Histoire de la conquête de l’Inde par l’Angleterre (Barchou de Penhoën)/Introduction

Au comptoir des Imprimeurs unis (tome 1p. i-lii).

INTRODUCTION.

Séparateur


Certaines époques de l’histoire sont marquées par de grands événements qui absorbent, qui effacent ce qui s’est fait jusqu’à eux, qui commencent une ère nouvelle. Nos cinquante dernières années ont vu, ce me semble, l’accomplissement de deux événements de ce genre ; l’un, la révolution française, l’autre la fondation ou, si l’on veut, l’achèvement d’un empire anglais en Asie. Bien que contemporains, tous deux, en raison de l’éloignement des lieux qui en furent le théâtre, n’en sont pas moins demeurés étrangers l’un à l’autre. Également importants, également intéressants à considérer par le spectacle qu’ils présentent, ils ne le sont pas moins par tout l’avenir qu’ils portent en eux-mêmes, dont ils sont gros, pour ainsi dire.

La révolution se déroule d’abord devant nous comme un vaste drame avec ses trois grands actes : la constituante, la convention, l’empire ; drame immense et terrible ! Nos premières assemblées voient briller de beaux et jeunes talents, éclater les plus belles espérances ; la tribune reçoit ses maîtres et ses rois, Mirabeau, Barnave, Cazalès, Maury ; elle retentit d’un beau, d’un noble, d’un pur langage. La nation tout entière salue avec enthousiasme l’aurore d’une régénération complète. Inévitable fatalité des choses humaines ! Les passions s’éveillent à la discussion ; les hommes du passé ne veulent rien céder, ceux de l’avenir ne s’abstenir de rien. Une lutte terrible s’engage ; le trône, la monarchie tout entière disparaissent dans le sang ; à peine en reste-t-il quelques débris qui gisent çà et là sur le pavé. L’Europe, qui tremble jusque dans Vienne et Saint-Pétersbourg des catastrophes de Paris, veut s’y précipiter, accourt sur nos frontières. Quatorze armées, miraculeusement sorties de terre, l’arrêtent au passage ; naguère confondus dans leurs rangs, de jeunes généraux, Pichegru, Moreau, Desaix, Hoche, Marceau, d’autres encore, brillent à leur tête ; ils élèvent à l’entour de la France un rempart de victoires, derrière lequel celle-ci reprend haleine, et panse à loisir les larges blessures dont la terreur a sillonné son sein. Le directoire s’affaisse sous son propre poids. Le consulat, tout resplendissant du soleil de l’Égypte, vient rendre à la fortune de la France son éclat un moment éclipsé. Du consulat se dégage l’empire avec toutes ses merveilles. Les puissances intellectuelles et matérielles de la France se rassemblent sous la main d’un seul homme, et, en se condensant, multiplient leur force d’expansion. La France ne connaît plus de frontière ; le drapeau tricolore flotte tour à tour sur toutes les capitales de l’Europe. Dans l’enivrement de la toute-puissance, Napoléon abuse de la fortune, qui se venge en l’abandonnant. Fontainebleau voit l’abdication du maître du monde. Mais alors du sein même de nos désastres se produit un dernier triomphe de la France, de tous peut-être le plus glorieux. L’Europe abaisse tout-à-coup ses armes victorieuses ; elle dépose l’épée de la conquête aux pieds de la civilisation, dont la France lui paraît l’incontestable représentant.

L’Inde voyait alors s’accomplir une série d’événements non moins importants, non moins grandioses. Vers le milieu du siècle précédent, quelques marchands européens, ayant fondé un comptoir au Bengale, commencent à se mêler des intérêts des princes du pays ; ils acquièrent des territoires, ils deviennent une puissance territoriale. La guerre éclate entre eux et d’autres marchands français qui sur la côte de Coromandel avaient suivi une marche analogue. Peu à peu les diverses nations de l’Inde, prenant part à la querelle, descendent comme auxiliaires sur le champ de bataille. Le moment ne tardera pas où ce sera pour leur propre compte qu’elles y viendront verser leur sang. Les races primitives de l’Inde, les conquérants mogols, les descendants de Timour et de Baber, Hyder et Tippoo, fondateurs d’empire, les petits-fils de Sevajee, autre fondateur et conquérant, se présentent tour à tour devant l’épée de l’Angleterre. Par un phénomène propre à l’Inde, des peuples tout nouveaux se forment tout-à-coup, surgissent de terre en quelque sorte pour le combattre. Mais elle a pris dès le début un ascendant qui ne lui sera point enlevé. Parti de Londres comme simple écrivain, Clive gagne des batailles, s’empare du Bengale, de Bahar et d’Orissa, trois des plus riches provinces de l’Inde. Warren Hastings, esprit ferme, vaste et lumineux, conserve ces précieuses conquêtes, tâche plus difficile peut-être que de les avoir accomplies. Puis vient Wellesley, frère aîné du duc de Wellington, qui dans les champs de la renommée pourrait peut-être conserver son droit d’aînesse, et qui achève l’œuvre de Clive et de Hastings. Alors, grâce à ces grands hommes, qu’elle n’a d’ailleurs que trop long-temps méconnus, l’Angleterre règne en souveraine, en maîtresse, de l’extrémité de la presqu’île au pied de l’Himalaya. Les rives de l’Indus et du Gange reconnaissent les mêmes lois que la Tamise et la Clyde. Les disciples du Christ se rencontrent dans les plaines de l’Indostan à côté de ceux de Mahomet et de Brahma. La civilisation moderne, la dernière venue, le résumé de toutes les civilisations antérieures, se mêle d’un bout à l’autre de la Péninsule Indoue avec la civilisation la plus ancienne du monde, avec celle dont toutes les autres sont sorties. L’Europe elle-même se trouve là pour ainsi dire avec toute sa puissance, avec tous ses moyens d’action, l’industrie, la presse, l’organisation militaire. C’est le présage irrécusable d’une nouvelle évolution dans l’histoire du monde.

Peut-être y aurait-il lieu de s’étonner qu’en dépit de son importance ce sujet ait échappé jusqu’à présent à la plume de nos écrivains. Il faut sans doute en chercher la cause dans la situation intérieure du pays. Les peuples en révolution ne s’occupent que de leurs propres affaires, du moment où ils vivent de l’espace où s’exerce leur activité. Oublieux du passé, incertains de l’avenir, leur attention concentrée sur eux-mêmes les fait ressembler aux peuples primitifs ; comme pour ces derniers, leur propre histoire est l’histoire universelle, le monde la contrée qu’ils habitent. Les idées, les intérêts qui ont produit ces grands cataclysmes sociaux ou qui en sont nées suffisent, dans la période qui les suit, à occuper exclusivement la plume des écrivains, l’attention des hommes d’État. Ainsi en a-t-il été pour nous pendant bien des années. Les champs de bataille où se débattaient nos destinées renfermaient pour nous le monde tout entier. Plus tard, la tribune et la presse périodique ont captivé toute notre attention, dévoré toute notre activité. Le progrès naturel des choses semble devoir amener quelque modification à cette disposition des esprits. Le moment paraît venu où nous pouvons enfin sortir de nous-mêmes : l’indépendance nationale n’est plus menacée, ne saurait plus l’être ; les idées pour lesquelles ont combattu nos prédécesseurs se sont réalisées, au moins dans ce qu’elles ont de plus essentiel. Longtemps isolés par la guerre, les peuples de l’Europe se rapprochent de plus en plus, tendent de jour en jour à ne former qu’un tout ; les mille liens du commerce, de l’industrie, de la communauté des langues, les enchaînent sans cesse plus étroitement. D’un autre côté, la sphère d’activité de chacun d’eux tend à s’accroître presque indéfiniment. Déjà Londres, Saint-Pétersbourg, Paris, se touchent, sont en contact journalier : Constantinople et Alexandrie renferment les questions politiques les plus actuelles, les plus pressantes pour nous ; encore quelques jours, ce sera à Bombay, Madras et Calcutta. Le moment semble donc venu pour le public français de se rendre compte des grands événements par suite desquels l’Orient va tout à l’heure se trouver mêlé à la politique européenne. Aussi nous sommes-nous résolus à tenter de lui en offrir le récit, au moins selon la mesure de nos forces. Quelques mots suffiront plus tard pour exposer l’importance de cette étude, soit pour la politique, soit pour la science européenne. Mais nous tâcherons d’abord d’esquisser comme un court résumé de cette grande histoire.

La série d’événements qui la composent peut se diviser en groupes distincts ; en d’autres termes, l’empire se développe en cinq périodes séparées, qui se suivent et l’engendrent. Il traverse successivement cinq âges marqués chacun d’un caractère distinct, à chacun desquels il rencontre un obstacle qui l’arrête quelque temps, qu’il doit vaincre, qu’il doit surmonter avant de poursuivre le cours de ses destinées.

La première de ces périodes commence à l’arrivée des Anglais au Bengale ; elle se prolonge jusqu’à l’acquisition, à la conquête de cette province ainsi que de celle de Bahar et d’Orissa.

La seconde contient la lutte avec la France, qui pendant longtemps dispute à l’Angleterre la prépondérance dans l’Inde.

La troisième, les guerres avec l’empire de Mysore, création récente du génie de Hyder, et transmise à son fils Tippoo, sous lequel elle périt.

La quatrième celle avec les Mahrattes, auxquels se sont ralliés le plus grand nombre des États indigènes, et dont le succès laisse l’Angleterre l’arbitre de l’Inde.

La cinquième commence à la reconnaissance générale de cette suprématie dans toute l’Inde ; elle contient la guerre avec les Birmans, et celle avec Caboul, qui dure encore. À son début, d’ailleurs elle ne nous laisse pas même entrevoir quels en seront les résultats.

Est-il d’ailleurs nécessaire de dire qu’il en est de ces périodes comme de celles qu’on appelle tel ou tel siècle en politique ou en littérature ? Nous voulons dire qu’elles ne se remplacent pas à jour fixe, qu’elles ne datent pas précisément de telle année, pour finir à telle autre ; mais que pendant un certain espace de temps, elles rentrent nécessairement les unes dans les autres. Ainsi la guerre avec les Français avait déjà commencé lorsque les trois provinces de Bengale, Bahar et Orissa furent définitivement conquises ; ainsi l’Angleterre avait déjà rencontré Mysore sur le champ de bataille avant la prise de Pondichéry ; ainsi les Mahrattes avaient eu déjà plusieurs guerres avec les Anglais pendant l’existence de l’empire de Mysore, avant la lutte définitive qui amena leur anéantissement. Mais un moment existe à chacune de ces époques où les nabobs du Bengale, les Français, les Mysoréens, les Mahrattes, se trouvent seuls à lutter contre l’Angleterre. Après avoir descendu dans la lice en auxiliaires, ils se présentent pour combattre en leur propre nom, honneur qu’ils paient de leur sang, de leur propre vie. Comme dans l’ancienne tragédie, leur mort est le dénouement du drame. Rien de semblable, il est vrai, n’est à remarquer dans la cinquième époque historique que nous avons écrite ; mais, nous venons de le dire, elle commence à peine. Les ennemis, précédemment abattus, n’ont pas encore recouvré des forces suffisantes pour rentrer en lice ; aucun autre ne s’est présenté. On ne voit pas encore quelles seront les nouvelles victoires qui, pour l’empire de l’Inde, signaleront cette ère nouvelle ; encore moins les événements qui pourraient commencer sa décadence et faire présager sa chute. Ce ne sera pas l’Inde, selon toute vraisemblance, qui fournira ce nouvel adversaire, mais plutôt d’Europe. La Russie n’en est pas à convoiter pour la première fois le sceptre de l’Orient, arraché par l’Angleterre aux mains de la France.

Dans la première de ces périodes, une chose surtout est importante ; c’est la façon dont s’établirent les premières relations entre les Européens et les indigènes. Nous voyons là la façon dont le génie de l’Inde et celui de l’Europe se posent, pour ainsi dire, face à face. Le hasard, le voisinage, les intérêts du commerce, les intérêts particuliers encore plus actifs, mêlent peu à peu les affaires des Anglais à celles des princes ou gouverneurs indigènes. Tantôt ils prêtent à ceux-ci de l’argent, d’autres fois en empruntent, toujours leur fournissent quelques corps de troupes auxiliaires. Qu’arrive-t-il alors ? c’est qu’en raison de l’accumulation des intérêts, les dettes de ces princes s’accroissent incessamment, c’est que la solde des troupes auxiliaires va s’arriérant de plus en plus. Or, obligés qu’ils sont après certain délai de faire face à leurs engagements, ils cèdent tantôt telle portion de leurs revenus, tantôt telle partie de leur territoire à leurs créanciers. L’administration des provinces, le territoire lui-même, passent ainsi, peu à peu, mais pour ainsi dire forcément, des mains des princes ou gouverneurs mogols et indous à celles des Anglais. On a voulu attribuer ce résultat à des prodiges de calcul et d’habileté, à un savant machiavélisme ; mais peut-être (et cet ouvrage, nous l’espérons, donnera quelque preuve à l’appui) suffit-il, pour se expliquer, de la nature et de la force des choses. C’était le résultat nécessaire de la consistance et de l’énergie européenne en contact, forcément aux prises avec l’inconsistance et l’enfantillage des princes de l’Orient. La preuve, c’est qu’il est arrivé, plus d’une fois, que les bonnes intentions des Européens, les services rendus par eux à ces princes, sont précisément devenus les causes de la ruine de ces derniers.

La chose est étrange sans doute ; toutefois elle ne manque pas de toute analogie avec certaines circonstances de nature à se présenter dans la sphère des intérêts privés. L’honneur, l’existence, la fortune d’un homme, sont compromis faute d’une somme d’argent qu’il n’a pas. Vous la lui prêtez, et le sauvez momentanément. Mais supposez que cet homme fasse un mauvais emploi de cet argent, qu’il laisse de plus accumuler les intérêts jusqu’à ce qu’ils dévorent sa fortune ; il arrivera qu’au lieu de le sauver vous aurez contribué à sa ruine, que vous l’aurez hâtée, peut-être consommée… Or, on ne saurait nier que toute réserve faite en faveur des temps, des lieux, des circonstances, les choses se soient assez fréquemment passées de cette façon. Ainsi dans cette première période, ainsi dans cette face de l’histoire de l’empire anglais est-il facile de deviner les autres, de pressentir l’avenir. La supériorité, et le genre de supériorité, que doivent avoir sur les indigènes les Anglais, c’est-à-dire la nation douée entre toutes de consistance et de fermeté, devient dès lors évidente. En peu d’années ils devinrent de la sorte les possesseurs d’une partie des revenus et du territoire du Bengale.

Alors l’Angleterre et la France se trouvèrent en présence. La Compagnie française avait suivi, à la côte de Coromandel, la même marche que l’Angleterre au Bengale ; elle aussi était devenue une puissance territoriale. Elle comptait dès lors parmi les grandes puissances de la Péninsule. La guerre ayant éclaté en Europe entre l’Angleterre et la France, en 1744, quelques esprits élevés conçurent un dessein généreux, celui de conserver, malgré cela, la paix dans l’Inde entre les deux Compagnies. Dupleix, gouverneur de Pondichéry, s’y associa avec empressement. Par l’élévation de son esprit, il se trouvait naturellement porté à goûter ce qu’il y avait de beau, de philanthropique, dans cette tentative ; d’un autre côté, occupé de conquêtes à l’intérieur, il devait redouter tout ce qui pouvait le contraindre à distraire de cet emploi les forces dont il disposait. Toutefois, la guerre ne tarda pas à éclater, et d’abord avec de grands succès pour la France. Au dire des Anglais, dont les témoignages abondent à ce sujet, les Français avaient sur eux une supériorité extrême ; ils n’étaient encore que de simples marchands, que déjà ceux-ci jouaient un rôle important dans l’Orient. Dupleix avait compris la faiblesse de l’empire mogol, et conçu le projet de s’en rendre maître, à une époque où il n’aurait pu trouver dans l’Inde entière un seul homme à qui communiquer ce projet sans paraître frappé de folie. Comme gouverneur de Pondichéry, il faisait et défaisait des nabobs et des subahdars, c’est-à-dire des souverains régnant sur des millions de sujets. Il écrivait au conseil de la Compagnie des Indes : « S’il vous faisait plaisir de vous emparer du royaume de Tanjore, rien ne serait plus facile. Ses revenus sont de 15 millions ; quand vous le voudrez, vous en serez possesseurs. » Il régnait non seulement sur le Carnatique, mais aussi sur le Deccan, c’est-à-dire sur une population de 35 millions d’habitants, c’est-à-dire formant un tiers et plus de l’empire mogol. Un des grands officiers de l’empereur lui écrivait : « Le trône du grand Mogol tremble au seul bruit de votre nom. » Et cette fois l’emphase orientale n’allait point au-delà de la vérité. À côté de Dupleix se trouvaient encore Mahé La Bourdonnais, créateur des îles de France et de Bourbon, le plus grand homme de mer peut-être que la France ait produit, digne du moins de disputer ce titre au bailli de Suffren, que nous verrons paraître long-temps après sur ce même théâtre ; puis le marquis de Bussy, génie hardi, souple, facile, un des hommes les plus heureusement doués que la nature ait jamais produits ; général habile, courtisan, diplomate, versé dans la politique et la connaissance de l’Orient à en remontrer à toute la cour de Delhi ; à la tête d’une poignée de Français, et sous l’influence de Dupleix, gouvernant la moitié de l’Inde. Les Anglais, ni aucune nation du monde, ne pourraient montrer nulle part trois hommes plus distingués, plus singulièrement remarquables. Nous le disons avec quelque orgueil, l’empire anglais, tel qu’il a été fondé par l’habileté successive de Clive, de Warren Hastings et de Wellesley, préexistait déjà dans le génie de Dupleix.

Le début de la lutte fut ce qu’on devait attendre de tels hommes. En plusieurs circonstances, La Bourdonnais disperse les escadres anglaises, en forces non pas égales, mais inférieures, avec des équipages décimés par la maladie, le plus souvent sans vivres, avec des munitions insuffisantes ; il met le siège devant Madras, s’en empare, et le drapeau français flotte seul sur le Carnatique. En ce même moment Dupleix mettait un subahdar de ses propres mains sur le trône du Deccan. Par malheur, la division ne tarde pas à se mettre entre ces deux grands hommes. Ardents ennemis des Anglais, tous deux aspirent à l’anéantissement de leur puissance dans l’Inde, mais tous deux tendent à ce but par des voies différentes. La Bourdonnais veut se servir de toutes les forces françaises pour attaquer l’ennemi sur les côtes ; il veut l’écraser à Madras et à Calcutta : tâche glorieuse, possible, je dirais volontiers facile même, grâce à ses talents et à son énergie. Les projets de Dupleix sont tout autres. En se mêlant aux intérêts politiques des princes de l’Inde, Dupleix veut dominer l’Inde entière par les armes et la politique ; il veut que l’Inde obéisse à une impulsion française, qu’elle devienne française pour ainsi dire. Ce but atteint, l’Inde eût expulsé de son sein les Anglais, pour ainsi dire d’elle-même et tout naturellement. Ce plan, tout gigantesque qu’il fût, n”était nullement chimérique ; des moyens assez médiocres, mais employés avec sagesse, habileté, en connaissance de cause, eussent suffi pour le réaliser. Prenant leur point de départ dans deux systèmes tellement opposés, La Bourdonnais et Dupleix, en dépit de leur supériorité d’esprit, ne purent s’entendre. Des rivalités de toutes sortes, nées de cette mésintelligence, les divisent, les séparent ; elles amenèrent le triomphe d’un ennemi qu’un seul d’entre eux eût, suivant toute probabilité, suffi pour abattre.

Dans la suite de la lutte, les Anglais reprennent effectivement peu à peu un ascendant qu’ils ne devaient plus perdre. Un jeune homme, récemment perdu dans la foule, comme tous les hommes vraiment importants nés de la circonstance, vient le leur restituer. Les chances de la guerre étaient encore défavorables aux Anglais, le principal corps d’armée se trouvait bloqué dans Pondichéry ; Clive se présente tout-à-coup devant le conseil de Madras, et, après quelques difficultés, parvint à s’en faire écouter. « Nous sommes, dit-il, les plus faibles sur la défensive : en bien ! prenons une offensive hardie ! au lieu d’attendre les Français dans Tritchinopoly, allons les attaquer dans Arcot. » On écoute ce conseil ; Clive, chargé de l’exécution, attaque Arcot, s’en empare, puis le défend ensuite avec le même succès, contre les forces des Français et de leurs alliés qui veulent le reprendre. À compter de ce moment, tant le génie d’un homme peut peser parfois dans la balance des destinées humaines, la fortune abandonna à jamais les Français. Dupleix, bientôt rappelé en France, va y expier ce crime du génie que les hommes pardonnent si rarement. Godeheu le remplace. Un traité provisoire contient la ruine des intérêts français ; promptement ratifié à Paris, il arrache à un historien anglais ces ironiques paroles : « Il est douteux qu’aucune nation ait jamais fait autant de sacrifices à la paix que les Français dans cette circonstance. » Clive, poursuivant sa fortune, remporte plus tard la victoire de Plassey sur le nabob du Bengale ; il donne à l’empire la base de ces grandes provinces, Bengale, Bahar et Orissa.

La guerre ne tarde pas à éclater encore une fois entre la France et l’Angleterre, car la rivalité de ces deux puissances est le trait distinctif de l’histoire de l’Europe à cette époque ; l’Inde devint un de leurs champs de bataille. Cette fois nos destinées furent remises à ce Lally dont le nom éveille en nous de douloureux souvenirs. Descendant d’une de ces familles irlandaises que leur fidélité aux Stuarts conduisit parmi nous ; soldat dès l’enfance, Lally ne manquait nullement de talents militaires ; le maréchal de Saxe le comptait au nombre de ses meilleurs lieutenants. Mais ce n’était pas tout que d’ignorer les mœurs, les lois, les intérêts, la politique de l’Inde ; il s’obstina de plus à fermer l’oreille à ceux qui tentaient de les lui enseigner. Ses fautes deviennent bientôt incalculables ; la violence de son caractère, ses emportements multipliés achèvent de les rendre irréparables, en lui faisant des ennemis de tous ceux qui lui obéissent. Toute l’impétuosité de sa bravoure ne peut lutter contre la multitude d’obstacles que fait naître à chaque pas son malheureux caractère. Pour comble de malheur, il a pour adversaire sir Eyre Coote, homme froid, résolu, un caractère modéré, et qui exerce sur tout ce qui l’entoure une grande influence. Habile à profiter des fautes de l’ennemi, ce dernier remporte une victoire décisive à Wandeswah, et bientôt venge l’injure de Madras en arborant sur les murs de Pondichéry le drapeau anglais. Triste page de notre histoire que celle où s’écrit le nom de Louis XV ! Dans toutes les parties du monde la fortune est contre nous. Le Canada nous échappe, nous perdons nos établissements d’Afrique, l’Inde voit se consommer notre ruine. En Europe, nos armées sont battues, nos flottes dispersées. Les puissances du Nord se partagent, sous nos yeux indifférents, le cadavre de la Pologne égorgée. Pendant ce temps les dernières splendeurs de la monarchie de Louis XIV achèvent de s’éteindre sous les honteux ombrages du Parc aux Cerfs.

Après la chute de Pondichéry, l’empire de Mysore devint l’ennemi le plus redoutable des Anglais. D’abord simple soldat dans les troupes de Mysore, Hyder-Ali, promptement parvenu aux premiers grades de la milice, venait de succéder à l’autorité du rajah. Il avait ajouté d’importantes conquêtes à l’ancien État de Mysore. À vrai dire, il n’était pas seulement le souverain, mais dans toute la force du terme, le créateur de cet État de formation récente. Nous assistons ici, en effet, à un phénomène étrange, propre à l’Inde, mais difficile à comprendre pour nous, en raison de son incompatibilité avec l’état social de l’Europe. Avant l’invasion des musulmans, l’Inde se trouvait divisée en une multitude de petites principautés, suivant toute apparence, tantôt agglomérées, tantôt dispersées par la guerre ; la conquête les réunit momentanément en un tout ; elle les enlace dans les liens d’une même administration ; mais dans la suite des temps ces liens allèrent en se relâchant de jour en jour, et alors un moment arriva où ils laissèrent pour ainsi dire échapper ces petits États, qui, livrés à eux-mêmes, se divisèrent et subdivisèrent. L’Inde se trouva alors comme brisée en une multitude de parties sans lien, sans cohésion, toutes prêtes à subir le joug de la conquête. D’un autre côté, elle ne cessa depuis lors de s’emplir d’une multitude d’aventuriers qu’aucune organisation politique ne retenait dans ses limites, toujours prêts à suivre l’étendard de tout chef doué de courage, de talent, d’énergie. C’est comme une sorte de poussière sociale que l’esprit de guerre et d’aventure peut soulever au hasard, et promener çà et là en tourbillons destructeurs, mais qui, sous les mains d’un chef énergique, habile, peut aussi prendre de la consistance, se condenser en un peuple, une nation. Sorte d’agglomération, de cristallisation, qui s’exécute au moyen d’une loi de formation, si l’on peut s’exprimer ainsi, d’une extrême simplicité. C’est une sorte de mécanisme d’un effet presque immanquable, qui se met jusqu’à un certain point en jeu de lui-même, de la façon suivante. Les troupes indigènes ne sont pas payées, dans l’Inde, par les princes du pays ; mais ceux-ci confient aux chefs de ces troupes l’administration de certains territoires, à la charge par eux de fournir à leur solde et à leur entretien. Les soldats sont toujours nombreux auprès du chef habile ou hardi qui a mis fin heureusement à quelque aventure de guerre, sous qui le butin s’est trouvé abondant, et grâce à eux ce dernier réussit facilement à s’emparer tantôt de telle portion de territoire, tantôt de telle autre. La faiblesse du souverain, le rendant d’ordinaire incapable de prévenir ou d’arrêter ces usurpations, elles vont s’accroissant sans cesse. Or, si les troupes dont disposait ce chef lui ont d’abord fourni le moyen d’accroître sa domination, celle-ci en s’agrandissant le met, plus tard, à même de lever et de solder des troupes plus nombreuses. Accroissant ainsi, l’un par l’autre, dans une double progression, et l’étendue de sa domination territoriale, et le nombre de ses soldats, un moment arrive où il se trouve gouverner une plus grande étendue de pays que le souverain légitime, commander une armée plus considérable ; il va sans dire qu’il lui est supérieur en courage, en habileté. Tel chef indou ou musulman est arrivé de la sorte de l’administration d’un village à la possession d’un empire. Alors, suivant les circonstances, il détrône le souverain, ou bien se contente de s’en faire déléguer le pouvoir. Tels furent le point de départ de Hyder, les progrès de son élévation, le but qu’il atteignit. Maître de l’armée et de la plus grande partie des terres de Mysore, il dépouilla le rajah de tout pouvoir, et, après en avoir obtenu une sorte d’abdication, l’enferma dans une forteresse. Souverain absolu d’une partie de la péninsule, il commença, dès lors, cette longue lutte avec les Anglais que son fils devait continuer. Dans la période historique qui précède, l’Inde n’avait été qu’un vaste champ de bataille pour les Anglais et les Français. La guerre dont elle était le théâtre, quoique se faisant à des milliers de lieues de l’Europe, dans les plaines de l’Indostan, était tout européenne. Mais ici nous voyons l’Inde musulmane descendre elle-même dans la lice, et deux civilisations se trouver en présence. Le spectacle en devient plus grandiose et plus attachant.

Pendant une carrière qui dépassa de beaucoup le terme moyen de la vie humaine, Hyder ne cessa jamais de se montrer digne de sa haute fortune. Nul n’égalait sa dextérité à se mouvoir dans le labyrinthe compliqué de la politique orientale ; il opprimait beaucoup moins ses sujets que les autres princes ses contemporains, tout en sachant tirer meilleur parti de leurs ressources ; enfin, il eut encore comme un pressentiment du grand art de la guerre moderne. Aucun général ne posséda mieux le secret de dérober ses mouvements à l’ennemi, d’être toujours là où il n’était pas attendu, de se trouver le plus fort sur tel point donné. Il fut vaincu en définitive ; mais c’est que la toute-puissance de la discipline et de l’organisation, c’est-à-dire de la civilisation, se trouvait du côte de ses adversaires ; or, la civilisation, c’est le génie de l’humanité elle-même, contre lequel ne saurait prévaloir le génie d’un seul homme. Supposons pour un moment qu’un art merveilleux ait trouvé le moyen d’animer, de mettre en mouvement par un moyen quelconque, la vapeur par exemple, une forteresse tout entière : que pourrait dans ce cas tout l’art des César, des Frédéric ou des Napoléon ? Eh bien ! telle est, jusqu’à un certain point, la situation de nos troupes européennes au milieu des armées de l’Asie ou de l’Afrique. Voyez ce régiment, il se forme en carré, se ploie en colonne, s’étend en ligne, avec un ensemble, une unit qui en font comme un seul être d’une force et d’une puissance supérieure à ceux qui l’attaquent. L’impétuosité des soldats, le génie du chef ennemi, viendront également se briser à ses pieds, sans pouvoir l’entamer.

Tippoo hérita d’une partie des talents de son père, de toute l’activité de celui-ci, surtout de toute sa haine contre les Anglais. Il était doué d’une imagination vive, mobile, quelque peu fantasque, d’un goût naturel pour l’agitation et le péril. Zélé musulman, il se précipitait d’ailleurs avec une joie véritable dans une sorte de guerre qui lui semblait comme sainte et sacrée ; il détestait sans doute dans les Anglais les rivaux qui lui disputaient l’empire de l’Inde, mais plus encore peut-être les ennemis de sa croyance. Il écrivait : « Un chien, un cochon et un Anglais sont trois cousins d’une même famille. » Dans le cours de la longue lutte qui remplit son règne, suivant en cela l’exemple de Hyder, il ne cessa de chercher l’appui de la France. Certaines circonstances qui se rattachent à un côte peu connu, intéressant cependant, de l’histoire de l’Inde, le portaient à mettre en elle la meilleure part de ses espérances. Après la chute de Pondichéry et la destruction de la puissance française, un grand nombre de nos compatriotes se dispersèrent çà et là dans toute la péninsule : grâce à leur courage, à leur habileté, à la souplesse du génie national éminemment propre à ce rôle, ils captèrent la faveur de plusieurs de ces princes ; ils parvinrent souvent au commandement de leurs armées, qu’ils dressaient à l’européenne. Le colonel Lally, par exemple, neveu de l’infortuné général de ce nom, jouit pendant long-temps de toute la confiance de Hyder. Un centre commun, un point d’appui et de ralliement dans l’intérieur, à tous ces efforts épars, eût peut-être suffi alors pour mettre la puissance française, toute brisée qu’elle eût été à Pondichéry, à même de se relever de ses débris plus menaçante que jamais pour l’Angleterre. Tippoo le comprenait, et ne négligea rien pour amener ce résultat. Peu d’années avant la révolution, il envoya à la cour de France une ambassade qui occupa d’abord la curiosité, mais n’aboutit à aucun résultat : bientôt d’autres soins firent oublier et l’Inde et Tippoo. Ce dernier, pendant la guerre de la France et de l’Angleterre, fit la même démarche auprès du gouverneur de l’Île de France ; mais celui-ci se trouvait hors d’état de lui envoyer un renfort considérable. Les vicissitudes de la révolution française amenèrent cependant un grand nombre d’aventuriers français jusqu’à la cour de Mysore. Seringapatam vit la république française solennellement proclamée, le drapeau tricolore et le bonnet rouge arborés sur sa place publique. Un club de jacobins s’établit à vingt pas du palais du sultan. On y jurait haine à la royauté, excepté au citoyen Tippoo Sultan, le victorieux ; compliment que celui-ci retournait, en jurant de son côté amitié éternelle à sa sœur la république française. La tournure de son génie emportait en quelque sorte Napoléon vers l’Orient ; en Égypte, se sentant sur les traces d’Alexandre, il tournait comme lui les yeux vers l’Inde ; il écrivit à Tippoo : « J’arrive sur les bords de la mer Rouge à la tête d’une armée innombrable et invincible. J’accours plein du désir de vous affranchir du joug de fer de l’Angleterre. »

Arthur de Wellesley, depuis duc de Wellington, en ce moment même se disposait à attaquer Tippoo. Son frère, alors gouverneur-général, dans un ensemble d’opération, qui embrassait l’Inde entière, l’avait chargé de l’invasion du Mysore. Ces deux hommes, qui devaient se rencontrer bien peu d’années après dans les plaines de Belgique, semblaient déjà accourir l’un vers l’autre ; mais, tournant tout-à-coup le dos à l’Orient, l’élu du destin s’en alla parcourir l’Europe en triomphateur. Wellesley poursuivit sa course, il chercha aux flambeaux le corps du sultan, bravement tombé dans le fossé de sa dernière forteresse ; puis, quinze années plus tard, il vint assister aux funérailles de la France, comme il assistait alors à celles de l’empire de Hyder. Ce rendez-vous manqué sous les murs de Seringapatam eut lieu enfin, mais dans les boues sanglantes de Waterloo ; piège terrible, guet-apens fatal, tendu par la fortune à celui qui avait tant abusé d’elle. Mortellement atteint, Napoléon s’en alla tomber sur le chemin, en face, pour ainsi dire, de cet empire de l’Inde qu’il avait jadis convoité du milieu de l’Égypte conquise ; il alla mourir au milieu des solitudes de l’océan, sur ce roc de Sainte-Hélène, au pied de ce saule où l’imagination et la poésie regretteront long-temps ses cendres. Gigantesques jeux de la destinée !

Un siècle avant Hyder, Sevajee avait fondé l’empire des Mahrattes, comme celui-ci fonda l’empire de Mysore, et par des moyens analogues. Le père de Sevajee, nommé Shahjee, soldat de fortune au service du roi de Beejapoor, reçut de ce dernier un jaghire dans le Carnatique, avec le commandement d’un corps de 10,000 hommes. Encore fort jeune, Sevajee fut envoyé par son père résider à Poonah : un des districts sous l’administration de ce dernier, confié en ce moment par lui à l’un de ses frères. Précoce en force de corps et en hardiesse de caractère, le jeune Sevajee, avant dix-sept ans, avait rassemblé déjà autour de lui bon nombre de bandits, à la tête desquels il ravageait les districts voisins. Son oncle étant mort, il le remplaça dans l’administration de la province. L’empire mogol se trouvait en ce moment en proie à des dissensions intérieures qui ne permettaient pas à l’empereur de prendre immédiatement des mesures contre ce nouvel ennemi ; d’un autre côté, le père de Sevajee, occupé lui-même d’autres affaires, ne pouvait intervenir. Profitant de ces circonstances, Sevajee étendit son pouvoir et augmenta le nombre de ses troupes ; les bandes d’aventuriers qui errent çà et là dans l’Inde, attirés par sa renommée, accoururent bientôt à ses côtés. Le plus grand nombre provenait des régions montagneuses qui s’étendent des frontières du Guzerate jusqu’à celles du Canara. La vivaient en effet des tribus d’Indous ayant moins participé aux progrès de la civilisation que les habitants de la plaine, en revanche plus hardis, plus guerriers. On leur donnait le nom de Mahrattes, nom provenant, suivant l’étymologie la plus probable, d’un district nommé Mahrut ou Mahrat, situé dans la province de Dowlatabad dans le Deccan, aujourd’hui encore connu sous ce nom, qui alors sans doute s’appliquait à une beaucoup plus vaste étendue de terrain. Quoi qu’il en soit, les Mahrattes se trouvant de beaucoup les plus nombreux parmi les compagnons de Sevajee, leur imposèrent ce nom. D’ailleurs, bien que formés primitivement de bandes éparses, ils appartenaient à une même race, avaient hérité des mêmes croyances, des mêmes mœurs ; toutes choses qui rendirent facile à Sevajee et à ses successeurs d’en faire un tout compacte, de les former en corps de nation. Sectateurs de Brahma, ils étaient animés contre les conquérants musulmans d’une profonde haine religieuse ; toute guerre avec ces derniers leur semblait une sorte de guerre sainte ou de croisade. Mêlant des habitudes d’ordinaire séparées chez les guerriers de l’Occident, ils se plaisaient à joindre le mensonge et la ruse à la force et à la bravoure ; ils se glorifiaient autant d’une fuite rapide que d’une bataille gagnée. Par ce côté et par quelques autres, la ressemblance était grande entre eux et les Goths et les Vandales, qui jadis dévastèrent l’Europe.

Après la mort de Sevajee, le pouvoir demeura long-temps aux mains de ses successeurs ; mais amollis par la possession du trône, ceux-ci laissèrent bientôt échapper de leurs mains débiles la réalité de ce pouvoir. Il passa dans les mains d’un premier ministre nommé peschwah, et à son tour ce dernier ne tarda pas à rendre cette charge héréditaire dans sa propre famille. Une partie des chefs mahrattes appartenaient aux castes nobles des brahmes et des Chactryas ; mais il en était d’autres d’une origine toute récente, souvent simples soldats favorisés par la fortune des armes. Parmi ces chefs, les principaux formaient une confédération appelée des douze frères ; chacun de ceux-ci, maître absolu dans la limite de ses possessions, n’en demeurait pas moins dans une sorte de dépendance féodale du rajah et du peschwah qui le représentaient. Scindiah et Holkar, d’autres encore, à diverses époques, devinrent de fait les véritables souverains de la confédération ; mais, fidèles en cela à un côté caractéristique des mœurs indoues, ils conservèrent soigneusement aux peschwahs tous les attributs honorifiques de cette charge. Ainsi nous avons ce singulier spectacle : une famille royale demeurée sur le trône qui lui a été légué par ses pères, mais dépouillée du pouvoir ; à côté d’elle une famille de maires du palais, dans laquelle a passé ce pouvoir où il est devenu héréditaire ; puis à côté de cette usurpation, lorsqu’elle s’est pour ainsi dire légitimée par le temps, certains chefs puissants qui à leur tour exercent la plénitude du pouvoir, mais continuent d’en respecter le simulacre et le titre dans les usurpateurs qui les ont précédés, comme ceux-ci l’avaient fait d’ailleurs dans la véritable famille royale. Ils se greffent pour ainsi dire sur la dynastie des peschwahs, comme ceux-ci l’avaient fait sur celle du rajah. Étrange phénomène des mœurs de l’Inde ! contraste singulier qu’elles forment avec les nôtres ! Chez nous le fait ne croit pour ainsi dire en lui, n’a foi en lui, qu’à la condition d’anéantir tout droit, qu’à la condition de ne reconnaître que lui, de ne relever d’aucun autre. Dans l’Inde, c’est tout le contraire : c’est le fait qui pour ainsi dire s’effraie de lui, qui a besoin d’un droit supérieur dont il se croie découlé, dont il soit pour ainsi dire engendré, où il puise sa consécration à ses propres yeux. La mairie du palais, en un mot, non l’usurpation, c’est là le but suprême des ambitieux de l’Inde. Le rôle de Pépin ne leur inspire aucune tentation d’en sortir.

Après la chute de Mysore, les Mahrattes demeurèrent les seuls en état de disputer aux Anglais l’empire de l’Inde. Déjà plusieurs fois ils avaient rencontré l’Angleterre sur de nombreux champs de bataille, lorsqu’une première guerre avec Wellesley acheva de les affaiblir. Ils se virent dépouillés d’une partie de leur territoire, privés de plusieurs de leurs alliances, forcés de recevoir dans les murs de leurs principales villes une garnison anglaise. Mais sous la domination étrangère, l’esprit de nationalité se conserva. Un sourd mécontentement germa dans tous les esprits, n’attendant pour éclater qu’une occasion qui ne pouvait tarder, qui bientôt en effet se présenta. Des bandes d’aventuriers, connus sous le nom de Pindarries, ravageaient l’Inde en tout sens. Sans lien, sans consistance, n’ayant d’existence que le pillage, sous la main d’un Sevajee ou d’un Hyder, peut-être seraient-ils devenus redoutables, mais ce dernier ne s’était pas encore trouvé lorsqu’ils entrèrent en hostilité avec les Anglais. Le spectacle de cette lutte était par elle-même éminemment propre à ranimer l’ancienne audace des Mahrattes. D’un autre côté, les mesures prises à ce sujet sur leur propre territoire par les Anglais amenèrent entre eux et ces derniers plusieurs discussions. Leurs rapports réciproques s’envenimèrent de plus en plus jusqu’au moment où un mouvement populaire, aussi inattendu qu’ils le sont tous, fit éclater tout-à-coup la guerre. Les Pindarries, ces aventuriers nouveaux venus dans l’histoire, dont nous venons de parler ; ces princes rajpootes, race la plus ancienne et la plus aristocratique de l’Inde, dont la conquête musulmane n’avait changé en rien l’organisation, y prirent également part. L’Inde primitive, après la défaite de ses dominateurs musulmans, semblait se soulever tout entière contre les nouveaux conquérants que lui envoyait l’Europe. Pour mieux combattre, elle leur empruntait, jusqu’à un certain point, leurs propres armes ; une partie des troupes mahrattes avaient été disciplinées, comme nous l’avons dit, à l’européenne, par des officiers français demeurés dans l’Inde après la destruction de la puissance française. Ces troupes, secondées d’ailleurs par la nation tout entière, combattirent avec grande énergie ; mais l’Angleterre n’en triompha pas moins de tous ces obstacles. Leur faiblesse numérique, l’infériorité de leur organisation, ne permirent pas aux confédérés de soutenir long-temps la lutte. Bientôt les Pindarries sont dispersés, les Rajpoots contraints d’accepter une protection équivalente à une domination étrangère ; Poonah reçoit une garnison anglaise, qui cette fois ne devait plus en être chassée. Le mouvement d’accroissement de l’empire s’arrête alors après avoir atteint son apogée. L’Angleterre règne du cap Comorin à la Suttlege, des bouches de l’Indus à celles du Gange, d’un côté voisine de la Perse, de l’autre de la Chine. À l’aide d’un petit nombre d’administrateurs, d’officiers, de soldats, elle gouverne, elle exploite à son profit ces immenses territoires. Les princes et les peuples, tout en conservant leurs usages, leurs mœurs, leurs croyances, reconnaissent également son autorité. Elle les protége, les surveille, règle leurs différends réciproques, en un mot décide de leurs destinées.

Ces trois dernières périodes ont chacune un caractère distinct. D’abord la France semble chargée par l’Europe de disputer à l’Angleterre la domination de l’Orient. La lutte est entre elles ; les peuples dont le sort va se décider sur le champ de bataille n’y paraissent pas, ou du moins n’y sont qu’en seconde ligne : ce sont des intérêts européens qui se débattent sous le ciel de l’Inde. L’islamisme, dont toutes les forces se sont rassemblées sous la main de Hyder et de son fils qui les emploient à fonder l’empire de Mysore, se présente aussitôt ; il vient disputer son ancienne conquête aux conquérants nouveaux que le génie de l’Europe a jetés sur le rivage. Les descendants dégénérés des fondateurs de la dynastie mogole sont devenus incapables de défendre l’héritage qu’ils en ont reçu. Mais derrière Hyder et Tippoo, ces parvenus de la veille, on aperçoit comme les ombres de Timour, de Baber et d’Ackbar. Mysore détruite, les Mahrattes se présentent pour continuer le combat. Nation d’origine récente, qui s’est formée dans la dissolution de l’empire mogol, de religion brahmanique, divisée en castes, les Mahrattes, malgré leur origine, n’en représentent pas moins les anciennes races indoues. C’est le vieil esprit de l’Inde, disons mieux, c’est l’Inde primitive elle-même ; elle se substitue à ses premiers maîtres écartés par des conquérants nouveaux et vient tenter de se reconquérir en quelque sorte de ses propres mains : aussi les plus anciennes races de l’Inde sont-elles pendant toute cette lutte les alliées des Mahrattes. À leurs côtés combattent les princes du Rajpootanah, c’est-à-dire les familles les plus illustres et les plus antiques de l’Inde, dont quelques unes se vantent de descendre de ceux qui combattirent Alexandre sur les bords de l’Indus, aristocratie où les quartiers de noblesse se comptent par milliers d’années : lutte impuissante, d’ailleurs, comme toutes celles où le passé, avec toute la sainteté de ses souvenirs ou l’éclat de sa poésie, essaie de combattre la vulgaire mais invincible toute-puissance du génie moderne.

Une cinquième période commence alors, dont le caractère est la prépondérance définitivement reconnue de la puissance anglaise. Les guerres qui s’y rencontrent, loin de mettre en péril son existence, se passent sur l’extrémité des frontières : c’est la guerre des Birmans, qui se termine par quelques nouveaux accroissements de territoire assez peu importants ; c’est la guerre du Caboul, qui dure encore. Mais aucun événement important ne la signale jusqu’à ce moment. L’empire recevra-t-il un nouvel accroissement ? Se divisera-t-il par des guerres intérieures ? Un nouvel ennemi fera-t-il son apparition ? On l’ignore encore ; toutefois, bien des yeux inquiets portent leurs regards au-delà de la mer Caspienne ; de ce côté un nouvel acteur paraît s’avancer vers le lieu de la scène à pas lents, mais comptés.

En attendant qu’il se présente, les successeurs de ces quelques marchands anglais, descendus il y a un siècle et demi sur les rives du Bengale, sont devenus les maîtres paisibles de l’Asie ; ils se sont faits les héritiers de Timour et de Babar. L’histoire moderne ne nous offre rien de semblable ; pour trouver un pendant au tableau dont nous venons de tracer une hâtive esquisse, il faut franchir l’Europe moderne et se poser en face du génie romain lui-même. Asile précaire de quelques troupes de Sabins, de Pélages et d’Étrusques, Rome combat pour sa propre défense ; le monde antique est au moment d’être écrasé dans son germe. La conquête du Latium l’occupe quelques années ; elle franchit les Apennins, descend sur le rivage où pour la première fois voit se dérouler à ses pieds la mer immense. Elle embrasse d’une rude étreinte Carthage sa rivale, qui balance un moment sa destinée et la jette bientôt sans vie sur le carreau ; puis, franchissant bientôt et les Alpes et la mer, et le Danube, elle étend à loisir ses conquêtes en Europe, en Afrique. en Asie. Ses légions campent au pied de l’Atlas, sur les bords du Rhin, au sein de l’Angleterre, sur les bords de l’Euphrate. Elle s’assied alors au Colysée dans un repos superbe. Quelques proconsuls appuyés d’un petit nombre de légions règnent en son nom sur le monde entier. Les peuples auxquels dans sa superbe indifférence ou sa politique habile elle a laissé leurs lois, leurs usages, leurs dieux, écoutent en silence sa volonté suprême. Les révoltes de l’Asie, de l’Afrique, de la Gaule, ne sont plus qu’une sorte de sédition passagère, et comme un tumulte de rue, aussitôt châtié qu’aperçu : on dirait une affaire du ressort de l’édile chargé de la police aux jeux sanglants du Cirque.

Nous n’avons parlé jusqu’ici que de la partie de histoire de la Compagnie qui se passe dans l’Inde ; il en est une autre dont l’Angleterre est le théâtre, et celle-ci n’est pas la moins curieuse. Le privilège de la Compagnie est attaqué aussitôt que concédé. À ce propos les grandes questions d’économie politique, du monopole ou de la liberté commerciale se trouvent en présence. D’un autre côté, un parti nombreux contesta non seulement à la Compagnie, mais à l’Angleterre elle même, le droit d’acquérir des possessions territoriales, c’est-à-dire de faire des conquêtes dans l’Inde. Fox, Burke, Sheridan sont les chefs de ce parti, les avocats de cette doctrine. Ils se font les ennemis de cet empire qui se fonde en Orient ; les alliés, tous les obstacles qu’il doit combattre. La puissante parole du grand Chatam et de son fils ne parvient qu’à grand-peine à protéger l’épée des conquérants de l’Inde. Aussi un phénomène étrange, un spectacle inexplicable naît de cette disposition des esprits. Ce n’est pas sur les champs de bataille de l’Indostan, c’est en Angleterre, devant le parlement, que les fondateurs et les continuateurs de l’empire ont à soutenir leurs plus terribles luttes. À peine de retour en Angleterre, Clive voit suspendue sur sa tête une accusation qui ne doit plus cesser de le menacer. « Prenez ma fortune, s’écrie-t-il en plein parlement, mais laissez-moi l’honneur. » Mot héroïque qui le sauve, c’est-à-dire lui permet d’aller mourir à quelques pas, de douleur et d’amertume de cœur. Warren Hastings passe dix années de sa vie dans le long supplice d’un procès qui menace son honneur et engloutit sa fortune. Wellesley, qui achève et consolide l’œuvre de ces grands hommes, pendant la plus grande partie de sa vie est l’objet de l’injustice et de la calomnie. Il est obligé de se survivre en quelque sorte à lui-même, pour voir luire le jour de la justice. C’est par la génération qui succède à la sienne qu’elle lui est à la fin rendue.

Le ministère défend à plusieurs reprises ces hommes éminents ; il le fallait, car la nature des choses, leurs actes et les siens, se liaient parfois nécessairement. Mais, le plus souvent, il est le premier à les condamner ; il se déclare avec autant de force que l’opposition contre toute acquisition territoriale dans l’Inde. Quand il s’agit de condamner, de défendre ces acquisitions dans l’avenir, il y a unanimité dans les partis ; opposition et ministère parlent et pensent de même. Pourtant l’empire n’en continue pas moins de s’agrandir, les conquêtes ne cessent pas de venir s’ajouter aux conquêtes, les nouvelles acquisitions aux anciennes. C’est qu’il se passe là un des mystères les plus étranges et les plus merveilleux de la philosophie de l’histoire. On assiste au développement d’une des lois les plus incontestables, et pourtant les plus inexplicables du monde historique ; de cette loi qui veut que les plus grandes institutions, les plus grandes créations politiques naissent des circonstances imprévues, d’elles-mêmes pour ainsi dire, et se développent au moyen d’une force qui leur est propre, non seulement sans que les hommes l’aient voulu, mais le plus souvent en dépit d’eux, malgré leurs efforts. Le chêne sort ainsi du gland, en vertu d’une force qu’il recèle en lui-même.

Le parlement, le ministère, la presse, disons-le encore une fois, prohibent, défendent également les acquisitions de la Compagnie dans l’Inde ; le parlement ne cesse de la menacer on cas de désobéissance de lui enlever son privilège. Parfois il se montre tout prêt à exécuter la menace ; mais chaque fois l’esprit de temporisation naturel à l’Angleterre, le respect pour tout droit acquis, même lorsque la source en est condamnable, l’arrêtent au moment de prendre un parti violent et décisif ; il se borne à de nouvelles défenses, toujours de plus en plus formelles, de toute guerre, de toute alliance, de toute acquisition territoriale. Une partie des hommes d’État qui sont chargés des destinées de l’Inde partagent eux-mêmes ces convictions ; ils s’y rendent avec la ferme résolution de les faire passer dans la pratique. Mais à peine se trouvent-ils aux prises avec la réalité que cette conviction s’ébranle et se modifie ; ils ne tardent pas à reconnaître la puissance de certaines nécessités de situation contre lesquelles ils s’étaient promis de lutter, ils les secondent bientôt, ils en deviennent les instruments les plus efficaces. Lord Cornwallis, par exemple, arrive avec l’intention d’établir dans l’Inde une paix durable ; il s’était fermement promis de mettre fin à ces guerres incessantes contre lesquelles se prononçait fortement l’opinion publique ; c’était le fond de ses propres convictions, le but de son ambition hautement proclamée. Mais à peine a-t-il essayé de lutter quelque temps contre ce cours inévitable des choses humaines, cette mystérieuse force des choses, qu’il en est saisi et emporté. C’est le morceau de bois tombé dans le torrent, qui lui résiste un imperceptible moment en raison de sa force d’inertie, mais en est aussitôt entraîné. Ainsi l’administration de lord Cornwallis s’écoule tout entière au sein de la guerre qu’il condamnait ; elle marque dans l’histoire par des acquisitions de territoires, qu’il voulait surtout empêcher. D’autres gouverneurs avaient déjà essayé de donner sur ce point satisfaction à l’opinion publique : Vereltz, plus tard Barlow, etc. ; et leur administration fut non seulement insignifiante, mais souvent dangereuse pour la Compagnie ; ils ne renoncèrent à toute vue d’ambition, à tout agrandissement, qu’en mettant en péril les possessions déjà acquises. D’autres gouverneurs tentent d’abord la mise en pratique du même système : lord Minto et le marquis de Hastings, mais plus tard ils l’abandonnent ; leur administration, insignifiante dans cette première période, dans la seconde devient significative et féconde, laisse derrière elle de grandes traces. Mais trois hommes seuls, Clive, Hastings, Wellesley, avaient tout d’abord compris que pour laisser vivre l’arbre, la première condition c’est de le laisser grandir. Ces nécessités toutes-puissantes de la situation devinrent manifestes à leurs yeux ; mais c’était à une époque où elles étaient invisibles à tous les autres ; de là la défaveur dont les frappa l’opinion publique. Le cours du temps, qui ne manque jamais de dévoiler les ressorts cachés des choses humaines, les mit plus tard à nu ; la gloire et la reconnaissance de leur patrie devinrent alors une bien tardive récompense.

Ce grand spectacle de la puissance anglaise dans l’Inde réclame encore notre attention par bien d’autres côtés ; ce n’est pas seulement par elle-même que l’Inde anglaise doit devenir le but de nos études ; c’est aussi par ses rapports avec l’histoire générale du monde, avec la situation politique de l’Europe. L’Orient et l’Occident, qui depuis l’origine des âges ont été liés par mille rapports mystérieux, tentent de s’unir dans une dernière étreinte. À l’origine des âges et long-temps avant les temps historiques, les races auxquelles appartient aujourd’hui l’Europe se sont mises en route d’Orient en Occident ; du pied de l’Himalaya franchissant avec une activité incessante déserts, fleuves et montagnes, elles sont arrivées jusqu’aux bords de la Méditerranée, qui ne les a pas arrêtées ; elles se sont déployées sur les rivages de l’Océan, depuis la péninsule libérienne jusqu’aux extrémités des îles Britanniques et de la Scandinavie ; immense trajet pendant lequel s’est perdu pour elle tout souvenir de leur point de départ, toute mémoire de la patrie primitive. Bien des siècles s’écoulent dans un oubli réciproque, mais un moment arrive où l’inquiète activité de l’Europe se tourne de ce côté ; à l’époque des croisades elle s’y précipite tout entière. L’Orient et l’Occident viennent se heurter à l’entour du tombeau du Christ. Ils se retirent de la lice ; mais après le combat de nombreux rapports continuent entre eux. Des relations politiques s”établissent entre les cours de l’Europe et les souverains du centre de l’Asie. Des marchands, des missionnaires, d’intrépides voyageurs en sont les intermédiaires. Marco-Polo révèle la Chine à l’Europe étonnée ; l’industrie de Venise lui amène par la mer Rouge les précieux produits de l’Inde ; bientôt tous les esprits, toutes les imaginations se tournent vers l’Orient. La grande pensée du temps, c’est de se frayer un passage par mer vers la source de tant de merveilles. Le Portugal, qui s’en est fait l’interprète, la réalise par Vasco de Gama. Grâce à celui-ci, le terrible cap des Tempêtes, devenu celui de Bonne-Espérance, tient toutes les promesses de ce nom. L’Orient, jusque là caché aux yeux de l’Europe, se laisse enfin entrevoir. Toute palpitante d’espoir et d’anxiété, l’Europe se tourne vers ces régions d’où vient le soleil, dans l’attente d’un monde nouveau.

Mais alors se trouvait un homme portant çà et là cette croix du génie parfois d’un poids si douloureux ; debout au milieu de la foule, il regardait silencieusement du côté opposé ; il guettait pour ainsi dire à son coucher l’astre dont l’Europe saluait le lever… On a nommé Christophe Colomb. On sait comment une erreur de la géographie ancienne lui faisait supposer plus à l’est qu’elles ne le sont réellement les dernières terres orientales alors connues ; il conçut le projet, grâce à sa foi sublime en la science qui lui enseignait la rotondité de la terre, d’atteindre ces extrémités de l’Orient par l’Occident. On sait la suite de l’aventure, et comment l’Amérique vint lui barrer le passage. L’Europe, après y avoir déposé le germe de cette civilisation puissante que nous voyons s’y développer, poursuivit et acheva le projet de Christophe ; Magellan atteignit l’Inde en traversant le grand Océan. Alors ce voile mystérieux qui nous dérobait l’Orient se trouva soulevé, déchiré de toutes parts. Ce but de tant de tentatives, d’efforts renouvelés pendant des siècles, fut atteint de trois côtés à la fois ; Venise, Vasco de Gama et Christophe Colomb y conduisant par trois voies diverses le génie inquiet de l’Europe.

L’Angleterre continue, dans le siècle dernier, la grande œuvre de Venise, de Gama, de Christophe. Grâce à la persévérance et aux succès de ses efforts, l’Europe domine en ce moment la portion la plus intéressante de l’Orient. La providence lui a remis la direction et le mouvement qui dans la destinée du monde poussent l’Occident vers l’Orient ; elle lui en a donné le soin exclusif. Mais nul doute qu’il cessera bientôt d’en être ainsi, dans un temps plus ou moins rapproché. La situation intellectuelle et morale de l’Europe ne manque pas d’analogie avec celle où elle se trouvait il y a trois siècles. La réforme avait alors jeté dans les esprits la même agitation qu’a fait de nos jours la révolution française. C’est alors que l’Europe débordant, tout à la fois, à l’est et à l’ouest, envahit l’Amérique et l’Asie. Tout semble présager que notre inquiète activité suivra en partie cette voie. Les questions qui se rattachent à l’Orient se trouvent déjà au fond de toutes les complications de notre politique européenne. Derrière la question turque il apparaît dès ce moment tout entier. Les deux puissances qui, suivant toute probabilité, se le disputeront un jour à main armée, sont déjà en mouvement. La Russie ne quitte pas des yeux Constantinople ; elle maintient son influence a la cour de Perse, pousse ses avant-postes jusqu’à Khiva, à 150 lieues des Anglais dans le Caboul. L’Angleterre fait explorer par d’habiles officiers les anciennes voies de communication entre l’Europe et l’Asie ; elle s’avance dans la mer Rouge, où elle prend pied par Aden ; elle explore le golfe Persique, où elle a su se ménager d’autres stations. L’Égypte, où Alexandre commença sa gigantesque carrière, semble reprendre l’importance qu’elle avait alors dans l’histoire du monde. Ces trois anciennes routes qui servaient autrefois de lien entre l’Orient et l’Europe : le Bosphore et les rives de la mer Noire et de la mer Caspienne ; l’isthme de Suez, la mer Rouge et Aden ; l’Euphrate, Bagdad, le golfe Persique et Bender-Buschir ; ces trois anciennes routes, disons-nous, sont au moment de se rouvrir. Toutefois, à l’aide de ces puissantes invasions de l’industrie moderne, il est probable que les voies de Gama, même de Colomb, ne seront pas entièrement désertées. L’Europe agira alors sur l’Orient de tous les côtés à la fois, au nord, à l’est, à l’ouest même, où déjà se trouvent quelques unes de ses plus belles colonies ; elle l’embrassera, l’enlacera d’une étreinte de plus en plus puissante. Au reste, la nature, la forme, pour ainsi dire des grands événements qui réaliseront dans le monde cette tendance ; les parts diverses qu’y prendront le commerce, la guerre, la politique, tout cela nous demeure encore absolument caché. Il n’est donné à aucun œil de l’entrevoir ; le point de départ est visible ainsi que le but et la carrière ; l’athlète s’est élancé, mais un nuage l’enveloppe et le dérobe à notre vue.

Au reste, le champ des intérêts matériels, le vaste champ des intérêts politiques, ne seront pas seuls à s’agrandir dans cette conquête nouvelle de l’Orient par l’Occident. Il en sera de même des espaces de l’intelligence, du domaine de la science. La science européenne, à prendre ce mot dans un sens général, ne saurait manquer de se renouveler en s’assimilant cette science qui depuis les premiers jours du monde demeure immobile en l’Orient. Comme la plante dans l’ordre physique, l’esprit humain, pour croître, grandir, se développer, a besoin d’aliments étrangers. L’antiquité latine échappée dans les couvents aux désastres de la barbarie ; les écrits d’Homère et de Platon, sauvés par quelques fugitifs du sac de Constantinople, comme jadis Énée emporta ses pénates des ruines de Troie enflammée, ont suffi pour produire une immense révolution intellectuelle. Par la combinaison de ces deux éléments, sous l’empire de la spontanéité inhérente à l’esprit humain, la science moderne opéra son développement. Or, aujourd’hui quelque chose de semblable paraît sur le point de s’accomplir ; l’Orient tend à entrer dans la science européenne, comme l’antiquité entra dans celle du moyen-âge. De cette fusion surgira une nouvelle phase du développement de l’esprit humain, où la science, toujours entendue dans le sens le plus général, se composera de ces trois éléments ; le monde moderne, le monde antique, le monde oriental. Déjà apparaissent plusieurs symptômes de cet avenir. La philosophie du xviiie siècle se serait trouvée incapable de comprendre l’Orient, que d’ailleurs elle ignorait ; en même temps, on ne saurait imaginer aucun des grands systèmes philosophiques ou historiques de l’Allemagne en en retranchant cet élément. Quand il sera complètement à notre disposition ; quand l’Orient intellectuel nous sera aussi accessible que l’est aujourd’hui l’antiquité : alors tout ce qui a paru çà et là sur la terre, de croyances, de traditions, d’idées, se trouvera rassemblé : la science devra tenter de le reconstituer en un tout grandiose et complet. À Rome, le voyageur s’assied sur les débris des murs cyclopéens, d’où il rêve à la mystérieuse histoire de l’Orient ; le fantôme de la Rome ancienne et de ses mille ans de conquêtes, allant aboutir à l’empire du monde, se dresse sous ses pas, au milieu des solitudes du Capitole ou du Colysée ; puis viennent les magnificences de Saint-Pierre, l’empire non moins merveilleux du christianisme. L’Orient, l’antiquité, le monde moderne, viennent de la sorte se confondre au sein de sa pensée, en la majestueuse unité de la ville éternelle.

Le moment est donc venu de nous occuper de l’Orient, nous le disions tout-à-l’heure ; encore un moment dans la vie des peuples, et Bombay, Madras et Calcutta seront pour nous à la même distance qu’aujourd’hui Londres, Vienne, Saint-Pétersbourg. Nous parlions alors au point de vue politique ; nous pouvons en dire autant à celui de la science. Les esprits semblent, au reste, se diriger d’eux-mêmes vers les recherches historiques de toute nature. C’est sans doute le résultat presque nécessaire des circonstances où nous sommes, des temps où nous vivons. Les époques de crise sociale, de fin et de renouvellement, à travers toutes les amertumes et les désappointements dont elles inondent le cœur et la pensée, ont aussi quelques bons côtés ; elles invitent les intelligences sérieuses à l’examen de toutes les époques historiques, de toutes les questions sociales. L’appréciation des choses historiques et politiques devient plus facile qu’elle ne l’aurait été à d’autres époques. On a pour cela de certaines lumières qui précédemment auraient manqué. Les crises sociales amènent avec elles d’innombrables révélations politiques ; la rude main des révolutions déchire sans ménagement les épais rideaux qui se croisaient en tous sens alentour des mystères sociaux. Ce qu’il fallait être Platon, Bossuet ou Montesquieu pour deviner, devient visible à tous les yeux, à la portée de toutes les mains. Le plus vulgaire ouvrier comprend la machine qu’il a vu monter et démonter sous ses yeux, mais l’invention réclamait peut-être tout le génie d’un Vaucanson. Et combien de fois n’avons-nous pas vu, nous hommes de notre âge, la société brisée, dispersée, gisant dans ses derniers débris sur la place publique ? Le besoin de comparer à d’autres temps le temps où l’on vit, à d’autres événements ceux dont on a été témoin, les désappointements infligés à chaque pas par la réalité à toute théorie, toutes ces choses conduisent aux études historiques. Ainsi peut-on s’expliquer, en partie du moins, la naissance d’une partie des travaux de ce genre, et dont plusieurs d’une grande importance, que nous voyons naître journellement.

Toutefois il m’a semblé qu’une lacune se manifestait au milieu de ces travaux. Je me suis étonné que la fondation d’un empire anglais dans l’Inde, fait immense et dont je viens de m’efforcer de révéler en partie la portée, n’eût pas encore été l’objet d’une investigation sérieuse ; je me suis dès lors proposé de suppléer à ce vide, que de récents événements pouvaient nous faire regretter de plus en plus. Dans ce but, j’ai été demander en Angleterre les nombreux et précieux matériaux qu’elle renferme sur ce sujet ; j’ai feuilleté ses historiens, consulté les enquêtes de ses parlements, les comptes-rendus de ses administrateurs, les discours de ses orateurs ; j’ai surtout étudié les correspondances et les mémoires des généraux et des hommes d’État, devenus historiens des grands événements accomplis par eux-mêmes. Ce n’était pas chose des plus aisées ; il s’agissait de raconter une multitude d’événements sans analogie avec ce qui se passe sous nos yeux ; de démêler la vérité à travers les témoignages les plus variés ; d’écarter grand nombre de préjugés dont les Anglais ne sont pas toujours libres ; de saisir la liaison des choses en dépit de leur désaccord apparent ; enfin de faire tout cela à peu près sans prédécesseur. Aussi me serais-je abstenu, sans doute, si je m’étais borné à considérer la difficulté de la tâche ; je l’eusse fait bien davantage encore en la mesurant à mes forces, en comprenant mieux les intérêts de mon amour-propre. Mais j’ai fermé les yeux, je l’avouerai, aux difficultés de l’entreprise, pour n’en considérer que l’utilité, que l’opportunité ; le même sentiment a fait taire celui de mon insuffisance personnelle. Le devoir du soldat, c’est d’aller là où son dévouement est le plus utile au pays ; c’est ce sentiment du devoir qui l’anime et le soutient dans les nuits glacées du bivouac, au milieu des marches brûlantes de la journée : j’ai pensé qu’il en devait être de même dans les rangs de cette armée militante de l’intelligence, qui, à travers les travaux, les veilles, les angoisses non moins pénibles de la pensée, marche à la conquête de la science et de la vérité. Mêlé tour à tour à l’une et à l’autre de ces deux milices, également obscur sans doute dans l’une et dans l’autre, à défaut d’autres titres plus éclatants, du moins puis-je me dire que c’est avec ce même sentiment au fond du cœur que j’ai tenu tour à tour l’épée du soldat, la plume de l’écrivain.

Me sera-t-il permis d’ajouter un mot sur un sujet personnel ? La série de faits constituant la conquête et la fondation de l’empire anglais dans l’Inde, c’est-à-dire l’ensemble des transactions politiques, militaires et commerciales qui ont constitué cet empire, tel est le sujet de l’ouvrage que je me hasarde à présenter en ce moment au public. Mais le résultat obtenu par l’ensemble de ces transactions, cet empire considéré en lui-même ; les moyens par lesquels, à l’aide d’un petit nombre d’Européens, l’Angleterre gouverne le vaste territoire qu’elle a conquis ; la situation de ses armées, de ses finances, les détails de son administration, tout cela constitue une autre face du sujet, non moins importante, pour nous d’un intérêt plus positif, peut-être, et plus immédiat. Aussi sera-ce l’objet d’une autre publication sortie des mêmes matériaux, qui, j’espère, suivra de près celle-ci. Là, j’essaierai d’exposer comment, je veux dire par quels hommes, par quels moyens, par quelles institutions l’Angleterre administre et gouverne sa conquête ; j’essaierai de montrer comment quelques centaines d’employés civils, trois ou quatre milliers d’employés militaires, exploitent à son profit, à trois mille lieues d’elle, un empire équivalant en étendue et en population aux trois quarts de l’Europe.

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