Histoire de la conquête de l’Inde par l’Angleterre (Barchou de Penhoën)/Livre I

Au comptoir des Imprimeurs unis (tome 1p. carte-125).

LIVRE PREMIER.

SOMMAIRE.


Découverte du cap de Bonne-Espérance. — Les Portugais dans l’Inde. — La côte de Malabar. — Goa devient le centre de la domination portugaise. — La presqu’île de Malaca. — Ceylan. — Les Moluques. — Les Vénitiens à Suez. — Ormus. — La Chine. — Ambassade des Portugais en Chine. — Décadence de la domination portugaise en Orient. — Tentatives des Anglais pour se frayer un chemin aux Indes par le nord-ouest. — Voyage de Drake. — Voyage de Cavendish. — Tentatives des Hollandais pour s’ouvrir l’Orient. — Formation de la première association anglaise. — Ambassade de Mildenhall auprès du Grand-Mogol. — Première charte de la Compagnie. — Première expédition de la Compagnie. — Premier firman accordé par le Grand-Mogol. — Ambassade de sir Thomas Roë. — Conseils de sir Thomas Roë à la Compagnie. — Formation d’une compagnie hollandaise et ses premières entreprises. — Les Hollandais tentent de s’établir à la Chine. — L’île Formose. — Établissement des Hollandais aux Moluques. — Rivalité entre les compagnies anglaise et hollandaise. — Massacres d’Amboyne. — Nouvelle organisation de la Compagnie anglaise. — Le Portugal cède Bombay à l’Angleterre. — Le privilége de la Compagnie est attaqué. — Insurrection à Bombay. — Hostilités au Bengale entre les Anglais et les indigènes. — Prise de Bombay par Aureng-Zeb. — Les Anglais obtiennent la permission de fortifier leurs comptoirs au Bengale. — Acquisition au Bengale des trois villages de Soottanutty, Godvinpore et Calcutta. — Premiers voyages des Français aux Indes. — Formation de la Compagnie des Indes frauçaise. — Les Français au Bengale et sur la côte de Coromandel, à l’Île-de-France et à Bourbon. — Le privilége de la compagnie anglaise est attaqué. — Formation d’une nouvelle Compagnie. — Rivalité des deux Compagnies. — Fusion des deux Compagnies en une seule. — Constitution de la nouvelle Compagnie, son mode d’administration intérieure. — Son gouvernement aux Indes. — La Présidence de Calcutta envoie une ambassade à Delhi. — Nouveaux firmans de l’empereur en faveur des Anglais. — Suite de la constitution de la Compagnie. — Pouvoir judiciaire. — Serment des employés de la Compagnie. — Autorité de la Compagnie sur tous les sujets Anglais se trouvant aux Indes. — Organisation de son commerce aux Indes. — Ses agents indigènes. — Pétitions contre la Compagnie. — Renouvellement de son privilége en 1730 jusqu’en 1766, puis jusqu’en 1780. — Établissements français : Chandernagor, Pondichéry, Îles de France et Bourbon. — La Bourdonnais. — Dupleix.


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Au commencement du xve siècle de nombreuses expéditions dans la Méditerranée avaient familiarisé les Portugais avec les fatigues et les dangers de la mer ; à la même époque de récentes victoires avaient monté l’esprit de la nation au ton des grandes choses. L’infant Don Henri, quatrième fils de Jean Ier, se trouva au niveau et en harmonie avec ces dispositions nationales : il aimait les voyages et les découvertes ; les mathématiques, la navigation, l’astronomie étaient les objets de ses études de prédilection ; enfin il était animé du noble désir de répandre au loin la foi catholique. La boussole, révélée par le hasard à l’esprit observateur d’un pilote d’Amalfi, était connue dès le xiiie siècle. Le premier parmi ses contemporains, Don Henri comprit tout le parti qu’il était possible de tirer du nouvel instrument pour les voyages de long cours ; il conçut la pensée d’achever le projet commencé par Hannon, c’est-à-dire de faire le tour de l’Afrique et de se frayer par mer un chemin aux Indes-Orientales. De nombreux navigateurs, encouragés par lui, inspirés de son esprit, se livrèrent avec persévérance à l’exécution de ce vaste plan ; ils avancèrent le long de la côte occidentale de l’Afrique, de cap en cap, de rivière en rivière, et découvrirent en 1419 l’île de Madère, où la science de l’époque se plut à reconnaître un débris de l’Atlantide de Platon. La mort du prince Henri, arrivée en 1462, ralentit d’abord l’impulsion donnée par ce prince aux entreprises maritimes. Toutefois, le plan dont il était l’auteur fut suivi avec une nouvelle ardeur par Jean II, successeur d’Alphonse. On savait déjà que l’Afrique, loin de courir en ligne droite au midi, allait se rétrécissant de plus en plus, et tournant à l’est. Il devenait donc probable qu’un navire favorisé par le vent pouvait, en suivant la route parcourue jusqu’alors, parvenir jusqu’à la limite méridionale de l’Afrique, et de là gagner les Indes-Orientales. Des voyageurs récemment arrivés d’Abyssinie, et accueillis à la cour de Portugal, confirmèrent cette opinion. Le plus grand homme de mer qu’eût alors le Portugal, Barthélemy Diaz, chargé de vérifier la vraisemblance de ces conjectures, mit à la voile en 1486, parcourut la côte occidentale de l’Afrique, dépassa de 900 milles le point qu’avaient atteint ses prédécesseurs, et entrevit le cap depuis si fameux qui termine l’Afrique au midi. Des vents violents qui s’élevèrent, empêchèrent Barthélemy Diaz de le franchir ; il s’en éloigna, lui jetant dans sa colère ou son dépit le nom de cap des Tempêtes, que Jean II, mieux inspiré, changea, comme on sait, en celui de Bonne-Espérance. Vasco de Gama, parti de Lisbonne le 3 avril 1497, justifiant les espérances du roi, franchit la limite jusque là si redoutée : puis, ardent de profiter de l’événement, longea la côte orientale de l’Afrique, relâcha à Mélinde, et arriva enfin dans l’Indostan ; sa navigation avait duré treize mois et treize jours. Le voile qui depuis tant de siècles cachait le majestueux Orient à l’active curiosité de notre Europe fut alors soulevé ; la barrière qui jusqu’alors l’avait protégé venait d’être franchie.

À Mélinde, Vasco de Gama entendit parler du grand rôle que jouait alors Calicut dans le commerce de l’Orient ; il fit voile vers cette dernière ville. Calicut était la capitale d’un empire du même nom, dont le souverain, connu sous le nom de Zamorin, étendait sa domination sur la plus grande partie de la côte de Malabar. Les pierres précieuses, les perles, l’ambre, l’ivoire, l’or, l’argent, la soie et le coton travaillés en riches étoffes, l’indigo, le sucre et les épiceries étaient apportés à Calicut des diverses contrées de l’Orient. Instruit de ces particularités, Gama se présente devant Calicut ; il obtient une audience du Zamorin, et lui propose une alliance appuyée sur un traité de commerce avec le Portugal. On était au moment de conclure, lorsque les marchands musulmans parvinrent à rendre suspects ces étrangers dont ils redoutaient la concurrence. Le prince changea tout-à-coup de disposition ; passant de l’excès de la bienveillance à celui de la crainte, il prit la résolution de faire périr ces mêmes étrangers qui venaient de recevoir de lui un accueil si favorable. Instruit du changement survenu dans l’esprit du prince, Vasco se hâta de faire rembarquer son frère qui l’accompagnait ; il lui dit : « Comme votre général, je vous défends de songer à me secourir si je suis attaqué, ou bien de chercher à venger ma mort si je succombe ; si vous apprenez qu’on m’a chargé de fers ou qu’on m’a fait mourir, mettez sur-le-champ à la voile et allez instruire le roi du succès de notre voyage. » Les craintes de l’amiral ne furent pas justifiées ; un moment arrêté, mais bientôt après relâché, il mit à la voile et regagna Lisbonne que les récits de son voyage remplirent d’espérance et d’enthousiasme. L’année suivante, 30 vaisseaux, sortis du cap, sous les ordres d’Alvarès de Cabral, se présentèrent devant Calicut. Les armes des Portugais prévalurent ; l’amiral brûla les vaisseaux du Zamorin et foudroya Calicut ; il se rendit de là à Cochin, puis à Conanoor. Alvarès s’allia contre le Zamorin avec les souverains de ces deux villes, qui jusqu’alors avaient été ses tributaires. Deux autres princes voisins, ceux d’Onore et de Coulon, entrèrent dans cette alliance. Tous se flattaient de s’affranchir, par le secours des Portugais, du tribut qu’ils devaient au Zamorin. Ces dispositions des esprits, surtout la supériorité de leurs armes et de leur tactique, donnèrent bientôt aux Portugais une grande prépondérance politique. Sur toute l’étendue de la côte de Malabar il n’était aucun prince qui ne recherchât leur alliance ; aucun ne l’obtenait qu’à la condition de se déclarer vassal de la couronne de Portugal, et de permettre la construction d’une citadelle au sein même de sa capitale. Le prince devait en outre livrer ses marchandises aux prix fixés par ses nouveaux alliés. Un petit nombre de Portugais suffisait à dissiper une armée nombreuse ; un seul de leurs vaisseaux dispersait une escadre des frêles navires de l’Orient. Les Portugais devinrent ainsi les maîtres, les souverains de toutes les contrées qu’ils découvraient. Tout navire étranger ne put naviguer dans ces mers nouvelles qu’avec leur permission, et des vaisseaux richement chargés des produits de l’Orient arrivaient incessamment à Lisbonne où Europe entière venait s’approvisionner. Ce moment fut pour le Portugal l’apogée de sa grandeur.

Goa devint alors le centre de cette domination portugaise dans l’Orient. Cette grande cité appartenait au subah du Decan ; mais Idalcan, un rajah indou, profitant de la faiblesse du gouvernement central, l’en avait détachée et s’était rendu indépendant. Albuquerque, saisissant le moment où le rajah était absent, se présente devant la ville et s’en empare sans grande résistance. Le prince indou revenant aussitôt sur ses pas, met le siège devant sa propre capitale. Les Portugais, divisés entre eux, ne peuvent se maintenir ; ils abandonnent leur nouvelle conquête et cherchent un refuge dans leurs vaisseaux, qui toutefois ne quittent pas la rade : ils attendaient des secours de Cochin. Sur ces entrefaites, les vivres vinrent à manquer ; le rajah, qui en fut instruit, leur en envoya avec ces paroles : « Ce n’est pas par la faim, c’est par les armes que je veux vaincre. » Le commandant portugais répondit non moins fièrement : « Je ne recevrai pas les présents du rajah avant que nous soyions amis. » Le rajah se trouvant bientôt forcé d’abandonner de nouveau Goa pour se porter sur ses frontières, les Portugais débarquèrent et firent une nouvelle tentative sur la place. Le lieutenant du rajah, peu digne de sa confiance, se hâta d’abandonner les ouvrages extérieurs, bien qu’ils fussent garnis d’artillerie et suffisamment approvisionnés. Les Portugais pénétrèrent dans la ville sans difficultés ; et seulement alors ils commencèrent à rencontrer une vive résistance. Les habitants se firent tuer quelque temps dans les rues ; il fallut les chasser de maison en maison. Mais le nombre ne saurait lutter long-temps contre la discipline ; les Portugais, après avoir eu cinquante morts et trois cents blessés, demeurèrent définitivement maîtres de la place. Albuquerque ne tarda pas à tirer parti de sa conquête ; il attira dans les murs de Goa un grand nombre de Portugais, il leur donna les biens de ceux des indigènes qui avaient été tués dans les combats ou qui avaient fui de la ville, et ils épousèrent les plus belles et les plus riches femmes du pays. Les princes voisins s’empressèrent de rechercher l’alliance d’Albuquerque. Le Zamorin lui-même consentit à se reconnaître vassal du roi de Portugal, à laisser élever une forteresse dans sa capitale, à expulser de ses États les marchands mahométans, à livrer son commerce entier au monopole étranger.

Les Portugais poursuivirent le cours de leurs exploits. Malacca était alors, en raison de sa situation, un des plus riches marchés de l’Inde ; de nombreux vaisseaux la visitaient incessamment, les uns venant de la Chine, des Philippines, des Moluques, les autres du Bengale, de la côte de Coromandel, de Perse, d’Arabie, d’Afrique. En 1508, Diego Lopez de Sequezza se présente avec quelques vaisseaux devant ce fameux entrepôt. La mission qu’il avait reçue du roi don Emmanuel était toute pacifique ; il ne s’en écarta pas. Mais les nombreuses conquêtes des Portugais dans l’Inde étaient de nature à inspirer de promptes défiances aux nations chez lesquelles ils se présentaient pour la première fois ; des querelles à propos de transactions commerciales s’élevèrent entre les habitants de Malacca et les marins portugais ; et de ces derniers plusieurs tombèrent sous ces redoutables poignards où les Malais semblent avoir épuisé leur génie. Don Diego, fidèle à ses instructions, mit à la voile, radouba ses vaisseaux à la côte de Malabar, et regagna Lisbonne ; mais derrière lui demeurait Albuquerque, qui de puis long-temps jetait de ce côté d’avides regards. Dans l’année 1510, Albuquerque fit voile pour Malacca. Il rencontra, chemin faisant, l’île de Ceylan, l’antique Taprobane : peu de temps et de médiocres efforts eussent suffi à l’amiral pour s’en emparer ; pressé d’atteindre le but de son expédition, il continua sa route. Il arriva devant Malacca au commencement de l’année 1511, impatient de venger la récente insulte du pavillon portugais. Mahmoud, qui régnait sur la presqu’île, prévenu de l’arrivée d’Albuquerque, avait fait ses préparatifs de défense ; il résista avec courage aux envahisseurs de son pays. Les forces d’Albuquerque ne consistaient qu’en huit cents Portugais et deux cents hommes du Malabar : toutefois la place fut prise après quelques combats meurtriers. Elle contenait grand nombre de magasins remplis des plus riches marchandises. Des historiens portugais parlent encore de trois mille canons, dont deux mille en bronze, mais en cela l’exagération est trop visible pour qu’il soit nécessaire de la réfuter. Albuquerque se hâta de construire une forte citadelle, qui devait garantir la stabilité de sa conquête. Des ambassades des rois de Siam, de Pegu, et plusieurs autres princes ne tardèrent pas à s’y présenter pour solliciter l’alliance du vainqueur. Après les premiers soins donnés à ces arrangements, Albuquerque attaqua Ceylan, qu’il s’était précédemment borné à reconnaître, et s’en rendit maître. Ceylan, riche en éléphants, en cannelle, en épiceries, en pierres précieuses, possédant les plus abondantes pêcheries de perles de tout l’Orient située à quinze lieues seulement de la côte de Coromandel et facile à défendre, était de toutes façon une précieuse acquisition poμr les Portugais.

Albuquerque tournant en même temps les yeux du côté opposé, détacha de sa grande flotte quelques vaisseaux qu’il dirigea vers les Moluqμes. Ces îles, situées près du cercle équinoxial dans l’Océan indien, sont au nombre de dix, en y comprenant l’île de Banda ; la plus grande n’a pas dix lieues de tour. Les Chinois, que le hasard y fit aborder, y découvrirent le girofle et la muscade, deux épices inconnues aux anciens, et dont le goût se répandit bientôt aux Indes, en Perse, puis en Europe. Les Arabes, qui faisaient alors le plus grand commerce de l’univers, se précipitèrent en foule vers ces nouvelles sources de richesses ; à l’arrivée des Portugais, le commerce des épices était exclusivement dans leurs mains. Plusieurs chefs invitèrent les Portugais à s’établir sur leur territoire, se flattant d’obtenir, au moyen de l’habileté et du courage de ces nouveaux venus, une prompte et décisive supériorité sur leurs rivaux. Toutefois, ces avances demeurèrent sans résultat : au lieu de s’occuper de constituer de durables établissements dans ces îles, les Portugais préférèrent aller vendre ailleurs leurs riches cargaisons. Ce ne fut que plus tard (en 1521), qu’ils établirent un comptoir à Tidor, puis, deux ans après, une forteresse à Ternute. Les gouverneurs de ces nouveaux établissements ne furent point heureux : le premier d’entre eux, Pereira, fut assassiné par des gens que sa sévérité blessait sans qu’ils osassent se flatter de l’intimider ou de le corrompre. Parmi les successeurs de Pereira se trouva Antoine de Galvana, homme de guerre, hardi et entreprenant, toujours en action, et pendant un temps toujours heureux. Son intégrité et sa modération étaient telles, que les habitants de ces îles lui offrirent la couronne ; il préféra retourner en Europe, où d’avides créanciers le firent mourir dans un hôpital. On retrouve dès ce moment le commencement de cette sanglante ironie où l’Europe sembla depuis se complaire à poursuivre par la misère, les humiliations, la mort même, ceux de ses enfants qui à l’Orient, à l’Occident, lui découvraient, lui conquéraient de nouveaux mondes.

Au bruit des conquêtes merveilleuses des Portugais dans l’Orient, Venise s’éveilla. Depuis long-temps Venise jouissait, par l’intermédiaire de l’Égypte, du monopole du commerce de l’Orient avec l’Europe ; elle possédait à Alexandrie de grands établissements et de nombreux agents de commerce. Les mamelucks, qui s’étaient emparés du gouvernement de la riche contrée, esclaves tirés de la Circassie, dressés dès l’enfance aux combats, ignorants du commerce comme de toutes choses, voyaient avec faveur ces marchands étrangers qui au besoin se laissaient rançonner. L’ignorance et la cupidité les conseillaient en cela aussi bien qu’eût pu le faire la plus habile politique. Mais les Portugais ne dissimulèrent bientôt plus leurs projets : au moyen de leurs escadres, de leurs citadelles élevées çà et là, ils manifestèrent l’intention de s’emparer du golfe de Perse et d’Arabie ; c’était par cette voie que plusieurs contrées de l’Orient, une partie de l’Afrique et l’Europe entière avaient reçu jusqu’alors les produits de l’Inde. Ils voulaient se réserver le privilège d’amener eux-mêmes en Europe ces riches marchandises par la voie du cap de Bonne-Espérance, dont ils étaient les maîtres. L’exécution de ce projet était la ruine de l’Égypte et de Venise. Venise, que la ligue de Cambrai venait de mettre à deux doigts de sa perte, n’hésita pas à venir au secours de l’Égypte, ou, pour mieux dire, d’elle-même. La découverte du cap de Bonne-Espérance la menaçait d’un coup plus terrible que ceux auxquels elle venait d’échapper. Elle expédia en grande quantité à Alexandrie des bois de construction, du fer, des cordages, etc. ; d’Alexandrie ces matériaux furent transportés par le Nil au Caire, et du Caire à Suez à dos de chameaux. Des ouvriers européens, qui les avaient devancés, en construisirent quatre vaisseaux de haut bord, un galion, deux galères et trois galiotes. Cette escadre mit à la voile en 1507, impatiente de rencontrer les dominateurs de ce monde nouveau. Elle pénétra sans difficulté dans les mers de l’Inde, et joignit dans le port de Diu la flotte du roi de Camboge, nouvellement brouillé avec les Portugais. Ces derniers, affaiblis par le départ récent d’un grand nombre de leurs vaisseaux combattirent d’abord avec désavantage ; plus tard ; ayant reçu des renforts d’Europe, ils prirent leur revanche ; et les forces combinées de leurs ennemis furent détruites. Alors Albuquerque se décida à aller détruire Suez et brûler les ateliers récemment formés par les Vénitiens ; une décharge générale d’artillerie célébra l’entrée des Portugais dans la mer Rouge : c’étaient les premiers Européens qui jusqu’alors y eussent pénétré de ce côté. Mais en dépit d’une activité infatigable, Albuquerque, contrarié par le temps, ne put parvenir à la réalisation de son plan. Repoussé par les vents, devenu le jouet des tempêtes ; assailli par tous les genres de misere ; il fut réduit à passer quelques mois dans une île déserte, jusqu’à ce que la saison lui eût permis de remettre à la voile et de regagner l’Océan. Le soudan d’Égypte se dégoûtant alors de cette guerre qui le menaçait d’une ruine complète, conclut avec les Portugais un traité qui livrait à ces derniers l’empire de la mer Rouge.

À son arrivée dans l’Inde, Albuquerque s’était présente devant Ormuz. Cette ville servait à cette époque d’entrepôt au commerce de la Perse et des Indes, commerce considérable, car, à cette époque, les Persans expédiaient par les ports de Syrie la plupart des marchandises qu’ils achetaient en Asie pour les revendre en Europe ; elle était grande, riche, bien fortifiée. Albuquerque ne put s’en emparer ; il se contenta de ravager les côtes et les villes voisines, et d’imposer un tribut au souverain de la contrée. Plus tard, ayant su se procurer l’appui d’un ministre favori, il lui suffit pour cette conquête importante d’une simple démonstration de force. L’État fut envahi avant que le roi eût songé à se mettre en défense. Albuquerque s’établit solidement dans la ville et emmena les deux fils du roi en otage ; il imposa à ce dernier un tribut, mais consentit à lui laisser une souveraineté nominale. Ce fut le dernier exploit du conquérant ; Albuquerque donna le reste de son temps aux soins d’administration intérieure, au rétablissement de la discipline qui s’était relâchée dans l’armée et sur les escadres portugaises, et ne sortit plus de Goa, où il termina sa carrière vers la fin de 1515. Ce grand homme, demeuré pauvre au milieu des richesses de l’Orient, mourut dans la disgrâce de son souverain, auprès duquel on l’avait calomnié.

Albuquerque avait rencontré à Malacca des marchands et des voyageurs chinois ; ceux-ci lui donnèrent des détails sur la puissance, l’étendue, la richesse de l’empire du milieu. Albuquerque forma le dessein d’aller vérifier par ses propres yeux tout ce qu’il entendait dire ; en attendant qu’il pût exécuter ce projet, il se hâta de communiquer ces renseignements à la cour de Portugal ; ils se trouvèrent en partie conformes aux relations de Marco Polo, Vénitien, qui déjà avait visité le pays. La cour de Portugal comprit l’avantage de se mettre en rapport avec l’empire chinois ; elle y envoya une escadre et une ambassade. Arrivée aux îles voisines de Canton, l’escadre fut promptement entourée de jonques chinoises qui venaient la reconnaître. Ferdinand d’Andréade, qui la commandait, laissa visiter ses vaisseaux sans opposition ; il fit part aux mandarins du sujet qui l’amenait. L’ambassadeur Thomas Perès et sa suite furent aussitôt dirigés sur Pékin. La grandeur des villes, la multitude des villages, les nombreux canaux qui arrosent la campagne, la culture variée des champs, la richesse des costumes, les manières des gens du peuple étaient pour les Portugais un spectacle aussi nouveau qu’inattendu, et qui les frappa d’un indicible étonnement. L’ambassadeur trouva la cour de Pékin bien disposée en faveur de sa nation, dont la renommée remplissait alors tout l’Orient. La conduite prudente et habile de Ferdinand d’Andréade ajoutait à ces dispositions. Pendant que l’ambassadeur s’acheminait vers Pékin, il parcourait les côtes et faisait le commerce, se montrant facile, conciliant, livrant ses marchandises à un prix inférieur à leur valeur réelle. Au moment de quitter un port, il faisait sommer, par des crieurs publics, tous ceux qui auraient à se plaindre des Portugais de se présenter : il promettait bonne et prompte satisfaction. Les villes maritimes de la Chine étaient alors au moment d’être définitivement ouvertes aux Portugais. L’ambassadeur s’apprêtait à solliciter un traité de commerce que rien ne présageait devoir entraver. Mais par malheur survint une nouvelle escadre portugaise, sous les ordres de Simon d’Andréade, frère de Ferdinand, et d’un caractère tout différent. Ce nouvel amiral voulut traiter, par anticipation, les Chinois en sujets conquis. Il pilla tous les navires qui sortaient des ports de la Chine et tous ceux qui voulaient y entrer ; il mit à contribution les villages voisins de la côte, fit des Chinois prisonniers, enleva de jolies filles. Les matelots et les soldats suivirent à qui mieux mieux cet exemple. Le mandarin qui commandait la province, irrité de ces agressions, se hâta d’équiper une flotte nombreuse ; il attaqua les Portugais ; ceux-ci, quoique entourés d’ennemis dix fois plus nombreux, grâce à la supériorité de leurs navires et de leur manœuvre, parvinrent à se faire jour à travers les bâtiments chinois, lourds et mal armés ; ils échappèrent. Mais à la réception de ces nouvelles, l’empereur irrité fit jeter en prison l’ambassadeur du roi de Portugal ; par un édit impérial, les Portugais fuient exclus de la Chine. Ce ne fut qu’au bout de plusieurs années qu’il leur fut permis d’y pénétrer de nouveau, et encore, dans le seul port de Sanciam. Ils apportaient là de l’or, de l’ivoire, des pierres précieuses, en échange de quoi ils recevaient des étoffes de soie, des porcelaines, du vernis, et surtout du thé ; dont l’usage commençait dés lors à se répandre en Europe. Les choses en étaient là, lorsqu’un pirate nommé Theang-si-lao s’empara de la petite ville de Macao, d’où il tenait bloqués quelques uns des ports de la Chine. Il poussa même l’audace jusqu’à mettre le siége devant Canton. Sollicités par le gouverneur de la province, les Portugais accoururent au secours de cette ville, en firent lever le siége et poursuivirent le pirate jusque dans Macao même, où il se tua. Jaloux de reconnaître ce service, l’empereur donna aux Portugais cette petite île, où ils s’empressèrent de bâtir une ville qui devint l’entrepôt de leur commerce avec le Japon, car le Japon ne tarda pas à leur ouvrir ses ports.

Le Portugal, cette pauvre et petite contrée comme perdue à l’extrémité de l’Europe, régnait alors sans rivale sur une grande partie du globe. Les Portugais étaient maîtres de toute l’étendue des côtes de l’Afrique et des deux presqu’îles de l’Inde. Les ports de la Chine et du Japon venaient de leur être ouverts ; ils avaient des établissements à Ceylan, aux Moluques, dans les îles de la Sonde ; ils régnaient en souverains dans les vastes mers qui baignent ces rivages. Aucun pavillon ne s’y montrait que sous leur bon plaisir. Le petit nombre de vaisseau étrangers auxquels ils permettaient de franchir le cap de Bonne-Espérance n’y pouvaient faire le commerce qu’en subissant mille restrictions ; ces vaisseaux ne devaient acheter ni cannelle, ni gingembre, ni poivre, ni bois de charpente, ni fer, ni acier, ni plomb, ni étain, ni armes de guerre, etc. Les premiers venus s’étaient réservé le monopole de ces différents objets ; plusieurs denrées, dont une seule a suffi depuis à faire la fortune de telle ou telle nation, étaient alors dans leurs seules mains. Les peuples soumis regardaient les Portugais comme des êtres d’une nature supérieure à la leur ; le timide Indou disait : « Heureusement que la Providence a permis qu’il y en eût peu, comme il y a peu de tigres et de lions, afin qu’ils ne détruisissent pas l’espèce humaine. » À la vérité, les Portugais étaient montés par l’âme et le cœur au niveau de leur fortune ; la grandeur et l’héroïsme des Romains semblaient revivre par intervalle dans ces nouveaux conquérants du monde. Au milieu d’un combat naval, on vint avertir le fils de Lopez Carasco que son père venait d’être tué : « Eh bien ! dit-il, c’est un brave homme de moins ; songeons à vaincre ou à mourir de la même mort. » Mais ce n’était là qu’un éclair. Les ressources du Portugal n’étaient point en rapport avec le fardeau de sa gloire et l’étendue de sa domination ; il ne pouvait alimenter long-temps de si nombreuses et si grandioses expéditions. D’un autre côté, la race héroïque des premiers conquérants devait être promptement remplacée par une autre race d’hommes nés en Asie, amollis par l’abondance de toutes choses, énervés par l’influence du climat de l’Orient. Les liens de la métropole et de ses nombreuses colonies ne tardèrent pas à se relâcher : les gouverneurs de ces colonies devinrent indépendants de fait, sinon de droit ; la corruption, la faiblesse et l’anarchie se mirent partout. Elles frayèrent bientôt un chemin facile, jusqu’au cœur de l’Orient, à ces nations étrangères que les Portugais en avaient si long-temps repoussé avec tant de vigilance et de jalousie.

Les succès des Portugais dans l’Orient ne pouvaient manquer d’exciter l’émulation de toutes les nations commerçantes. En 1503, quelques marchands de Rouen expédièrent un navire pour les mers des Indes. Au cap de Bonne-Espérance ce navire fut accueilli par une tempête qui le jeta sur une terre inconnue qui reçut du capitaine et des matelots le nom d’Inde méridionale ; d’ailleurs cette entreprise n’eut pas de suite. Les Anglais, qui déjà avaient visité le Nouveau-Monde sur les pas des Espagnols, ne tardèrent pas à s’avancer dans les mers de l’Inde sur ceux des Portugais. Un marchand anglais nommé Robert Thorn avait acquis, dans un long séjour à Séville, des connaissances étendues sur le commerce de l’Orient. Vers 1527, Robert Thorn présenta à Henri VIII un projet dont il réclamait avec instance l’exécution ; il s’agissait selon lui de procurer à l’Angleterre les mêmes avantages de commerce dont le Portugal avait jusque là le monopole exclusif. Cette nation ayant la première découvert un passage aux Indes par le sud-est, se prétendait en droit de s’en servir exclusivement ; le droit public de l’époque était d’accord avec cette prétention, que d’ailleurs les Portugais étaient en mesure d’appuyer par la force. Or, Robert Thorn voulait conduire ses compatriotes au même but, mais par un chemin différent, par le nord-ouest. En cas de réussite, les Anglais se seraient ainsi trouvés en possession d’un chemin pour les Indes aussi bien et au même titre que les Portugais. En conséquence, deux expéditions dirigées vers le nord-ouest durent tenter la découverte de ce passage ; toutes deux échouèrent. Une troisième expédition, sous les ordres de sir Hugh Willoughby, changeant de route, fit voile vers le nord-est ; mais une tempête horrible dispersa les vaisseaux de sir Hugh, dont elle jeta un dans le port d’Archangel. C’était le premier navire étranger qui s’y fût montré, et le capitaine se hâta d’ouvrir des relations commerciales entre l’Angleterre et la Russie. Malgré ces échecs successifs, le projet de Robert Thorn n’en fut pas moins poursuivi avec ardeur. Dans l’espace d’un petit nombre d’années, six autres voyages furent dirigés dans le même but toujours inutilement. Alors les Anglais résolurent de ne pas se laisser arrêter plus long-temps par les prétentions des Portugais, mais de pénétrer dans l’Orient par la route battue du cap de Bonne-Espérance. Deux expéditions furent successivement dirigées de ce côté en 1582 et 1596. La première, après un combat malheureux avec des vaisseaux espagnols, se vit forcée de retourner dans les ports d’Angleterre, par manque de vivres. Les vaisseaux de la seconde furent poussés par la tempête sur les côtes de l’Amérique, où les équipages périrent par la faim et les maladies ; quatre hommes seulement échappèrent.

La fermeté anglaise se serait peut-être laissée décourager par tant de mauvais succès ; mais, dans l’intervalle, des expéditions dirigées dans un autre sens avaient complètement réussi. Le 13 décembre 1577, une nombreuse escadre, composée de cinq vaisseaux, mit à la voile de Plymouth ; elle était sous les ordres de Francis Drake, marin qui jouissait d’une haute réputation. Francis Drake passa le détroit de Magellan, ravagea les côtes occidentales de l’Amérique espagnole ; puis, craignant la rencontre d’une nombreuse escadre de cette nation s’il retournait en Angleterre par le même chemin, Drake forma le hardi dessein de traverser l’océan Pacifique et de revenir en Europe par le cap de Bonne-Espérance ; immense et périlleuse navigation, où il n’avait eu qu’un seul prédécesseur, Magellan. Les Moluques, dont la réputation était alors considérable en Europe, en raison des riches épices qu’elles fournissaient aux Portugais attirèrent particulièrement l’attention de Drake. Il se dirigea sur Ternore, et de là sur Ternate. Le souverain de cette dernière île se trouvait en guerre avec les Portugais ; informé que ces étrangers qui venaient le visiter n’avaient d’autre intention que de trafiquer avec ses sujets, il les accueillit favorablement. Ce roi régnait sur soixante-dix îles, outre Ternate, la plus considérable des Moluques. Les Anglais échangèrent des présents avec lui, le reçurent à bord de leurs vaisseaux, et nouèrent des rapports commerciaux avec ses sujets ; ils se firent un chargement d’épices précieuses, et se mirent au fait d’un commerce alors l’objet de l’ambition de l’Europe entière. Drake visita quelques autres îles, s’étonnant chaque jour davantage de leur prodigieuse fertilité ; entre autres Java, destiné à devenir plus tard le siège des colonies hollandaises.

Les Anglais déployèrent alors de nouveau leurs voiles pour cette navigation des Indes en Europe que les Portugais se plaisaient à décrire comme toute remplie d’écueils et de dangers. Après avoir quitté Java, et touché terre pour la première fois au cap de Bonne-Espérance, ils arrivèrent enfin à Plymouth ; le voyage avait duré deux ans dix mois et quelques jours. C’étaient les premiers vaisseaux anglais qui eussent traversé le grand Océan et fait le tour du monde. La nouvelle de cette entreprise se répandant bientôt dans toute l’Angleterre, y excita un enthousiasme universel qui, suivant les contemporains, touchait presqu’au délire. Sur le rivage, une immense multitude incessamment renouvelée, ne pouvait se lasser de contempler cette escadre. La reine laissant à peine passer quelques jours pour sauver les apparences à l’égard de la cour d’Espagne qui se plaignait des déprédations des Anglais pendant l’expédition, fut de sa personne rendre visite au vaisseau monté par Drake. Elle lui conféra la chevalerie, et voulut bien accepter un divertissement à son bord. On fit un recueil fort volumineux des odes, sonnets, poésies diverses composées à cette occasion.

L’ardeur ou plutôt la passion des Anglais pour les expéditions maritimes se trouvant ainsi éveillée, un grand nombre de personnes de rang et de distinction descendirent à l’envi dans la carrière. Des hommes portant des noms déjà illustres, le comte de Cumberland, le comte d’Essex, sir Richard Greenville, équipèrent des escadres à leurs frais et firent voile vers différents points du globe. Dans ces entreprises diverses il est bon de distinguer entre toutes celles de Thomas Cavendish. À la tête de trois vaisseaux, l’un de 160, l’autre de 140 tonneaux, un autre de 40 ; avec des vivres pour deux ans et un équipage de 126 hommes, officiers et matelots, dont la plupart avaient fait partie de la fameuse expédition de Drake, Thomas Cavendish mit à la voile de Plymouth le 21 juillet 1586. Il passa le détroit de Magellan, pilla les établissements espagnols de l’Amérique méridionale, s’empara de quelques vaisseaux de la même nation, se lança sur l’océan Pacifique, et le premier parmi les Anglais ouvrit des relations commerciales avec les îles Philippines, alors sous la domination espagnole, devenue odieuse aux indigènes. Ces derniers eurent à peine découvert que les nouveaux venus, non seulement n’étaient pas Espagnols, mais, loin de là, les ennemis des Espagnols, qu’ils en témoignèrent une grande joie. Les chefs de ces îles s’engagèrent à assister Cavendish de toutes leurs forces, s’il voulait se mettre en hostilité contre leurs ennemis communs. Cavendish étudia avec grand soin la navigation des Philippines ; il traversa le groupe des Moluques, longea cette chaîne d’îles qui bordent l’archipel indien du détroit de Malacca à l’extrémité de Timor, et aborda à Java où il conclut une sorte de traité avec les indigènes. Cavendish fit ensuite voile pour le cap de Bonne-Espérance ; ne négligeant rien pour assurer dans l’avenir le succès de ceux qui devaient le suivre dans la même carrière, il fit des observations astronomiques, étudia les courants, les vents et les marées, nota la situation des terres, etc. Le reste du voyage fut aussi heureux que le commencement ; après avoir touché au cap de Bonne-Espérance, Cavendish débarqua à Plymouth le 9 septembre 1588.

À compter de ce moment, l’imagination des aventuriers maritimes, car tel était le nom qu’on donnait alors à ceux qui cherchaient fortune par des entreprises maritimes, se dirigea tout naturellement vers l’Inde. Déjà d’ailleurs l’Angleterre faisait un commerce considérable avec cette partie du monde. Les négociants anglais prenaient aux côtes orientales de la Méditerranée des cargaisons de denrées indiennes transportées là par terre, et les allaient revendre dans le reste de l’Europe. Une association de marchands formée en une compagnie, dite Compagnie du Levant, avait obtenu le privilège de ce commerce ; une autre association de marchands, formée immédiatement après la découverte d’Archangel pour le commerce avec la Russie, s’était mise de ce côté en communication avec la Perse. En 1558, un agent actif et entreprenant de cette dernière compagnie, embarqué d’abord sur le Volga, avait traversé la mer Caspienne et pénétré en Perse. À Boghar, ville de quelque importance, il rencontra, non sans étonnement, grand nombre de marchands, non seulement persans et russes, mais indous et chinois. Le même agent fit sept fois le même voyage, et ouvrit un commerce considérable pour la soie, les tapis, les épices, les pierres précieuses ; en 1563, ce commerce était déjà fort considérable.

D’autres circonstances contribuèrent encore à entraîner les imaginations vers l’Orient. Sir Francis Drake, croisant sur les côtes d’Espagne dans le but de contrarier l’armement de l’invincible Armada, prit un vaisseau portugais qui revenait de l’Orient chargé de denrées précieuses. Une autre capture du même genre, plus considérable encore, ne tarda pas à suivre celle-là. Un vaisseau anglais, sous les ordres de sir John Boroughs, rencontra près des Açores une caraque portugaise de 1,600 tonneaux, de 36 canons, et portant 700 hommes d’équipage ; sir John s’en empara après un combat opiniâtre, et l’emmena en Angleterre où n’avait jamais paru de vaisseau de cette dimension. Il était chargé d’épices, de calicot, de soie, d’or, de perles, de drogues diverses, de porcelaine, d’ébène, etc. L’impatience des marchands de Londres de prendre part au commerce du Levant se trouva vivement stimulée par la vue de tant de richesses. À la même époque, un Anglais du nom de Stevens, parti de Lisbonne sur un vaisseau portugais, se rendit à Goa ; il écrivit la relation de son voyage, qui fut lue par toutes les classes de la société avec une grande avidité. Sous l’influence de ces impressions, plusieurs marchands de la cité sollicitèrent du ministère la permission d’envoyer dans l’Inde trois vaisseaux et quelques pinaces. Dans leur mémoire, après avoir énuméré les différents lieux de l’Orient où les Portugais avaient des établissements, les côtes de Malabar et de Coromandel, la presqu’île de Malacca, l’île Banda, les Moluques, ils ajoutaient qu’il y avait dans l’Inde grand nombre d’autres lieux où il était facile d’ouvrir un commerce de nature à devenir très favorable à l’Angleterre. Cette démarche demeura sans résultat.

Les Hollandais, plus hardis, faisaient alors des pas plus décisifs que les Anglais vers l’Orient. La Hollande pendant que Lisbonne avait à elle seule le commerce de l’Inde avec l’Occident, faisait de son côté celui de Lisbonne avec le reste de l’Europe. Philippe, devenu maître du Portugal, défendit à ses nouveaux sujets toute relation avec les Hollandais naguère ses sujets et alors ses ennemis ; croyant les ruiner par cette mesure, il les enrichit ; car il leur donna l’idée d’aller chercher aux Indes ces mêmes marchandises que jusque là ils avaient achetées à Lisbonne. Mais les Hollandais n’avaient pas de marins qui connussent les mers de l’Orient, ils craignaient les rencontres des Portugais dans des parages où ceux-ci dominaient, aussi ce fut par les mers du nord qu’ils se proposèrent d’arriver à la Chine et au Japon. Leurs tentatives dans ce sens échouèrent comme avaient fait celles des Anglais ; mais une circonstance heureuse vint les servir. Un marchand hollandais, nommé Pierre Houtmann, était en prison pour dettes à Lisbonne ; ayant parcouru les mers de l’Inde, connaissant la manière d’y faire le commerce, il fit proposer aux magistrats d’Amsterdam de mettre son expérience à leur disposition, à condition qu’ils le tireraient de prison. La proposition de Houtmann fut acceptée avec empressement, ses dettes furent payées, et il se rendit à Amsterdam. Les négociants de cette dernière ville s’associèrent alors en une compagnie qui prit le nom de Compagnie des pays lointains ; ils équipèrent quatre vaisseaux en 1595, et en confièrent le commandement à Pierre Houtmann. Houtmann reconnut les côtes de l’Afrique et du Brésil, toucha au cap de Bonne-Espérance, relâcha à Madagascar, puis aux Maldives, et se rendit aux îles de la Sonde. Là les campagnes étaient couvertes de poivre dont il remplit ses vaisseaux à vil prix. À Java, Houtmann se brouilla avec les Portugais, leur livra quelques combats dont il sortit victorieux, et ramena sa petite flotte en Hollande. Il s’était fait accompagner d’un pilote de Guzerat parfaitement versé dans la connaissance des côtes et des mers de l’Inde.

Ce premier succès enhardissant les négociants d’Amsterdam, leur inspira le projet d’un établissement permanent à Java, établissement qui devait leur assurer le commerce du poivre et les mettre en relation avec la Chine et le Japon. Huit vaisseaux, sous les ordres de Van-Neck, se rendirent dans cette île ; il leur fallut tour à tour combattre et négocier. De la l’amiral fit voile pour les Moluques avec quatre de ses vaisseaux, tandis que les autres retournaient en Europe chargés d’épices précieuses. Il établit des comptoirs dans la plupart de ces îles, fit des traités avec les chefs, et revint en Europe. L’ardeur des spéculations maritimes, excitée par ce dernier succès, prit un nouvel essor ; des associations destinées à exploiter ces nouvelles branches de commerce, se formèrent dans un grand nombre de villes de Hollande. Trop multipliées, elles se nuisirent les unes aux autres. Chacune d’elles se trouvait dans l’impossibilité de se défendre contre l’ennemi commun, les Portugais ; chacune se trouvait encore sans cesse au moment de succomber sous le poids de la concurrence qu’elle avait à soutenir contre toutes les autres.

L’exemple des Hollandais excita l’émulation de l’Angleterre ; en 1599, une association fut formée à Londres pour l’exploitation du commerce de l’Orient. Le capital social fut fixé à 80,133 livres sterling divisé en 100 actions ; les souscriptions purent varier entre ces deux limites : de 100 à 3,000 livres. Un comité de quinze personnes fut chargé de l’administration des affaires de la Compagnie. Ce comité sollicita de la reine une charte et des privilèges ; il demandait encore l’autorisation d’expédier trois vaisseaux pour les mers de l’Inde. La reine accorda d’abord cette autorisation ; mais comme le gouvernement s’occupait alors de la négociation d’un traité avec l’Espagne, il conseilla de différer le départ de l’expédition. Les souscripteurs impatients présentèrent un nouveau mémoire ; énumérant tous les lieux où les Portugais avaient des établissements, ils prétendaient que les autres nations avaient le droit de s’établir ailleurs sans donner le moindre sujet de plainte à la couronne d’Espagne. Le ministère différa quelque temps encore à se prononcer. La reine Elisabeth ne prenait pas moins un vif intérêt aux voyages tentés au-delà du cap de Bonne-Espérance ; elle chargea à diverses reprises des voyageurs de lettres de crédit pour les princes dans les États desquels ils comptaient aborder. Une de ses lettres fut remise, en 1583, à deux marchands anglais, John Newberry et Ralph Fitcht ; une autre, en 1596, à deux autres marchands, Richard Allot et Thomas Broomfield. Ralph Fitcht a laissé le récit de son voyage. Après avoir séjourné à la cour de l’empereur, alors le fameux Akbar, pendant plusieurs années, il semble n’en avoir obtenu aucun privilège. John Mildenhall fut plus heureux : parti de Londres en 1599, il se rendit d’Alep, à travers la Perse, auprès du grand Mogol, qui tenait sa cour à Agra ; il offrit à l’empereur un présent de vingt-neuf beaux chevaux et lui présenta les lettres d’Elisabeth. Les chevaux et les lettres furent bien reçus ; toutefois Mildenhall ne put d’abord rien obtenir : des jésuites italiens, en grande faveur à la cour, lui étaient opposés ; et d’ailleurs il ignorait la langue du pays, ce qui lui rendait toute négociation difficile. Il ne se découragea pourtant pas ; à l’aide d’un travail opiniâtre, il se rendit maître de la langue persane, et à force d’assiduités sut gagner les bonnes grâces de l’empereur. Il en obtint alors des firmans qui autorisaient ses compatriotes à commercer librement dans toutes les villes et les ports de l’Inde. Ces firmans ne sont pas venus jusqu’à nous.

Peu de temps après le départ de Mildenhall, les souscripteurs du capital destiné au commerce du Levant avaient redoublé leurs instances auprès d’Elisabeth ; le ministère leur accorda enfin l’autorisation de tenter un voyage dans l’Inde. L’expédition de la patente, ou charte, qui devait constituer la compagnie, long-temps différée, fut publiée pourtant avant le départ de l’expédition. Cette charte, d’où date une si grande époque dans l’histoire d’Angleterre, était en tout semblable à ces autres chartes, appelées d’incorporation, que le gouvernement accordait alors avec une grande facilité à toutes les associations commerciales. Elle constituait les aventuriers sous le nom de « Compagnie des marchands de Londres faisant le trafic aux Indes orientales. » Elle leur accordait le monopole du commerce de tous les pays au-delà du cap de Bonne-Espérance et du détroit de Magellan ; la faculté d’exporter chaque année 30,000 livres en or et en argent ; l’exemption de tous droits de douanes pour les exportations qui devaient fournir aux chargements des quatre premiers voyages ; enfin la même exemption de tous droits de douanes pour l’importation des marchandises de l’Inde jusqu’à l’expiration de la charte ou du privilège de la Compagnie. Elle interdisait à tous sujets anglais le commerce dans l’étendue intérieure des limites tracées à la Compagnie, à moins d’autorisation de cette dernière. Enfin elle confirmait le mode de gestion et de gouvernement des affaires adopté par les souscripteurs du fonds social, mode qui consistait à faire administrer les affaires de la Compagnie par un comité composé de vingt-quatre personnes et d’un président. Les membres de ce comité et son président devaient être nommés annuellement à la majorité des voix par les souscripteurs du fonds social. La durée du monopole était fixée à une période de quinze années ; cependant, dans le cas où l’expérience en aurait démontré les inconvénients, le gouvernement se réservait le droit de l’abolir, sans autres conditions que d’en donner avis aux intéressés deux années d’avance. En revanche, dans le cas où le pays aurait retiré des avantages de ce monopole, le gouvernement promettait de le renouveler pour une nouvelle période de quinze années.

L’expédition était sur le point de mettre à la voile, et bon nombre de souscripteurs n’avaient pas encore versé dans la caisse commune le pris de leurs actions. Les directeurs n’avaient pas le pouvoir nécessaire pour contraindre les retardataires à effectuer ce paiement ; ils firent engager ceux qui avaient déjà payé à se charger de toute la dépense du voyage, à condition d’en avoir eux seuls les profits, ce qui faisait de cette entreprise une opération de commerce comme toutes les autres. On réunit de cette sorte 68,373 livres sterling, somme qui excédait de beaucoup les dépenses présumées de l’expédition. Elle mit à la voile à Torbay, le 2 mai 1601, sous les ordres du capitaine Lancaster. La flotte était composée de 5 vaisseaux de 600, de 300, de 260 et de 240, et d’une pinace de 100 tonneaux. Le capitaine Lancaster aborda d’abord à Acheen, port considérable de l’île de Sumatra, où il fut favorablement accueilli ; il conclut un traité de commerce avec le souverain de l’île, obtint la permission d’y établir une factorerie, et, après avoir pris un chargement de poivre, fit voile pour les Moluques. Dans le détroit de Malacca, Lancaster s’empara d’un vaisseau portugais de 900 tonneaux, richement chargé de calicots et d’épices ; il aborda ensuite à Bantam, dans l’île de Java, y délivra les présents dont il était chargé de la part de la reine d’Angleterre pour le souverain de l’île, puis fit voile pour l’Angleterre, où il arriva deux années environ après on être parti. L’expédition avait réalisé un gain considérable pour ceux qui en avaient fait les frais.

Dans les dix années suivantes (1603-1613), huit autres voyages furent entrepris dans des conditions et avec des résultats à peu près semblables ; à l’exception d’un seul, où les vaisseaux furent assaillis par une furieuse tempête, tous furent avantageux. Le profit net ne fut jamais au-dessous de 100, et dépassa souvent 200 pour cent. Ces premiers voyages de la Compagnie furent exclusivement dirigés vers les îles de l’Océan indien, Sumatra, Java, Amboyne, etc. Les bâtiments rapportaient à leur retour des étoffes de soie rayées, des calicots, de l’indigo, etc., etc. En 1608, les agents de la compagnie aux Moluques firent connaître au comité directeur de Londres que les étoiles et les calicots du continent indien étaient fort recherchés dans les îles ; ils recommandaient à la Compagnie d’ouvrir le plus promptement possible un commerce avec Surate et Combaye, pour les en fournir. Suivant ces agents, ces marchandises pouvaient être échangées avec d’immenses profits contre les épices et d’autres productions des îles. Dans le but de se ménager cet avantage, une expédition sous les ordres de sir Henri Midleton aborda en 1609 aux côtes occidentales du continent asiatique ; elle fit quelques tentatives pour établir des relations commerciales à Aden et à Mocka. Les Turcs, irrités de l’apparition de ces étrangers, les attaquèrent, s’emparèrent d’un de leurs vaisseaux, dont ils firent prisonniers le capitaine et 70 hommes. Sur les côtes de l’Inde, les mêmes tentatives de la part des Anglais furent repoussées par les Portugais ; toutefois, dès 1611, ils obtinrent un peu plus de succès. Thomas Best fit voile pour les mers de l’Inde avec deux vaisseaux sous son commandement ; il était porteur de lettres et de présents du roi Jacques pour le grand Mogol, auprès duquel il se rendit à Agra. Sir Thomas avait déjà rédigé les articles d’un traité de commerce avec les gouverneurs mogols de Surate et d’Ahmenabad, et ce traité fut confirmé par un firman impérial sous la date du 25 janvier 1613. Entre autres dispositions, ce traité portait : « qu’il y aurait paix perpétuelle entre les sujets du grand Mogol et ceux du roi d’Angleterre ; que les marchandises importées par les Anglais paieraient un droit de trois et demi pour cent de la valeur qui leur serait assignée à leur entrée à l’entrepôt des douanes ; qu’il serait loisible au roi d’Angleterre d’entretenir un ambassadeur auprès du grand Mogol pendant la durée de ladite paix, afin de traiter et de résoudre toutes les questions qui menaceraient d’y porter atteinte. »

Jusqu’à ce moment les expéditions pour les Indes n’avaient pas été conduites d’après un système régulier. Les frais de chaque expédition étaient faits par un certain nombre d’individus dont chacun contribuait pour la portion qu’il jugeait convenable ; par la même raison, les bénéfices n’appartenaient qu’a eux. Les armateurs ou propriétaires de chacune de ces expéditions l’administraient, la dirigeaient comme ils l’entendaient, soumis seulement à un contrôle général du comité directeur. Mais à mesure que ces expéditions se multiplièrent, la nécessité se fit sentir de les diriger, de les conduire d’après un plan, un système général. Il fut décidé qu’à l’avenir elles cesseraient d’être indépendantes les unes des autres ; qu’elles seraient dirigées au nom de la compagnie par un comité, et que les bénéfices s’en partageraient à des époques déterminées entre les souscripteurs du capital social, en proportion de leur mise de fonds. Les actionnaires cessèrent d’avoir la faculté de souscrire pour telle ou telle expédition : chacun dut verser dans les mains des directeurs un certain capital que ceux-ci employaient comme bon leur semblait. Ce nouveau mode de souscription produisit un capital de 429,000 livres sterling ; les directeurs l’employèrent à fournir aux frais de quatre voyages, qui furent exécutés d’année en année. D’ailleurs, les profits produits par cette nouvelle manière de commercer ne furent pas considérables : huit voyages entrepris au moyen de souscriptions particulières avaient produit un bénéfice de 171 pour cent ; celui de ces quatre nouveaux voyages ne fut que de 87 et demi. Toutefois, l’esprit de suite et de persévérance que ce nouveau mode d’administration tendait à faire prévaloir dans les entreprises de la Compagnie ne devait pas manquer d’amener des résultats favorables.

Profitant de l’invitation qui lui en était faite par le firman que nous venons de citer, Jacques Ier se décida à envoyer un ambassadeur au grand Mogol. Le choix tomba sur sir Thomas Roë, chevalier, homme d’un esprit éclairé et d’une grande modération de caractère. La lettre du roi d’Angleterre au grand Mogol était ainsi conçue : « Ayant eu connaissance de vos bonnes dispositions à notre égard et à celui de nos sujets, par le grand firman où vous enjoignez à tous vos capitaines, à tous les officiers de vos douanes de veiller au bien-être de nos sujets anglais, dans quelques lieux qu’ils arrivent, afin qu’ils puissent trafiquer et commercer sans aucune sorte d’empêchement ou de molestation ; ayant appris, en outre, les différents articles du traité conclu entre Sheik Suffee, gouverneur de Guzerate en votre nom, et notre bien-aimé sujet Thomas Best, agissant en notre nom, nous avons jugé convenable d’envoyer auprès de vous un ambassadeur qui puisse traiter et statuer en grand sur toutes les matières dont il y aura lieu a s’occuper par rapport à cette bonne et amicale correspondance qui vient de s’établir tout dernièrement entre nous, et qui doit sans aucun doute grandement servir à l’honneur et à l’utilité des deux nations. Par ces considérations, et pour l’avancement d’un si louable commerce, nous avons fait choix de sir Thomas Roë, un des principaux de notre cour, et nous lui en avons donné la spéciale commission sous notre grand sceau d’Angleterre ; nous lui avons donné en outre des directions et des instructions pour traiter telles matières qui auront rapport à l’utilité et au profit de nos sujets respectifs. Ainsi nous vous supplions d’accorder crédit et faveur à tout ce qu’il pourra vous proposer, soit pour la formation de nouveaux établissements, soit pour l’agrandissement de ceux qui existent déjà. Comme confirmation et garantie de nos bonnes dispositions et de nos bons souhaits à votre égard, nous vous prions encore de vouloir bien prendre en bonne part les présents que nous avons chargé notre dit ambassadeur de vous offrir. Sur quoi nous implorons pour vous la miséricorde du Tout-Puissant. »

Sir Thomas Roë eut sa première audience le 10 janvier 1616. Le grand Mogol le reçut fort gracieusement, et lui remit la réponse suivante à la lettre du roi d’Angleterre. Debord les préambules d’usage, puis : « Quant à la lettre que vous m’avez envoyée au sujet de vos marchands, je l’ai reçue, et je demeure pleinement satisfait de votre tendre amitié pour moi. Je désire que vous ne preniez pas en mauvaise part que je ne vous aie pas écrit plus tôt. Je vous envoie ma présente lettre dans le but d’entretenir notre amitié, et aussi pour vous prévenir que j’ai envoyé partout des firmans, à cet effet que, dans le cas où il arriverait quelque marchand ou quelque vaisseau anglais dans l’un de mes ports, mes sujets aient à les laisser faire et agir ainsi qu’ils le voudront ; qu’ils assistent et aident les nouveaux venus en toute occasion, et les protègent contre les injures ou les dommages qui pourraient leur être faits ; que ces nouveaux venus n’aient pas à souffrir du moindre manque d’égards ; qu’au contraire ils soient libres et plus libres que mes propres sujets. Comme dernièrement et précédemment j’ai reçu de vous plusieurs gages de votre amitié, je sollicite de vos bonnes dispositions à mon égard quelques autres nouveautés de votre pays, comme nouvelle preuve de votre amitié, car telle est l’habitude entre princes.

« … Quant à vos marchands, j’ai donné des ordres exprès, dans toute l’étendue de l’empire, qu’il leur soit permis de vendre, d’acheter, voiturer, transporter toute denrée, toute marchandise, toute chose enfin qu’il leur conviendra, sans qu’il leur soit opposé le moindre obstacle. Que si parmi mes propres sujets il s’en trouvait quelques uns sans crainte de Dieu et rebelles à leur roi, qui tentassent de faire quelque brèche à cette ligue d’amitié, j’enverrais contre eux mon fils, le sultan Khourin, soldat éprouvé dans la guerre, pour les tailler en pièces, afin qu’aucun obstacle ne puisse empêcher à l’avenir la continuation et l’accroissement de notre affection mutuelle. »

Sur la demande de sir Thomas Roë, la compagnie fut autorisée à construire son premier comptoir à Hoogly. Hoogly était alors l’entrepôt d’un riche et florissant commerce ; tous les étrangers y abondaient ; c’était le grand marché où le Bengale s’approvisionnait des denrées étrangères. À ces bons offices sir Thomas Roë crut devoir ajouter un certain nombre de conseils à la compagnie. Il n’était pas d’avis qu’elle prît une tendance guerrière : « À mon arrivée, lui écrivait-il, j’ai entendu dire qu’un fort était nécessaire ; mais l’expérience m’a depuis enseigné que si on nous l’a refusé, c’est pour le mieux. Si l’empereur m’en offrait dix, je n’en accepterais pas un seul. » — Sir Thomas déduisait ensuite ses raisons : — « Ce fort ne serait d’aucune utilité pour le commerce ; la dépense en serait plus considérable que le commerce ne saurait le supporter, car le maintien d’une garnison vous mangerait tous vos profits. Guerre et commerce sont choses incompatibles. Si vous en croyez mes avis, vous vous bornerez à exploiter les mers. Les Portugais, en dépit du grand nombre de leurs riches établissements, se sont appauvris en entretenant des soldats ; encore leurs garnisons étaient-elles fort chétives. Ils n’ont retiré aucun avantage de l’Inde dès qu’ils se sont trouvés dans l’obligation de la défendre ; notez ce point. Ce fut aussi l’erreur des Hollandais de vouloir s’implanter dans ce pays-ci par l’épée. Ils avaient un capital prodigieux, ils multipliaient en tous lieux ; ils en possédaient quelques uns des meilleurs : néanmoins la solde morte de leurs troupes absorba tous leurs bénéfices. Prenez ceci pour règle : Si vous voulez du profit, cherchez-le par mer et dans un commerce paisible ; sans aucun doute, c’est un mauvais calcul que d’avoir des garnisons et de faire la guerre dans l’Inde. Ce n’est pas un grand nombre de ports et de résidences qu’il vous convient d’avoir ici : ils augmenteraient vos dépenses sans les compenser. Il vous suffit d’un seul port qui soit favorable à vos chargements. Cela et un bon service de la part de vos employés, c’est tout ce qu’il vous faut. » — Sir Thomas ne croyait pas que la compagnie, dans son propre intérêt, dût s’aviser de traiter avec les États indigènes sur le pied d’un grand État qui entretient des relations avec un autre. — « Un ambassadeur, ajoutait-il, n’est pas en bonne situation dans ce pays-ci ; un agent de moindre qualité ferait mieux vos affaires. Parmi ces fiers Mogols, bien souvent j’ai dû vous faire des ennemis à cause de ma charge, sous peine de la laisser exposer à des indignités. La moitié de la dépense de cette charge suffirait à corrompre toute la cour impériale de manière à en faire votre esclave. Le mieux pour vous c’est de confier le soin de vos affaires à quelque Mogol que vous paierez sur le pied de mille roupies par an, et que vous ferez votre solliciteur à la cour ; une fois autorisé par le roi, il vous servira mieux que dix ambassadeurs. Ayez encore un agent secondaire à votre port principal, pour suivre le gouverneur de la province, être en relations avec les fonctionnaires principaux, etc. ; c’est tout ce qu’il vous faut. Quant à vos autres établissements, ils peuvent sans inconvénient être laissés à eux-mêmes. »

Nous avons déjà raconté comment un grand nombre de sociétés diverses s’étaient formées en Hollande pour l’exploitation du commerce de l’Inde. Les États-Généraux réuniront toutes ces sociétés en une seule, qui reçut le nom de Compagnie des Grandes-Indes. Cette société forma un fonds social de 12,319,600 livres tournois (c’est-à-dire 6,479,840 florins, à raison de 40 sous le florin). Ce capital fut divisé en actions de 6,000 livres, et dont le nombre s’éleva a 2,158. La société reçut le droit de faire la paix et la guerre avec les princes de l’Orient, de bâtir des forteresses, d’entretenir des garnisons, de nommer des officiers de justice et de police, etc. Ce fut le modèle de la nouvelle Compagnie anglaise dont nous avons raconté l’organisation, et de toutes celles qui suivirent ; institutions commerciales ignorées de l’antiquité et du moyen âge, et qui, à compter de ce moment, étaient appelées à jouer un si grand rôle dans l’histoire moderne. Cette compagnie naissait au milieu de circonstances favorables : les sociétés sur les débris desquelles elle venait de s’élever avaient formé un grand nombre de marins, construit beaucoup de vaisseaux qu’elle fut à même d’employer. Peu de mois après sa fondation, l’amiral Varwick, que la Hollande peut considérer comme le fondateur de sa puissance et de son commerce dans l’Orient, mit à la voile avec une escadre de quatorze vaisseaux et quelques yachts. L’amiral Varwick bâtit un comptoir fortifié dans l’île de Java, et fit des alliances ou traités de commerce avec plusieurs princes du Bengale. La guerre ayant éclaté entre lui et les Portugais, l’avantage lui demeura dans la plupart des combats qui suivirent. Les Hollandais ne montraient pas l’intrépidite brillante qui avait autrefois signalé les entreprises des Portugais, mais ils manifestaient cet esprit de suite et de persévérance que le succès manque rarement de couronner. Quelquefois battus, jamais découragés, peu de temps se passait après une délaite avant qu’ils reparussent en forces plus considérables, prêts à tenter l’exécution de quelque nouveau plan. Ils ne visaient point à la gloire, mais au profit ; ils ne combattaient pas pour s’illustrer, mais pour la liberté de vendre et d’acheter ; ils suivaient leurs projets commerciaux avec une persévérance inébranlable, sans jamais s’en laisser détourner par des motifs de gloire ou de vengeance, sans se laisser tenter par la chance de brillantes mais inutiles conquêtes.

Deux fois les Hollandais cherchèrent à s’ouvrir les portes de la Chine ; l’or des Portugais, l’influence des missionnaires catholiques les en firent repousser. Ils se déterminèrent à intercepter les vaisseaux chinois, espérant obtenir par la crainte ce qui avait été refusé à leurs sollicitations. Une flotte portugaise sortit alors de Macao, et, craignant de compromettre à tout jamais le nom hollandais en Chine, ils se retirèrent. Quelques années plus tard ils dirigèrent une expédition contre l’île de Macao. Ils échouèrent ; mais pour ne pas perdre le fruit de cet armement, ils établirent une colonie dans l’île des Pêcheurs, qui n’était formée que de rochers incultes et stériles ; et cette colonie leur servit de point de départ pour s’établir dans l’île Formose, où ils réussirent à se faire admettre. Cette île, quoique située vis-à-vis de la province de Fokien, à 30 lieues de la côte, était pourtant indépendante de la Chine. La nouvelle colonie grandit et se fortifia d’abord lentement, puis s’éleva tout-à-coup à un haut degré de splendeur et de postérité, car les Tartares ayant fait la conquête de la Chine, plus de 100,000 Chinois, qui fuyaient les vainqueurs, se réfugièrent à Formose : ils y portèrent la culture du riz et du sucre, et y attirèrent un grand nombre de vaisseaux de leur nation. Formose devint alors un grand entrepôt de commerce entre Java, Siam, les Philippines, la Chine et le Japon. À la vérité, cette prospérité dura peu. Un Chinois, nommé Equam, avait long-temps défendu contre les conquérants tartares l’ancienne dynastie ; à la tête d’une flotte considérable il menaçait fréquemment les côtes de la Chine Son fils Coxinga, qui lui succéda, se flatta de se rendre plus redoutable encore aux conquérants de sa patrie s’il s’emparait de l’île Formose. Il réussit dans son dessein. Le fort occupé par les Hollandais était en mauvais état, les vivres et les munitions de guerre en petite quantité ; le gouverneur n’en fit pas moins une assez bonne résistance, et, forcé de rendre la place, il se retira à Batavia avec la garnison. Les Hollandais firent ensuite quelques tentatives, mais qui demeurèrent inutiles, pour reprendre Formose ; ils furent réduits à faire le commerce à Canton, avec la même gêne, la même dépendance, les mêmes humiliations que les autres nations. En 1683, l’empereur de la Chine étendit son autorité sur l’île Formose, et depuis lors aucun peuple de l’Europe n’a songé à s’y établir de nouveau.

Lors de son voyage autour du monde, Magellan avait reconnu les Moluques, ce qui donnait aux Espagnols, d’après les idées de l’époque, le droit exclusif de s’y établir et d’y commercer. Les Portugais, de leur côté, ne manquaient pas de raisons pour faire valoir des prétentions analogues. Charles-Quint consentit à l’abandon des siennes moyennant une somme de 350,000 ducats ; mais plus tard Philippe ayant réuni les couronnes d’Espagne et de Portugal, il fallut bien que les Portugais fussent admis à ce commerce. Réunies sous le même sceptre, les animosités des deux nations n’en éclatèrent pas moins fréquemment ; elles furent de puissants auxiliaires aux Hollandais qui devaient les remplacer et qui demeurèrent en définitive les maîtres du champ de bataille. Les Moluques devinrent le centre de leur puissance dans l’Orient et le plus grand entrepôt de leur commerce ; le girofle et la muscade en étaient les objets principaux, et certes ce n’est pas un des phénomènes les moins étranges de la civilisation moderne que de voir la prospérité, la puissance, la liberté même d’une nation dépendre de la culture de quelques milliers d’arbustes qui croissent à six mille lieues d’elle, dans deux ou trois petites îles comme perdues pour elle à l’autre extrémité du monde. Dans l’origine, on comprenait sous le nom de Moluques un groupe d’îles dont les principales étaient Ternate, Tidor, Mohir, Macchiam et Bacchiam ; peu à peu ce nom devint commun à toutes les îles produisant les épices : Banda, Amboyne, Ceram et toutes les îles adjacentes. Les Hollandais, après une lutte de quelque temps, parvinrent à en chasser les Portugais, comme ceux-ci les avaient chassés de Lisbonne. Ils s’emparèrent alors exclusivement du riche commerce des épices.

En 1617-18 une souscription fut ouverte à Londres pour la formation d’un nouveau capital social qui fut porté jusqu’à la somme, immense pour le temps, de 1,600,000 livres sterling. Cette nouvelle souscription était destinée à fournir aux frais de trois voyages. La Compagnie ne possédait pas alors moins de 36 vaisseaux ; mais à cette époque les autres compagnies européennes, engagées comme elle dans le commerce de l’Orient, apportèrent de nombreux obstacles à sa prospérité. Les Portugais, en raison de la priorité de leurs découvertes, s’étaient long-temps arrogé le monopole du commerce par le cap de Bonne-Espérance. Les Hollandais, quand ils eurent supplanté les Portugais, ne devinrent pas moins jaloux de ces droits ; ils se montrèrent disposés à en user rigoureusement contre les Anglais, bien qu’ils eussent d’abord montré une espèce de tolérance lorsque le succès de leur lutte contre la couronne d’Espagne était encore indécis. Ils marchaient alors dans une voie de prospérité qui les rendait des rivaux redoutables pour les Anglais ; leurs capitaux se précipitaient en abondance vers le commerce de l’Inde, tandis que les troubles intérieurs, les guerres civiles dévoraient les ressources de ces derniers. Grâce à l’esprit de rivalité inhérent au commerce, à la différence de la situation politique de leurs pays réciproques, les deux Compagnies, hollandaise et anglaise, ne pouvaient se voir qu’avec des yeux de défiance, de haine, de jalousie. Déjà plusieurs contestations, à la vérité d’une importance secondaire, avaient eu lieu, lorsqu’en 1617-18 les Anglais prirent possession de deux petites îles appelées Polaroon et Rosengen. Ces îles n’appartenaient point aux Hollandais, mais seulement se trouvaient dans le voisinage de leur établissement. Les Hollandais, qui, par cette raison, se croyaient des droits à la possession de ces territoires, attaquèrent les Anglais ; ceux-ci, bien fortifiés, se défendirent. Les Hollandais se saisirent alors de tous les vaisseaux anglais qui leur tombèrent sous la main, et ils énoncèrent en même temps leur ferme résolution de ne pas les rendre à moins que les Anglais ne renonçassent formellement à toutes prétentions sur les îles à épices. Les Hollandais, qui se croyaient dans leurs droits, disaient : Nous avons chassé les Portugais des îles à épices, nous avons fait un traité avec les indigènes, et par ce traité nous nous sommes engagés à les défendre contre les Portugais ou toute autre nation qui voudrait s’établir chez eux ; en échange de notre protection, les indigènes nous ont accordé le monopole de leur commerce. Les Hollandais présentèrent au roi d’Angleterre un mémoire conçu dans ce sens. Dans les idées alors généralement admises que dans les contrées nouvellement découvertes la priorité d’occupation suffisait à constituer un droit de possession et de souveraineté en faveur des premiers occupants, il était certain que les Anglais ne pouvaient exciper d’un droit réel à faire le commerce des Moluques ou à s’y établir.

Après de longues contestations qui dégénérèrent souvent en hostilités, les deux gouvernements s’entendirent pour conclure un arrangement où les droits de leurs sujets respectifs fussent réglés. Cet arrangement portait : « Qu’il y aurait restitution mutuelle des vaisseaux et des propriétés ; que le commerce du poivre à Java serait fait par les deux nations ; que les Anglais auraient un commerce libre à Pullicate et sur la côte de Coromandel, à condition de payer la dépense de la garnison ; qu’ils auraient le tiers du commerce des Moluques et de Banda, et les Hollandais les deux tiers, à condition qu’ils supporteraient les uns et les autres les frais de la garnison dans la même proportion. » Le même arrangement stipulait encore que les deux nations devaient fournir chacune dix vaisseaux de guerre pour leur défense commune dans l’Inde. Un conseil, appelé conseil de défense, et composé de quatre membres de chacune des deux compagnies, fut formé pour surveiller l’exécution de ce traité. En conséquence de ce nouvel arrangement, un envoi fut fait dans l’Inde qui consistait en 62,490 livres sterling, en métaux précieux, en 28,508 livres sterling de marchandises ; le tout chargé sur les dix bâtiments envoyés par les Anglais. Le retour, apporté en Angleterre sur un seul vaisseau, fut de la valeur de 108,887 livres sterling. Cependant les Hollandais, même avant la conclusion du traité définitif, avaient déjà commis plusieurs actes d’oppression à l’égard du commerce anglais ; d’autres difficultés survinrent quand il s’agit de l’exécution. Les Hollandais refusèrent de rendre les captures faites par les individus ; ils refusèrent d’admettre les Anglais au partage du commerce du poivre, jusqu’à parfait paiement par ces derniers de certaines indemnités qu’ils se prétendaient en droit d’exiger pour les fortifications qu’ils avaient élevées, etc., etc. En effet, le traité stipulait bien que les Anglais s’engageraient à participer aux frais de fortification, mais il ne disait pas que ce serait seulement dans l’avenir. C’était bien ainsi que l’entendaient les Anglais ; mais les Hollandais soutenaient le contraire : ils prétendaient, que les Anglais devaient aussi entrer en compte de ce qu’avaient coûté les fortifications dans le passé, et soutenaient cette prétention avec beaucoup de hauteur et de roideur. Bientôt les Anglais du conseil de défense déclarèrent l’impossibilité où ils se trouvaient de continuer le commerce, si des mesures efficaces n’étaient pas prises par la métropole pour les protéger contre les procédés oppressifs des Hollandais.

Cette animosité réciproque des deux nations allait croissant sans cesse. Les Anglais se plaignaient d’être chargés d’une part considérable dans la dépense des établissements communs, et de ne jamais être consultés sur l’emploi de l’argent, des hommes et des vaisseaux : Leurs récriminations devenaient de plus en plus violentes, jusqu’à ce qu’éclata la crise si long-temps menaçante. Le capitaine Towerson, neuf autres Anglais, neuf Japonais et un Portugais furent tout-à-coup faits prisonniers à Amboyne par l’ordre des autorités hollandaises ; ils étaient accusés d’avoir ourdi une conspiration pour surprendre la garnison hollandaise et chasser de l’île les Hollandais. Les Anglais ont constamment nié, depuis, la vérité de l’accusation ; ils ont allégué le peu de probabilité qu’en raison de leur petit nombre ils eussent osé former un projet semblable. D’un autre côté, les Hollandais ne craignirent pas de livrer les prisonniers à un jugement public, chose dont ils se seraient probablement abstenus s’ils n’avaient pas eu la présomption de leur culpabilité : Quoi qu’il en soit, Anglais, Japonais et Portugais furent mis à la question : soit que ce fût la vérité qui parlât ; soit que la douleur leur arrachât de faux aveux ; deux Japonais confessèrent le crime dont ils s’étaient accusés ; en raison de l’aveu ; tous furent condamnés à mort, et l’exécution suivit de près la sentence. Cette nouvelle, en se répandant en Angleterre ; y produisit la plus douloureuse, la plus pénible sensation. La presse et le burin s’empressèrent de reproduire, en les exagérant ; les lugubres scènes d’Amboyne. Une gravure où l’on voyait les Anglais expirant sur le chevalet au milieu des plus affreux tourments, torturés par des bourreaux hollandais, fut répandue dans toute l’Angleterre. Les marchands hollandais qui se trouvaient à Londres, sans cesse menacés dans leurs propres maisons par une foule furieuse, se virent dans l’obligation de s’adresser au conseil privé pour en obtenir protection ; ils se plaignirent encore de la publication faite par les directeurs de la gravure d’Amboyne. Les directeurs, mandés devant le conseil privé, nièrent qu’ils eussent contribué à répandre la gravure dans la ville ; mais avouèrent l’avoir fait exécuter ; ils voulaient, disaient-ils, perpétuer dans leurs maisons et laisser à leurs descendants une preuve de la perfidie et de la cruauté des Hollandais. Des pétitions, couvertes de milliers de signatures, arrivaient de tous côtés au roi ; elles lui demandaient vengeance de l’insulte subie par la nation. Le roi nomma une commission d’enquête qu’il chargea d’examiner l’affaire. Le rapport de cette commission se trouva d’accord avec les idées qui circulaient dans le peuple, et ordre fut donné par le roi de retenir tous les vaisseaux hollandais qui se trouvaient dans les ports d’Angleterre, jusqu’à ce que satisfaction eût été donnée par le gouvernement de la Hollande. La mesure ayant été signifiée au gouvernement hollandais, il répondit : « Qu’il enverrait des ordres au gouverneur-général de l’Inde, afin que les Anglais pussent se retirer sans payer de droits des établissements hollandais, si bon leur semblait ; que toutes les difficultés seraient soumises au conseil de défense ; que les Anglais seraient autorisés à bâtir eux-mêmes des forts pour la protection de leur commerce, pourvu que ce fût à trente milles de distance des forts hollandais ; que d’ailleurs l’administration de la justice civile et criminelle devait rester aux mains des Hollandais dans tous les endroits soumis a l’autorité hollandaise, autorité qui devait être exclusive dans les Moluques, Banda et Amboyne. » Les Anglais demeurèrent fort mécontents de cette réponse, toutefois les choses en demeurèrent là pour le moment ; l’émotion populaire avait eu le temps de se calmer.

En 1620, deux vaisseaux de la Compagnie, faisant voile de Surate en Perse, trouvèrent le port où ils abordèrent bloqué par une flotte portugaise composée de cinq gros et de six petits vaisseaux. Les Anglais retournèrent à Surate, où ils se renforcèrent de deux autres navires, et se décidèrent à attaquer les Portugais. Ceux-ci, après une action assez indécise, se retirèrent à Ormus ; les Anglais les poursuivirent jusque dans ce port ; un nouvel engagement eut lieu, où l’avantage, malgré la supériorité des Portugais, demeura aux Anglais. Cette circonstance disposa favorablement les Persans : ils se joignirent aux Anglais pour attaquer les Portugais et se délivrer du joug étranger. La ville et la citadelle d’Ormus, attaquées deux années plus tard par une flotte anglaise et une armée persane, furent capturées. Pour prix de ce service, outre leur part dans le pillage de cette ville, les Anglais obtinrent la remise de la moitié des droits ordinaires au port de Gombroon, qui devint leur station principale dans le golfe Persique. Mais le commerce ne put prospérer sous les capricieuses exactions des employés et officiers persans. À Java, l’agent de la Compagnie, fatigué de l’oppression des Hollandais, s’était retiré dans l’île de Lagundie, dans le détroit de la Sonde, abandonnant Bantam et Jacatra, où les Hollandais avaient fondé leur principal établissement, sous le nom de Batavia. Toutefois l’île de Lagundie se trouva tellement malsaine, que les Anglais se virent forcés de la déserter : sur deux cent cinquante individus, cent vingt étaient malades ; ils n’étaient pas en état de fournir l’équipage d’un seul navire. Les Hollandais, malgré les querelles passées, vinrent alors à leur secours et les ramenèrent à Batavia, où il leur fut permis d’établir une nouvelle factorerie. La Compagnie, étendant ses efforts sur la côte de Coromandel, établit des factoreries à Masulipatam et Sallicet, mais la rivalité des Hollandais la contraignit à les abandonner. La Compagnie forma alors le plan d’un nouvel établissement dans le royaume de Tanjore, mais la présence d’autres rivaux, des Danois, l’empêcha de donner suite à ce projet. L’année suivante, elle réussit pourtant à acheter un petit territoire au midi de Nellore, où une factorerie fut érigée à un endroit nommé Armegum.

Jacques était mort peu de temps après les réclamations qui lui avaient été adressées au sujet de l’affaire d’Amboyne. Charles, qui lui succéda, fit arrêtes trois vaisseaux hollandais, venus de Surate à Portsmouth ; mais comme à la même époque le pouvoir du Parlement commençait à s’élever au-dessus de celui de la couronne, la Compagnie adressa au parlement une pétition où elle se plaignait amèrement de l’inimitié des Hollandais, qui menaçaient d’anéantir ses établissements de l’Inde ; elle demandait que des mesures fussent prises en conséquence. La détention de leurs vaisseaux, l’effet produit en Angleterre par les événements d’Amboyne, avait amené les Hollandais à de nouvelles explications, qui leur inspirèrent le désir de terminer l’affaire à l’amiable. Les états-généraux avaient déjà nommé des commissaires pour se rendre aux Indes et prendre connaissance de l’affaire en question dans tous ses détails. Après de nombreux délais inséparables à ce genre de mission, à la fin il fut convenu que les états-généraux enverraient des commissaires en Angleterre pour s’occuper de l’enquête, et que justice serait immédiatement rendue à qui de droit. Sur cette promesse, les vaisseaux furent restitués ; et plus tard, la compagnie fut invitée à envoyer des témoins en Hollande pour porter témoignage devant les tribunaux du pays. La compagnie fit des objections, la satisfaction fut encore différée.

Depuis long-temps la Compagnie, dans ses exportations d’or et d’argent, avait dépassé les limites qui lui avaient été imposées par les termes de sa charte. Le comité-directeur en avait demandé la permission au roi, d’année en année. En raison de ce précédent, le comité sollicita que l’extension des limites précédentes fût portée jusqu’à 80,000 livres sterling en argent et 40,000 livres en or ; cette demande fut accordée. En 1631-32, une souscription fut ouverte pour un nouveau fonds social, dont le montant fut de 470,000 livres sterling ; sept vaisseaux furent expédiés cette même année ; ce progrès de la compagnie au dehors se trouvait en rapport avec celui de ses ressources financières. Le roi de Golconde accorda de nouveaux privilèges à factorerie de Masulipatam ; le roi mogol donna à la Compagnie le droit de trafiquer à Piglig, dans la province de Ouude, dans le but de gouverner plus facilement ces stations. L’établissement de Bantam fut élevé au rang de présidence. D’ailleurs, comme elle n’espérait plus rien du succès de sa contestation avec les Hollandais, la Compagnie commençait à diriger sur Surate ses principales expéditions ; le commerce avec cette partie de l’Inde et avec la Perse était ce qui l’occupait davantage. En 1634-35, un traité fut conclu avec les Portugais dans le but de prendre part au commerce du poivre qui se faisait sur la côte de Malabar. Mais pendant ce progrès de la Compagnie, soit dans ses moyens financiers, soit dans l’extension de ses possessions, un ennemi menaçant était né tout prés d’elle. Le roi autorisa la formation d’une nouvelle Compagnie des Indes orientales, où lui-même prit des actions. Le préambule de la charte de cette nouvelle association portait que la Compagnie des Indes étant bien éloignée d’avoir produit pour le bien public les heureux résultats qu’on devait attendre des grands privilèges qui lui avaient été accordés, des moyens puissants qu’elle avait eus à sa disposition, le roi autorisait la formation d’une nouvelle compagnie des Indes orientales. Sir William Courten avait conçu le plan de cette nouvelle association, et l’avait fait adopter au roi par l’intermédiaire d’un certain Endymion Porter, en qui le roi avait grande confiance.

L’arrivée des vaisseaux de Courten dans le port de Surate jeta la consternation dans l’établissement ; le commerce y fut suspendu pendant le reste de la saison. Les souscripteurs de l’expédition de Courten réalisèrent au contraire de grands bénéfices. Les souscripteurs de l’ancienne compagnie s’adressèrent à la couronne, et firent une lamentable description de l’état de détresse où les jetait cette concurrence inattendue ; l’association nouvelle n’en obtint pas moins la continuation de son privilège pour une période de cinq années. Il lui était défendu de faire le commerce dans tous les lieux où l’ancienne Compagnie avait déjà des établissements ; mais la Compagnie subit de son côté la même défense par rapport aux lieux où s’établirait la nouvelle association. Le comité directeur, ne se tenant pas pour battu, renouvela ses doléances au roi, dont les affaires commençaient déjà à prendre une fâcheuse tournure ; tout lui tournait mal. Il nomma en son conseil privé un comité charge de s’occuper de ces deux points : — « Rechercher à Madras les moyens d’obtenir justice des Hollandais. — Accomplir une fusion entre l’ancienne Compagnie et l’association de Courten. » — Le comité ne fit aucun rapport, n’indiqua aucune résolution, et la Compagnie continua d’adresser au roi de nouvelles pétitions ; elle alléguait l’impossibilité pour elle de continuer le commerce si l’association Courten subsistait. Cette demande fut enfin accueillie. La Compagnie eut la promesse que le privilège de l’association Courten serait retiré, à la condition que la Compagnie aurait recours à une nouvelle souscription, qui permit de donner au commerce une extension plus considérable. Mais le crédit de la Compagnie était alors fort bas ; ce fut à grand’peine qu’elle parvint à réaliser une somme de 22,500 livres sterling. La suppression de l’association Courten, promise seulement pour le cas où la Compagnie lèverait un nouveau capital, n’eut pas de suite immédiate. Or l’association Courten se voyant ainsi condamnée d’avance, certaine de ne pouvoir compter sur l’avenir, perdit promptement l’énergie et l’esprit d’entreprise qui pendant quelques instants l’avait distinguée ; tout en éprouvant de la répugnance à s’unir à l’autre compagnie, elle n’osait pourtant rien tenter pour elle-même. Après quelque temps d’hésitation, l’union des deux compagnies fut enfin effectuée, et en 1630 un nouveau fonds social fut formé, où se confondirent leurs capitaux respectifs. La même année, deux bâtiments furent expédiés, portant en billon la somme de 60,000 livres sterling.

En 1642, la Compagnie fit un établissement à Madras. Le désir de posséder une place de sûreté sur la côte de Coromandel, propre à protéger tout à la fois ses marchandises et la personne de ses agents, lui fit embrasser avec joie la permission d’élever des fortifications à Madraspatam ; le fort fut nommé fort Saint-Georges. Mais la cour des directeurs se souvint des conseils de sir Thomas Roë ; elle n’approuva pas tout d’abord cette mesure. Dix années plus tard (1652), les Anglais obtinrent les premiers privilèges dont ils aient joui au Bengale. Parmi les personnes employées à leurs factoreries sur cette côte, et qui avaient la faculté de se rendre de temps à autre à la cour impériale, se trouvaient plusieurs chirurgiens ; ceux-ci, par les cures qu’ils effectuèrent, ne tardèrent pas à obtenir une grande influence parmi les habitants et les grands seigneurs mogols ; ils employèrent leur crédit en faveur de la Compagnie. Moyennant une somme de 3, 000 roupies, celle-ci obtint de la cour impériale un firman qui lui concédait un commerce illimité et exempt de droit dans la plus riche province de l’empire. À la même époque, la guerre éclatant fréquemment parmi les indigènes de la côte de Coromandel, la direction était fréquemment sollicitée par ceux de leurs agents employés sur cette côte, pour en obtenir l’autorisation de continuer les fortifications commencés. Les directeurs, après de nouvelles objections, accordèrent l’autorisation demandée ; le fort Saint-Georges fut achevé et érigé en présidence.

De grands événements politiques avaient rempli cette période : Charles Ier avait péri sur l’échafaud ; la république d’Angleterre avait disparu, ou se cachait derrière le protectorat de Cromwell. Par l’ascendant du génie de ce dernier, l’Angleterre avait pris en Europe la place éminente dont les désordres civils l’avaient long-temps privée. Cromwell avait dit : « Je veux que la république anglaise soit respect comme l’était dans son temps la république romaine. » Cromwell avait tenu parole. Les Hollandais, forcés de demander la paix, se soumirent à toutes les conditions qu’il plut au Protecteur d’imposer. Par une clause du traité de 1654, ils s’engagèrent à faire toutes les réparations qu’on pourrait désirer au sujet du massacre d’Amboyne. Une commission, composée de quatre membres anglais et quatre autres hollandais, dut se réunir à Londres ; et, dans le cas où elle ne parviendrait pas à arranger le différend, il fut convenu de part et d’autre de s’en remettre à l’arbitrage des cantons suisses protestants. Les commissaires se réuniront le 30 août 1654. Les dommages-intérêts réclamés par les Anglais montaient à la somme de 2,695,999 livres sterling ; les Hollandais en réclamaient de leur côté 2,919,861 pour les dépenses des fortifications, etc. ; prétentions probablement fort exagérées des deux côtés. Après quelques débats, les Hollandais, rabattant beaucoup de leurs premières exigences, agréèrent de payer une somme de 85,600 livres sterling, plus une autre somme de 3,615 livres pour être distribuée aux héritiers des victimes d’Amboyne.

En 1654, grand nombre de ces marchands, alors appelés marchands aventuriers, présentèrent des réclamations contre le privilège de la Compagnie ; ils sollicitaient du conseil d’État la permission d’envoyer dans l’Inde un certain nombre d’expéditions particulières. Le privilège de la Compagnie fut maintenu ; toutefois les marchands aventuriers obtinrent de leur côté d’expédier dans l’Inde quatre vaisseaux sous l’administration d’un comité. L’esprit de suite qui devait presque nécessairement finir par dominer dans le gouvernement d’une vaste compagnie, la masse de capitaux plus considérables dont elle pouvait disposer, paraissaient de nature à lui assurer des chances de succès plus certaines que le caprice audacieux qui présidait aux entreprises particulières. L’administration de la Compagnie recélait pourtant alors une cause de désordres nombreux : comme il y avait différents fonds sociaux, les mêmes fonds avaient été quelquefois à des opérations différentes, quelquefois des fonds différents aux mêmes opérations, ce qui engendrait des difficultés et des complications de comptabilité de toutes sortes ; d’un autre côté malgré le succès récemment obtenu à l’intérieur, la Compagnie se trouvait avoir à redouter les succès toujours croissants des Hollandais. Les Hollandais, qui déjà avaient pris possession de l’île de Ceylan, bloquèrent le port de Goa (1656-57) ; et plus tard la petite île de Diu commandant l’entrée du port de Swally. Les Hollandais commençaient à se flatter de se rendre complètement maîtres de la navigation des mers de l’Inde ; déjà ils se croyaient en mesure d’imposer aux Anglais des droits de douane tels, qu’ils auraient inévitablement ruiné ces derniers ; mais ce danger sauva les Anglais. La Compagnie et les marchands aventuriers, dans la vue de lutter plus avantageusement contre l’ennemi commun, prirent la résolution de confondre leurs intérêts, et, par suite de cette union, une nouvelle souscription fut ouverte, montant à 786,000 livres sterling. La première opération de ce nouveau corps de souscripteurs fut d’acquérir, au moyen d’un arrangement avec les anciens possesseurs, les factoreries, établissements ; privilèges, etc., possédés dans l’Inde par les propriétaires des anciens fonds ; le prix n’en monta qu’à 20,000 livres sterling. Les vaisseaux, marchandises en magasin, mobiliers, etc., des anciennes associations furent de même acquis à un prix convenu de commun accord par les nouveaux souscripteurs : ce qui amena ce grand avantage qu’il n’y eut plus qu’un seul fonds social. Le comité des directeurs, au lieu d’avoir à concilier des intérêts différents et souvent opposés, n’eut plus à s’occuper que d’un seul et même objet. D’autres mesures encore furent adoptées dans le but de rendre plus facile et plus simple la conduite des affaires : les diverses présidences et factoreries furent placées sous le contrôle de la présidence de Surate ; les forts Saint-Georges et Bantam continuèrent néanmoins à être considérés comme présidences. La présidence du fort Saint-Georges eut un contrôle sur les factoreries de la côte de Coromandel et du Bengale ; celle de Bantam sur les établissements anglais dans toutes les îles voisines. Le départ de la première flotte suivit de près cette nouvelle réorganisation de la Compagnie ; cette flotte consistait, en cinq vaisseaux expédiés pour Madras, le Bengale, Surate, la Perse et Bantam. Les opérations exécutées sous le nouveau mode d’administration n’eurent pas plus de succès que les anciennes. À la restauration de Charles II, qui suivit de près la mort de Cromwell, la Compagnie sollicita le renouvellement de son privilège ; la démarche réussit. Une nouvelle charte confirma les privilèges de la Compagnie auxquels elle en ajouta quelques autres, par exemple de faire à son gré la paix ou la guerre avec les peuples qui n’étaient pas chrétiens, de faire saisir toute personne qui se trouverait dans les limites de ses concessions sans y avoir été autorisée par elle ; de les renvoyer en Angleterre, etc., etc.

Le Portugal avait cédé au roi d’Angleterre l’île de Bombay, comme partie de la dot de l’infante Catherine. Le comte de Marlborough fut envoyé par le roi pour en prendre possession, à la tête d’une flotte de cinq vaisseaux de guerre et d’un détachement de 500 hommes, Marlborough arriva dans la rade de Bombay le 18 septembre 1662 ; mais le gouverneur portugais éluda la cession convenue. Les termes du traité étaient fort vagues : les Anglais réclamaient non seulement Bombay ; mais aussi Salsette et d’autres dépendances ; les Portugais prétendaient au contraire qu’il n’était mention dans le traité que de la seule ville de Bombay ; encore refusaient-ils de livrer cette dernière ville, sous le prétexte que les lettres ou patentes du roi n’étaient point conçues dans les termes ordinaires. Le comte de Marlborough voulut faire débarquer ses troupes à Surate ; le président refusa de le permettre, craignant que cette démarche ne fût mal interprétée par la cour du grand Mogol ; les troupes furent alors débarquées dans la petite île d’Angedivah, à douze lieues de Goa, et Marlborough prit le parti de retourner en Angleterre. Le roi fit des remontrances sur ce qui venait de se passer au gouvernement de Portugal, et n’obtint que des explications peu satisfaisantes. Or, pendant ce temps, la situation des troupes devenait inquiétante : l’île d’Angedivah était fort malsaine, et les maladies commençaient à sévir d’une manière effrayante. Le commandant de la troupe, sir Abraham Shipman, était mort, ainsi qu’un grand nombre de soldats, l’officier qui le remplaça se vit réduit à recevoir Bombay aux conditions qu’il plut aux Portugais de mettre à cette cession : il renonça à tous ses droits sur les îles voisines, et accorda aux Portugais l’exemption de tout droit de douane. Cette convention étant parvenue en Angleterre, le roi refusa de la ratifier, comme étant contraire à son traité avec le Portugal ; il envoya sir Gervas Lucas pour prendre le gouvernement de la place. Au bout de peu d’années, les conseillers du roi s’aperçurent que la possession de Bombay coûtait plus qu’elle ne rapportait ; mais comme cette possession pouvait être avantageuse à la Compagnie, le roi l’en gratifia. Les Hollandais, après avoir consenti à la cession de Polaroon, employèrent pour s’en dispenser des subterfuges d’un genre analogue à ceux des Portugais à Bombay. Le commandant prétendit qu’il ne pouvait céder l’île sans l’ordre du gouverneur de Banda ; celui-ci s’en référa au gouverneur-général à Batavia. Après beaucoup de discussions, la cession fut cependant accomplie en 1665 ; mais les Hollandais s’étaient donné le temps de détruire à tout jamais les arbres à épices, ce qui ôtait toute importance à cette acquisition. Les hostilités ayant éclaté plus tard entre l’Angleterre et la Hollande, celle-ci en profita pour expulser les Anglais et rentrer en possession de l’île. Par le traité de Bréda, elle lui fut enfin définitivement concédée.

À cette époque, la Compagnie fit de vigoureux efforts pour empêcher les particuliers de faire sans son autorisation le commerce dans l’Inde ; elle donna les ordres les plus sévères à cet égard. Il en résulta un de ces conflits de juridiction si fréquents dans l’histoire parlementaire de l’Angleterre. Thomas Skinner, marchand anglais, ayant frété un navire se mit à commercer pour son propre compte dans les mers de l’Inde ; les agents de la Compagnie saisirent son vaisseau, ses marchandises, une maison, un terrain qu’il avait achetés ; en même temps ils refusèrent de le laisser s’embarquer sur aucun navire de la Compagnie : il fut obligé de retourner en Europe par terre. Skinner adressa au conseil privé, puis à la chambre des pairs, une pétition où il demandait justice du procédé de la Compagnie. La chambre des pairs cita celle-ci à sa barre, en la personne des directeurs ; de leur côté, ceux-ci refusèrent de reconnaître la juridiction de la chambre : ils alléguaient qu’en sa qualité de tribunal d’appel, elle ne pouvait juger en premier ressort. La chambre écarta l’objection. La Compagnie en appela aux Communes ; ce procédé irrita les lords, qui la condamnèrent pour ce fait à 500 livres d’amende. À leur tour, les communes éprouvèrent une violente exaspération ; mais, dépourvues de moyens de se venger directement des pairs, elles s’en prirent au malheureux Skinner, et le firent emprisonner dans la tour de Londres. Les lords répondirent par une résolution qui déclarait fausse, scandaleuse, calomniatrice, la pétition de la Compagnie et la chambre des communes ; ils ordonnèrent la mise en liberté de Skinner. Les communes ne se laissèrent pas intimider : elles déclarèrent que tout sujet britannique, quel que fût son rang ou son office, qui se permettrait de mettre à exécution l’arrêté de la chambre haute, serait par ce seul fait déclaré traître aux communes d’Angleterre, réfracteur et violateur de leurs libertés et privilèges, etc., etc. La querelle s’échauffa au point que le roi se vit dans l’obligation de proroger jusqu’à sept fois le parlement, et au bout de ce temps elle était encore flagrante. Les deux chambres se rendirent enfin à Whitehall, et là, à force de prières, de sollicitations, de négociations, le roi parvint enfin à faire effacer de leurs registres toutes choses ayant trait à ce sujet. Quant à Skinner, à propos duquel avait éclaté cette guerre, à peine fut-elle terminée que personne n’y songea plus ; d’abord ruiné, puis emprisonné, il n’obtint de dédommagement d’aucune sorte.

Le privilège de la Compagnie, depuis l’avènement au trône de Charles II, n’avait point été attaqué ; il le fut de nouveau. Le prospectus d’une nouvelle souscription pour l’exploitation du commerce de l’Inde circula dans le public ; d’un autre côté, le projet de l’établissement d’une autre compagnie des Indes, rivale de celle alors existante, fut présenté au roi et au conseil privé, et accueilli par eux. Ce projet n’eut pas de suite ; mais dès ce moment la Compagnie cessa, comme elle l’avait fait jusqu’alors, de publier le détail exact de ses expéditions, ou du moins ne le fit plus qu’en termes vagues et hyperboliques ; la même politique lui fit cacher son passif, alors fort considérable. En 1676, selon ses adversaires, ses dettes ne montaient pas à moins de 600,000 livres sterling ; elles s’accrurent encore les années suivantes, où elles excédèrent de beaucoup son capital, au dire de ses adversaires.

Loin de diminuer, le nombre des aventuriers qui se lançaient à leurs risques et périls dans le commerce de l’Inde allait en croissant sans cesse. La Compagnie obtint le pouvoir de faire saisir et condamner les vaisseaux employés à ce négoce, toutefois cette mesure était insuffisante à protéger d’une manière efficace son privilège. En 1675, une mutinerie occasionnée par des retranchements de solde eut lieu à Bombay ; elle fut fortement réprimée, mais bientôt suivie d’une insurrection plus sérieuse. Les revenus de la présidence de Bombay étaient alors au-dessous de ses dépenses : les directeurs essayèrent d’abord de rétablir l’équilibre en augmentant les impôts ; ayant échoué de ce côté, ils tendirent au même but en diminuant les dépenses, c’est-à-dire les salaires des employés civils et militaires. De cette façon, ils mécontentèrent successivement le peuple et leurs agents. Le capitaine Keigwin, qui commandait la garnison, dans une proclamation datée du 27 septembre de cette année, déclara qu’il secouait l’autorité de la Compagnie, qu’il ne reconnaissait plus que celle du roi. La garnison tout entière et une partie des habitants de la ville appuyèrent la rébellion ; ils nommèrent tout d’une voix Keigwin gouverneur, et immédiatement adressèrent au roi et au duc d’York des lettres où se trouvaient exposés les motifs de leur conduite. Le président et le conseil de Surate, comprenant l’impossibilité de réduire l’île par la force, eurent recours aux négociations et aux prières. Un pardon général fut accordé, avec promesse du redressement des griefs dont les insurgés se plaignaient. Trois conseillers et le président firent leur rentrée dans Bombay, tandis que Keigwin demeurait dans l’île. Mais la nouvelle de l’insurrection étant parvenue en Angleterre, le roi fit donner à ce dernier l’ordre de rendre la ville ; sir Thomas Gruntham, commandant la flotte, reçut les instructions pour l’y contraindre au besoin par la force. Lorsque ce dernier parut devant Bombay, Keigwin offrit de rendre la ville, moyennant l’assurance du pardon du roi pour lui-même et ses adhérents. Le pardon fut promis et la ville effectivement rendue ; mais le siège du gouvernement fut transféré de Surate à Bombay, afin de le mettre plus à portée de châtier ou de prévenir dans l’avenir de pareilles tentatives.

Au Bengale, les agents de la Compagnie avaient trouvé moins de faveur ; essuyé même de plus mauvais procédés de la part des indigènes que partout ailleurs. En 1687, ils se résolurent à chercher leur sûreté dans la force des armes. Une expédition, la plus considérable dont la Compagnie eût encore fait les frais, fut préparée à cette occasion : dix vaisseaux, de douze à soixante-dix canons, portant six compagnies d’infanterie dont la nomination des capitaines était laissée aux membres du conseil du Bengale, mirent à la voile pour le Bengale. Le capitaine Nicholson qui commandait cette flotte avait pour instruction de se saisir de Chittagong, comme place de sûreté pour l’avenir. L’année suivante, les directeurs demandèrent encore au roi la permission de former une compagnie d’infanterie régulière avec ses officiers ; la demande fut accordée, et la nomination des officiers laissée au gouverneur du Bengale. L’expédition, en raison de quelques contrariétés de temps, n’arriva pas toute à la fois à l’embouchure du Gange ; par un hasard plus malheureux encore, une querelle, maladroitement engagée entre des soldats et des indigènes, obligea de commencer les hostilités avant que les Anglais fussent en mesure de les pousser avec succès. Après avoir canonné sans succès Hoogley ; les Anglais se trouvèrent contraints de se réfugier dans Soottanylly, village destiné à devenir plus tard Calcutta, et de solliciter du nabob une suspension d’hostilités. Le nabob, voulant se donner le temps de rassembler des forces plus considérables, leur accorda facilement cette demande ; mais les hostilités furent bientôt reprises. Les Anglais, sous le commandement de Charnock ; agent de la Compagnie, se défendirent bravement, et repoussèrent plusieurs assauts, conduits par le nabob en personne ; ils s’emparèrent en outre du fort de Tanna et de l’île d’Injellee, dans laquelle ils se fortifièrent ; et brûlèrent quarante bâtiments de la flotte des Mogols. D’un autre côté, les factoreries de Patna et de Cossimbuzar furent prises et pillées. En 1687, un arrangement survint cependant : les Anglais obtinrent l’autorisation de retourner à Hoogley avec la jouissance de leurs anciens privilèges, issue de la guerre qui ne satisfit nullement les directeurs. Ils envoyèrent au Bengale sir John Child, gouverneur de Bombay ; dans le but de rétablir, s’il y avait possibilité, les factoreries de Cossimbuzar et autres lieux ; deux navires de guerre ; un vaisseau de haut-bord et une frégate étaient mis à sa disposition. Malheureusement l’officier qui commandait ces vaisseaux, en dépit des promesses au moyen desquelles les Anglais avaient obtenu la permission de retourner à Hoogley, commença précipitamment les hostilités : il pilla la ville de Balassor, et se dirigea sur Chittagong ; mais là il échoua. Il fallut alors charger en toute hâte les agents et les effets de la Compagnie sur les vaisseaux qui firent aussitôt voile pour Madras ; le Bengale fut abandonné. Le Bengale était alors gouverné par le député du grand Mogol, Shaista-Khan, aussi exalté par les écrivains mahométans qu’il est déprécié par les Anglais.

Ces événements du Bengale, et ce qui s’était passé précédemment à Bombay sous la présidence de sir John Child, irritèrent Aureng-Zeb qui régnait alors ; il menaça les établissements anglais tous à la fois, et s’empara des factoreries de Surate, de Masulipatam et de Visigapatam. Dans cette dernière, l’agent principal des Anglais et quelques uns de ses employés se firent tuer en cherchant à se défendre : L’île de Bombay fut attaquée ; en partie prise, et le gouverneur assiégé dans le château où il s’était réfugié. Les vainqueurs promenèrent dans les rues de Bombay les facteurs anglais, avec des chaînes aux pieds et des anneaux de fer au cou. Réduits à cette extrémité, les Anglais se décidèrent à recourir à la clémence d’Aureng-Zeb. Deux de leurs facteurs, décorés du nom pompeux d’ambassadeurs, se rendirent de Surate à Delhi ; l’un se nommait Georges Wildon, l’autre Abraham Navaar ; ce dernier était juif. On les mena en présence de l’empereur, les reins ceints d’une corde et les mains attachées, sorte de cérémonial qui ne laissait pas que de contraster avec la pompe de leur titre. Arrivés au pied du trône, ils s’agenouillèrent, confessèrent leur faute, implorèrent le pardon de l’empereur, et le supplièrent d’éloigner ses troupes de Bombay. Aureng-Zeb était naturellement porté à la clémence ; d’ailleurs les bénéfices du commerce avec les Anglais commençaient à se faire sentir dans le trésor impérial, aussi se laissa-t-il facilement persuader. Il consentit à rendre Bombay aux Anglais, à la seule condition que sir John Child quitterait immédiatement les Indes pour n’y revenir sous aucun prétexte ; que de plus les sujets mogols dont les biens avaient été pillés pendant la guerre recevraient un dédommagement convenable. Le nabob du Bengale, de son côté, éprouvait quelque étonnement de la résolution prise par les Anglais d’abandonner le Bengale ; il craignit que l’empereur ne le rendît lui-même responsable de la perte de ce riche commerce. Il écrivit une lettre à Madras, où il suppliait les Anglais de revenir, leur promettant de les remettre en possession de tous leurs privilèges. À la réception de cette lettre, Charnock partit de Madras avec ses facteurs et trente soldats, et, arrivé au Bengale, y reçut l’accueil le plus distingué. Ces premières guerres avec les princes du pays, bien qu’elles n’eussent pas eu un succès bien décisif, enhardissaient du moins la Compagnie à élever ses vues au-delà du commerce, et à la tourner vers les conquêtes territoriales. Dans leurs instructions, envoyées à peu près à cette époque à leurs agents, les directeurs s’exprimaient comme il suit : « L’accroissement de notre revenu territorial doit être l’objet de nos soins aussi bien que notre commerce. C’est ce revenu qui doit maintenir nos forces, tandis que vingt accidents peuvent interrompre notre commerce ; c’est lui qui nous rend une nation dans l’Inde. Sans ce revenu, nous ne serions autre chose qu’un plus ou moins grand nombre de marchands, unis par une charte de Sa Majesté, ayant la faculté de trafiquer seulement là où il n’est de l’intérêt de personne de nous prévenir. C’est pour cela que les sages Hollandais, dans celles de leurs instructions à leurs agents que nous avons vues, écrivaient dix paragraphes concernant le gouvernement, la police civile et militaire, la conduite des guerres et l’accroissement des revenus, contre un seul paragraphe concernant le commerce. »

Les événements ne tardèrent pas à favoriser cette ambition d’acquisitions territoriales. En 1690, les Anglais obtinrent un firman de l’empereur Aureng-Zeb qui exemptait leur commerce de tout péage, de tout droit de douanes, moyennant une redevance annuelle de 3,000 roupies. Toutefois les avantages qu’ils avaient lieu d’espérer de ce firman dépendaient plus encore du caractère du nabob que de la volonté de l’empereur. Soottanutty, devenu le centre du commerce anglais dans le Bengale, attirait un grand nombre d’Indous qui s’y établirent. La factorerie aurait voulu avoir une sorte de juridiction sur ces habitants ; toutes contestations devant les tribunaux du nabob tournaient presque inévitablement contre eux ; leurs fréquents rapports avec les Anglais inspiraient à leurs compatriotes une sorte de haine et de défiance. Mais cette juridiction ne pouvait être acquise qu’avec le consentement du nabob qui l’avait toujours refusé. Les Anglais auraient aussi beaucoup désiré avoir un fort pour se garantir, eux et leurs propriétés, de toute attaque violente, de toute spoliation injuste ; ils avaient vainement essayé d’acheter ce privilège du nabob ; celui-ci avait toujours repoussé cette demande, non moins obstinément que la précédente. Mais un événement imprévu leur valut tout-à-coup ces deux privilèges, au moment où ils y comptaient le moins. Les rajahs de la rive occidentale de Hoogley prirent les armes en 1696, à l’instigation et sous les ordres du rajah de Burdwan ; la domination de celui-ci, très étendue, renfermait dans son sein les principaux établissements des compagnies anglaise, française et hollandaise. En ce moment, les troupes du nabob étant occupées près de Dacca, les révoltés purent faire des progrès considérables avant qu’il fût possible de s’opposer à leurs entreprises. Dès le commencement de la guerre, les comptoirs européens augmentèrent leurs troupes, et se déclarèrent pour le nabob ; ils lui demandèrent la permission de se mettre en état de défense contre un ennemi, irrité de l’affection qu’ils lui avaient témoignée. Le nabob les autorisa en termes vagues à se défendre ; ils comprirent cet ordre ou affectèrent de le comprendre comme une révocation de la défense qui leur avait été faite d’élever des fortifications. Ils entourèrent à la hâte leurs établissements de murailles et de bastions : les Hollandais, à la distance d’un mille de Hoogley, les Français près de Chandernagor, et les Anglais près de Soottanutty ; dans un lieu où ils avaient leurs principaux magasins. Ce fut l’origine des trois forts européens dans le Bengale, les premiers dont le gouvernement mogol ait permis la construction dans ses États aux nations étrangères. Une chaloupe de guerre anglaise empêcha le rajah de s’emparer du fort de Tonah ; la garnison anglaise de Calcutta, composée de cinquante hommes, battit un corps ennemi à la vue de la ville ; les Hollandais assistèrent les troupes du nabob dans la reprise du fort de Hoogley ; les Français prirent aussi les armes, et en profitèrent pour s’affermir plus solidement dans leurs établissements. Cependant Aureng-Zeb, inquiet de cette révolte, envoya son petit-fils Azim-al-Shan, avec une armée, pour veiller à la conservation des provinces de Bengale, Bahar et Orissa. Ce prince était d’une avarice extrême : les Anglais lui firent des présents à profusion, profitèrent de cette disposition pour en obtenir la permission d’acheter du zemindar les villages de Soottanutty, Calcutta et Govindpore, avec les districts qui en dépendaient et qui s’étendaient à trois milles anglais le long du fleuve de Hoogley, et à un mille dans l’intérieur des terres ; le prince se bornait à réserver pour le nabob la rente de 1, 195 roupies qui lui était payée par ce dernier. Les habitants indous de ces territoires, ainsi devenus sujets des Anglais, passèrent naturellement sous la juridiction civile de ces derniers.

Les Français s’étaient montrés des derniers dans l’Inde ; mais, depuis le commencement du siècle, leurs efforts pour s’y établir avaient été nombreux, souvent couronnés de succès. Un siècle après la tentative de Gonneville, dont nous avons déjà parlé, une société organisée en Bretagne fit partir deux navires pour prendre part au commerce de l’Orient. Ces deux navires, sous le commandement d’un capitaine Pyrard, abordèrent aux Maldives ; d’ailleurs l’expédition n’eut que des résultats insignifiants. À Honfleur, une autre société se forma pour tirer parti de l’expérience d’un certain Gérard Le Roy qui avait fait plusieurs voyages aux Indes sur les vaisseaux hollandais ; un privilège lui fut accordé pour le commerce de l’Orient, mais les fonds manquèrent presque aussitôt. Sept années après, Gérard essaya d’une nouvelle association, qui n’eut pas d’autres résultats. L’obstiné Flamand, que rien ne rebutait, n’en parvint pas moins à reconstituer une troisième société en 1615, et celle-ci expédia deux bâtiments qui arrivèrent heureusement à Java, où ils vendirent et achetèrent à bénéfice. Mais ce succès éveilla la jalousie du gouverneur ; une partie des marins de l’équipage des deux navires étaient sujets de la Hollande : il les réclama et leur donna l’ordre de débarquer sans délai. Ce contre-temps força les Français à se défaire de l’un de leurs vaisseaux et d’une partie des marchandises qu’ils avaient achetées pour les porter en Europe. L’expédition, en dépit de ces circonstances fâcheuses, n’en avait pas moins réussi. Dès le 20 octobre, deux autres navires, l’un de 450, l’autre de 400 tonneaux, et un aviso de 75, mirent à la voile de Honfleur, pour Sumatra ; ils se firent à Achem un magnifique chargement de poivre ; à leur retour l’un d’eux se perdit, l’autre regagna heureusement le Havre. L’association, se proposant alors un autre but, prit la résolution de former à Madagascar un grand établissement colonial ; les premiers essais ne furent pas heureux. Une nouvelle compagnie poursuivit le même plan, sans plus de succès, en 1642. Au bout de vingt années la domination des Français ne s’étendait pas au-delà de l’enceinte de leurs fortifications. En 1654, le maréchal de la Meilleraie voulut exécuter le même projet pour son propre compte : il expédia trois navires pour la nouvelle colonie ; cette entreprise échoua comme les précédentes, et à la mort du maréchal, tout ce qui restait du matériel de l’expédition ne fut vendu que 20, 000 fr.

Mais Colbert comprit tout le parti qu’il était possible de tirer, pour la prospérité de la France, du commerce de l’Orient : il créa une compagnie française des Indes-Orientales, sur le modèle de celles de Hollande et d’Angleterre ; il la dota même de quelques privilèges dont ne jouissaient pas ces dernières. Le privilège fut accordé pour cinquante ans, laps de temps qui devait enhardir la Compagnie à former de grandes entreprises, en lui donnant la certitude de profiter de leurs résultats. Tout étranger prenant un intérêt de 20,000 livres (tournois) était naturalisé de fait ; tous les matériaux qui pouvaient servir à la construction des vaisseaux de la Compagnie, à leur armement, à leur équipement, furent exempts de tout droit de douanes, soit à l’entrée, soit à la sortie. L’État payait une prime d’exportation, de 50 francs par tonneau, pour toute marchandise qui serait portée aux Indes, et une prime d’importation, de 75 francs, pour toutes celles qui en seraient rapportées. Le gouvernement s’engageait à soutenir par les armes les établissements de la Compagnie, à faire escorter ses convois par des escadres de guerre, aussi nombreuses que les circonstances pourraient l’exiger, etc., etc. ; enfin des honneurs, des titres, des grades, accordés seulement jusque là au service du roi, furent promis, en son nom, à ceux qui se distingueraient à celui de la Compagnie. Le fonds social fut fixé à 15,000,000, qui en représenterait 60 d’aujourd’hui. Le gouvernement s’engageait à prêter à la Compagnie le cinquième de ce capital pendant dix ans ; le reste fut facilement fourni par les particuliers, qui se portèrent avec avidité vers ce nouveau commerce où tout faisait présager d’immenses bénéfices. Madagascar, malgré les malheurs qu’on y avait éprouvés, et qu’on était disposé à considérer comme purement accidentels, Madagascar qui avait un sol fertile, une population nombreuse qu’on se flattait de trouver intelligente et docile, fut choisi encore cette fois comme le berceau des établissements naissants.

De 1665 à 1670, la Compagnie y fit quelques expéditions ; déçue dans ses espérances, elle rendit l’île au gouvernement, et dirigea ses vues sur Surate, propre à devenir le centre du commerce dans toute l’étendue de son monopole. Là durent se faire la vente des marchandises apportées d’Europe, l’achat de celles que la Compagnie se proposait d’y importer. Déjà entrepôt des produits de plusieurs contrées voisines, Surate se présentait pour ainsi dire tout naturellement pour cette destination. La Compagnie voulait encore un port indépendant au centre de l’Inde : elle fit une tentative sur un de ceux de l’île de Ceylan, occupé par les Hollandais, à l’époque même où Louis XIV envahissait la Hollande. La flotte française repoussée se présenta devant Trincomalee qui se rendit sans résistance ; elle s’empara encore sur la côte de Coromandel de Saint-Thomas, conquête qui devait être peu durable ; les troupes de la Compagnie se trouvèrent dans l’obligation de l’évacuer deux années après. La célèbre ambassade du roi de Siam à Louis XIV ayant eu lieu en 1684, Louis XIV essaya de tirer parti en faveur de la Compagnie des bonnes dispositions de ce souverain étranger ; il envoya une escadre chargée de lier des relations de commerce entre les deux pays. La Cochinchine attira encore l’attention des Français ; des missionnaires et quelques négociants allèrent s’y établir. Les vaisseaux de la Compagnie parurent en outre dans les ports de la Chine et dans ceux du Japon. En 1683, les Français qui avaient déjà fait quelques tentatives pour remonter le Gange obtinrent du grand Mogol la permission de faire le commerce dans les provinces de Bengale, Bahar et Orissa, à la charge par eux de payer un droit de 3 1/2 p. 100 sur les marchandises qu’ils vendaient ou achetaient : droit qui, en 1715, fut réduit à 2 1/2. En vertu de ces privilèges, les négociants français établirent quelques comptoirs au Bengale ; le principal était à Hoogley, mais ils ne tardèrent pas à s’établir dans une meilleure situation à Chandernagor, à quinze ou seize lieues de la mer, sur cette même rivière de Hoogley. Chandernagor n’était alors qu’un village, à la vérité entrepôt assez considérable des marchandises de l’Inde, et renommé surtout par l’extrême pureté de l’air, avantage précieux dans ces climats. À la côte de Coromandel, les Français s’étaient établis à Pondichéry. Au temps de leurs premières navigations, les Portugais avaient découvert sur la côte orientale de Madagascar deux îles, qu’ils nommaient Cerné et Mascarhenas ; une partie des colons français de Madagascar ayant été massacrée par les indigènes, vers la fin du siècle, ceux qui échappèrent se réfugièrent dans ces îles. Leur nombre ne tarda pas à être grossi par des naufragés de toutes nations ; l’établissement acquit quelque importance, et la Compagnie en demanda la cession à son profit au gouvernement. Cette demande ayant été accueillie, la Compagnie devint maîtresse de l’île où elle éleva un fort nommé fort Bourbon. Le hasard fit découvrir çà et là des pieds de caféyers sauvages ; le gouverneur en fit venir quelques centaines de plants d’Arabie, qui réussirent à merveille. Comme l’Arabie seule fournissait alors du café au reste du monde, c’était toute une source de prospérité qui s’ouvrait pour cette île. Malheureusement la nouvelle colonie n’avait point de ports, ce qui fit que les regards se tournèrent vers Cerné, dont les Hollandais avaient pris possession en 1598, et à laquelle ils avaient donné le nom d’île Maurice, en l’honneur de Maurice, prince d’Orange. Ils y firent quelques établissements ; mais comme ceux-ci leur devinrent promptement inutiles, en raison de leur colonie du Cap, ils abandonnèrent Maurice après avoir détruit tous les édifices élevés par eux. Les Français, profitant de cette circonstance, s’en emparèrent en 1721, et la nommèrent île de France. Quelques colons de Bourbon vinrent s’y établir ; ils se trouvèrent bientôt contraints de s’enfermer dans l’enceinte d’un fort dont ils n’osaient sortir. La Compagnie hésita long-temps, ne sachant si elle devait abandonner ou conserver cette île ; elle se décida pour ce dernier parti, en réunissant les deux colonies sous un même gouvernement.

La compagnie anglaise commençait alors à rencontrer de nombreuses difficultés dans l’Inde ; de nombreux aventuriers dépassaient chaque jour les limites dans l’intérieur desquelles elle avait seule le droit de faire le commerce, et d’un autre côté le nombre de ses adversaires s’accroissait journellement en Angleterre. Parmi ces derniers venaient incessamment se ranger tous ceux qui auraient voulu participer directement ou indirectement aux chances du riche commerce de l’Inde ; or en raison de la prospérité dont la nation jouissait en ce moment, ceux-là étaient alors fort nombreux. Plusieurs pétitions couvertes de milliers de signatures, sollicitaient du parlement un nouveau système d’administration pour les affaires de l’Inde. La chambre des Communes partageait elle-même les dispositions des pétitionnaires. Un comité, institué pour faire une enquête sur ce sujet, donna comme résultat de son opinion l’opportunité de l’établissement d’une nouvelle Compagnie ; le comité pensait cependant qu’en attendant l’institution de celle-ci, la Compagnie existante pourrait continuer le commerce. En 1691, les communes s’adressèrent directement au roi, elles le suppliaient de dissoudre la Compagnie, afin de la réorganiser sur des bases toutes nouvelles. Le roi remit l’affaire aux mains du conseil privé ; celui-ci nomma un comité d’enquête, dont le travail eut pour résultat l’octroi d’une nouvelle charte à la Compagnie.

Cette charte portait pour principales dispositions : « Que le capital social, alors de 756,000 livres sterling, serait élevé à 1,500,000 livres sterling ; que les privilèges de la société seraient continués pour vingt et une années encore ; qu’ils seraient tenus d’exporter pour 100,000 livres de produits anglais ; qu’un même individu ne pourrait jamais posséder au-delà de dix votes. » Nonobstant cette charte, la chambre, irritée du peu d’effet produit par ses représentations, à la fin de la session de cet année 1693, passa ce vote : « Que c’était le droit de tout Anglais de trafiquer aux Indes orientales, aussi bien que dans toute autre partie du monde. » Guillaume d’Orange était alors nouvellement sur le trône, on l’avaient appelé ces mêmes communes d’Angleterre qui faisaient entendre ce fier langage ; il avait tiré un parti trop récent et trop avantageux pour son propre compte de leur autorité, pour entreprendre de lutter contre elles. Poursuivant ainsi, sans obstacles, leurs mauvais desseins contre la Compagnie, les communes s’en firent livrer les registres et papiers divers. Le bruit courait que la Compagnie avait répandu de l’argent parmi certains personnages influents pour en obtenir une décision favorable, et les communes tenaient à vérifier la chose. On vit alors qu’avant la révolution (1688) leurs dépenses sur ce chapitre étaient annuellement montées à 1,200 livres ; que depuis lors elles s’étaient augmentées d’année en année, pour parvenir dans l’année 1693 à la somme de 90,000 livres sterling. Le duc de Leeds fut accusé d’avoir touché pour sa part 5,000 livres. Les communes votèrent sa mise en accusation devant la chambre des lords ; mais plusieurs autres grands personnages étaient intéressés dans cette affaire ; les choses traînèrent en longueur, les principaux témoins disparurent, le parlement fut prorogé, enfin d’autres événements firent oublier l’accusation.

À peine échappée la ce péril, la Compagnie se trouva bientôt exposée à un autre plus imminent : une association rivale sollicita du gouvernement la faculté d’entrer en concurrence avec elle pour le commerce de l’Inde. Le ministère se trouvait comme de coutume en grand besoin d’argent ; il imagina de tirer parti de ces prétentions opposées en faisant payer chèrement le monopole à celle des deux associations qui l’obtiendrait définitivement. La Compagnie, en échange de la continuation et de la sanction de son privilège par le parlement, offrit de prêter au gouvernement la somme de 700,000 livres sterling à quatre pour cent d’intérêt. L’association nouvelle fit des propositions plus séduisantes encore : elle offrait d’avancer 2,000,000 de livres sterling, à la condition d’être investie du même monopole ; elle demandait en même temps qu’il lui fut loisible de ne pas trafiquer sur un fonds social, à moins qu’elle-même n’en sentît par la suite la nécessité. Un bill ayant été présenté au parlement pour l’organisation de la nouvelle Compagnie, les arguments des deux associations furent présentés dans toute leur force, discutés dans tous leurs détails. Les avocats de l’ancienne Compagnie disaient : « Toute infraction aux promesses d’une charte déjà accordée est contraire à la bonne foi, contraire à la justice ; ce procédé, aussi imprudent qu’illégal, ne peut manquer d’avoir pour résultat de détruire à tout jamais la sécurité d’engagement d’où pouvait dépendre l’industrie d’une multitude d’individus, la prospérité même de la nation. Les sociétaires de l’ancienne Compagnie, par concession royale, sont devenus seigneurs et propriétaires à Bombay ; par leurs propres efforts, à leurs propres dépens, ils ont acquis en terres, en droits de douane, en taxes, un revenu annuel de 44,000 livres, etc., etc » — La nouvelle association, par l’organe de ses partisans, répliquait : « Nous ne sollicitons rien que de juste et de légal ; il est urgent d’annuler par voie législative une charte de privilège reconnue nuisible aux intérêts du plus grand nombre ; autrement ce serait consacrer ce principe qu’une erreur, des qu’elle est commise par le gouvernement, devient à tout jamais irréparable ; mais tous les précédents de la chambre sont heureusement contraires à cette prétention. La question n’est pas de savoir si la Compagnie a érigé des forts, des factoreries, acquis des territoires, etc., mais seulement si la manière dont elle fait son commerce est ou n’est pas profitable à la nation. Or, quel est le juge compétent de cette question ? Un seul ; la nation, par l’intermédiaire de ses représentants à la chambre des Communes. » La nouvelle association, sollicitant elle-même un monopole, se trouva privée des meilleurs arguments à faire valoir contre l’ancienne ; il aurait fallu pour cela qu’elle eût demandé la liberté du commerce. La discussion se termina par une résolution qui reconnaissait au roi la faculté de convertir la nouvelle association en une corporation, et de lui accorder, si bon lui semblait, de prendre part au monopole du commerce de l’Inde.

Un acte du parlement qui suivit cette résolution contenait les dispositions suivantes : il ouvrait un emprunt de 2,000,000 de livres sterling à huit pour cent d’intérêt ; les souscripteurs de cet emprunt étaient autorisés à solliciter du roi une charte d’incorporation sous le nom de Société générale. Sous ce titre, les souscripteurs pouvaient à leur choix ou faire le commerce dans l’Inde individuellement, chacun pour le montant de sa souscription, ou bien se constituer en une société exploitant un même fonds social. Les souscripteurs de l’emprunt auraient un droit exclusif au commerce avec les Indes orientales. Ce privilège cesserait d’exister sur notification faite trois années d’avance, le 29 septembre 1711, à condition de plus que le capital des deux millions serait remboursé. L’acte disait encore que l’ancienne Compagnie, ne pouvant cesser d’exister qu’au moyen d’une notification faite aussi trois années d’avance, continuerait d’exister, etc., etc. En conséquence de cet acte du parlement, une charte fut délivrée sous la date du 3 septembre, qui constituait les souscripteurs du capital de 2, 000, 000 en une corporation sous le nom de Société générale. Cette charte autorisait les souscripteurs à commercer chacun pour son propre compte. Mais la majeure partie des souscripteurs désirait que la Compagnie exploitât un même fonds social ; en conséquence, une nouvelle charte constitua ces derniers, exclusivement des autres, en une Compagnie de ce genre sous ce nom : « Compagnie anglaise trafiquant aux Indes orientales. » L’ancienne Compagnie, qui, aux termes de sa charte, avait un droit exclusif au commerce de l’Inde jusqu’à la cessation de son privilège, notifiée trois années d’avance, se plaignit avec raison de l’injustice qui lui était faite. C’était sans doute une mesure singulière que d’abolir un monopole au nom de la liberté, pour en constituer un autre. Il était plus singulier encore de prendre à ce dernier corps commercial qui venait d’être constitué, la totalité même de ses fonds, sous le nom de prêt au gouvernement ; c’était vouloir qu’il fit un grand commerce sans argent.

L’ancienne Compagnie ne se tint pas pour battue, et fit habilement ses dispositions. Aux termes de sa charte, elle était autorisée à commercer dans l’Inde encore pour trois années : elle résolut d’employer activement ce temps. De plus, comme toutes les corporations étaient autorisées à posséder des fonds dans le capital de la nouvelle Compagnie, elle résolut d’y souscrire aussi largement que possible, et, sous le privilège des expéditions particulières consacrées par la nouvelle charte, de continuer le commerce de l’Inde en son propre nom aussitôt que sa charte serait expirée. Elle consacra à cet emploi un capital de 315,000 livres sterling. D’ailleurs elle se proposait de soutenir chaudement sa querelle par tous les autres moyens en son pouvoir. Les directeurs, au milieu de beaucoup d’autres instructions à leurs agents dans l’Inde, disaient : « Deux Compagnies des Indes pas plus que deux rois dans un même royaume ne peuvent exister en Angleterre. Il faut qu’un combat à outrance soit livré entre l’ancienne et la nouvelle Compagnie ; il faut qu’avant deux ou trois années nous ayons vu la question décidée en faveur de l’une ou de l’autre. Mais l’ancienne Compagnie n’hésite pas à croire qu’elle doit l’emporter, à la seule condition que ses serviteurs feront leur devoir. »

Le moment vint où la nouvelle Compagnie voulut constituer son fonds social, mais alors grand nombre de ses membres ne se trouvèrent pas en mesure de remplir leurs engagements. Ils vendirent leurs actions (sur le prêt de deux millions), ce qui fit subir à ces actions une baisse qui bientôt augmenta rapidement. La première expédition de la nouvelle Compagnie exécutée par trois vaisseaux, employa un capital de 178,000 livres sterling. L’énormité du prêt fait par la Compagnie au gouvernement l’avait obérée d’avance ; elle fut contrainte de n’opérer que sur cette petite échelle. Cette somme dépassait à peine les intérêts du prêt fait par elle au gouvernement, preuve évidente qu’elle se trouvait dépouillée par ce prêt de la plus grande partie de ses capitaux. Cette même année, les expéditions de l’ancienne Compagnie montèrent, au contraire, à un capital de 525,000 livres sterling portés sur treize bâtiments jaugeant 5,000 tonneaux. Les deux Compagnies, poursuivant leur rivalité, se livrèrent dans l’Inde à d’innombrables actes d’oppression et d’hostilité : elles s’efforcèrent de se supplanter l’une ou l’autre dans l’esprit des indigènes ; elles se diffamèrent réciproquement, et leur animosité dégénéra plusieurs fois en querelles ouvertes et même sanglantes. Ce spectacle, qui frappa tous les yeux, ne tarda pas à faire désirer, comme un remède au mal, une réunion entre les deux associations. La nouvelle Compagnie, depuis la dépression de ses actions sur le marché, s’était montrée disposée en faveur de cette mesure ; excellente raison pour que l’ancienne y fût opposée ou du moins feignit de l’être, soit par esprit de vengeance, soit dans l’espoir de faire payer plus chèrement la réunion projetée en la différant. Le roi recommanda lui-même cette mesure aux directeurs de l’ancienne Compagnie : ceux-ci laissèrent s’écouler beaucoup de temps sans paraître donner attention à l’avis royal ; à la fin cependant le projet de réunion fut consenti par une assemblée générale de la cour des propriétaires. Sept commissaires furent nommés par chacune des deux Compagnies pour discuter les conditions auxquelles la réunion pourrait être accomplie. D’ailleurs, comme les trois années au bout desquelles expirait le privilège de l’ancienne Compagnie approchaient de leur terme, le moment était venu de montrer, dans son propre intérêt, de dispositions conciliatrices.

Au commencement de l’année 1702, les commissaires des deux Compagnies tombèrent enfin d’accord des termes d’un arrangement définitif. Il fut convenu entre eux qu’une cour de vingt-quatre directeurs, nommés à nombre égal par les deux Compagnies, serait instituée ; que cette cour aurait plein pouvoir pour décider de tout ce qui concernerait le commerce et les établissements de la Compagnie nouvelle après la fusion des deux Compagnies ; que les facteurs des deux Compagnies administreraient séparément les capitaux fournis par chacune d’elles avant l’époque de la transaction actuelle ; que sept années seraient accordées à chaque Compagnie pour la liquidation de ses affaires antérieures ; que, cette époque expirée, un grand capital social serait formé par la fusion des capitaux de toutes deux. » Cet arrangement fut agréé par une cour générale des propriétaires des deux Compagnies. Le 2 juillet 1702, la réunion légale des deux associations fut enfin prononcée ; elles se confondirent en une troisième qui prit le nom de : « Compagnie des marchands unis pour faire le commerce aux Indes orientales. » Toutefois leurs affaires n’en continueront pas moins à être administrées d’après les conventions précédentes jusque vers l’année 1707-8. De nombreuses discussions ne laissèrent pas que d’avoir lieu entre leurs agents, autrefois rivaux, et gérant encore des intérêts séparés ; mais un événement survint qui mit fin à toutes ces difficultés. Le gouvernement leur demanda un prêt sans intérêt de 1,200,000 livres sterling ; et cet appel de fonds les mit dans l’obligation de s’unir plus étroitement que jamais pour y subvenir ; elles n’osaient en effet le refuser, dans la crainte qu’un refus ne leur suscitât quelque nouveau compétiteur. Les différends existant encore à cette époque entre les anciens agents au sein de la nouvelle association furent alors, d’un commun accord, soumis à l’arbitrage du comte Godolphin, chancelier de l’échiquier. Or, ce dernier décida qu’une somme de 1,200,000 livres sterling serait prêtée au gouvernement par les deux Compagnies, sans intérêt, somme qui, réunie au prêt précédent, constituerait un total de 3,200,000 livres à 5 p. 100. Il autorisa les directeurs, dans le cas où ils ne pourraient se procurer cette somme en argent comptant et par appel de fonds aux sociétaires, à négocier un emprunt de 1, 500,000 livres sur leurs signatures. En compensation de ce sacrifice, le privilège de la nouvelle Compagnie, qui expirait en septembre 1711, fut prorogé de quinze ans, c’est-à-dire jusqu’en mars 1726, ou au-delà jusqu’au remboursement de cet emprunt, s’il n’était pas effectué à cette époque. Nous avons dit comment l’ancienne Compagnie s’était engagée dans un certain nombre d’entreprises particulières ; le capital employé à cet usage montait à 7, 200 livres ; administré séparément jusqu’à ce, moment, il fut dès lors réuni, par suite du même arrangement, au fonds social de la nouvelle association. Les deux Compagnies se trouvèrent en conséquence entièrement, absolument confondues.

Malgré le bon état de ses affaires, la Compagnie n’en luttait pas moins en ce moment contre de nombreux obstacles. Jaffier-Khan, nabob du Bengale, avait transporté récemment son gouvernement de Daca à Moorshedabab, ce qui le rapprochait des Anglais ; ne les aimant pas, il profitait volontiers du voisinage pour leur faire subir toute sorte d’avanies, sans toutefois violer ouvertement les privilèges concédés par l’empereur. La présidence de Calcutta tenta tous les moyens en son pouvoir pour se défendre contre ces rapines, ces extorsions ; elle imagina enfin d’envoyer une ambassade solliciter la protection de l’empereur contre le nabob. Les ambassadeurs furent choisis parmi les employés le plus capables de la Compagnie : ils se nommaient John Surman et Edward Stephenson. Un riche marchand arménien se joignit à eux, offrant de leur servir de guide et de conseil ; au fond, son but était de faire passer dans les bagages de l’ambassade, et sans payer de droits de douanes, une certaine quantité de marchandises. Les présents destinés au grand Mogol consistaient en verroterie, horlogerie, bijouterie, brocarts, étoffes précieuses de laine et de soie ; leur valeur montait à 30,000 livres sterling. L’Arménien, dans ses lettres à Delhi, la portait bravement a 100,000 ; il épuisait à les décrire toutes les pompes du style oriental. L’empereur, ravi, attendait avec la plus extrême impatience l’arrivée de toutes ces merveilles ; il donna l’ordre à tous les gouverneurs de provinces d’escorter eux-mêmes les Anglais depuis leur entrée dans leurs gouvernements respectifs jusqu’à leur sortie. Après un voyage de trois mois, les ambassadeurs arrivèrent enfin à Delhi dans les premiers jours de juillet 1715. On trouve dans leurs lettres à la cour des directeurs de curieux détails sur ces singulières transactions moitié mercantiles, moitié diplomatiques. Nous les laisserons parler.

« Nous arrivâmes le 4 à Barrapoola, à six milles de la ville. Nous envoyâmes le père Stephan tout préparer pour notre réception : nous voulions nous présenter devant l’empereur dès le premier jour, avant même de nous être rendus à la maison préparée pour nous. En conséquence, le 7, dans la matinée, nous fîmes notre entrée en fort bon ordre. Un munsubdar[1] du premier rang s’était porté à notre rencontre avec 200 chevaux et Peons ; il était de plus accompagné de deux éléphants portant des drapeaux. Au milieu de la ville nous rencontrâmes Sallabut-Cawn-Behander, qui nous conduisit au palais, là nous attendîmes jusqu’à midi, où le roi sortit. Avant ce moment, nous avions déjà vu Cadorah-Behander, qui nous reçut avec civilité et nous donna l’assurance de sa protection. Nous préparâmes nos premiers présents, 100 pièces d’or, la pendule ornée de pierres précieuses, la corne de licorne, l’écritoire d’or, la grande pièce d’ambre gris, la carte du monde, toutes choses qui furent présentées en même temps que la lettre de l’honorable gouverneur, chacun de nous tenant, suivant la coutume, un de ces objets à la main. Nous fûmes fort bien reçus, avec la pompe et l’appareil en usage à la cour des rois de l’Indostan. Chez nous, nous fûmes abondamment pourvus de toutes choses, nous et nos gens, par Sallabut-Cawn ; dans la soirée il nous fit une nouvelle visite, et demeura près de nous une couple d’heures. La grande faveur dont jouit Cawdorah auprès du roi nous donne l’espérance de voir notre entreprise réussir ; il nous a promis sa protection, et nous assure que le roi nous réserve de grandes faveurs. Nous avons reçu l’ordre de visiter Cawdorah, en qualité de notre patron, puis, après cela, le grand-visir et les autres omrahs. Nous aurions voulu éviter ceci, si la chose eût été possible, dans la crainte de désobliger le visir ; mais comme cela n’était pas, il nous a fallu passer par la plutôt que de désobliger quelqu’un qui s’est montré tellement serviable, et par le moyen duquel nous nous flattons d’obtenir ce que nous sollicitons. — 8 juillet 1715.

« Déjà vous avez été informés que trois jours après notre arrivée en ville l’empereur s’en est éloigné ; sous prétexte d’aller faire ses dévotions, il s’est rendu à un lieu de pèlerinage fort en renommée, à neuf milles de Delhi. Son véritable motif était de sortir de la citadelle, où il ne se croyait pas en mesure de se faire obéir. Il a tourné de çà et de là autour de la ville pendant huit à dix jours. Les omrahs lui adressèrent d’humbles demandes pour le prier de retourner dans son palais, la saison leur semblait mal choisie pour un plus long voyage ; il s’y refusa, disant quelquefois qu’il voulait se rendre à Lahore, d’autres fois à Ajmère. Nous fûmes fort effrayés de cette résolution, en raison de la difficulté de transporter jusque là nos présents, quoique aux dépens de l’empereur ; quant à les envoyer ailleurs et tenter d’entamer des négociations sans les avoir préalablement délivrés, il n’y fallait pas songer. Après beaucoup de réflexions, le mieux nous parut être de distribuer les présents aussitôt que possible, quoique le roi fût en voyage. En conséquence, nous transportâmes au camp les écritoires, les porcelaines, les laques du Japon, les armes à feu la coutellerie, etc., et les offrîmes à l’empereur ; le lendemain, nous distribuâmes quatre cents pièces de drap ordinaire ; le troisième jour, trois cents pièces de drap couleur aurore et soixante pièces couleur jaune ; le jour suivant, les beaux draps rouges, l’écarlate superfin, etc. ; après quoi nous retournâmes en ville pour préparer ce que nous y avions laissé. Nous rapportâmes au camp cinq horloges, douze miroirs et la mappemonde toute dressée ; nous les présentâmes aussitôt ; Sa Majesté examina longuement toutes choses, mais nous renvoya presqu’immédiatement les horloges, avec injonction d’en prendre soin jusqu’au retour de la cour à Delhi, ce qui nous empêcha de rien présenter davantage. À son départ, l’empereur avait annoncé son intention de ne pas aller au-delà d’un lieu de pèlerinage à une soixantaine de milles de Delhi ; il se proposait de retourner immédiatement dans cette dernière ville ; nous résolûmes, en conséquence, de continuer à suivre Sa Majesté, en laissant le reste des marchandises en ville sous la garde de M. Stephenson et de M. Phillips. Il nous semblait avantageux d’instruire certains omrahs des présents que nous avions l’intention de leur faire, en même temps de commencer nos négociations pendant la durée même du voyage, dans la supposition où il se prolongerait plus qu’on ne le disait en ce moment ; dans ce cas, M. Stephenscn aurait eu la possibilité de louer des voitures et de nous faire suivre par les présents. En conséquence de cette résolution, nous voilà maintenant avec Sa Majesté à quarante milles de la ville ; nous nous préparons à faire nos demandes. Plaise à Dieu qu’elles soient favorablement accueillies ! » — 4 août 1713.

Les ambassadeurs, ainsi qu’eux-mêmes viennent de le dire, s’étaient placés sous le patronage de Cawdorah, favori de l’empereur. D’ailleurs, une partie de leurs craintes se réalisèrent ; le visir devint leur adversaire. C’était le fameux Abdallah-Khan, détesté de Cawdorah et craint de l’empereur lui-même. À la vérité, jamais crainte ne fut mieux fondée ; on vit plus tard ce même Abdallah déposer quatre empereurs et en faire cinq de sa propre main. Craignant, de son côté, les résultats de cette ambassade, Jaffier-Khan la contrariait par tous les moyens en son pouvoir ; un grand nombre d’émissaires à sa solde ne cessaient d’agir sourdement dans ce but. Suivant toute apparence, les efforts combinés du nabob et du visir auraient réussi à faire renvoyer les Anglais avec quelque réponse évasive ; mais un accident, en apparence fort étranger à l’objet de l’ambassade, en amena tout-à-coup le succès. Les murailles du sérail, tout élevées, tout épaisses qu’elles dussent être, ne l’avaient pas défendu contre l’invasion de certaine maladie, alors commune et redoutable en Europe. L’empereur s’en trouvait atteint, et depuis ; long-temps mettait en défaut l’habileté des médecins indigènes. Par le conseil de Cawdorah, il eut recours au chirurgien de l’ambassade, qui se trouvait être un certain Hamilton. Les médecins de la cour, suivant l’expression des mêmes écrivains, ne firent pas peu de bruit à cette occasion ; l’empereur n’en persista pas moins à se remettre entre les mains de ce dernier. Or, sa maladie se trouvant peu compliquée, sa constitution excellente, Hamilton parvint à guérir radicalement en peu de jours son illustre patient : guérison attendue par celui-ci avec une impatience extrême. Il en profita, en effet, pour épouser sur-le-champ la fille du principal rajah des Rajpoots, dont il était fort amoureux.

La célébration du mariage, les fêtes qui suivirent occupèrent exclusivement la cour ; les affaires sérieuses furent renvoyées à six mois. Toutefois, ce délai n’effaça nullement de l’esprit de Feroskeer le souvenir du service qui lui avait été rendu par Hamilton. Non content de le combler de riches présents, il l’engagea à faire connaître hardiment ce qu’il pouvait désirer, s’engageant à le satisfaire. Hamilton, mettant généreusement de côté tout intérêt personnel, se borna à demander l’expédition immédiate du privilège sollicité par la Compagnie ; il l’obtint sur-le-champ. Mais le firman qui le contenait devait être expédié par le visir, ce qui amena de nouvelles difficultés. Le visir disputa long-temps toutes les concessions de l’empereur ; confirmant avec empressement toutes celles sans importance, refusant les autres. Les Anglais se virent contraints d’en appeler par trois fois à l’empereur. Comme ce fut toujours avec succès, le visir renonça momentanément à cette manœuvre, mais pour en tenter une autre. Il expédia, sous son propre sceau de visir, et non sous celui de l’empereur, le firman tant sollicité. Or, le sceau du visir, tout en jouissant d’une grande autorité dans les provinces voisines de la capitale, était peu respecté et peu obéi des vice-rois éloignés. Aussi les ambassadeurs se décidèrent-ils à solliciter de l’empereur l’apposition du sceau impérial sur le firman, et à attendre le résultat de cette démarche avant de s’éloigner de la cour. L’empereur se mettait alors en marche du côté de Lahore contre les Sikes, nation nouvellement formée, et, en raison de ses croyances, hostile à tous les musulmans. Les ambassadeurs suivirent l’armée.

De nouvelles dissensions entre le favori et le visir rendaient en ce moment leur situation de plus en plus difficile. La négociation traînait en longueur, on n’y voyait plus de terme ; peut-être même n’aurait-elle abouti en définitives aucun résultat ; mais le hasard se déclara encore une fois pour les Anglais. Un eunuque du sérail vint avec grand mystère trouver les ambassadeurs, et leur offrit ses services moyennant une certaine somme d’argent qu’il fixa ; ils la donnèrent sans espérer beaucoup. Néanmoins, à leur grande surprise, les choses changèrent tout-à-coup de face : le visir et ses alentours se montrèrent aussi empressés à les servir qu’ils leur avaient été opposés jusqu’à ce moment ; les firmans furent expédiés au bout de quelques jours sous le sceau impérial et sans aucune modification. Aussi y avait-il à toute cette énigme le mot que voici. En 1686, la guerre ayant éclaté entre la Compagnie et le grand Mogol, les agents anglais établis à Surate se retirèrent à Bombay. Pendant ce temps, la flotte anglaise fit de riches captures sur les sujets du grand Mogol. À la paix, les Anglais retournèrent à Surate ; mais à l’époque où nous sommes parvenus, ils s’étaient de nouveau retirés à Bombay : le président n’avait pas jugé prudent, en raison des circonstances, de conserver la factorerie de Surate. Cette résolution causa de grandes alarmes au gouverneur mogol de Surate. Il ne mit pas en doute qu’une flotte anglaise ne fût au moment de se présenter devant la ville, ainsi qu’il était arrivé une trentaine d’années plus tôt. Elle aurait effectivement obtenu le même succès, car un grand nombre de vaisseaux mogols richement chargés tenaient la mer. L’eunuque, ami et confident du vice-roi du Guzerate, reçut de celui-ci la mission d’exposer au visir combien serait terrible l’apparition de cette flotte anglaise dont en ce même moment il se croyait menacé ; par l’organe de l’eunuque, il conjurait en conséquence le visir d’accorder aux Anglais l’objet de leurs demandes. L’eunuque ne douta pas de l’impression que devaient produire ces représentations sur l’esprit du visir ; il en profita pour se faire donner de l’argent par les Anglais, après quoi il se hâta de communiquer au visir les appréhensions du vice-roi au sujet de la flotte anglaise. Aussi effrayé que celui-ci, le visir s’empressa de donner pleine et prompte satisfaction aux ambassadeurs.

John Surman et Edward Stephenson, après avoir passé deux ans à la cour de Delhi, prirent congé de l’empereur dans le mois de juillet 1717. Le firman dont ils étaient porteurs fut la charte, la loi suprême de la Compagnie dans ses rapports avec le gouvernement mogol, jusqu’au moment où la souveraineté du pays finit par passer dans ses propres mains. Ce firman, dans ses principales dispositions, disait : « que les cargaisons des vaisseaux anglais naufragés sur les côtes du grand Mogol devaient être protégées contre le pillage ; que la Compagnie, en échange de l’exemption de tout droit de douanes, paierait à Surate une certaine somme fixée d’avance ; que trois villages contigus à Madras, primitivement cédés à la Compagnie, et dont le nabob d’Arcot s’était depuis lors emparé, seraient restitués à perpétuité à la Compagnie ; que l’île de Diu, à l’entrée du port de Masulipatam, lui serait cédée moyennant une rente annuelle ; que tout habitant du Bengale, débiteur de la Compagnie, serait remis aux mains du président anglais à sa première requête, par les autorités mogoles ; que tout dustuck (passeport) délivré par la présidence de Calcutta exempterait de visite et de contrôle de la part des officiers du gouvernement du Bengale les marchandises qui s’y trouveraient mentionnées ; qu’enfin il était permis à la Compagnie d’acheter les seigneuries (zemindaries) de trente sept villages voisins de ses établissements de Calcutta, aux mêmes conditions qu’elle avait déjà acquis les trois villages de Calcutta, Suttanuty et Govindpore.

Depuis la fusion des deux compagnies, le commerce de l’Inde avait pris une grande extension ; il touchait au moment d’en prendre une plus considérable encore. Aussi, dès 1730, c’est-à-dire trois ans avant l’expiration du privilège de la Compagnie nouvelle, de nombreuses pétitions en sollicitaient déjà l’abrogation. L’une de ces pétitions demandait que tout négociant pût faire le commerce de l’Inde à ses risques et périls ; que la Compagnie nouvelle cessât de s’en occuper en corps ; qu’elle fût seulement chargée d’ériger ou d’entretenir les forts et établissements jugés nécessaires à la protection du commerce ; que pour faire face à ses dépenses, à celles de la protection qu’elle s’engageait à accorder au commerce, elle perçût un droit de 1 pour 100 sur toutes les marchandises exportées d’Angleterre, de 5 p. 100 sur toutes celles importées de l’Inde ; que les marchands ne pussent trafiquer dans l’Inde qu’avec son agrément, sa permission ; enfin que la durée de son privilège fût de trente et une années. La Compagnie ayant prêté au gouvernement une somme de 3,000,000 de livres sterling à 5 p. 100 d’intérêt, et le remboursement de cette somme se trouvant la condition préalable de la suppression de son privilège, les pétitionnaires offraient au gouvernement la même somme à des conditions moins onéreuses ; ils se seraient contentés d’un intérêt de 3 pour 100 pendant les trois années suivantes, c’est-à-dire à l’expiration du privilège de la Compagnie, puis, après cette époque, de 2 pour 100. L’adoption de cette mesure aurait produit à l’État, d’après leurs calculs, un bénéfice net de 92,000 livres sterling par année. Trois autres pétitions, celles-ci au nom des trois principales villes de commerce d’Angleterre, Londres, Bristol et Liverpool, sollicitaient instamment l’abolition de tout monopole pour le commerce de l’Inde. Elles étaient appuyées par les journaux, la presse tout entière, dont la puissance commençait à devenir dès lors formidable en Angleterre.

La Compagnie se défendait avec la même vigueur qu’elle était attaquée. Tantôt, prenant hardiment l’offensive, et mettant en jeu les intentions de ses adversaires, elle les accusait de céder à de mauvaises passions, la haine, l’envie ; elle en appelait alors aux sentiments nobles et généreux pour la protection de ses droits et de ses privilèges. Tantôt elle amplifiait, elle exagérait l’importance de son commerce ; ses achats ne montaient pas à moins de 3,000,000 de liv. sterl. par an ; elle ne payait pas aux douanes moins de 300,000 livres ; l’entretien de ses forts, de ses factoreries, de ses nombreux agents aux Indes et en Angleterre, pouvait être évalué à la même somme. Or, disaient ses publicistes, un commerce libre, c’est-à-dire soumis à toutes les variations, toutes les incertitudes, à tous les caprices des volontés individuelles, pourrait-il jamais produire au pays un revenu net, assuré, de 600,000 livres ? Qui pourrait le supposer ? Qui pourrait surtout en donner l’assurance ? Qui pourrait s’en porter garant ? Et sans cette assurance, sans cette garantie, qui oserait conseiller le sacrifice d’avantages positifs, certains, réels, à de simples éventualités ? À ces raisonnements en faveur du renouvellement de son privilège, la Compagnie ajoutait certaines offres ; une réduction d’intérêts de 1 p. 100 sur la somme précédemment prêtée par elle au gouvernement ; plus une prime de 200,000 livres sterling pour les services publics. À l’aide de ces arguments et de ces promesses, elle l’emporta momentanément sur ses adversaires ; son privilège fut continué jusqu’à l’année 1766. Mais, malgré ce triomphe du jour, elle n’en craignait pas moins le renouvellement de cette discussion dans l’avenir ; aussi mit-elle une prévoyante habileté à l’empêcher de naître. En 1744, l’Angleterre se trouvait engagée dans une guerre générale, et qui préoccupait tous les esprits ; personne ne songeait plus aux affaires de l’Inde. D’un autre côté, les embarras pécuniaires du gouvernement étant à leur comble, elle profita de la circonstance, et de son propre mouvement offrit au ministère un prêt d’un million de livres sterling, demandant en échange la prolongation de son privilège exclusif jusqu’à l’année 1780. On était encore si loin de l’époque où ce privilège pouvait être discuté de nouveau, qu’aucun des compétiteurs de la Compagnie ne se trouvait en mesure de renchérir sur la proposition ; aussi le ministère accepta-t-il avec empressement. La Compagnie fut autorisée à emprunter, sur ses bons, la somme offerte par elle au gouvernement, et le privilège qu’elle avait à cette époque pour vingt-deux ans encore lui fut assuré jusqu’en 1780. Cinquante années de durée, un demi-siècle d’existence lui était tout-à-coup assuré, à elle qui jusqu’à ce jour n’avait vécu, pour ainsi dire, qu’au jour le jour ; c’était tout un avenir qui se trouva rempli d’événements dont la portée dépassa toute prévision. Nous ne tarderons pas à nous en occuper, mais nous dirons d’abord quelques mots du gouvernement intérieur de la Compagnie, de ses lois, de son mode d’expédition des affaires, de l’organisation de son commerce, etc. La constitution d’un État a un rapport nécessaire à son histoire : or, la Compagnie, qui jusqu’à présent n’a été qu’une simple association commerciale, va tout-à-l’heure s’élever au rang des puissances politiques.

Dans la première période de l’existence de l’ancienne Compagnie, les choses se passaient fort simplement. Les possesseurs des fonds engagés dans le commerce de l’Inde se réunissaient de temps à autre pour s’occuper de leurs intérêts ; c’étaient par conséquent des assemblées ou cours des propriétaires. En se séparant, ceux-ci chargeaient quelques uns d’entre eux d’expédier les affaires qui pourraient survenir jusqu’à leur prochaine réunion : on appelait comité la réunion des propriétaires chargés de ce mandat. La moindre somme donnait le droit à son propriétaire de faire partie soit de la cour des propriétaires, soit du comité ; mais, à compter de l’acte d’union, il fallut un capital de 500 livres pour paraître dans la cour des propriétaires, et de 2,000 pour faire partie du comité. Un président et un vice-président dirigèrent les délibérations dans les diverses assemblées ; les directeurs durent être choisis annuellement par les propriétaires en cour générale ; aucun d’eux ne pouvait l’être plus d’une année, à moins d’une réélection. Quatre assemblées ou cours générales devaient être tenues par année, dans les mois de mars, de juin, de septembre et de décembre. Le président et les directeurs convoquaient l’assemblée générale toutes les fois qu’ils le jugeaient convenable. Neuf propriétaires, au moyen d’une requête signée, pouvaient de même provoquer cette réunion. La cour des directeurs (dont le nombre était de vingt-quatre) se trouvait constituée par la présence de treize de ses membres ; elle s’assemblait aussi fréquemment qu’elle le jugeait convenable, pour la discussion et l’expédition des affaires. La cour des propriétaires, dès l’origine source de tout pouvoir, pour ainsi dire de toute souveraineté, le demeura ; elle l’exerçait par des mandataires qui portaient le nom de directeurs ou de présidents. Sous quelques rapports cette constitution de la Compagnie rappelait, du moins dans sa forme extérieure, celle de l’Angleterre elle-même. Les propriétaires dans leur ensemble représentaient la nation, le peuple ; leurs assemblées, le corps électoral ; le président et la cour des directeurs, le roi, le parlement.

Pour l’expédition des affaires, en raison de leurs différentes sortes, les directeurs se subdivisaient en dix comités, dont les noms indiquent suffisamment les fonctions ; à savoir : de correspondance, de procédure, du trésor, d’emmagasinage, de comptabilité, des achats, de la navigation, du commerce avec les particuliers ; enfin, de deux derniers comités, l’un dit de l’intérieur, l’autre de surveillance. Les fonctions du premier consistaient à entretenir les édifices de la Compagnie, à placer et payer les employés inférieurs, etc. ; celles du second, à surveiller le commerce fait ou tenté dans l’Inde par les sujets britanniques, dans le but de s’opposer par tous les moyens en son pouvoir à la continuation ou à l’accroissement de ce commerce. Ainsi c’était à lui à prendre connaissance de tous les cas où les licences accordées par la Compagnie se trouveraient dépassées, à décider sur les difficultés auxquelles les usurpations du commerce par les particuliers pourraient donner naissance, à provoquer l’application des pénalités encourues par ceux qui se permettaient ces usurpations, etc., etc. Le président de la cour des directeurs, ainsi que le voulait l’exigence du titre, présidait toute assemblée des propriétaires et des directeurs ; il était membre né de tous les comités, et l’organe officiel de toutes les communications de la Compagnie soit avec les particuliers, soit avec les différents corps de l’État.

L’Inde fut partagée en trois présidences : Bombay, Madras et Calcutta ; n’ayant aucune autorité ni dépendance réciproque, chacune était souveraine absolue dans l’étendue de sa domination ; elle ne devait d’obéissance qu’à la seule Compagnie. Un gouverneur ou président, assisté d’un conseil, chargés de l’administration, possédaient la plénitude du pouvoir. Le nombre des membres de ce conseil n’était pas strictement déterminé, mais tantôt de neuf, tantôt de douze, suivant l’importance des affaires à traiter ; ils sortaient par ancienneté des rangs des employés supérieurs civils de la Compagnie, à l’exclusion des militaires. Toute décision était prise à la majorité des votes. En droit, le président et les conseillers pouvaient réunir d’autres emplois à ceux-là ; par le fait ils avaient les plus lucratifs ; état de chose contre lequel s’élèvent fréquemment les historiens de l’époque ; ils lui attribuent en grande partie, probablement avec raison, le mauvais état des affaires à cette époque. En dépit de l’égalité des votes, l’influence du président prévalait d’ordinaire dans le conseil ; la nomination des membres de ce conseil aux riches fonctions que tous ambitionnaient, dépendait de lui en grande partie ; il avait enfin assez de pouvoir pour rendre pénible, désagréable la situation de ceux d’entre eux dont il aurait cru avoir à se plaindre. Le président était l’organe des relations de chacune des présidences avec les autres, de même qu’avec la cour des directeurs ; il communiquait au conseil ses propres décisions quand il le voulait et comme il le voulait, aucune forme n’était déterminée à cet égard. Les employés subalternes se divisaient en écrivains, en facteurs, en marchands de première et de seconde classe. Les écrivains tenaient les registres, faisaient les écritures, s’occupaient des menus détails du négoce, comme les commis d’une maison de commerce ; au bout de cinq ans ils devenaient facteurs ; au bout de trois autres années ; marchands de seconde classe, puis marchands de première classe. Les membres du conseil et le président lui-même étaient choisis parmi ces derniers.

La Compagnie, pour la défense et la garde de ses établissements entretenait alors de nombreuses troupes dans l’Inde. Elle les recrutait soit en Angleterre, soit parmi les déserteurs des autres colonies européennes ; soit parmi les Topasses, race mixte née du mélange des Portugais avec des femmes indigènes, habitant surtout Bombay et Surate ; soit enfin parmi les indigènes eux-mêmes. Ces derniers, appelés en anglais Sepoys, en français Cipayes, du mot indou sipahi, qui veut dire guerriers, étaient destinés à former dans la suite toute une armée. Sachant faire usage du mousquet, ces Cipayes s’armaient plus volontiers cependant à l’ancienne façon du pays, c’est-à-dire du sabre et du bouclier ; ils portaient le turban, la veste, des pantalons très larges et flottants. D’abord ils n’obéissaient qu’à des officiers indigènes comme eux ; toutefois ils s’habituèrent peu à peu à servir sous le commandement d’officiers anglais. Une fois ployés, façonnés à la discipline européenne, ils se montrèrent en toute occasion d’excellents soldats ; on les a vus supporter les fatigues et les privations de la guerre avec une inaltérable patience, et braver les dangers les plus redoutables avec une audacieuse intrépidité. Le nombre de ces troupes variait, dans chaque présidence, suivant les circonstances et les besoins du moment ; le président en était le commandant militaire, ainsi que de toutes les autres forces de la Compagnie.

L’organisation du commerce exigeait encore plusieurs sortes d’agents ou d’employés, dont un grand nombre indigènes. Des étoffes tissées, pour lesquelles l’Inde a toujours été célèbre, formaient l’objet principal du commerce de la Compagnie, qui se faisait de la façon suivante. S’agissait-il d’acheter un certain nombre de pièces, le secrétaire du marchand européen qui voulait faire cet achat se rendait dans tel ou tel district manufacturier ; ce secrétaire, nommé banyan, avait sous ses ordres un caissier, un certain nombre de domestiques armés qu’on appelait peons. Il louait alors à tant par mois un certain nombre d’agents secondaires appelés gomastah, chacun des gomastahs se rendait à un lieu désigné d’avance, et y louait une habitation appelée de ce moment cutcherry. Le gomastah était lui-même accompagné d’un certain nombre de peons, et encore d’une autre sorte de serviteurs appelés hircanah, dont les fonctions consistaient à porter des lettres, à faire des messages, etc. Le gomastah, aussitôt son arrivée, entrait en pourparler avec une sorte de courtiers de commerce appelés dallah, lesquels sous-traitaient avec les picars, qui eux-mêmes traitaient enfin avec les tisserands. Entre la Compagnie et le tisserand indou il y avait ainsi cinq intermédiaires, qui étaient, à partir de ce dernier, le picar, le dallah, le gomastah, le banyan, l’agent de la Compagnie. Les tisserands, aussi misérables que les autres ouvriers de l’Inde, se trouvaient presque inévitablement, presque nécessairement hors d’état d’acheter les matériaux et les instruments de leur travail. Encore moins pouvaient-ils subsister, eux, leurs femmes et leurs enfants, pendant la durée de ce travail. Aussi le banyan se trouvait-il contraint de lui faire des avances par l’intermédiaire du gomastah, et en général à de gros intérêts. Le tisserand se mettait alors à l’œuvre. Sa pièce terminée, il la portait au banyan, qui la faisait marquer, puis déposer dans un entrepôt destiné à la recevoir. À la fin de la saison, lorsque toutes les commandes se trouvaient achevées, le banyan et ses agents se livraient à un examen soigneux de chaque pièce ; ils en payaient alors le prix au tisserand, tout en lui faisant subir en général une réduction de 15, 20, 25 p. 100, sur le prix primitivement convenu ; dans toutes les autres transactions, le banyan figurait d’une manière analogue : c’était à la fois l’intendant, l’interprète, le teneur de livres, le secrétaire, le caissier, le courtier, etc., du marchand qui l’employait ; cette multitude de serviteurs qui composent forcément toute maison européenne dans l’Inde se trouvait sous ses ordres immédiats. Conduisant le commerce de son maître, connaissant ses secrets, il se trouvait mêlé à toutes les transactions de ce dernier ; enfin, c’est lui qui se trouvait responsable de toute action dont celui-ci voulait bien profiter, mais qu’il ne voulait pas avouer. L’anneau principal, l’anneau essentiel de cette chaîne qui liait l’une à l’autre la population anglaise et la population indoue, c’était en un mot le banyan. Souvent de riches Indous payaient des sommes fort considérables cette servitude ; elle leur donnait toute facilité pour faire le commerce pour leur compte sous la protection du nom anglais ; ce qui leur valait des richesses, du crédit, de la considération, non seulement parmi les indigènes, mais parmi les Européens eux-mêmes. Le banyan du président comptait parmi les personnages les plus considérables.

Après en avoir obtenu l’autorisation du parlement, la Compagnie entreprit, en 1726, une organisation du système judiciaire dans toute l’étendue de ses possessions des Indes. Elle établit quatre sortes de tribunaux. La première fut une cour de maire, mayor’s court, à chacune des trois présidences. Ce tribunal, composé d’un maire et de neuf aldermen, connaissait de tous les procès civils qui s’élevaient dans l’étendue de la présidence, excepté ceux où les parties se trouvaient être indigènes ; encore, dans ce dernier cas, leur était-il loisible de se soumettre volontairement au jugement de ce tribunal. Il pourvoyait aussi à l’administration des héritages des sujets anglais mourant ab intestat. Des instructions, sollicitées par la cour auprès des premiers jurisconsultes d’Angleterre, lui furent envoyées quant à la procédure à suivre et aux pénalités à appliquer. Le président ou gouverneur nommait le maire et les aldermen composant chacun de ces tribunaux, mais à vie, et, une fois nommés, ces derniers ne pouvaient être révoqués sous un prétexte quelconque ; toutefois, par une singulière contradiction, il demeurait en la puissance du président d’éloigner tel ou tel alderman, par des raisons dont lui seul demeurait juge, et cette décision ne pouvait être infirmée qu’au moyen d’un appel au roi dans son conseil. Le second degré de juridiction, composé du gouverneur et du conseil, était d’appel : trois conseillers, présidés par le gouverneur ou par le plus ancien d’entre eux, suffisaient pour connaître des causes où il s’agissait de 400 livres sterling ; et dans ce cas ils jugeaient souverainement. Dans les causes où il s’agissait d’une somme plus forte, il y avait appel au roi dans son conseil. Le troisième degré de juridiction consistait en une cour appelée cour des requêtes : celle-ci, formé en vingt-quatre commissaires, choisis par le président et le conseil parmi les principaux habitants de la présidence. Cette cour, siégeant tous les jeudis, jugeait souverainement les procès où la valeur en litige n’excédait pas 40 schellings. Elle se renouvelait tous les ans par moitié. D’un autre côté, le président et chaque membre du conseil pouvaient agir comme juges-de-paix ; ils avaient à cet égard les mêmes pouvoirs que les magistrats du même nom en Angleterre. Un quatrième tribunal, formé encore du gouverneur et du conseil, portait le nom de tribunal des quatre sessions : trois membres du conseil, présidés par le gouverneur ou le plus ancien, suffisaient, comme dans un des cas précédents, pour le constituer. Ce tribunal tenait quatre sessions par année ; il procédait (autant du moins que le permettaient les circonstances et les localités différentes) de la même manière que les tribunaux du même genre en Angleterre. Par ses ordres, le shérif désignait un certain nombre d’habitants qui assistaient en qualité de grands et petits jurés. Il réunissait à lui seul les attributions des justices de paix d’Angleterre et des tribunaux de juridiction inférieure. Les officiers et les soldats ne ressortaient pas de cette juridiction civile ; mais seulement des cours martiales ou conseils de guerre. Le même acte du parlement autorisait la Compagnie à proclamer la loi martiale en temps de guerre.

Outre ces tribunaux, deux autres furent encore institués : ceux-ci ayant pour objet l’administration de la justice parmi les indignes, d’après leurs propres lois. La Compagnie les institua en sa qualité de propriétaire souveraine des districts voisins de Calcutta. L’un de ces tribunaux, appelé phousdarycourt, jugeait au criminel ; l’autre, cutcherrycourt, au civil. Il y avait, en outre, la cour des collecteurs, pour toutes les contestations qui touchaient au revenu public. Le président nommait ou destituait à son bon plaisir, sous sa propre responsabilité, les membres de ces tribunaux. Le mode de procédure était bref et sommaire ; la loi suivie, l’usage supposé du pays ; les peines, l’amende, l’emprisonnement, les travaux forcés à temps ou à perpétuité, la flagellation à un nombre de coups déterminé, et même la pendaison. Ce mode d’exécution avait été choisi parce que, d’après les idées des indigènes, différentes sur ce point des idées européennes, cette mort n’était point réputée infamante parmi eux. On conserva encore la flagellation jusqu’à la mort ; à la vérité, les bourreaux chargés de l’administrer sont cités dans l’Inde pour leur dextérité : un petit nombre de coups leur suffit pour tuer leur homme.

Les employés de la Compagnie se divisaient en employés du service civil ou employés du service militaire, les uns et les autres également assujettis à la formalité du serment. Les employés du service civil commençaient leur carrière à seize ans comme écrivains ; avant de quitter l’Angleterre, ils s’engageaient par contrat signé à servir, moyennant une certaine somme d’argent, pendant un espace de temps déterminé, partout où il plairait à la Compagnie de les envoyer, du cap de Bonne-Espérance au détroit de Magellan. L’employé jurait d’accomplir fidèlement tous les ordres de la Compagnie, ou de ses représentants dans l’Inde ; de ne rien tolérer à son préjudice ; de donner avis aux directeurs de tout ce qu’il apprendrait de susceptible de nuire au commerce ; de ne jamais quitter le lieu de sa résidence sans s’être acquitté de toutes ses dettes, tant envers les indigènes qu’envers les marchands étrangers non sujets du roi d’Angleterre, etc., etc. La cour des directeurs accordait à celui qui se soumettait à ces conditions l’autorisation de trafiquer aux Indes orientales dans telles ou telles limites. Si ce dernier manquait à ses engagements, s’il se trouvait débiteur de la Compagnie, celle-ci se réservait le droit de se saisir de ce qui lui appartenait jusqu’à parfait paiement de sa créance. Il jurait encore de ne s’engager, ni directement, ni indirectement, dans aucune sorte de commerce de l’Europe aux Indes orientales, ni des Indes orientales en Europe, pour son propre compte. La contravention à cet engagement était puni d’une amende du double de la valeur des marchandises engagées dans ce commerce. L’employé perdait en outre tous les avantages auxquels lui auraient donné droit ses services antérieurs ; il cessait d’être compté parmi les employés ou agents de la Compagnie, etc. Une copie de ce contrat demeurait dans les bureaux des directeurs, une autre était délivrée au récipiendaire, qui en échange déposait 500 livres sterling de cautionnement. Les employés de grade ou de fonctions supérieures devaient se soumettre à la même forme de serment ; seulement le contrat stipulait de plus forts émoluments en leur faveur, tandis qu’eux-mêmes déposaient un cautionnement plus considérable. Dans l’origine, les officiers se rendaient dans l’Inde sans prêter de serment, mais à leur arrivée tombaient sous l’empire de la loi martiale ; plus tard ils furent soumis à la même formalité que les employés civils. Quant aux pauvres diables qui partaient comme soldats, on les considérait comme de trop peu d’importance pour songer à leur demander un serment.

On appelait libres marchands ceux qui obtenaient de la Compagnie le privilège de faire le commerce pour leur propre compte aux Indes orientales. Le libre marchand s’engageait par serment à habiter, lui, sa femme et ses enfants, à l’endroit à lui assigné par la Compagnie ; à ne pas s’en éloigner ; à ne pas résider autre part pendant telle ou telle période de temps fixée d’avance ; à ne pas retourner en Angleterre avant l’expiration de ce terme, du moins sans en avoir obtenu la permission de la cour des directeurs, etc., etc. Il s’engageait, tant en son propre nom qu’en celui de sa femme, de ses enfants et de ses serviteurs, à ne pas écrire ou faire écrire, directement ou indirectement, quoi que ce fût qui eût rapport au commerce de la Compagnie dans l’Inde, excepté à la cour des directeurs ; à ne prendre part à aucun autre commerce ou trafic des Indes en Europe en dehors de celui qui lui était désigné, etc., etc. S’il arrivait que son commerce ou seulement sa résidence dans l’Inde devînt un inconvénient pour la Compagnie, il s’engageait encore à retourner en Angleterre, lui, sa femme et sa famille, dans le délai d’une année à compter de la signification qui lui serait faite ; à ne prendre passage que sur des vaisseaux de la Compagnie ; à ne réaliser sa fortune qu’en diamants (c’était ordinairement sous cette forme que la plupart des grandes fortunes faites dans l’Inde passaient alors en Europe), ou en marchandises précieuses qui lui seraient désignées par la Compagnie, ou bien encore en billets de change sur la cour des directeurs, mais d’aucune autre façon. Les libres marins, c’est-à-dire les marins n’étant point au service de la Compagnie, obtenaient aussi la permission de naviguer dans les mers de l’Inde ; seulement ils étaient tenus de donner caution de 500 livres qu’ils ne deviendraient pas à charge à la Compagnie.

La Compagnie voulut en outre établir son pouvoir sur tous les sujets anglais qui se trouvaient dans l’Inde sans être ses agents, sans avoir reconnu préalablement son autorité. Appuyée sur la charte qui la constituait, elle s’adressa plusieurs fois au parlement pour en développer les conséquences à son profit. La charte qui donnait à la Compagnie le monopole du commerce de l’Inde s’exprimait en ces termes : « Et par ces présentes nous ordonnons, mandons et enjoignons à tous nos sujets, à tous ceux de nos héritiers et successeurs quels qu’ils soient, qu’ils aient à s’abstenir de commercer et trafiquer dans les Indes orientales directement ou indirectement ; de se rendre, séjourner ou voyager dans aucun lieu desdites Indes en contradiction avec la teneur dudit acte, et cela sous peine d’encourir les pénalités exprimées dans le susdit acte et de s’exposer à tout notre déplaisir : à l’exception de ladite Compagnie et de tous ceux qui, par ce même acte, seront autorisés à se rendre ou à trafiquer aux Indes orientales, en vertu du susdit acte de notre charte royale ; à l’exception encore des facteurs, agents ou serviteurs qui seront employés d’après la teneur dudit acte. » De cet acte, considéré comme loi fondamentale, découla une série de dispositions législatives qui en réglèrent, en développèrent les conséquences. Ainsi il fut successivement et légalement établi : que tout sujet britannique qui se rendait aux Indes sans autorisation préalable de la Compagnie, était considéré comme en infraction avec la loi ; — que la Compagnie pouvait l’arrêter et l’envoyer en Angleterre ; — que si quelques sujets britanniques se rendaient aux Indes contrairement à la loi, l’attorney-général, soit de son propre mouvement, soit à l’instigation de la Compagnie, était tenu de diriger une action contre le délinquant devant l’une des cours de Westminster ; — que tout sujet britannique trouvé aux Indes contrairement à la loi, c’est-à-dire sans l’autorisation de la Compagnie, était censé y avoir commercé ; — que tout sujet britannique, autre que ceux en ayant l’autorisation de la Compagnie, trouvé en route pour les Indes orientales, ou bien y résidant, était par cela même déclaré coupable de menées criminelles et devait être poursuivi devant l’une des cours de Westminster, et, convaincu, devenait passible de punitions corporelles, emprisonnement, amendes, etc. ; — que les personnes ainsi saisies devaient être amenées sur-le-champ en Angleterre, détenues à la prison du comté où elles débarqueraient, jusqu’à ce qu’elles eussent donné caution qu’elles se présenteraient devant la cour où la poursuite devra se faire ; — enfin, qu’elles ne s’absenteraient pas du royaume sans la permission de cette cour, etc., etc. La Compagnie ne se contenta pas de ces dispositions législatives ayant pour base des actes du parlement ; elle voulait encore s’appuyer sur la jurisprudence, si puissante en Angleterre. Elle s’adressa dans ce but aux plus célèbres jurisconsultes de ce temps ; elle leur demanda des consultations sur toutes les difficultés susceptibles de s’élever entre elle et ses serviteurs, entre elle et les étrangers. Plusieurs de ces consultations nous ont été conservées, et roulent sur des cas imaginaires d’une extrême complication ; elles avaient pour objet de rendre plus facile la solution des cas qui pourraient se présenter dans la réalité.

Les établissements de la Compagnie française, sous la direction de deux hommes de génie, prenaient alors tout-à-coup un développement considérable. Les îles de France et de Bourbon se trouvaient dénuées de toutes ressources au moment où les Français s’en emparèrent ; elles n’avaient ni commerce, ni agriculture, ni industrie, ni gouvernement ; mais à cette époque le ministère désigna pour les gouverner Mahé de La Bourdonnais, destiné à devenir si célèbre dans l’histoire de l’Inde. Né à Saint-Malo en 1699, embarqué tout enfant, ayant parcouru toutes les mers de l’Orient ; versé dans les mathématiques, le commerce, la navigation ; doué d’une grande énergie de caractère, d’un esprit juste, droit, entreprenant, nul homme ne pouvait être plus propre à ce poste important. Il s’y montra tout à la fois soldat, marin, agriculteur, ingénieur, architecte. Il fit cultiver les grains nécessaires à la nourriture des habitants, qui jusque là avait dépendu pour cet objet, de tous le plus essentiel, de l’arrivée des navires ; il introduisit la culture du coton, de la canne a sucre, de l’indigo ; il naturalisa celle du manioc, malgré les préjugés populaires qui repoussaient cette nourriture. Des ouvriers de toute espèce se formèrent grâce à ses soins ; de toutes parts s’élevèrent des magasins, des arsenaux, des batteries, des fortifications, des casernes. Il créait en même temps un gouvernement régulier, détruisait les nègres marrons qui infestaient l’île, organisait un vigoureux système d’administration. Son ascendant sur l’esprit des habitants était tel qu’il n’y eut pas un seul procès pendant la durée de son gouvernement, qui fut de onze années : les parties adverses ne manquèrent jamais de s’en remettre à son arbitrage. À son arrivée, les colons se servaient pour la pêche de grossières embarcations, auxquelles ils pouvaient à peine faire les plus urgentes réparations ; peu de mois après, il faisait construire un brigantin, dans lequel n’entrait pas un seul clou, une seule cheville qui n’eût été fabriquée dans les îles. En 1738, deux autres vaisseaux de 300 tonneaux sortirent du port ; un vaisseau de 500, qui plus tard fut armé en guerre, se trouvait déjà sur les chantiers.

Dupleix ne rendait pas alors de moindres services aux établissements français du Bengale et de la côte de Coromandel. Fils d’un fermier-général, Dupleix montra de bonne heure du goût pour la méditation et les sciences abstraites ; après avoir fait plusieurs voyages en Amérique et aux Indes orientales et rempli diverses fonctions à Pondichéry, il fut nommé, en 1736, directeur du comptoir de Chandernagor. Cet établissement se trouvait alors dans l’état le plus déplorable : le port était habituellement désert ; quelques mauvaises baraques en bois, éparses çà et là, composaient toute la ville. Bientôt deux mille maisons en briques sortirent tout-à-coup de terre comme par enchantement ; on compta dans le port jusqu’à soixante et soixante-dix navires appartenant à Dupleix et à ses associés. Il les employait au commerce d’Inde en Inde, dont après La Bourdonnais il fut le premier à s’occuper ; il les envoyait jusqu’en Perse et en Chine. De nombreux imitateurs suivirent son exemple, et, grâce à ses conseils, avec le même succès. Cette prospérité des comptoirs du Bengale, toute brillante qu’elle fût, ne suffisait pourtant point à couvrir les dépenses de la Compagnie pour la totalité de ses établissements : le gouvernement de Pondichéry se trouvait endetté de 5,000,000 de livres. La Compagnie imagina que Dupleix saurait reproduire dans cette dernière ville les merveilles de Chandernagor ; d’ailleurs il était riche, et c’était un grand avantage que d’avoir dans une colonie obérée un gouverneur en état, de faire des avances pour le service public. Il fut donc appelé du gouvernement de Chandernagor à celui de Pondichéry. Il y réalisa toutes les espérances, et au-delà. On le vit mettre sa fortune entière au service du public, armer et équiper à ses propres frais un grand nombre de vaisseaux, faire d’immenses approvisionnements, entourer la ville d’une enceinte fortifiée. En peu d’années, la prospérité de Pondichéry égala ou surpassa celle de Chandernagor ; le théâtre étant plus vaste, se trouvait par cette raison mieux en rapport avec le génie de Dupleix. Mais Dupleix tournait en même temps ses idées d’un tout autre côté : il se mit au courant de la situation politique de la presqu’île, il rechercha la bienveillance des princes du pays, il compta parmi eux, se mêla de leurs querelles, et bientôt exerça parmi eux la plus haute influence. Cette conduite était habile, et nous ne tarderons pas à en voir naître de grands résultats.

Jusqu’au moment où nous sommes parvenus, c’est-à-dire jusque vers le milieu du xviiie siècle, les deux Compagnies anglaise et française demeurèrent parfaitement étrangères l’une à l’autre. Mais la guerre ayant éclaté en 1744 entre la France et l’Angleterre, les mers de l’Inde devinrent leurs champs de bataille. Les deux Compagnies, après quelque indécision sur la conduite à tenir, suivirent l’exemple de leurs nations respectives ; elles se firent aussi la guerre. Toutes deux se trouvaient en effet, dans l’Inde, sur le pied de deux puissances territoriales ; elles possédaient des troupes, des places fortes, de grands revenus ; elles se trouvaient mêlées aux intérêts politiques du pays. Cette situation nouvelle ouvre une seconde phase de l’histoire de la Compagnie, bien autrement importante que la première ; des événements d’une immense portée vont s’y produire, mais nous ne saurions tout d’abord les comprendre et les apprécier. Il nous faut avant tout jeter un moment les yeux sur l’histoire du pays où se passa ce grand drame, sur celle des deux races d’hommes, l’une conquérante, l’autre conquise, l’une mahométane, l’autre indoue, qui l’habitaient. Nous devons donc essayer de nous rendre compte avec quelque détail de la conquête qui établit sur le trône de l’Inde cette dynastie mogole dont la Compagnie devait devenir le successeur. Ce sera l’objet des livres qui vont suivre.


  1. Officier de la cour de Delhi.