Histoire de la Révolution russe (1905-1917)/Chapitre XXXIV


XXXIV


Le 7 mars, les premières grèves « de la faim » éclatèrent à Pétrograd ; on pilla quelques boulangeries. Le commandant militaire fit savoir que la troupe tirerait sur les manifestants. Comme pour en accroître le nombre, les usines Poutilov furent fermées. La situation empira du 8 au 10 : il y eut grève générale des usines et des transports ; faute d’imprimeurs, les journaux cessèrent de paraître. Une foule immense, encore pacifique, regardait circuler les colonnes de grévistes ; elle se porta en masse devant la cathédrale de Kazan et y écouta des discours très violents, sous l’œil des policiers indifférents en apparence. Tout le monde crut que des policiers déguisés étaient parmi les orateurs les plus excités. Quand la foule se répandit sur la Perspective Nevsky, les cosaques reçurent l’ordre de la disperser ; mais ils passèrent en souriant à travers les groupes, élevant leurs fouets en l’air au lieu de s’en servir. La foule applaudit. Des soldats sortirent des casernes pour appuyer les cosaques ; mais ce n’était plus l’armée prétorienne de 1905. Il ne restait, dans la capitale, que peu de soldats de métier ; presque tous étaient des soldats-citoyens, attendant leur tour d’aller au front. Ils commencèrent à fraterniser avec les grévistes et à échanger des plaisanteries avec les badauds.

La Douma, sur la proposition de Milioukov, demanda à l’unanimité que le ravitaillement des grandes villes fût confié à l’union des municipalités et des zemstvos, chargés aussi de pourvoir aux distributions. L’administration vit dans ce vote un blâme et une menace. Aussi, le jour même, le tsar, qui était au quartier général, signa deux ukases, suspendant depuis le 11 mars jusqu’à la fin d’avril les séances du Conseil et de la Douma. Protopopov se faisait fort, avec quatre mille policiers et un millier de mitrailleuses, de mettre les émeutiers à la raison (10 mars).

La journée du 11 fut décisive. De longs cortèges prirent la direction du Palais d’Hiver, avec l’intention, disait-on, d’y mettre le feu. La police tira des salves meurtrières ; mais des troupes appelées en hâte refusèrent de faire usage de leurs armes. La police exaspérée n’en tira qu’avec plus de rage ; les mitrailleuses placées sur les toits entrèrent en action et la bataille des rues commença pour durer deux jours.

La Douma était sur le point d’obéir à l’ukase et de se disperser, car l’immense majorité des députés ne voulait pas de révolution en temps de guerre, lorsqu’une délégation des trente mille soldats de Pétrograd, comprenant des régiments de la garde, se présenta pour demander des instructions. Rodzianko comprit, fort heureusement, que la Douma, sous peine d’être submergée et de voir triompher l’anarchie, devait prendre la direction du mouvement. « Ils l’ont voulu, dit-il ; que la Révolution s’accomplisse ! » On répondit aux soldats qu’il fallait tout d’abord en finir avec l’ancien Gouvernement, ne pas entrer en conflit avec le peuple. La Douma forma un Comité exécutif auquel fit pendant, presque aussitôt, une sorte de Comité de Salut public, élu à la hâte par les ouvriers et les soldats. Le prince Galitzine avait donné sa démission (11 mars) ; le pouvoir était donc vacant.

Au nom de la Douma, Rodzianko télégraphia au tsar que la situation était très grave, qu’il devait aviser sans délai ; il manda aux chefs militaires du front et aux amiraux qu’un Gouvernement provisoire était créé. Pendant ce temps, aidé par des soldats, les ouvriers prenaient l’arsenal des petites armes, les prisons, la forteresse Pierre-et-Paul, dont les occupants, n’en croyant pas leurs yeux, furent mis en liberté (12 mars). Le tribunal et la prison voisine sont incendiés ; la section contenant les archives de la police — perte irréparable pour l’histoire ! — flamba pendant trois jours. Les policiers sont à leur tour traqués et tués, leurs postes pris d’assaut et brûlés ; les officiers qui ne veulent pas s’associer à la révolte sont désarmés ou fusillés par leurs soldats.

Le 13, les combats dans les rues continuèrent ; des maisons, où s’étaient retranchés les policiers, furent prises d’assaut, leurs défenseurs massacrés. Les insurgés s’emparèrent de l’Amirauté ; le ministre de la Marine, abandonné de tous, fut fait prisonnier. L’école d’artillerie, le régiment des grenadiers de la garde, le régiment Préobrajenski se rallièrent à la Révolution : Rodzianko les reçut sur le perron de la Douma et les harangua. Les anciens ministres, Galitzine, Stürmer, Stcheglovitov, Bark et beaucoup d’autres sont incarcérés dans quelques salles de la Douma ; Protopopov, plus mort que vif, se rend lui-même à Rodzianko. Soukhomlinov, aux arrêts depuis le mois de mars 1916, est conduit à la Douma ; les soldats veulent le massacrer, mais les députés les contiennent ; on se contente de lui arracher ses épaulettes. Les ambassadeurs de France et d’Angleterre se rendent au Pont des Chantres et sont acclamés sur leur chemin par la foule.

Le lendemain (14) le mouvement gagna Moscou, Kharkov, Odessa et d’autres villes ; il rencontra peu de résistance. Des troupes venant des environs de la capitale défilèrent dans les rues, aux applaudissements de la foule. Tout Pétrograd avait arboré le petit drapeau rouge, insigne de la liberté conquise. La Douma envoya deux députés à Cronstadt où, après quelques hésitations, les troupes s’étaient ralliées à l’insurrection.

Le samedi 17, une grande tempête de neige obligea les plus ardents à rester chez eux. Grâce à la trêve ainsi imposée par les éléments, Pétrograd put reprendre, le 18, son aspect accoutumé. Les journaux parurent de nouveau ; la situation alimentaire s’améliora lentement.

À cette date, le mouvement est conduit par la commission exécutive de la Douma, plus tard Gouvernement provisoire, et par un Comité dit de Tauride, parce qu’il siège au palais de ce nom, sous la présidence de Tchkheidze. Ce comité, très nombreux et bruyant, est formé de délégués nommés par les ouvriers (à raison de un pour cent) et par les troupes révoltées (un par compagnie). Dès le début, il repoussa tout compromis, tout replâtrage à la façon de 1830, et insista pour la rupture complète avec l’ancien régime. Le jeudi 15, une entente intervint entre les deux comités et l’on nomma un ministère de la Défense nationale. L’expropriation des propriétaires fonciers, que réclamaient les socialistes, fut résolument écartée par le comité exécutif, mais on se mit d’accord sur d’autres points.

La rupture avec la dynastie n’avait pas été prévue par la Douma ; il est douteux que la majorité l’ait même désirée, car, élue suivant le système inauguré le 16 juin 1907, sous la pression du Gouvernement et de la police, elle ne représentait que très imparfaitement les idées des populations urbaines et des masses paysannes de la Russie. C’est cela même qui sembla légitimer au début l’action et le contrôle permanent du Comité de Tauride. Mais comme il était évident que les ouvriers et soldats de Pétrograd n’avaient pas le droit de parler pour toute la Russie, ils firent appel d’urgence aux représentants de toute la classe ouvrière et de toute l’armée. Un congrès national, formé de ces délégués, s’est terminé le 24 avril 1917 par un vote de confiance au Gouvernement provisoire et l’affirmation d’un droit de contrôle du Comité sur les actes présents et futurs de ce Gouvernement, jusqu’à la réunion de la Constituante.