Histoire de la Révolution russe (1905-1917)/Chapitre XXXV


XXXV


Nicolas II était au grand quartier de Mohilev quand il apprit, le 12 mars, que les événements de Pétrograd prenaient une tournure menaçante[1]. Il résolut de se rendre à Tsarskoié-Sélo, à une demi-heure de Pétrograd par chemin de fer, pour conférer avec Rodzianko. Le train impérial s’ébranla le 13 au petit jour, mais fut arrêté en route ; on annonça que la voie était aux mains des insurgés et que la garnison de Pétrograd avait fait défection. « Si le peuple le veut, dit Nicolas, j’abdiquerai et j’irai vivre à Livadia », et il ajouta en pleurant : « Pourvu que ma femme et mes enfants soient sains et saufs ! » On décida de rebrousser chemin pour gagner Pskov, capitale d’une petite république autrefois détruite par les tsars de Moscou ; le train y arriva le 14, à huit heures du soir.

Le général Roussky attendait Nicolas II à la gare. L’empereur se déclara prêt à accorder un ministère responsable. « Trop tard ! » répondit le général, qui avait été tenu au courant. Le lendemain 15, avant l’aube, Roussky put téléphoner pendant deux heures avec Rodzianko ; il rapporta sa conversation à Nicolas et lui montra les dépêches des généraux Evert et Broussilov qui, comme Roussky lui-même, conseillaient l’abdication. Nicolas II signa alors un message télégraphique adressé à Rodzianko, par lequel il abdiquait en faveur de son fils. Mais ce télégramme ne fut pas envoyé, un délégué du Comité exécutif de la Douma, Choulguine, et un membre du Gouvernement provisoire, Goutchkov, ayant annoncé leur arrivée imminente à Pskov, où ils débarquèrent le même jour (15), à dix heures du soir.

L’empereur ne connaissait pas Choulguine et il n’aimait pas Goutchkov, qui avait fait les premières révélations à la Douma au sujet de Raspoutine. Pourtant, il accueillit courtoisement les deux messagers du peuple russe et leur donna audience dans son wagon, en présence de Freedericks, ministre de la cour, et du maître de la cour, général Narishkine. Le général Roussky vint se joindre à eux. Goutchkov prit le premier la parole, conseillant l’abdication en faveur d’Alexis, avec le grand-duc Michel comme régent. L’empereur expliqua qu’après réflexion il ne se sentait pas capable de se séparer de son fils et qu’il abdiquerait en faveur de son frère Michel. Les délégués acceptèrent, non sans avoir fait observer que ce n’était pas la solution prévue. Le tsar se retira dans un wagon voisin et en rapporta vers onze heures un quart (nuit du 15 mars) un acte d’abdication, auquel il consentit, sur l’observation de Choulguine, d’ajouter quelques mots, précisant que son frère Michel serait un monarque constitutionnel. L’acte fut copié à plusieurs exemplaires ; le tsar signa l’un d’eux au crayon. En même temps, pour assurer la transmission des pouvoirs, il nomma le prince Lvov président du Conseil et le grand-duc Nicolas généralissime. Puis le train impérial repartit pour Mohilev.

L’acte d’abdication de Nicolas ii frappa les délégués, comme il frappa tout le monde, par la noblesse des sentiments et du style. « Nous eûmes presque honte, dit Choulguine, du brouillon que nous avions préparé nous-mêmes. » Nicolas II n’était pourtant ni un lettré ni un grand cœur ; mais sa dernière composition littéraire, comparable en cela à l’admirable testament de Louis XVI, montra que le langage d’un homme médiocre peut s’élever à la hauteur des circonstances tragiques où ses fautes et son imprévoyance sont expiées.

  1. Voir le Temps du 23 avril 1917, seul récit exact (d’après le journal Retch).