Histoire de la Révolution russe (1905-1917)/Chapitre XXXVIII


XXXVIII


I. — La famille impériale.


Le grand-duc Michel, frère puîné du tsar, auquel Nicolas II, par son acte d’abdication, remettait le pouvoir, n’accepta pas ce dangereux présent ; il déclara ne rien vouloir tenir que de la future Constituante, épargnant ainsi au pays, où les idées républicaines ont fait de grands progrès, le danger d’une guerre civile.

Laisser Nicolas II au grand quartier général était impossible ; on le ramena à Tsarskoié-Sélo, où l’impératrice était restée avec ses enfants, malades de la rougeole, et où on l’y surveilla étroitement sans le molester. Le tsar était qualifié, par les officiers qui l’approchaient, de « colonel Romanov ». Il était question de l’autoriser à s’établir avec sa famille en Angleterre. Les personnages de l’entourage immédiat du tsar et de la tsarine furent éloignés du couple impérial ; quelques-uns, notamment Mme Wyroubov, furent mis en prison.

Nicolas II avait transmis ses pouvoirs de généralissime à son oncle, le grand-duc Nicolas. Bien que rallié à la Révolution, le parti avancé lui prêtait des projets contre-révolutionnaires ; on lui donna un commandement au Turkestan, d’où il télégraphia au Gouvernement provisoire pour affirmer à nouveau ses sentiments de fidélité. Les autres membres de la famille Romanov furent exclus de l’armée. Le général Alexeiev était généralissime ; le général Ioudenitch succéda au grand-duc comme chef des armées russes du Caucase.

Les immenses apanages de la famille impériale furent ajoutés au domaine national, en attendant que la Constituante en disposât en faveur des paysans. Les quelques millions de roubles possédés par le tsar et sa famille en Russie n’ont pas été confisqués.

On craignit d’abord, du moins dans l’ouest de l’Europe, que les paysans ne se soulevassent en faveur de la famille impériale ; mais leur dévouement pour elle s’était complètement refroidi. Ceux des paysans qui avaient travaillé dans les villes ou qui étaient en contact avec des ouvriers considéraient le tsar comme l’auteur de leurs maux ; beaucoup d’autres n’avaient pas oublié les terribles « expéditions punitives » qui, en 1905 et pendant les années suivantes, réprimèrent les essais de jacquerie.


II. — L’armée et la flotte. — La discipline.


Tant dans l’armée que dans la flotte, la Révolution provoqua quelques résistances ; mais elles furent promptement apaisées. La désertion et l’indiscipline furent des dangers plus graves. Des milliers de soldats, même au front, apprenant qu’ils étaient désormais « libres », comprirent ou feignirent de comprendre qu’ils étaient libérés du service et rentrèrent chez eux. Cet exode vers l’intérieur fut encore accru par le bruit, partout répandu, que les apanages impériaux allaient être partagés ; il s’agissait d’arriver à temps pour profiter de l’aubaine. Le gouvernement agit par persuasion, non par violence : il fit savoir que les soldats avaient jusqu’au 14 mai pour regagner leur dépôt ou leur poste de combat. Les paysans eux-mêmes reprochaient aux soldats d’avoir déserté ; un grand nombre revinrent spontanément.

Le Gouvernement et les généraux d’armées s’opposèrent résolument à la prétention des soldats d’élire eux-mêmes leurs chefs, comme cela se faisait dans la milice urbaine, qui remplaçait la police. En même temps, on s’efforça de rajeunir et de purifier les cadres ; on remplaça beaucoup d’officiers vieillis, incapables ou réactionnaires (plus de 70 généraux) ; quelques-uns, comme Rennenkampf, furent arrêtés. À la suite d’un sanglant échec subi par les Russes sur le Stokhod, deux généraux furent destitués.

Les grades devaient être désormais accessibles à tous, sans distinction d’origine ; trois cents israélites furent admis immédiatement à l’École militaire de Moscou.

La flotte de la Baltique, un moment désorganisée par l’indiscipline des équipages, fut ramenée à l’obéissance sans effusion de sang.


Voici l’éloquent appel que Plekhanov, proscrit revenu de Suisse, adressa le 22 avril à l’armée :

L’armée a aidé le peuple à accomplir la Révolution ; l’histoire n’oubliera jamais les grands services qu’elle a rendus ; mais il est indispensable que cette belle besogne fournie déjà par l’armée soit dignement achevée. Si la Révolution amenait l’indiscipline dans les rangs de nos soldats, ce serait le plus grand désastre, non pas seulement pour la Russie, mais pour tous les pays.

L’armée sans discipline n’est pas une armée, mais une horde sauvage et démoralisée. Les troupes révolutionnaires qui accomplissent en toute conscience leur devoir envers la patrie ne voudront pas devenir cette horde. Vous avez, citoyens, soldats et officiers, l’obligation stricte de maintenir intactes toutes les forces de la discipline, et j’espère fermement que vous remplirez religieusement cette obligation. La guerre nous a été imposée, à nous et à nos alliés, par l’Allemagne, et nous devons la mener jusqu’au bout, si pénible soit-elle. La victoire de l’Allemagne, si elle se produisait, entraverait pour longtemps notre développement et détruirait nos jeunes libertés. Or l’Allemagne vaincrait si notre armée tombait dans un état d’anarchie. C’est pourquoi je vous adjure de maintenir intégralement la discipline dans vos rangs pour sauvegarder la liberté contre tops les attentats de l’ennemi intérieur et pour délivrer la patrie de l’ennemi extérieur.

Vive l’armée révolutionnaire ! Vive la Russie !

Au même moment, le général Broussilov déclarait, à son quartier général, que l’ancienne discipline avait été remplacée par une discipline moins mécanique, plus consciente des devoirs de chacun envers la patrie, Il ne pensait pas que la force des armées y eût perdu. L’avenir nous l’apprendra.


III. — Le chômage volontaire.


Un des grands dangers qui menaçaient la Russie libre était l’interruption du travail dans les usines de guerre et les prétentions extravagantes mises en avant par quelques groupes d’ouvriers. Le Gouvernement, secondé par les socialistes raisonnables, s’employa à guérir cette paralysie naissante. Non seulement la plupart des ouvriers s’y prêtèrent, mais ils se soumirent à l’inspection de délégués des troupes du front, venus pour s’assurer que le travail s’exécutait régulièrement. Aux usines Poutilov, on décida de travailler jour et nuit ; les fabriques organisées par les zemstvos reprirent aussi leur activité.


IV. — Le ravitaillement.


L’état des chemins de fer et des routes était déplorable, les gares obstruées, les transports très difficiles. On demanda aux États-Unis, après leur entrée en guerre, l’envoi de cinq cents spécialistes pour réorganiser l’exploitation des voies ferrées. De grands efforts furent tentés dès le début pour remédier à la disette dans les villes. Le grain ne manquait pas, mais il fallait le faire arriver à destination. Au bout de trois semaines, la situation s’était améliorée et les prix avaient baissé partout. Le gouvernement avait fondé quatre cent cinq comités régionaux pour reconnaître les stocks existants, les acheter et les répartir. À Pétrograd même, on découvrit de vastes approvisionnements qui avaient, disait-on, été constitués par le précédent régime pour organiser la disette, ou par des accapareurs pour l’exploiter.


V. — Nationalités et religions.


Polonais, Finlandais, Lithuaniens, Ukrainiens, Caucasiens, musulmans et juifs, avaient tous été opprimés, bien qu’inégalement, par l’ancien régime.

Il fallait en finir avec ces persécutions d’un autre âge, dont les Russes intellectuels rougissaient depuis longtemps pour leur pays. Le Gouvernement ne se contenta pas de confirmer les promesses faites à la Pologne. Il proclama la création d’un État polonais indépendant, formé des territoires dont la population est en majorité polonaise ; une assemblée constituante, élue en Pologne au suffrage universel, fixera la forme du gouvernement nouveau. La Pologne restera seulement liée à la Russie « par une alliance militaire libre », ce qui implique aussi sans doute l’unité de la diplomatie.

En ce qui concerne les Lithuaniens, la question est très complexe. Ils ne veulent pas être des esclaves dans une Pologne reconstituée ; ils ne veulent pas que leurs frères les Lettons continuent à être soumis aux barons baltes. Ils ne demandent pas à constituer un pays indépendant, mais à se gouverner eux-mêmes — à jouir du home-rule. Ce qu’on accorderait aux Lithuaniens et aux Lettons, comment le refuser aux Ukrainiens (Petits-Russiens, Ruthènes), aux Géorgiens, aux musulmans du Caucase et de Crimée, etc. ? C’est le fédéralisme en perspective et cette solution n’a rien d’effrayant pourvu que le lien fédératif soit assez fort pour que l’unité nationale soit sauvegardée comme aux États-Unis[1]. On peut prévoir pourtant de grosses difficultés d’application, accrues par les intérêts en conflit des divers clergés.

Pour la Finlande, il s’agissait simplement de supprimer le régime d’exception. La Finlande a été menacée dans ses privilèges, par moments aussi brutalement persécutée ; mais sa condition est restée meilleure que celle du reste de l’Empire. La guerre, à laquelle sa population n’a pas contribué, étant exempte du service militaire, l’a énormément enrichie. Elle représente d’ailleurs la partie la plus civilisée de l’Empire russe et son développement économique est à encourager dans l’intérêt de tous.

La législation oppressive fabriquée contre les juifs depuis Catherine II fut supprimée en bloc ; l’émancipation de ces huit millions de sujets russes se fit d’un trait de plume (16 avril). L’effet de cette mesure a été immense aux États-Unis, où les ancêtres de trois millions de juifs russes et polonais (un million et demi à New-York seulement) avaient dû s’expatrier depuis 1881 et où le récit des souffrances infligées à leurs coreligionnaires entretenait un esprit hostile à l’Entente, habilement exploité par les agents des Empires centraux. En réalité, la persécution des juifs était un mal étranger, d’origine germanique, introduit par l’administration en Russie. Le Temps écrivait avec raison (31 mai 1915) : « Le peuple russe, essentiellement libéral et tolérant, a appris les pogroms à l’école de la police allemande, qui veut diviser le pays ; l’influence allemande est maîtresse dans la police. » Nous avons déjà eu l’occasion de dire pourquoi (p. 19).


VI. — La question des paysans.


La « faim de la terre » est générale parmi les paysans russes. Lors de l’abolition du servage, quarante millions de paysans reçurent des domaines à peine suffisants pour les nourrir ; ils sont aujourd’hui cent millions. La politique industrielle et fiscale de Witte, bienfaisante à d’autres égards, a empiré la situation des cultivateurs, car pour maintenir au dehors le cours du change russe, il fallait exporter le plus de blé possible ; on en exporta tant, qu’il n’en restait plus pour ceux qui le produisaient. De là des famines périodiques, tantôt locales, tantôt générales. On pouvait envisager quatre remèdes : 1o l’amélioration des cultures, du cheptel, de l’irrigation : mais le paysan russe (il y a soixante-dix pour cent d’illettrés dans l’Empire) est pauvre, ignorant et routinier ; son éducation, à peine commencée, sera longue à faire ; 2o l’émigration en Sibérie : elle fut encouragée, mais ne remédia pas à la surpopulation ; 3o l’émigration vers les villes : elle ne s’est déjà produite que trop sous Nicolas II ; les progrès de la mécanique ne réclament pas un grand nombre de bras, mais des cerveaux bien organisés ; le prolétariat urbain est un mal qui ne doit pas être accru ; 4o le partage de terres nouvelles, appartenant soit à la Couronne, soit aux grands propriétaires : c’est ce partage que les paysans réclament et que l’autocratie leur a toujours refusé. Dans les cercles politiques, les plus avancés demandent que les terres des propriétaires soient confisquées sans indemnité, les ancêtres des paysans actuels en ayant été dépossédés au xvie siècle ; cette méconnaissance de la prescription serait un vol. D’autres ont admis le principe, posé par la Déclaration des Droits de l’Homme, de justes indemnités, ce qui implique des difficultés financières. Le Gouvernement provisoire laisse la solution de ces questions à la Constituante ; mais il doit compter (avril 1917) avec une dangereuse fermentation dans les milieux agraires. Beaucoup de terres ont déjà été occupées de force et les propriétaires évincés. Cette menace de jacquerie est le péril le plus redoutable en 1917, comme il l’était déjà en 1905. La répartition des terres de la Couronne et l’institution de grandes œuvres de crédit et de coopération agricole (les coopératives sont déjà florissantes en Russie) sont les seuls remèdes efficaces que l’on puisse envisager ; quant aux usurpations, elles devront, tôt ou tard, être empêchées manu militari. Il faudra aussi enseigner aux paysans russes la loi des rapports de la population avec les subsistances, et les convaincre que si la population peut s’accroître indéfiniment, il n’en est pas de même des terres cultivables, même dans un Empire aussi vaste que la Russie.


VII. — Guerre ou paix ?


Le Gouvernement provisoire s’était hâté de reconnaître les obligations contractées par le régime déchu et de déclarer qu’il poursuivrait la guerre, suivant la convention du 4 septembre 1914, de concert avec les alliés de la Russie. Toutefois, alors que l’ancien régime avait affirmé que la conquête de Constantinople et des Détroits était un des buts de la guerre, l’idée se fit jour à gauche, dès 1916, qu’il fallait renoncer à des annexions territoriales, que la liberté des Détroits pouvait être sauvegardée autrement (voir p. 52). Le Gouvernement, lié par des conventions dont le texte n’a pas été publié, ne s’est pas prononcé à cet égard ; il n’y a eu que des expressions d’opinions individuelles. Kerensky, d’accord avec Tchkheidze, a adopté la formule d’une paix « sans annexions ni indemnités d’aucune sorte ». Croyant alors parvenir à détacher la Russie de l’Entente, ce qui pourrait signifier la ruine de l’une et de l’autre, les Empires centraux, l’Autriche-Hongrie tout d’abord (15 avril), ont protesté de leurs sentiments de bienveillance pour la révolution russe, se sont défendus du soupçon de vouloir rétablir l’autocratie et ont chargé des socialistes « domestiqués » de s’aboucher avec les socialistes russes pour obtenir une paix séparée sur les bases indiquées par Kerensky. Un révolutionnaire russe exilé en Suisse, Lenine, a même reçu toutes facilités du gouvernement allemand pour traverser l’Allemagne et venir prêcher à Pétrograd la haine de l’Angleterre, la nécessité pour la Russie de conclure une paix immédiate. Un instant, le danger, peut-être exagéré par les journaux, a paru sérieux ; des délégations de socialistes anglais et français se sont rendues à Pétrograd pour instruire les soldats russes du piège qu’on leur tendait ; Branting, le leader socialiste suédois, ami de l’Entente, et Plekhanov, démocrate socialiste revenu d’exil, s’employèrent éloquemment dans le même sens. Lénine fut hué au cours de plusieurs réunions et d’une touchante démonstration des invalides de la guerre qui se déroula dans les avenues de Pétrograd. On réclama même une enquête au sujet des facilités qu’il avait reçues du gouvernement allemand pour son voyage. Les extrémistes russes avaient — un peu naïvement — invité les Allemands et les Autrichiens à faire comme eux, à se débarrasser de leurs empereurs et rois, moyennant quoi ils seraient traités en amis ; le spectacle du socialisme allemand, passé presque entièrement au service du pouvoir et répudiant la forme républicaine, leur ouvrit les yeux. Causant avec un correspondant d’un journal anglais (23 avril), Kerensky a formellement nié que les socialistes russes souhaitassent la paix à tout prix. Il fit remarquer que les demandes de paix séparée avaient été bien plus nombreuses sous l’ancien régime que depuis la Révolution ; seulement, sous Nicolas II, les démarches pacifistes des pro-germains de haut parage étaient tenues soigneusement cachées, tandis que la presse recueillait les moindres propos de ce genre quand ils étaient tenus par des ouvriers. « Les socialistes, dit Kerensky, feront une guerre défensive ; ils ne veulent pas d’annexions, mais sont résolus à ne pas faire d’avances en vue de la paix. » Kerensky a même admis le principe des réparations, spécialement pour la Pologne et la Belgique, mais il repousse « toute exaction dans quelque but que ce soit », sans trop définir ce qu’il entend par ces mots.

Le Comité de Tauride n’est pas formé que de délégués ouvriers, plus ou moins imbus d’idées marxistes ; il comprend aussi des délégués militaires, pour la plupart paysans, qui sont moins faciles à égarer. Un antagonisme, d’ailleurs salutaire, s’est manifesté de bonne heure entre les deux éléments du Comité ; la prédominance du second, également certain dans la future Constituante, mettra toujours un frein aux velléités des extrémistes. Le rôle prépondérant qui incombe aux États-Unis dans la dernière phase de la guerre est un autre élément qui assurerait, si la ferme volonté du Gouvernement russe n’y suffisait point (déclaration du 1er mai), la fidélité de la Russie libre et loyale à ses engagements internationaux.

  1. Cf Dewey, New-York Nation, 1915, II, p. 489.