Histoire de la Révolution russe (1905-1917)/Chapitre XXXIX


XXXIX


Nulle part la Révolution russe n’a été saluée avec plus d’enthousiasme qu’aux États-Unis, et l’on peut dire que l’entrée de cette vieille démocratie dans la guerre pour la liberté (5 avril) n’a été rendue facile, sinon possible, que par la chute d’un régime exécré de tous les Américains.

« D’un seul geste, écrivait un grand organe longtemps neutraliste[1], le peuple russe a conquis sa liberté et secoué des épaules de l’Entente un pesant fardeau. Les nations démocratiques de l’Europe occidentale ont été libérées du poids du tsarisme et ont gagné un allié nouveau — la Russie démocratique. Pour les peuples engagés dans la défense du droit public contre la brutalité du poing ganté de fer, des petites nations contre l’hégémonie universelle, ç’a été dès le début une douleur et un embarras que leur alliée nécessaire fût la Russie de l’oppression polonaise, des massacres de Kishinev, la Russie des bureaucrates corrompus et incapables, des thaumaturges, des concussionnaires et des Cents Noirs. Les Alliés occidentaux ont dû fermer les yeux sur ces choses ; ils ne les ont pas oubliées, d’autant moins que les « forces obscures » de la Russie n’ont jamais cessé d’en ranimer l’amer souvenir dans la conscience de l’Europe occidentale et des neutres. Le pro-germanisme que nous avons déploré aux États-Unis, n’était-ce pas, pour une très grande part, de l’anti-tsarisme ? Si nous tenons compte des étrangers établis chez nous qui ont pâti sous les verges de l’autocratie russe — Polonais et juifs, Finnois, Lithuaniens, et ces fils de la Russie elle-même qui ont payé de l’exil leur rêve de liberté — la merveille, c’est que notre prétendu pro-germanisme ne se soit pas montré bien plus fort. Des centaines de milliers d’hommes, aux États-Unis, ont épousé la cause des Alliés parce qu’ils ont concentré leurs regards sur la France, la Belgique, la Serbie, et qu’ils ont refusé de regarder la Russie, ou n’ont consenti à fixer leurs espérances que sur la Russie future. Ils n’ont plus besoin aujourd’hui de faire effort pour ne point voir. La Russie de l’avenir est sous leurs yeux.

« Mais ce qui vient de fortifier la cause des Alliés, c’est plus encore qu’une purification. La Révolution de Pétrograd a immensément accru les objets pour lesquels les Alliés combattent, au point de faire presque oublier les buts originaux de la guerre. Parmi les nations qu’il s’agit de sauver, il y a maintenant la Russie elle-même, un peuple de cent soixante-dix millions d’hommes, avec des possibilités de développement, au profit de la civilisation et du monde, qui font presque paraître insignifiantes la Belgique et la Serbie. La conservation et l’extension des libertés si rapidement conquises en Russie sont maintenant liées pour toujours à la cause des Alliés. Une victoire germanique signifierait aujourd’hui la ruine de la Russie libre. Les hommes qui ont fait la Révolution ont employé, comme leur levier le plus puissant, le désir intense de la Russie d’être victorieuse. La défaite serait suivie immédiatement d’un retour triomphal du tsarisme, avec ou sans l’aide des soldats de Guillaume II. Tel est l’extraordinaire changement que les événements de quelques jours ont produit. La semaine passée, des millions d’hommes qui n’aiment pas l’Allemagne pouvaient encore souhaiter son succès, dans l’espoir qu’une victoire allemande serait la ruine de l’autocratie russe. Aujourd’hui, ceux qui ont uniquement pensé à la Russie doivent souhaiter que la guerre mondiale prenne un autre cours. Partisans de la liberté russe, c’est pour le succès des Alliés qu’ils doivent prier.

« Si le gain moral pour les Alliés est énorme, le bénéfice pratique n’est pas non plus négligeable. Il est aujourd’hui avéré que l’action de l’Entente a été contrariée dans ces derniers temps par la crainte d’une paix séparée, imposée à la nation russe par la camarilla de la Cour. On sait que la mission de lord Milner à Pétrograd avait pour but, d’une part d’écarter ce péril, de l’autre de travailler à l’apaisement des troubles intérieurs qui paralysaient l’énergie russe. Les Alliés d’Occident sont délivrés de cette double inquiétude. Ils peuvent compter non seulement sur la fidélité de la Russie, mais sur ses loyaux efforts. On peut objecter que l’indifférence de l’ancien régime à la victoire a été quelque peu exagérée. Après tout, la Russie a combattu pendant trente-deux mois et a rendu des services considérables aux Alliés. Est-ce qu’une organisation absolument mauvaise aurait pu produire des effets aussi utiles ?… Nous répondrons que les efforts de la Russie au service de la cause commune ont été l’œuvre non du gouvernement, mais du peuple. Sans le travail de la Russie nouvelle, celui de la Douma, des municipalités, des zemstvos, c’eût été, il y a longtemps, l’effondrement et la capitulation. Ce n’est pas grâce à l’autocratie russe que l’Empire a surmonté la désastreuse retraite de Galicie : c’est grâce au dévouement sans bornes du paysan russe qui, privé d’armes et de munitions, a opposé un mur de chair vive à l’artillerie germanique. Les critiques militaires allemands, il y a deux ans, qualifiaient de « soldatesque désorganisée » l’armée russe en retraite. Désorganisée, elle l’était, et presque sans armes, mais ce n’était pas une soldatesque : c’était une troupe héroïque qui n’a jamais fléchi et qui a fini par arrêter l’invasion allemande au pied d’un amoncellement de cadavres.

« Désormais, le dévouement du soldat-paysan russe aura derrière lui l’intelligence organisée, la conscience de la nation, et aussi la volonté de vaincre, intensifiée par la conviction que de la victoire dépendent non seulement la réalisation des buts internationaux de la Russie, mais sa liberté, mais la vie et les biens des hommes qui ont recueilli l’actif du tsarisme en faillite. Avec l’autocratie, une poussée allemande vers Odessa ou Pétrograd pouvait et devait probablement même imposer la paix ; avec la Russie démocratique, les armées allemandes pourraient atteindre l’Oural sans obliger la Russie à se soumettre. La Révolution russe fournit la garantie absolue que l’unité de la cause des Alliés restera intacte jusqu’au bout. »

  1. New-York Nation, 22 mars 1917, p. 33.