brigade française, rejeta cette proposition. Le territoire en question fut alors partagé entre le gouvernement anglais et le nizam.

Chez les Afghans, Zemanah-Shah avait succédé à son père Timur-Shah, fils du célèbre Ahmet-Shah, fondateur de leur dynastie. Dans l’année 1792, les États de Zemaum-Shah s’étendaient depuis les bouches de l’Indus jusqu’au parallèle de Cachemire, des frontières des seicks jusque dans le voisinage de l’empire persan. Il comprenait les territoires de Cabul, Candahar, Peishère, Ghizni, Gaur, Korasan et Cachemire. Dans l’année 1796, ce prince s’avança jusqu’à Lahore, accompagné de 33,000 hommes, dont le plus grand nombre était cavalerie. Il jeta la terreur parmi les Mahrattes, excita les alarmes des Anglais. Le shah se proposait, disait-on, la restauration de la maison de Timour, dont il se trouvait l’allié, surtout le rétablissement de la vraie foi dans toute l’étendue de l’empire. Les seicks n’avaient mis aucun obstacle à sa marche ; les Mahrattes, en raison de leurs dissensions intérieures, ne devaient pas en apporter davantage ; ils se hâtèrent cependant d’assembler une armée considérable. En dépit de la faiblesse numérique de la sienne, il dépendait du khan de s’emparer de Delhi, d’où il eût été menaçant pour la puissance anglaise. En raison de la sympathie religieuse ; et surtout du souvenir des cruautés jadis supportées par eux de la part des Anglais et du visir, les Rohillas n’auraient certainement pas manqué de se joindre au shah. Le gouverneur-général, alors sir John Shore, craignait donc avec quelque raison que l’approche du shah ne causât de grands désordres dans les États du visir ; d’ailleurs il demeurait indécis sur les mesures à prendre. Les Mahrattes, sous l’impression et la terreur que leur inspiraient ces nouveaux conquérants, proposèrent aux Anglais de réunir leurs forces respectives. Sir John se trouva livré par cette proposition à toute sorte d’hésitation. L’affaiblissement du gouvernement de Poonah avait été long-temps le but de sa politique. Ce pouvoir était alors menacé par Zemaum ; mais si celui-ci, après l’avoir renversé, se substituait à sa place, ne deviendrait-il pas plus redoutable encore ? D’un autre côté, si les Français de l’armée de Scindiah, au milieu des commotions politiques qui se préparaient, allaient acquérir pour leur propre compte la souveraineté des territoires en question, qu’en résulterait-il pour l’avenir ? Ce péril n’était-il pas le plus grave de tous ? Un événement imprévu amena, comme d’ordinaire, le dénouement de ces complications : des troubles intérieurs, causés par un de ses frères, contraignirent le shah à retourner dans ses États ; c’était en 1797. L’année suivante, le bruit se répandit que les Afghans se livraient à de vastes préparatifs pour une nouvelle invasion dans l’Indostan. Cette rumeur, toute vague qu’elle fût, excita de grandes alarmes qui ne tardèrent pas à être dissipées par d’autres nouvelles reçues à la fin de septembre. De nouveaux troubles l’obligèrent encore cette fois à retourner sur ses pas. Plus tard, les mêmes sujets et les mêmes craintes se reproduisirent ; on parla de nouveau des préparatifs du shah pour une autre expédition. D’après ces rapports, bien qu’ils ne fussent pas complètement authentiques, le gouverneur-général pensa qu’il était de son devoir de se mettre en garde contre la possibilité de cette invasion. Combiné avec les desseins hostiles de Tippoo et des Français, elle pouvait avoir tout-à-coup la plus sérieuse importance.

Le gouverneur-général à son tour fit proposer à Scindiah une alliance défensive ; mais toutes les démarches, toutes les sollicitations des négociateurs anglais échouèrent successivement contre la répugnance de Scindiah pour cette alliance. Une invasion de l’Indostan par le shah eût sans doute été plus funeste pour lui que pour personne. Mais l’événement ne lui semblait nullement probable ; en conséquence, la seule chose qu’il désirât sérieusement, c’était l’exécution de ses autres projets ambitieux. Le gouverneur-général se trouva dès lors obligé de se renfermer dans une politique assez timide à l’égard des Afghans. Les ordres furent donnés sur toute l’étendue de la frontière de Oude, de se tenir uniquement sur la défensive. « Nous avons résolu, disait lord Wellesley, que dans aucun cas nos troupes ne franchiraient les frontières, à moins toutefois qu’un mouvement de ce genre ne devint absolument nécessaire pour leur protection. » Mais encore cette fois, le shah, après s’être avancé jusqu’à Lahore, s’en retourna brusquement, rappelé par les mêmes causes. Cependant il laissait derrière lui une menace permanente aux Mahrattes. Dans une lettre au vieil empereur mogol, il lui promettait de revenir l’année suivante le replacer sur le trône.

Au nombre des mesures que prit lord Wellesley à l’occasion des menaces d’invasion des Afghans, fut une ambassade en Perse. Le roi de Perse Baba-Khan, avait épousé la cause du frère de Zemun-Shah ; il était donc déjà bien disposé à contrarier les vues de ce dernier. Le choix de lord Wellesley pour cette mission tomba sur sir John, alors capitaine Malcolm, officier versé dans la connaissance des langues et des coutumes de l’Inde, que d’autres qualités désignaient encore pour ce choix. Sir John fut en effet un des hommes les plus distingués que produisit cette grande école de l’Inde. On le vit tour-à-tour militaire, diplomate, administrateur, puis enfin historien des grands événements auxquels il se trouva mêlé. Il partit de Bombay le 29 décembre 1799. « L’ambassade, dit sir John, était dans un style de splendeur en rapport avec le caractère du monarque, aux usages de la nation à qui elle était envoyée, à la puissance, à la richesse de celle qui l’envoyait. » Le succès en fut complet. Il fut convenu que le roi de Perse, à la tête d’une armée considérable, envahirait le territoire des Afghans si ceux-ci entraient eux-mêmes dans l’Indostan ; qu’il ne conclurait la paix qu’à la condition où Zemun-Shah s’engagerait à s’abstenir de toute agression contre les Anglais ; que, si quelque corps d’armée français faisait la tentative de s’établir sur un point quelconque de la domination persane, les deux parties contractantes uniraient leurs forces pour l’en chasser ; qu’aucun Français, même simple particulier, ne serait autorisé à séjourner en Perse. Dans un firman annexé au traité, il était dit, de la part du roi, à tous les officiers et gouverneurs des provinces : « Si quelque Français essaie de franchir nos frontières, ou fait quelque tentative pour s’établir sur les rivages ou les frontières, vous aurez à prendre les mesures nécessaires pour les chasser et les extirper, afin qu’il ne leur soit jamais permis de prendre pied nulle part. Vous êtes pleinement et dûment autorisé à leur courir sus et à les faire mourir. » De leur côté, les Anglais s’engageaient à donner des secours au roi de Perse dans toutes les guerres qu’il aurait à soutenir ou contre les Afghans, ou contre les Français. Le traité ne put d’ailleurs recevoir d’exécution dans les conditions qui concernaient Shah-Ahmet. L’année suivante, ce dernier fut détrôné et fait prisonnier par son frère.

Lord Wellesley cherchait aussi à se fortifier contre l’invasion possible, quoique peu probable, des Afghans, par un nouvel arrangement avec Oude. Il exprime nettement son idée dans une lettre à la cour des directeurs. « Ce que je voudrais, disait-il, serait que le visir licenciât aussitôt que possible la totalité de ses forces. » La seconde partie de ce projet était de remplacer cette armée indigène par des troupes anglaises ; le visir n’aurait plus eu d’autres soldats à son service que ceux employés à la collection des taxes. Le résident anglais, pour faire réussir ce plan, devait effrayer le visir de tous les bruits qui circulaient sur une invasion des Afghans. Cette affaire parut si importante au gouverneur-général, qu’au lieu de la confier aux soins du résident ordinaire, il envoya pour la conduire un agent qui avait toute sa confiance, le colonel Scott. On était aux premiers jours de juin 1799. Le nabob se montrait décidé à retarder autant que possible l’acceptation d’une convention qui ne lui avait pas été communiquée tout entière, mais dont il prévoyait bien que la conséquence ne pouvait être qu’une grande diminution de son autorité. Le colonel Scott lui-même, bien aise de sonder le terrain sur lequel il s’agissait de marcher, n’était pas disposé à se hâter ; il étudia la situation du nabob, de sa cour et de ses sujets. Frappé de l’impopularité du nabob, de l’espèce de mépris qu’il inspirait à tous, il en conçut plus de confiance pour la réussite de ses projets, et se décida à présenter au nabob le plan de réforme sollicité. Vingt jours s’écoulèrent sans qu’il obtînt une réponse quelconque. Des premières conférences eurent lieu plus tard, sans amener d’autres résultats. Le gouverneur-général n’en insistait qu’avec plus d’opiniâtreté. « La Compagnie, disait-il, se trouve engagée, aux termes du traité, à défendre les États du visir contre tous les ennemis de ce dernier ; ces États sont menacés par Zemaum-Khan, peut-être par d’autres ; or, dans la situation actuelle des choses, il est impossible à la Compagnie de renforcer les troupes chargées de la défense du territoire de Oude. Force est donc de recourir à de nouvelles mesures. » Il écrivait encore au nabob : « La Compagnie, telle est mon opinion, ne saurait, malgré sa bonne volonté, remplir l’engagement pris par elle de défendre les États de Votre Excellence contre tout ennemi qu’à une seule condition : c’est de maintenir une force assez considérable pour qu’elle puisse suffire à vous protéger efficacement par elle-même, indépendamment de tout renfort que les circonstances pourraient exiger. »

L’argument ne parut pas décisif au nabob. L’abdication de son pouvoir en faveur d’un successeur de son choix lui paraissait de beaucoup préférable à la nécessité de se soumettre aux conditions humiliantes qu’il était question de lui imposer. Le 12 décembre, il s’étendit longuement, en présence du résident anglais, sur l’impossibilité de gouverner plus long-temps dans les circonstances actuelles ; il laissa voir le projet de descendre bientôt du trône. Le résident reçut avec grand plaisir cette communication, qui pouvait lever toute difficulté, sans cependant oser la croire bien sincère. Cependant, sur de nouvelles instances de lord Wellesley d’accepter ce qu’il appelait la réforme militaire, le nabob continua d’éloigner toute discussion à ce sujet ; comme devenue inutile en raison de son projet d’abdication. Le gouverneur-général, prenant alors la chose au sérieux, fit parvenir au résident anglais un plan pour l’administration des États de Oude après que l’abdication serait consommée ; et ce plan fut communiqué au visir. Le premier article en était formulé comme il suit : « L’administration du pays tout entière sera désormais placée dans les mains de la Compagnie. » Or, le visir, qui consentait à abandonner le pouvoir pour lui-même, ne pouvait se résoudre à cet abandon qu’au profit d’un successeur de sa famille. La proposition de lord Wellesley le choquait, le froissait dans ses sentiments les plus intimes. Il ne saurait l’accepter, disait-il au résident, sans accumuler sur sa tête la haine et le mépris de tous ses sujets ; la souveraineté de la province de Oude appartenait à sa famille depuis plus d’un siècle ; en faire l’abandon aux conditions proposées, c’était vraiment la vendre aux Anglais pour de l’argent et des diamants ; son respect pour ses ancêtres, ses devoirs envers sa postérité, s’opposaient à l’acceptation d’un tel arrangement. Il ajoutait en soupirant : « Je ne puis que protester ; la force se trouve du côté des Anglais, ce qui met toutes choses à leur bon plaisir. » Le résident fit des objections à la nomination d’un successeur. Le nabob répondit qu’en l’absence de cette faculté, il renoncerait facilement à tout projet d’abdication. Le résident mit de nouveau en avant la nécessite d’une réforme dans l’État militaire du visir. Le nabob assura qu’une semblable réforme anéantissait immédiatement son autorité au sein de ses propres États.

Irrité de se voir arrêté dans l’exécution de ses projets, le gouverneur-général traita ces hésitations du nabob de manque de foi, de trahison. C’était cependant chose bien différente pour se dernier que d’abdiquer en faveur de son fils aîné, comme il en avait le projet, ou bien au profit des Anglais, comme on voulait qu’il le fît. Lord Wellesley n"en résolut pas moins d’exécuter son plan de réforme, sans le moindre délai ; à la vérité, le temps pressait ; le moment approchait où la saison pluvieuse devait ajouter beaucoup de difficultés au mouvement des troupes. Elles furent donc mises immédiatement en marche ; et le résident anglais, tout en donnant cet avis au nabob, lui demanda ses instructions pour leur cantonnement. Ce dernier refusa de prendre aucune décision à cet égard, alléguant qu’il n’avait pas donné son consentement à cette augmentation de troupe ; il prétexta de nouveau son impuissance à pourvoir à leur entretien. Les troupes n’en continuèrent pas moins d’avancer. Le résident reçut derechef du visir une note contenant de nouvelles objections à la mesure proposée, et alors en voie d’exécution. Le visir se plaignait des atteintes successives incessamment portées par les Anglais à son autorité héréditaire, que cette dernière mesure allait anéantir. « Si le commandement de l’armée, disait-il, m’est enlevé, je demande ce que devient mon autorité sur mes affaires domestiques, mes États héréditaires, mes propres sujets. » Prenant pour prétexte je ne sais quel manque de formalité, lord Wellesley évita de répondre ; la mesure ordonnée fut continuée. Le nabob, répugnant de plus en plus à licencier son armée, tantôt refusait d’autoriser les cantonnements des troupes, tantôt demandait que ces troupes ne fussent point réparties dans le pays en petits détachements ; surtout il éludait sans cesse de désigner les districts qui devaient fournir à leur entretien. Le résident prit, sur ce dernier point, le parti de les désigner lui-même ; et tel était alors l’abaissement du gouvernement du visir, qu’il fut ponctuellement obéi.

Cette répugnance du nabob, toute naturelle qu’elle fût, acheva d’exaspérer le gouverneur-général. Dans une nouvelle lettre au visir, négligeant toutes les argumentations dont il avait daigné se servir jusque là, il le menaçait de la guerre dans le cas où sa résistance continuerait. Dénué de tous moyens de conjurer l’orage, celui-ci dut enfin se soumettre. Des ordres furent donnés pour le licenciement de ses propres troupes, et le paiement de la force additionnelle des Anglais ; toutefois ce licenciement fut retardé par la nécessité d’en employer une partie à la collection des impôts. On hésitait aussi quelque peu devant l’accomplissement de cette mesure : il pouvait être dangereux d’ôter tout-à-coup tout moyen d’existence à une multitude d’hommes ayant encore les armes à la main. Dès le mois de novembre 1800, le résident anglais sollicita du nabob l’admission à son service d’une nouvelle brigade. Ce dernier encore une fois se récusa, exposa l’état pitoyable de ses finances, l’impossibilité de faire face à des engagements déjà pris. Ces plaintes n’attendrirent pas lord Wellesley, il s’empressa au contraire de s’en faire une arme contre le visir, auquel il écrivait : « Il est maintenant de notre devoir (des Anglais) de nous occuper de vos intérêts aussi bien que de ceux de la Compagnie ; les uns et les autres ne sont-ils pas également menacés ? Le décroissement successif des ressources de Votre Excellence ne doit-il pas leur être également funeste ? » Dans une autre lettre au résident anglais, le gouverneur-général disait encore : « J’ai mûrement examiné les choses avec le soin et l’application que les circonstances exigent, et je me suis convaincu qu’il n’existait aucune autre garantie certaine contre la ruine de la province de Oude ; que le transport de l’administration civile et du gouvernement militaire à la Compagnie, avec la garantie d’une somme convenable pour Son Excellence et sa famille. Aucun autre arrangement ne saurait procurer d’amélioration quelque peu considérable dans les ressources de l’État ; encore moins assurer la paix au-dedans ou la sûreté au-dehors. » Comme on le voit, les choses avaient marché. Ce n’était plus le visir qui, par une sorte de menace, parlait encore de son abdication ; c’était le gouverneur-général qui la lui offrait, qui à son tour l’en menaçait.

Le nouveau traité présenté à l’acceptation du visir se composait de deux conditions essentiellement distinctes ; l’une la cession d’une portion de territoire équivalente à la somme nécessaire à l’entretien des nouvelles troupes ; l’autre, la promesse de se démettre de son pouvoir par l’impossibilité de l’exercer. Le visir accepta la première de ces conditions ; mais il stipulait pour prix de sa condescendance certaines garanties ; il voulait que le gouverneur-général prît l’engagement formel de le maintenir à l’avenir dans l’exercice indépendant de son autorité dans la portion de ses États qui lui demeurerait. Le gouverneur-général s’éleva contre cette prétention ; dans une lettre au résident, il disait : « Je ne saurais permettre au visir de conserver un pouvoir indépendant avec une force militaire considérable dans la portion de territoire qui demeurera entre les mains de Son Excellence. Il ne faut jamais oublier que mon principal objet a bien moins été d’assurer les fonds nécessaires pour le corps auxiliaire, que d’annuler le pouvoir miliaire du visir. » Cependant, tout désireux que fût le gouverneur-général d’en venir à ses fins, il voulait éviter l’apparence de la violence ; en conséquence il engagea le résident à tenter de nouveaux efforts pour persuader au visir d’accepter le traité. Il confiait en même temps une mission du même genre à l’un de ses frères cadets, Henri Wellesley. Le résident eut de nouveau recours à tous les moyens de persuasion pour décider le nabob à l’abdication ; il ne cessa de lui représenter cette mesure comme la plus avantageuse qu’il pût prendre, soit pour le peuple de Oude ; soit au gouvernement britannique, dont elle lui garantirait l’appui ; soit enfin pour lui-même, dont elle assurait à jamais la tranquillité. Il n’y avait pas de temps à perdre, lui disait-il ; le gouverneur-général était tout prêt à faire marcher les troupes. Ajoutant l’effet à la menace, il enjoignit à quelques uns des grands employés de la finance de se tenir prêts à rendre leurs comptes au gouvernement britannique. À tout cela le malheureux visir n’avait à opposer que les protestations d’une répugnance inoffensive, passive. Il sollicitait la permission d’aller accomplir un pèlerinage ; il voulait éviter avant tout de voir se consommer sous ses propres yeux ce qu’il regardait comme le déshonneur et la ruine de sa famille.

Henry Wellesley arriva à Lucknow le 3 septembre, et, dès le surlendemain, présenta au nabob une minute du nouvel engagement. Les conditions principales en étaient la cession aux Anglais d’une portion de ses États, ainsi que la souveraineté et l’administration du reste. Le visir se refusa d’abord plus formellement que jamais à cette seconde proposition ; elle ne pouvait manquer selon lui de jeter une honte éternelle sur son nom, comme ayant dépouillé toute sa famille de la souveraineté… Les deux négociateurs répondirent imperturbablement : « Son Excellence raisonne sur la proposition comme si l’acceptation de cette proposition devait le priver du trône. Mais au contraire le premier objet de cette proposition est de l’établir plus solidement que jamais sur le trône, lui et sa postérité, avec toute la richesse, la dignité, la splendeur, qui appartiennent à une situation aussi élevée. » Abdiquer la souveraineté pour se fortifier sur le trône… cette logique aurait pu paraître quelque peu singulière à bien d’autres qu’au nabob ; mais comment l’aurait-il réfutée ? Il finit donc par abdiquer tout droit, toute prétention de souveraineté sur la province qu’il gouvernait. Il voulut à la vérité continuer à éluder toute réponse au sujet de la cession définitive de cette province pendant quelque temps encore. Mais, dans le mois de septembre 1801, de nouvelles instructions parvinrent aux deux négociateurs ; d’après ces instructions, dans le cas où le nabob refuserait d’accéder aux propositions qui lui étaient faites, ils devaient s’emparer non seulement d’une simple partie, mais de la totalité de ses possessions. Le visir n’eut plus qu’à donner un consentement devenu inutile. Seulement il réclamait la permission de s’absenter pour un pèlerinage, et que son fils, comme son héritier, fût pendant son absence placé sur le trône. Il disait : « Je considérerais comme une cruelle disgrâce, il me serait singulièrement pénible de me montrer dans un semblable moment aux yeux de mon peuple. » Cette proposition embarrassa quelque peu les négociateurs. L’absence du nabob pouvait jeter de l’odieux sur le gouvernement britannique ; ils le sentaient et toutefois ne voulaient pas perdre l’occasion de profiter de la bonne volonté du visir ; ils cédèrent. Les choses en étaient venues peu à peu à ce point que le visir avait abdiqué son droit de souveraineté sur la totalité de ses États, et fait de plus la cession matérielle d’une partie. Alors cependant il essaya bien encore une fois une planche de ce grand naufrage. Le 27 septembre, dans une nouvelle note remise aux deux négociateurs, il demandait de conserver l’administration exclusive du territoire qui lui était réservé. On lui répondit qu’il en avait déjà trop dit sur ce sujet ; que le droit des Anglais par rapport à Oude ne s’étendait pas seulement au territoire nécessaire pour payer leurs dépenses, mais à l’occupation militaire de tout le reste par des troupes anglaises et au maintien d’un bon gouvernement. « Il est donc évident, répliqua tristement le nabob, que je ne tire aucun avantage de l’aliénation d’une partie de mes possessions, puisque je ne demeure pas maître du reste. »

Après quelque autre délai, le nouveau traité fut enfin signé. Par ce traité, le visir cédait aux Anglais un territoire produisant un revenu de 13,523,474 roupies ; il conserva bien quelque apparence d’autorité sur le reste, mais l’autorité réelle n’en fut pas moins garantie aux Anglais sur ces dernières provinces : « Et l’honorable Compagnie des Indes orientales, disait effectivement ce traité, garantit à Son Excellence le visir et à ses successeurs la possession des territoires qui resteront à Son Excellence après la cession territoriale, avec l’exercice de leur commune autorité, dans les limites de ses possessions. Son Excellence s’engage à établir dans ses possessions réservées un tel système d’administration qu’il sera favorable à la prospérité de ses habitants, et calculé de manière à donner protection à ses sujets dans leur vie ou leurs propriétés ; enfin Son Excellence s’engage à consulter sur toutes choses les officiers de l’honorable Compagnie, afin d’agir de tous points conformément à leurs conseils. » Cercle fatal où s’accomplissent les choses de ce monde ! Les visirs avaient dépouillé les empereurs de la souveraineté de Oude par ces mêmes moyens employés alors pour les en dépouiller eux-mêmes. Ils avaient respecté en apparence le droit du souverain tout en s’emparant peu à peu de leur pouvoir. À leur tour, ils furent privés de la réalité d’un pouvoir dont ils ne conservèrent plus que l’apparence et la forme. Ils furent, vis-à-vis des Anglais, ce que les empereurs de Delhi avaient été vis-à-vis leurs ancêtres. Une partie des troupes du visir fut immédiatement licenciée ; en revanche, il eut le droit de requérir le service des troupes anglaises en toute occasion, en toute circonstance, sans être obligé à aucun déboursé pour leur emploi, etc.

Dès son arrivée dans l’Inde, le gouverneur-général avait eu le projet se faire un voyage dans les provinces de l’intérieur. Les circonstances suspendirent long-temps l’exécution de ce projet ; il le réalisa cependant à la fin de 1801. Lord Wellesley, en parcourant la vaste étendue de son gouvernement, se proposait, sur toutes choses, de se rendre compte de la façon dont les autorités anglaises s’acquittaient des fonctions qui leur étaient confiées. Le nabob-visir, instruit de ce voyage, se rendit à Cawpore dans le but d’avoir quelques conférences avec lord Wellesley ; ce dernier s’efforça d’adoucir ce qu’il y avait de pénible et de douloureux dans la position du nabob en lui montrant beaucoup de respect et de déférence. À la vérité, cette conduite n’était pas désintéressée, il devait mettre le nabob à de nouvelles épreuves presque aussi rudes que les premières. Après s’être abstenu de parler d’affaires jusqu’au moment où il crut avoir produit une impression favorable sur l’esprit du prince, lord Wellesley finit enfin par aborder ce sujet. Il demanda le remboursement des arriérés de subsides, qui montait à 22 lacs de roupies ; la réduction immédiate de l’état militaire du nabob aux proportions fixées par le traité ; un échange de quelques uns des districts nouvellement concédés contre d’autres territoires, de manière à ce qu’il n’y eût pas de solution de continuité dans la ligne des possessions de la Compagnie ; enfin la concentration des forces anglaises employées chez le nabob dans les environs de Lucknow. Le visir ne tenta aucune résistance, car il en comprenait d’avance toute l’inutilité. Lord Wellesley le pressa ensuite sur l’établissement d’une meilleure forme de gouvernement dans ses États ; sur ce point, le visir assura que ses sentiments étaient parfaitement d’accord avec ceux du gouverneur-général. Seulement il se plaignit de n’avoir pas l’autorité suffisante pour exécuter ses projets ; faisant en cela allusion au résident anglais dont il se flattait peut-être d’obtenir ainsi l’éloignement. Il aurait voulu encore obtenir un autre résident à la place de celui qui se trouvait auprès de lui, et qu’il n’aimait pas. Lord Wellesley ne céda sur aucun de ces points. Soit affectation, soit réel et profond dégoût de sa situation, le nabob parla de nouveau de s’absenter pour un pèlerinage ; et de laisser le gouvernement aux mains de son fils. D’autres arrangements, mais d’une importance secondaire, furent encore conclus dans cette conférence. Ils consistaient en général à substituer, dans la totalité des États du nabob, les formes d’administration anglaises à celles suivies jusque là.

Lord Wellesley, après avoir atteint son but, quitta Lucknow à la fin de février en se dirigeant vers Benarès, d’où il se rendit à Calcutta. Des agents de la Bhow begum l’attendaient dans cette dernière ville. Cette princesse, dans la vue de s’assurer la protection des Anglais, avait pris la résolution de faire la Compagnie sa légataire universelle. D’après la loi musulmane, le souverain, faute d’héritiers directs, hérite de ses sujets. Cependant lord Wellesley accepta le legs par des raisons tirées du rang de la begum : selon lui, la begum devait se trouver dans une position toute différente de celle des autres sujets du nabob-visir. Le gouverneur-général s’occupa encore et sans relâche de substituer la forme d’administration et les agents de la Compagnie aux formes d’administration et aux agents du nabob dans les districts cédés ; secondé en cela par les talents et l’activité de son frère, Henry Wellesley. La cour des directeurs n’en blâmait pas moins à ce même moment la nomination de Henry Wellesley à cette place importante. Simple secrétaire privé de son frère, il n’appartenait point à ceux des employés de la Compagnie qui par leur rang se trouvaient y avoir droit. La cour des directeurs donnait donc l’ordre que Henry Wellesley fût éloigné de la station qu’il occupait ; cette lettre, datée du 19 août 1802, et envoyée au bureau du contrôle, fut renvoyée le 20 septembre par ce bureau à la cour des directeurs. Le bureau du contrôle fut d’avis de maintenir la nomination de Henry Wellesley par la raison que le service auquel il était employé n’était pas déterminé par les règlements ordinaires de la Compagnie ; que ce service était par sa nature extraordinaire et temporaire ; par conséquent ne rentrait point dans la classe des emplois soumis aux règlements de la Compagnie. Henri Wellesley fut ainsi maintenu à son poste. À l’époque même de cette décision, l’adjonction d’un autre territoire, aux possessions de la Compagnie, lui donnait de nouvelles occupations. Outre les cessions territoriales extorquées du nabob-visir, se trouvait aussi le tribut payé au gouvernement de Oude par le nabob de Furruckabad. Les ancêtres de ce prince avaient long-temps joui de la bienveillance de la Compagnie qui les protégea efficacement contre l’ambition du nabob-visir. Leur principauté ayant cent cinquante milles en longueur, sur cinquante de largeur ; s’étendait la rive occidentale du Gange. Des difficultés survinrent sur la manière dont le tribut dû au nabob de Oude serait payé à la Compagnie ; le nabob proposa que des agents de celle-ci fussent employés collectivement avec les siens pour la perception des revenus et la déduction du tribut aux Anglais ; la Compagnie insista pour avoir le gouvernement tout entier. Satisfait de la somme qui lui restait après cet arrangement pour ses dépenses personnelles, le nabob finit par y consentir. Un traité signé en 1802, concéda à perpétuité ce territoire aux Anglais, en échange d’une pension annuelle d’un lac et 8,000 roupies, garantie au nabob.

Dans les provinces nouvellement soumises, comme dans les autres, quelques zemindars jouissaient d’une sorte de souveraineté. Le gouvernement se bornait à recevoir d’eux un tribut annuel, et à requérir l’assistance de leurs troupes pendant la guerre. Dès la première année de leur domination, le tribut payé précédemment par ces zemindars fut réclamé par les Anglais ; dès la suivante, une augmentation avec l’un de ces zemindars possesseur des deux forts de Sasnee et de Bidgeghur, ayant de plus une armée de 20,000 hommes, montra beaucoup de répugnance à se soumettre. C’était un exemple qu’il eût été dangereux de laisser suivre par d’autres. Aussi lord Wellesley déploya-t-il immédiatement sa promptitude et sa vigueur ordinaires. Le 12 décembre 1802, le lieutenant-colonel Blair, avec un corps d’armée de 4 bataillons d’infanterie et de 4 régiments de cavalerie indigène, prit position à deux milles du fort de Sasnee. Le 27, il ouvrit la tranchée à 800 verges de la place ; le 28, la garnison commença le feu ; le 30, elle fit contre les têtes de tranchées une sortie, aussitôt repoussée avec perte. Le 2 janvier une autre sortie faite par un corps considérable d’infanterie sous la protection de l’artillerie du fort, fut également repoussée ; la nuit du 4, les assiégeants achevèrent de mettre en état les batteries de brèche et d’enfilade. Le 14, la brèche étant jugée favorable, le commandant donna des ordres pour l’assaut, en même temps qu’une autre attaque serait faite, comme diversion, de l’autre côté du fort. Les soldats du détachement commandé pour l’assaut descendirent dans le fossé et plantèrent leurs échelles ; mais, en raison de la profondeur du fossé, et de la boue dans laquelle elles enfonçaient, ces échelles, se trouvèrent trop courtes de plusieurs pieds. Après avoir fait d’inutiles efforts pour escalader le rempart, après être demeurés une quinzaine de minutes exposés à un feu très meurtrier, force leur fut de rétrograder. Les Anglais n’en continuèrent qu’avec plus de vigueur les travaux du siège, et s’emparèrent de la ville située au bas du fort ; après l’avoir faiblement défendue, les assiégés firent, pour la recouvrer, une vigoureuse mais inutile sortie. Dans la soirée du 11, ils évacuèrent le fort sans avoir été aperçus. Le général anglais, aussitôt qu’il en eut connaissance, se hâta d’envoyer à leur poursuite une partie de sa cavalerie ; il voulait les empêcher de chercher un refuge dans Bidgeghur. Le rajah se sauva dans un fort à lui appartenant, et situé au-dedans des limites des Mahrattes. Deux jours après, l’armée avait pris position devant Bidgeghur qu’elle somma sans succès, et dont elle commença le siège. Le temps étant devenu fort mauvais, plusieurs jours se passèrent avant qu’il fût possible d’ouvrir le feu ; cependant, le 27, la brèche se trouvait praticable, les assaillants disposèrent toutes choses pour donner l’assaut le lendemain ; mais les assiégés profitant de la nuit qui fut sombre, pluvieuse, exécutèrent leur retraite. Vigoureusement poursuivis par les Anglais, leur perte fut considérable ; leurs principaux officiers et la masse des troupes trouvèrent pourtant le moyen d’échapper.

Après quelques simulacres de résistance, le zemindar de Cutchoura consentit à livrer son fort. Le 4 mars 1803, un capitaine anglais et deux compagnies de Cipayes furent admis au-dedans de la première enceinte. Un corps plus considérable qui les avait accompagnés dans la vue d’intimider la garnison se retira ; alors, au lieu d’ouvrir les portes, on les fit attendre plusieurs heures sous divers prétextes. Bientôt les remparts se bordèrent d’environ 800 hommes. Deux canons furent braqués sur l’endroit qu’ils occupaient, puis un message du zemindar vint leur donner avis qu’à moins qu’ils ne se retirassent, ils allaient être massacrés. Toute résistance étant absolument inutile, l’officier commandant exécuta sa retraite, d’ailleurs sans être inquiété. Le corps d’armée principal, aussitôt qu’il apprit cette nouvelle, revint prendre position devant la place. Dans une lettre quelque peu évasive, le zemindar offrait d’ouvrir les portes de sa forteresse sous certaines conditions. Le général anglais répondit : « Il me faut non seulement la reddition du fort sans condition, mais encore celle du zemindar lui-même et de tout ce qui lui appartient. » Il ouvrit la tranchée dans la nuit du 8 ; les batteries de brèche commencèrent leur feu le 13, et ce même jour avant la nuit, l’effet produit était déjà tel, que l’assaut fut ordonné pour le lendemain ; mais la garnison profita de la nuit pour évacuer la place. Poursuivie l’espace de quelques milles, elle éprouva de grandes pertes ; de leur côté, les Anglais perdirent le major Nairn, officier du plus haut mérite. Plus tard, au commencement de la guerre avec les Mahrattes, la désaffection des nouveaux sujets de la Compagnie se manifesta de nouveau, et d’une manière alarmante. Le rajah de Tetteah se signala parmi ceux qui laissèrent éclater les dispositions les plus hostiles. Le lieutenant-colonel Guthrie alla mettre le siège devant cette place ; il fit donner l’assaut, peut-être un peu prématurément, et il fut repoussé avec une perte assez considérable. Cependant, dès la nuit suivante, le rajah évacua le fort et s’enfuit de l’autre côté de la Jumna. Les propriétés appartenant aux révoltés furent confisquées au profit du gouvernement.

À l’époque de la découverte du cap de Bonne-Espérance, Surate se trouvait sans contredit la place la plus commerçante de toute l’Inde. Située dans la province de Guzerate, au midi de la Taptee, en communication avec les plus riches provinces de l’empire mogol, son rôle était immense dans le commerce du golfe Persique et du golfe Arabique. Aucune ville de l’Inde ne lui était comparable en richesse et en population ; elle ne comptait pas moins de 800,000 habitants. Comme le reste du territoire dont elle faisait partie, Surate subit la loi du grand Mogol. La ville, et le château, bâti en 1548, qui la protège, furent alors érigés en deux gouvernements distincts : le premier reçut, pour la solde du gouverneur et l’entretien de sa garnison, des dotations en terre ou jaghères ; le second dut pourvoir à ses dépenses au moyen de taxes et de droits de douanes. Les terres du reste de la province furent assujetties à payer au gouvernement de Delhi certains tributs ; les dépenses d’une flotte entretenue dans ces parages par le grand Mogol, mises en outre à la charge de Surate. Les Mahrattes s’emparèrent des territoires voisins de Surate ; ils établirent le chout sur le reste, ce qui, joint à la mauvaise administration du rajah, menaça bientôt le pays d’une ruine complète. Le commandant de la flotte bloqua le port et se fit payer certains arrérages par le nabob Teich-Beg, obligé d’avoir recours pour cela à ses revenus territoriaux et à ceux de la ville. Mort en 1746, ce nabob fut remplacé par son fils Sufder-Khan. Wuckar-Khan, fils de ce dernier, réunit dans ses mains les deux gouvernements de la ville et du château. Toutefois, il ne tarda pas à être dépossédé de ce dernier par un certain Meer-Atchund ; celui-ci ayant épousé une fille de la famille du dernier nabob, se fit aider dans cette occasion par les Mahrattes. Domagu, l’ancêtre du prince de Guickwar, alors régnant, était à la tête de ces derniers. Meer-Atchund ne borna pas à cela son ambition. Il attaqua Surate, et promit à ses alliés, pour prix de leurs secours, une portion des revenus de la ville. Ce fut le commencement du tribut du chout dans le Guickwar. Sous prétexte d’examiner la quotité des revenus, un officier du prince de Guickwar et un officier des Mahrattes intervenaient ainsi à tout propos dans l’administration intérieure de Surate.

Meer-Atchund réussit d’abord à expulser le nabob, plus tard fut expulsé lui-même, puis revint se saisir d’une autorité permanente. Au milieu de ces perturbations constantes, Siddée parvint à s’emparer du gouvernement du château, dont il fut ensuite dépossédé par les Anglais ; aidés par les habitants, révoltés contre sa tyrannie, ceux-ci réussirent à s’en emparer. Un traité survint peu de temps après entre les Anglais et le nabob, par lequel ils durent entretenir un naïb ou envoyé auprès de ce dernier ; des firmans venus de Delhi les investirent du commandement de la flotte et du gouvernement du château. La somme annuelle allouée par le grand-mogol pour la dépense de ces deux objets consistait en deux lacs de roupies ; mais les sources dont elle devait couler ne pouvaient tarder à tarir. En 1763, le nabob Meer-Atchund mourut ; il fut remplacé par son fils, remplacé lui-même en 1790 à son tour par son fils, en raison de son droit d’héritage reconnu par les Anglais. Cependant, les dépenses faites par ces derniers pour le commandement de la flotte et du château avaient toujours excédé ce qu’ils en touchaient. En 1797, les autorités de la Compagnie, tant en Angleterre que dans l’Inde, commencèrent à se montrer impatientes de ce fardeau. Elles demandèrent au nabob une réforme dans le gouvernement de la ville, une augmentation des revenus payés aux Anglais. L’expédient recommandé au nabob était le licenciement de son armée, tout-à-fait indisciplinée, et l’assignement d’un fonds suffisant à l’entretien de trois bataillons anglais. Le nabob montra une grande répugnance pour ces mesures. Après une longue négociation, il consentit cependant à payer un lac de roupies annuellement, puis à quelques autres concessions montant à 30,000 roupies. Il mourut avant que le traité ne fût signé, ne laissant qu’un fils en bas âge qui lui survécut de peu de semaines ; son frère, devenu son héritier, prétendit au gouvernement. La puissance des Anglais était alors si bien établie de ce côté, que leur consentement semblait nécessaire à tout prétendant à devenir nabob.

Comme prix de ce consentement ils exigèrent l’établissement des cours de judicature et le paiement d’une certaine somme d’argent. Les négociations se prolongèrent jusqu’au mois d’avril 1800. La difficulté principale était la fixation du tribut. Ils menacèrent alors du rétablissement du naïb ou député ; d’ailleurs, le droit du prétendant paraissait trop évident pour être disputé, tandis que celui d’établir ce naïb le semblait moins, puisqu’on y avait déjà renoncé. Toutefois, les négociateurs anglais ne laissaient pas que d’employer cette menace, effrayante pour le futur nabob, en ce que le naïb ou député aurait été pour lui une sorte de surveillant, de censeur. Le prétendant consentait bien à payer annuellement un lac de roupies ; il affirmait ne pas pouvoir davantage. Après s’être livré à toutes les recherches possibles sur les ressources du nabob, le négociateur anglais finit par se convaincre qu’il disait vrai ; il écrivit dans ce sens au gouverneur de Bombay. Ce dernier n’en ordonna pas moins que le nabob fût aussitôt déplacé ; que l’administration et la collection du revenu fussent immédiatement remis aux Anglais. Le prince lui-même avait reçu, à ce sujet, du gouverneur-général, une communication ainsi conçue : « Les exigences du service public, pendant la dernière guerre de Mysore, et les négociations qui l’ont suivie ont rendu impossible à votre gouvernement de fournir la force militaire indispensablement nécessaire pour opérer une réforme dans le gouvernement de Surate. D’ailleurs d’autres considérations doivent rendre préférable de différer cette réforme jusqu’au parfait rétablissement de la tranquillité dans toute l’étendue des possessions britanniques de l’Inde. » La collection des revenus de la ville de Surate, de ses territoires et dépendances, l’administration de la justice criminelle et civile, en un mot le gouvernement tout entier, à compter de ce jour dut par conséquent passer dans les mains de la Compagnie. Cependant, le gouverneur de Bombay supposa que sa présence était nécessaire à Surate pour effectuer cette révolution, et il s’y rendit le 2 mai 1800. Après s’être assuré la coopération de quelques unes des personnes qui avaient le plus d’influence sur l’esprit du nabob ; il fit ses propositions au nabob le 9, et lui donna jusqu’au 12 pour se décider. À cette entrevue, ce dernier montra beaucoup de répugnance à ce qu’on lui demandait ; il ne saurait survivre, disait-il, à son acquiescement à cette demande, non seulement à cause de sa propre dégradation personnelle, mais de la haine qu’il encourrait parmi les musulmans pour avoir livré à des infidèles l’une des portes de la Mecque. C’était à Surate que s’embarquaient effectivement un grand nombre des pèlerins qui se rendaient au tombeau du Prophète ; de là, cette dénomination de porte de la Mecque qui lui avait été donnée. Malgré ce refus du nabob, on n’en procéda pas moins à l’exécution de la révolution projetée ; ses troupes furent éloignées de la côte, et des préparatifs faits pour que les soldats de la Compagnie pussent s’en emparer dès le lendemain matin. Les réflexions du prince, les remontrances de ses amis, ne tardèrent pas d’ailleurs à le convaincre de l’inutilité de toute résistance, de la triste nécessité de la soumission ; il envoya son acquiescement. Le traité fut signé entre lui et le gouverneur, tel qu’il avait été envoyé par lord Wellesley. En échange de la résignation complète de son pouvoir, le nabob devait recevoir, lui et ses héritiers, un lac de roupies par an, plus un cinquième de ce qui restait du revenu après l’acquittement de toutes les charges. Maîtres du gouvernement, les Anglais instituèrent aussitôt de nouveaux établissements pour l’administration de la justice, la surintendance de la police, la collection des revenus, enfin pour les chargements de la Compagnie. Pour atteindre cet objet, le gouverneur-général avait indiqué au gouverneur de Bombay deux points de vue principaux : l’un, que chacun de ces départements fût confié à des personnes distinctes ; le second, que le pouvoir de chacun de ces officiers correspondît autant que possible à celui des employés analogues dans le Bengale.


  1. Selon Mill et quelques autres, il était neveu de Mulkar-Row. Suivant Malcolm, qui a fait des recherches plus spéciales, il n’était pas parent de ce dernier, mais seulement de le même tribu, et portant le même nom.
  2. Ces lieux sont innombrables dans l’Inde.
  3. Sir John Malcolm, Inde centrale.
  4. Le colonel Wilkes, t. III, p. 425.
  5. Le nom manque dans le manuscrit.
  6. Manque également.