Histoire de la Révolution française (Thiers)/5

Furne & Cie (1p. 221-269).

CHAPITRE V.



État politique et dispositions des puissances étrangères en 1790. − Discussion sur le droit de la paix et de la guerre. − Première institution du papier-monnaie ou des assignats. − Organisation judiciaire. − Constitution civile du clergé. − Abolition des titres de noblesse. − Anniversaire du 14 juillet. − Fête de la première fédération. − Révolte des troupes à Nancy. − Retraite de Necker. − Projets de la cour et de Mirabeau. − Formation du camp de Jalès. − Serment civique imposé aux ecclésiastiques.


À l'époque où nous sommes arrivés, la révolution française commençait d'attirer les regards des souverains étrangers ; son langage était si élevé, si ferme ; il avait un caractère de généralité qui semblait si bien le rendre propre à plus d'un peuple, que les princes étrangers durent s'en effrayer. On avait pu croire jusque-là à une agitation passagère, mais les succès de l'assemblée, sa fermeté, sa constance inattendue, et surtout l'avenir qu'elle se proposait et qu'elle proposait à toutes les nations, durent lui attirer plus de considération et de haine, et lui mériter l'honneur d'occuper les cabinets. L'Europe alors était divisée en deux grandes ligues ennemies : la ligue anglo-prussienne d'une part, et les cours impériales de l'autre.

Frédéric-Guillaume avait succédé au grand Frédéric sur le trône de la Prusse. Ce prince mobile et faible, renonçant à la politique de son illustre prédécesseur, avait abandonné l'alliance de la France pour celle de l'Angleterre. Uni à cette puissance, il avait formé cette fameuse ligue anglo-prussienne, qui tenta de si grande choses et n'en exécuta aucune ; qui souleva la Suède, la Pologne, la Porte, contre la Russie et l'Autriche, abandonna tous ceux qu'elle avait soulevés, et contribua même à les dépouiller, en partageant la Pologne.

Le projet de l'Angleterre et de la Prusse réunies avait été de ruiner la Russie et l'Autriche, en suscitant contre elles la Suède où régnait le chevaleresque Gustave, la Pologne gémissant d'une premier partage, et la Porte courroucée des invasions russes. L'intention particulière de l'Angleterre, dans cette ligue, était de se venger des secours fournis aux colonies américaines par la France, sans lui déclarer la guerre. Elle en avait trouvé le moyen en mettant aux prises les Turcs et les Russes. La France ne pouvait demeurer neutre entre ces deux peuples sans s'aliéner les Turcs, qui comptaient sur elle, et sans perdre ainsi sa domination commerciale dans le Levant. D'autre part, en participant à la guerre, elle perdait l'alliance de la Russie, avec laquelle elle venait de conclure un traité infiniment avantageux, qui lui assurait les bois de construction, et tous les objets que le Nord fournit abondamment à la marine. Ainsi, dans les deux cas, la France essuyait un dommage. En attendant, l'Angleterre disposait ses forces et se préparait à les déployer au besoin. D'ailleurs, voyant le désordre des finances sous les notables, le désordre populaire sous la constituante, elle croyait n'avoir pas besoin de la guerre, et on a pensé qu'elle aimait encore mieux détruire la France par les troubles intérieurs que par les armes. Aussi l'a-t-on accusée toujours de favoriser nos discordes.

Cette ligue anglo-prussienne avait fait livrer quelques batailles, dont le succès fut balancé. Gustave s'était tiré en héros d'une position où il s'était engagé en aventurier. La Hollande insurgée avait été soumise au stathouder par les intrigues anglaises et les armées prussiennes. L'habile Angleterre avait ainsi privé la France d'une puissante alliance maritime ; et le monarque prussien, qui ne cherchait que des succès de vanité, avait vengé un outrage fait par les états de Hollande à l'épouse du stathouder, qui était sa propre sœur. La Pologne achevait de se constituer, et allait prendre les armes. La Turquie avait été battue par la Russie. Cependant la mort de l'empereur d'Autriche, Joseph II, survenue en janvier 1790, changea la face des événemens. Léopold, ce prince éclairé et pacifique, dont la Toscane avait béni l'heureux règne, lui succéda. Léopold, adroit autant que sage, voulait mettre fin à la guerre, et pour y réussir il employa les ressources de la séduction, si puissantes sur la mobile imagination de Frédéric-Guillaume. On fit valoir à ce prince les douceurs du repos, les maux de la guerre qui depuis si long-temps pesaient sur son peuple, enfin les dangers de la révolution française qui proclamait de si funestes principes. On réveilla en lui des idées de pouvoir absolu, on lui fit même concevoir l'espérance de châtier les révolutionnaires français, comme il avait châtié ceux de Hollande ; et il se laissa entraîner, à l'instant où il allait retirer les avantages de cette ligue si hardiment conçue par son ministre Hertzberg. Ce fut en juillet 1790 que la paix fut signée à Reichenbach, En août, la Russie fit la sienne avec Gustave, et n'eut plus affaire qu'à la Pologne peu redoutable, et aux Turcs battus de toutes parts. Nous ferons connaître plus tard ces divers événemens. L'attention des puissances finissait donc par se diriger presque tout entière sur la révolution de France. Quelque temps avant la conclusion de la paix entre la Prusse et Léopold, lorsque la ligue anglo-prussienne menaçait les deux cours impériales, et poursuivait secrètement la France, ainsi que l'Espagne, notre constante et fidèle alliée, quelques navires anglais furent saisis dans la baie de Notka par les Espagnols. Des réclamations très-vives furent élevées, et suivies d'un armement général dans les ports de l'Angleterre. Aussitôt l'Espagne, invoquant les traités, demanda le secours de la France, et Louis XVI ordonna l'équipement de quinze vaisseaux. On accusa l'Angleterre de vouloir, dans cette occasion, augmenter nos embarras. Les clubs de Londres, il est vrai, avaient plusieurs fois complimenté l'assemblée nationale ; mais le cabinet laissait quelques philanthropes se livrer à ces épanchemens philosophiques, et pendant ce temps payait, dit-on, ces étonnans agitateurs qui reparaissaient partout, et donnaient tant de peine aux gardes nationales du royaume. Les troubles intérieurs furent plus grands encore au moment de l'armement général, et on ne put s'empêcher de voir une liaison entre les menaces de l'Angleterre et la renaissance du désordre. Lafayette surtout, qui ne prenait guère la parole dans l'assemblée que pour les objets qui intéressaient la tranquillité publique, Lafayette dénonça à la tribune une influence secrète. « Je ne puis, dit-il, m'empêcher de faire remarquer à l'assemblée cette fermentation nouvelle et combinée, qui se manifeste de Strasbourg à Nîmes, et de Brest à Toulon, et qu'en vain les ennemis du peuple voudraient lui attribuer, lorsqu'elle porte tous les caractères d'une influence secrète. S'agit-il d'établir les départemens, on dévaste les campagnes ; les puissances voisines arment-elles, aussitôt le désordre est dans nos ports et dans nos arsenaux. » On avait en effet égorgé plusieurs commandans, et par hasard ou par choix nos meilleurs officiers de marine avaient été immolés. L'ambassadeur anglais avait été chargé par sa cour de repousser ces imputations. Mais on sait quelle confiance méritent de pareils messages. Calonne avait aussi écrit au roi[1] pour justifier l'Angleterre, mais Calonne, en parlant pour l'étranger, était suspect. Il disait vainement que toute dépense est connue dans un gouvernement représentatif ; que même les dépenses secrètes sont du moins avouées comme telles, et qu'il n'y avait dans les budgets anglais aucune attribution de ce genre. L'expérience a prouvé que l'argent ne manque jamais à des ministres même responsables. Ce qu'on peut dire de mieux, c'est que le temps, qui dévoile tout, n'a rien découvert à cet égard, et que Necker, qui était placé pour en bien juger, n'a jamais cru à cette secrète influence[2].

Le roi, comme on vient de le voir, avait fait notifier à l'assemblée l'équipement de quinze vaisseaux de ligne, pensant, disait-il, qu'elle approuverait cette mesure, et qu'elle voterait les dépenses nécessaires. L'assemblée accueillit parfaitement le message ; mais elle y vit une question constitutionnelle, qu'elle crut devoir résoudre avant de répondre au roi. « Les mesures sont prises, dit Alexandre Lameth, notre discussion ne peut les retarder ; il faut donc fixer auparavant à qui du roi ou de l'assemblée on attribuera le droit de faire la paix ou la guerre. » En effet, c'était presque la dernière attribution importante à fixer, et l'une de celles qui devaient exciter le plus d'intérêt. Les imaginations étaient toutes pleines des fautes des cours, de leurs alternatives d'ambition ou de faiblesse, et on ne voulait pas laisser au trône le pouvoir ou d'entraîner la nation dans des guerres dangereuses, ou de la déshonorer par des lâchetés. Cependant, de tous les actes du gouvernement, le soin de la guerre et de la paix est celui où il entre le plus d'action, et où le pouvoir exécutif doit exercer le plus d'influence, c'est celui où il faut lui laisser le plus de liberté pour qu'il agisse volontiers et bien. L'opinion de Mirabeau, qu'on disait gagné par la cour, était annoncée d'avance. L'occasion était favorable pour ravir à l'orateur cette popularité si enviée. Les Lameth l'avaient senti, et avaient chargé Barnave d'accabler Mirabeau. Le côté droit se retira pour ainsi dire, et laissa le champ libre à ces deux rivaux.

La discussion était impatiemment attendue ; elle s'ouvre[3]. Après quelques orateurs qui ne répandent que des idées préliminaires, Mirabeau est entendu et pose la question d'une manière toute nouvelle. La guerre, suivant lui, est presque toujours imprévue ; les hostilités commencent avant les menaces ; le roi, chargé du salut public, doit les repousser, et la guerre se trouve ainsi commencée avant que l'assemblée ait pu intervenir. Il en est de même pour les traités : le roi peut seul saisir le moment de négocier, de conférer, de disputer avec les puissances ; l'assemblée ne peut que ratifier les conditions obtenues. Dans les deux cas, le roi peut seul agir, et l'assemblée approuver ou improuver. Mirabeau veut donc que le pouvoir exécutif soit tenu de soutenir les hostilités commencées, et que le pouvoir législatif, suivant les cas, souffre la continuation de la guerre, ou bien requière la paix. Cette opinion est applaudie, parce que la voix de Mirabeau l'était toujours. Cependant Barnave prend la parole ; et, négligeant les autres orateurs, ne répond qu'à Mirabeau. Il convient que souvent le fer est tiré avant que la nation puisse être consultée : mais il soutient que les hostilités ne sont pas la guerre, que le roi doit les repousser et avertir aussitôt l'assemblée, qui alors déclare en souveraine ses propres intentions. Ainsi toute la différence est dans les mots, car Mirabeau donne à l'assemblée le droit d'improuver la guerre et de requérir la paix, Barnave celui de déclarer l'une ou l'autre ; mais, dans les deux cas, le vœu de l'assemblée était obligatoire, et Barnave ne lui donnait pas plus que Mirabeau. Néanmoins Barnave est applaudi et porté en triomphe par le peuple, et on répand que son adversaire est vendu. On colporte par les rues et à grands cris un pamphlet intitulé : Grande trahison du comte de Mirabeau. L'occasion était décisive, chacun attendait un effort du terrible athlète. Il demande la réplique, l'obtient, monte à la tribune en présence d'une foule immense réunie pour l'entendre, et déclare, en y montant, qu'il n'en descendra que mort ou victorieux. « Moi aussi, dit-il en commençant, on m'a porté en triomphe, et pourtant on crie aujourd'hui la grande trahison du comte de Mirabeau ! Je n'avais pas besoin de cet exemple pour savoir qu'il n'y a qu'un pas du Capitole à la roche Tarpéienne. Cependant ces coups de bas en haut ne m'arrêteront pas dans ma carrière. » Après cet imposant début, il annonce qu'il ne répondra qu'à Barnave, et dès le commencement : « Expliquez-vous, lui dit-il : vous avez dans votre opinion réduit le roi à notifier les hostilités commencées, et vous avez donné à l'assemblée toute seul le droit de déclarer à cet égard la volonté nationale. Sur cela je vous arrête et vous rappelle à nos principes, qui partagent l'expression de la volonté nationale entre l'assemblée et le roi… En ne l'attribuant qu'à l'assemblée seul, vous avez forfait à la constitution ; je vous rappelle à l'ordre… Vous ne répondez pas… ; je continue… »

Il n'y avait en effet rien à répondre. Barnave demeure exposé pendant une longue réplique à ces foudroyantes apostrophes. Mirabeau lui répond article par article, et montre que son adversaire n'a rien donné de plus à l'assemblée que ce qu'il lui avait donné lui-même ; mais que seulement, en réduisant le roi à une simple notification, il l'avait privé de son concours nécessaire à l'expression de la volonté nationale ; il termine enfin en reprochant à Barnave ces coupables rivalités entre des hommes qui devraient, dit-il, vivre en vrais compagnons d'armes. Barnave avait énuméré les partisans de son opinion, Mirabeau énumère les siens à son tour ; il y montre ces hommes modérés, premiers fondateurs de la constitution, et qui entretenaient les Français de liberté, lorsque ces vils calomniateurs suçaient le lait des cours (il désignait les Lameth, qui avaient reçu des bienfaits de la reine) ; « des hommes, ajoute-t-il, qui s'honoreront jusqu'au tombeau de leurs amis et de leurs ennemis. »

Des applaudissemens unanimes couvre la voix de Mirabeau. Il y avait dans l'assemblée une portion considérable de députés qui n'appartenaient ni à la droite ni à la gauche, mais qui, sans aucun parti pris, se décidaient sur l'impression du moment. C'était par eux que le génie et la raison régnaient, parce qu'ils faisaient la majorité en se portant vers un côté ou vers l'autre. Barnave veut répondre, l'assemblée s'y oppose et demande d'aller aux voix. Le décret de Mirabeau, supérieurement amendé par Chapelier, a la priorité, et il est enfin adopté (22 mai), à la satisfaction générale ; car ces rivalités ne s'étendaient pas au-delà du cercle où elles étaient nées, et le parti populaire croyait vaincre aussi bien avec Mirabeau qu'avec les Lameth.

Le décret conférait au roi et à la nation le droit de faire la paix et la guerre. Le roi était chargé de la disposition des forces, il notifiait les hostilités commencées, réunissait l'assemblée si elle ne l'était pas, et proposait le décret de paix ou de guerre ; l'assemblée délibérait sur sa proposition expresse, et le roi sanctionnait ensuite sa délibération. C'est Chapelier qui, par un amendement très raisonnable, avait exigé la proposition expresse et la sanction définitive. Ce décret, conforme à la raison et aux principes déjà établis, excita une joie sincère chez les constitutionnels, et des espérances folles chez les contre-révolutionnaires, qui crurent que l'esprit public allait changer, et que cette victoire de Mirabeau allait devenir la leur. Lafayette, qui dans cette circonstance s'était uni à Mirabeau, en écrivit à Bouillé, lui fit entrevoir des espérances de calme et de modération, et tâcha, comme il faisait toujours, de le concilier à l'ordre nouveau.

L'assemblée continuait ses travaux de finances. Ils consistaient à disposer le mieux possible des biens du clergé, dont la vente, depuis long-temps décrétée, ne pouvait être empêchée ni par les protestations, ni par les mandemens, ni par les intrigues. Dépouiller un corps trop puissant d'une grande partie du territoire, la répartir le mieux possible, et de manière à la fertiliser par sa division ; rendre ainsi propriétaire une portion considérable du peuple qui ne l'était pas ; enfin éteindre par la même opération les dettes de l'état, et rétablir l'ordre dans les finances, tel était le but de l'assemblée, et elle en sentait trop l'utilité, pour s'effrayer des obstacles. L'assemblée avait déjà ordonné la vente de 400,000,000 de biens du domaine et de l'Église, mais il fallait trouver le moyen de vendre ces biens sans les discréditer par la concurrence, en les offrant tous à la fois. Bailly proposa, au nom de la municipalité de Paris, un projet parfaitement conçu ; c'était de transmettre ces biens aux municipalités, qui les achèteraient en masse pour les revendre ensuite peu à peu, de manière que la mise en vente n'eût pas lieu tout à la fois. Les municipalités n'ayant pas des fonds pour payer sur-le-champ, prendraient des engagemens à temps, et on paierait les créanciers de l'état avec des bons sur les communes, qu'elles seraient chargées d'acquitter successivement. Ces bons, qu'on appela dans la discussion papier municipal, donnèrent la première idée des assignats. En suivant le projet de Bailly, on mettait la main sur les biens ecclésiastiques : ils étaient déplacés, divisés entre les communes, et les créanciers se rapprochaient de leur gage, en acquérant un titre sur les municipalités, au lieu de l'avoir sur l'état. Les sûretés étaient donc augmentées, puisque le paiement était rapproché ; il dépendait même des créanciers de l'effectuer eux-mêmes, puisque avec ces bons ou assignats ils pouvaient acquérir une valeur proportionnelle des biens mis en vente. On avait ainsi beaucoup fait pour eux, mais ce n'était pas tout encore. Ils pouvaient ne pas vouloir convertir leurs bons en terre, par scrupule ou par tout autre motif, et, dans ce cas, ces bons, qu'il leur fallait garder, ne pouvant pas circuler comme de la monnaie, n'étaient pour eux que de simples titres non acquittés. Il ne restait plus qu'une dernière mesure à prendre, c'était de donner à ces bons ou titres la faculté de circulation ; alors ils devenaient une véritable monnaie, et les créanciers, pouvant les donner en paiement, étaient véritablement remboursés. Une autre considération était décisive. Le numéraire manquait ; on attribuait cette disette à l'émigration qui emportait beaucoup d'espèces, aux paiemens qu'on était obligé de faire à l'étranger, et enfin à la maiveillance. La véritable cause était le défaut de confiance produit par les troubles. C'est par la circulation que le numéraire devient apparent ; quand la confiance règne, l'activité des échanges est extrême, le numéraire marche rapidement, se montre partout, et on le croit plus considérable, parce qu'il sert davantage ; mais quand les troubles politiques répandent l'effroi, les capitaux languissent, le numéraire marche lentement ; il s'enfouit souvent, et on accuse à tort son absence.

Le désir de suppléer aux espèces métalliques, que l'assemblée croyait épuisées, celui de donner aux créanciers autre chose qu'un titre mort dans leurs mains, la nécessité de pourvoir en outre à une foule de besoins pressans, fit donner à ces bons ou assignats le cours forcé de monnaie. Le créancier était payé par là, puisqu'il pouvait faire accepter le papier qu'il avait reçu, et suffire ainsi à tous ses engagemens. S'il n'avait pas voulu acheter des terres, ceux qui avaient reçu de lui le papier circulant devaient finir par les acheter eux-mêmes. Les assignats qui rentraient par cette voie étaient destinés à être brûlés ; ainsi les terres du clergé devaient bientôt se trouver distribuées et le papier supprimé. Les assignats portaient un intérêt à tant le jour, et acquéraient une valeur en séjournant dans les mains des détenteurs.

Le clergé, qui voyait là un moyen d'exécution pour l'aliénation de ses biens, le repoussa fortement. Ses alliés nobles et autres, contraires à tout ce qui facilitait la marche de la révolution, s'y opposèrent aussi et crièrent au papier-monnaie. Le nom de Law devait tout naturellement retentir, et le souvenir de sa banqueroute être réveillé. Cependant la comparaison n'était pas juste, parce que le papier de Law n'était hypothéqué que sur les succès à venir de la Compagnie des Indes, tandis que les assignats reposaient sur un capital territorial, réel et facilement occupable. Law avait fait pour la cour des faux considérables, et avait excédé de beaucoup la valeur présumées du capital de la Compagnie : l'assemblée au contraire ne pouvait pas croire, avec les formes nouvelles qu'elle venait d'établir, que des exactions pareilles pussent avoir lieu. Enfin la somme des assignats créés ne représentait qu'une très petite partie du capital qui leur était affecté. Mais, ce qui était vrai, c'est que le papier, quelque sûr qu'il soit, n'est pas, comme l'argent, une réalité, et, suivant l'expression de Bailly, une actualité physique. Le numéraire porte avec lui sa propre valeur ; le papier, au contraire, exige encore une opération, un achat de terre, une réalisation. Il doit donc être au-dessous du numéraire, et dès qu'il est au-dessous, le numéraire, que personne ne veut donner pour du papier, se cache, et finit par disparaître. Si, de plus, des désordres dans l'administration des biens, des émissions immodérées de papier, détruisent la poportion entre les effets circulant et le capital, la confiance s'évanouit ; la valeur nominale est conservée, mais la valeur réelle n'est plus ; celui qui donne cette monnaie conventionnelle vole celui qui la reçoit, et une grande crise a lieu. Tout cela était possible, et avec plus d'expérience aurait paru certain. Comme mesure financière, l'émission des assignats était donc très critiquable, mais elle était nécessaire comme mesure politique, car elle fournissait à des besoins pressans, et divisait la propriété sans le secours d'une loi agraire. L'assemblée ne devait donc pas hésiter ; et, malgré Maury et les siens, elle décréta 400,000,000 d'assignats forcés avec intérêt[4].

Necker depuis long-temps avait perdu la confiance du roi, l'ancienne déférence de ses collègues et l'enthousiasme de la nation. Renfermé dans ses calculs, il discutait quelquefois avec l'assemblée. Sa réserve à l'égard des dépenses extraordinaires avait fait demander le livre rouge, registre fameux où l'on trouvait, disait-on, la liste de toutes les dépenses secrètes. Louis XVI céda avec peine, et fit cacheter les feuillets où étaient portées les dépenses de son prédécesseur Louis XV. L'assemblée respecta sa délicatesse, et se borna aux dépenses de ce règne. On n'y trouva rien de personnel au roi ; les prodigalités étaient toutes relatives aux courtisans. Les Lameth s'y trouvèrent portés pour un bienfait de 60,000 francs, consacrés par la reine à leur éducation. Ils firent reporter cette somme au trésor public. On réduisit les pensions sur la double proportion des services et de l'ancien état des personnes. L'assemblée montra partout la plus grande modération ; elle supplia le roi de fixer lui-même la liste civile, et elle vota par acclamation les 25,000,000 qu'il avait demandés.

Cette assemblée, forte de son nombre, de ses lumières, de sa puissance, de ses résolutions, avait conçu l'immense projet de régénérer toutes les parties de l'état, et elle venait de régler le nouvel ordre judiciaire. Elle avait distribué les tribunaux de la même manière que les administrations, par districts et départemens. Les juges étaient laissés à l'élection populaire. Cette dernière mesure avait été fortement combattue. La métaphysique politique avait été encore déployée ici pour prouver que le pouvoir judiciaire relevait du pouvoir exécutif, et que le roi devait nommer les juges. On avait trouvé des raisons de part et d'autre ; mais la seule à donner à l'assemblée, qui était dans l'intention de faire une monarchie, c'est que la royauté, successivement dépouillée de ses attributions, devenait une simple magistrature, et l'état une république. Mais dire ce qu'était la monarchie était trop hardi ; elle exige des concessions qu'un peuple ne consent jamais à faire, dans le premier moment du réveil. Le sort des nations est de demander ou trop ou rien. L'assemblée voulait sincèrement le roi, elle était pleine de déférence pour lui, et le prouvait à chaque instant ; mais elle chérissait la personne, et, sans s'en douter, détruisait la chose.

Après cette uniformité introduite dans la justice et l'administration, il restait à régulariser le service de la religion, et à le constituer comme tous les autres. Ainsi, quand on avait établi un tribunal d'appel et une administration supérieure dans chaque département, il était naturel d'y placer aussi un évêché. Comment, en effet, souffrir que certains évêchés embrassassent quinze cents lieues carrées, tandis que d'autres n'en embrassaient que vingt ; que certaines cures eussent dix lieues de circonférence, et que d'autres comptassent à peine quinze feux ; que beaucoup de curés eussent au plus sept cents livres, tandis que près d'eux il existait des bénéficiers qui comptaient dix et quinze mille livres de revenus ? L'assemblée, en réformant les abus n'empiétait pas sur les doctrines ecclésiastiques, ni sur l'autorité papale, puisque les circonscriptions avaient toujours appartenu au pouvoir temporel. Elle voulait donc former une nouvelle division, soumettre comme jadis les curés et les évêques à l'élection populaire ; et en cela encore elle n'empiétait que sur le pouvoir temporel, puisque les dignitaires ecclésiastiques étaient choisis par le roi et institués par le pape. Ce projet, qui fut nommé constitution civile du clergé, et qui fit calomnier l'assemblée plus que tout ce qu'elle avait fait, était pourtant l'ouvrage des députés les plus pieux. C'était Camus et autres jansénistes qui, voulant raffermir la religion dans l'état, cherchaient à la mettre en harmonie avec les lois nouvelles. Il est certain que la justice étant rétablie partout, il était étrange qu'elle ne le fût pas dans l'administration ecclésiastique aussi bien qu'ailleurs. Sans Camus et quelques autres, les membres de l'assemblée, élevés à l'école des philosophes, auraient traité le christianisme comme toutes les autres religions admises dans l'état et ne s'en seraient pas occupés. Ils se prêtèrent à des sentimens que dans nos mœurs nouvelles il est d'usage de ne pas combattre, même quand on ne les partage pas. Ils soutinrent donc le projet religieux et sincèrement chrétien de Camus. Le clergé se souleva, prétendit qu'on empiétait sur l'autorité spirituelle du pape, et en appela à Rome. Les principales bases du projet furent néanmoins adoptées[5], et aussitôt présentées au roi, qui demanda du temps pour en référer au grand pontife. Le roi, dont la religion éclairée reconnaissait la sagesse de ce plan, écrivit au pape avec le désir sincère d'avoir son consentement, et de renverser par là toutes les objections du clergé. On verra bientôt quelles intrigues empêchèrent le succès de ses vœux.

Le mois de juillet approchait ; il y avait bientôt un an que la Bastille était prise, que la nation s'était emparée de tous les pouvoirs, et qu'elle prononçait ses volontés par l'assemblée, et les exécutait elle-même, ou les faisait exécuter sous sa surveillance. Le 14 juillet était considéré comme le jour qui avait commencé une ère nouvelle, et on résolut d'en célébrer l'anniversaire par une grande fête. Déjà les provinces, les villes, avaient donné l'exemple de se fédérer, pour résister en commun aux ennemis de la révolution. La municipalité de Paris proposa pour le 14 juillet une fédération générale de toutes la France, qui serait célébrée au milieu de la capitale par les députés de toutes les gardes nationales et de tous les corps de l'armée. Ce projet fut accueilli avec enthousiasme, et des préparatifs immenses furent faits pour rendre la fête digne de son projet. Les nations, ainsi qu'on la vu, avaient depuis long-temps les yeux sur la France ; les souverains commençaient à nous haïr et à nous craindre, les peuples à nous estimer. Un certain nombre d'étrangers enthousiastes se présentèrent à l'assemblée, chacun avec le costume de sa nation. Leur orateur, Anacharsis Clootz, Prussien de naissance, doué d'une imagination folle, demanda au nom du genre humain à faire partie de la fédération. Ces scènes, qui paraissent ridicules à ceux qui ne les ont pas vues, émeuvent profondément ceux qui y assistent. L'assemblée accorda la demande, et le président répondit à ces étrangers qu'ils seraient admis, pour qu'ils pussent raconter à leurs compatriotes ce qu'ils avaient vu, et leur faire connaître les joies et les bienfaits de la liberté.

L'émotion causée par cette scène en amena une autre. Une statue équestre de Louis XIV le représentait foulant aux pieds l'image de plusieurs provinces vaincues : « Il ne faut pas souffrir, s'écria l'un des Lameth, ces monumens d'esclavage dans les jours de liberté. Il ne faut pas que les Francs-Comtois, en arrivant à Paris, voient leur image ainsi enchaînée. » Maury combattit une mesure qui était peu importante, et qu'il fallait accorder à l'enthousiasme public. Au même instant une voix proposa d'abolir les titres de comte, marquis, baron, etc., de défendre les livrées, enfin de détruire tous les titre héréditaires. Le jeune Montmorency soutint la proposition. Un noble demanda ce qu'on substituerait à ces mots : un tel a été fait comte pour avoir servi l'état ? « On dira simplement, répondit Lafayette, qu'un tel a sauvé l'état un tel jour. » Le décret fut adopté[6], malgré l'irritation extraordinaire de la noblesse, qui fut plus courroucée de la suppression de ses titres que des pertes plus réelles qu'elle avait faites depuis le commencement de la révolution. La partie la plus modérée de l'assemblée aurait voulu qu'en abolissant les titres, on laissât la liberté de les porter à ceux qui le voudraient. Lafayette s'empressa d'avertir la cour, avant que le décret fût sanctionné, et l'engagea de le renvoyer à l'assemblée qui consentait à l'amender. Mais le roi se hâta de le sanctionner, et on crut y voir l'intention peu franche de pousser les choses au pire.

L'objet de la fédération fut le serment civique. On demanda si les fédérés et l'assemblée le prêteraient dans les mains du roi, ou si le roi, considéré comme le premier fonctionnaire public, jurerait avec tous les autres sur l'autel de la patrie. On préféra le dernier moyen. L'assemblée acheva aussi de mettre l'étiquette en harmonie avec ses lois, et le roi ne fut dans la cérémonie que ce qu'il était dans la constitution. La cour, à qui Lafayette inspirait des défiances continuelles, s'effraya d'une nouvelle qu'on répandait, et d'après laquelle il devait être nommé commandant de toutes les gardes nationales du royaume. Ces défiances, pour qui ne connaissait pas Lafayette, étaient naturelles, et ses ennemis de tous les côtés, s'attachaient à les augmenter. Comment se persuader en effet qu'un homme jouissant d'une telle popularité, chef d'une force aussi considérable, ne voulût pas en abuser ? Cependant il ne le voulait pas ; il était résolu à n'être que citoyen ; et, soit vertu, soit ambition bien entendue, le mérite est le même. Il faut que l'orgueil humain soit placé quelque part ; la vertu consiste à le placer dans le bien. Lafayette, prévenant les craintes de la cour, proposa qu'un même individu ne pût commander plus d'une garde de département. Le décret fut accueilli avec acclamation, et le désintéressement du général couvert d'applaudissemens. Lafayette fut cependant chargé de tout le soin de la fête, et nommé chef de la fédération en sa qualité de commandant de la garde parisienne.

Le jour approchait, et les préparatifs se faisaient avec la plus grande activité. La fête devait avoir lieu au Champ-de-Mars, vaste terrain qui s'étend entre l'École Militaire et le cours de la Seine. On avait projeté de transporter la terre du milieu sur les côtés, de manière à former un amphithéâtre qui pût contenir la masse des spectateurs. Douze mille ouvriers y travaillaient sans relâche ; et cependant il était à craindre que les travaux ne fussent pas achevés le 14. Des habitans veulent alors se joindre eux-mêmes aux travailleurs. En un instant toute la population est transformée en ouvriers. Des religieux, des militaires, des hommes de toutes les classes, saisissent la pelle et la bêche ; des femmes élégantes contribuent elles-mêmes aux travaux. Bientôt l'entraînement est général ; on s'y rend par sections, avec des bannières de diverses couleurs, et au son du tambour. Arrivé, on se mêle et on travaille en commun. La nuit venue et le signal donné, chacun se rejoint aux siens et retourne à ses foyers. Cette douce union régna jusqu'à la fin des travaux. Pendant ce temps les fédérés arrivaient continuellement, et étaient reçus avec le plus grand empressement et la plus aimable hospitalité. L'effusion était générale, et la joie sincère, malgré les alarmes que le très petit nombre d'hommes restés inaccessibles à ces émotions s'efforçaient de répandre. On disait que des brigands profiteraient du moment où le peuple serait à la fédération pour piller la ville. On supposait au duc d'Orléans, revenu de Londres, des projets sinistres ; cependant la gaieté nationale fut inaltérable, et on ne crut à aucune de ces méchantes prophéties.

Le 14 arrive enfin : tous les fédérés députés des provinces et de l'armée, rangés sous leurs chefs et leurs bannières, partent de la place de la Bastille et se rendent aux Tuileries. Les députés du Bénar, en passant dans la rue de la Ferronnerie, où avait été assassiné Henri IV, lui rendent un hommage, qui, dans cet instant d'émotion, se manifeste par des larmes. Les fédérés, arrivés au jardin des Tuileries, reçoivent dans leurs rangs la municipalité et l'assemblée. Un bataillon de jeunes enfans, armés comme leurs pères, devançait l'assemblée : un groupe de vieillards la suivait, et rappelait ainsi les antiques souvenirs de Sparte. Le cortége s'avance au milieu des cris et des applaudissemens du peuple. Les quais étaient couverts de spectateurs, les maisons en étaient chargées. Un pont jeté en quelques jours sur la Seine, conduisait, par un chemin jonché de fleurs, d'une rive à l'autre, et aboutissait en face du champ de la fédération. Le cortége le traverse, et chacun prend sa place. Un amphithéâtre magnifique, disposé dans le fond, était destiné aux autorités nationales. Le roi et le président étaient assis à côté l'un de l'autre sur des siéges pareils, semés de fleurs de lis d'or. Un balcon élevé derrière le roi portait la reine et la cour. Les ministres étaient à quelque distance du roi, et les députés rangés des deux côtés. Quatre cent mille spectateurs remplissaient les amphithéâtres latéraux ; soixante mille fédérés armés faisaient leurs évolutions dans le champ intermédiaire, et au centre s'élevait, sur une base de vingt-cinq pieds, le magnifique autel de la patrie. Trois cents prêtres revêtus d'aubes blanches et d'écharpes tricolores en couvraient les marches, et devaient servir la messe.

L'arrivée des fédérés dura trois heures. Pendant ce temps le ciel était couvert de sombres nuages, et la pluie tombait par torrens. Ce ciel, dont l'éclat se marie si bien à la joie des hommes, leur refusait en ce moment la sérénité et la lumière. Un des bataillons arrivés dépose ses armes, et a l'idée de former une danse ; tous l'imitent aussitôt, et en un seul instant le champ intermédiaire est encombré par soixante mille hommes, soldats et citoyens, qui opposent la gaieté à l'orage. Enfin la cérémonie commence ; le ciel, par un hasard heureux, se découvre et illumine de son éclat cette scène solennelle. L'évêque d'Autun commence la messe ; des cœurs accompagnent la voix du pontife ; le canon y mêle ses bruits solennels. Le saint sacrifice achevé, Lafayette descend de cheval, monte les marches du trône, et vient recevoir les ordres du roi, qui lui confie la formule du serment. Lafayette la porte à l'autel, et dans ce moment toutes les bannières s'agitent, tous les sabres étincellent. Le général, l'armée, le président, les députés crient : Je le jure ! Le roi debout, la main tendue vers l'autel, dit : Mi, roi des Français, je jure d' employer le pouvoir que m'a délégué l'acte constitutionnel de l'état à maintenir la constitution décrétée par l'assemblée nationale et acceptée par moi. Dans ce moment la reine, entraînée par le mouvement général, saisit dans ses bras l'auguste enfant, héritier du trône, et du haut du balcon où elle est placée, le montre à la nation assemblée. À cette vue, des cris extraordinaires de joie, d'amour, d'enthousiasme, se dirigent vers la mère et l'enfant, et tous les cœurs sont à elle. C'est dans ce même instant que la France tout entière, réunie dans les quatre-vingt-trois chefs-lieux des départemens, faisait le même serment d'aimer le roi qui les aimerait. Hélas ! dans ces momens, la haine même s'attendrit, l'orgueil cède, tous sont heureux du bonheur commun, et fiers de la dignité de tous. Pourquoi ces plaisirs si profonds de la concorde sont-ils si tôt oubliés ?

Cette auguste cérémonie achevée, le cortége reprit sa marche, et le peuple se livra à toutes les inspirations de la joie. Les réjouissances durèrent plusieurs jours. Une revue générale des fédérés eut lieu ensuite. Soixante mille hommes étaient sous les armes, et présentaient un magnifique spectacle, tout à la fois militaire et national. Le soir, Paris offrit une fête charmante. Le principal lieu de réunion était aux Champs-Élysées et à la Bastille. On lisait sur le terrain de cette ancienne prison, changé en une place : Ici l'on danse. Des feux brillans, rangés en guirlandes, remplaçaient l'éclat du jour. Il avait été défendu à l'opulence de troubler cette paisible fête par le mouvement des voitures. Tout le monde devait se faire peuple, et se trouver heureux de l'être. Les Champs-Élysées présentaient une scène touchante. Chacun y circulait sans bruit, sans tumulte, sans rivalité, sans haine. Toutes les classes confondues s'y promenaient au doux éclat des lumières, et paraissaient satisfaites d'être ensemble. Ainsi, même au sein de la vieille civilisation, on semblait avoir retrouvé les temps de la fraternité primitive.

Les fédérés, après avoir assisté aux imposantes discussions de l'assemblée nationale, aux pompes de la cour, aux magnificences de Paris, après voir été témoins de la bonté du roi, qu'ils visitèrent tous, et dont ils reçurent de touchantes expressions de bonté, retournèrent chez eux, transportés d'ivresse, pleins de bons sentimens et d'illusions. Après tant de scènes déchirantes, et prêt à en raconter de plus terribles encore, l'historien s'arrête avec plaisir sur ces heures si fugitives, où tous les cœurs n'eurent qu'un sentiment, l'amour du bien public[7].

La fête si touchante de la fédération ne fut encore qu'une émotion passagère. Le lendemain, les cœurs voulaient encore tout ce qu'ils avaient voulu la veille, et la guerre était recommencée. Les petites querelles avec le ministère s'engagèrent de nouveau. On se plaignit de ce qu'on avait donné passage aux troupes autrichiennes qui se rendaient dans le pays de Liége. On accusa Saint-Priest d'avoir favorisé l'évasion de plusieurs accusés suspects de machinations contre-révolutionnaires. La cour, en revanche, avait remis à l'ordre du jour la procédure commencée au Châtelet contre les auteurs des 5 et 6 octobre. Le duc d'Orléans et Mirabeau s'y trouvaient impliqués. Cette procédure singulière, plusieurs fois abandonnée et reprise, se ressentait des diverses influences sous lesquelles elle avait été instruite. Elle était pleine de contradictions, et n'offrait aucune charge suffisante contre les deux accusés principaux. La cour, en se conciliant Mirabeau, n'avait cependant aucun plan suivi à son égard. Elle s'en approchait, s'en écartait tour à tour, et cherchait plutôt à l'apaiser qu'à suivre ses conseils. En renouvelant la procédure des 5 et 6 octobre, ce n'était pas lui qu'elle poursuivait, mais le duc d'Orléans, qui avait été fort applaudi à son retour de Londres, et qu'elle avait durement repoussé lorsqu'il demandait à rentrer en grâce auprès du roi[8]. Chabroud devait faire le rapport à l'assemblée, pour qu'elle jugeât s'il y avait lieu ou non à accusation. La cour désirait que Mirabeau gardât le silence, et qu'il abandonnât le duc d'Orléans, le seul à qui elle en voulait. Cependant il prit la parole, et montra combien étaient ridicules les imputations dirigées contre lui. On l'accusait en effet d'avoir averti Mounier que Paris marchais sur Versailles, et d'avoir ajouté ces mots : « Nous voulons un roi, mais qu'importe que ce soit Louis XVI ou Louis XVII ; » d'avoir parcouru le régiment de Flandre, le sabre à la main, et de s'être écrié, à l'instant du départ du duc d'Orléans : « Ce j... f..... ne mérite pas la peine qu'on se donne pour lui. » Rien n'était plus futile que de pareils griefs. Mirabeau en montra la faiblesse et le ridicule, ne dit que peu de mots sur le duc d'Orléans, et s'écria en finissant : « Oui, le secret de cette infernale procédure est enfin découvert ; il est là tout entier (en montrant le côté droit) ; il est dans l'intérêt de ceux dont les témoignages et les calomnies en ont formé le tissu ; il est dans les ressources qu'elle a fournies aux ennemis de la révolution ; il est… il est dans le cœur des juges, tel qu'il sera bientôt buriné dans l'histoire par la plus juste et la plus implacable vengeance. »

Les applaudissemens accompagnèrent Mirabeau jusqu'à sa place ; les deux inculpés furent mis hors d'accusation par l'assemblée, et la cour eut la honte d'une tentative inutile.

La révolution devait s'accomplir partout, dans l'armée comme dans le peuple. L'armée, dernier appui du pouvoir, était aussi la dernière crainte du parti populaire. Tous les chefs militaires étaient ennemis de la révolution, parce que, possesseurs exclusifs des grades et des faveurs, ils voyaient le mérite admis à les partager avec eux. Par le motif contraire, les soldats penchaient pour l'ordre de choses nouveau ; et sans doute la haine de la discipline, le désir d'une plus forte paie, agissaient aussi puissamment sur eux que l'esprit de liberté. Une dangereuse insubordination se manifestait dans presque toute l'armée. L'infanterie surtout, peut-être parce qu'elle se mêle davantage au peuple et qu'elle a moins d'orgueil militaire que la cavalerie, était dans un état complet d'insurrection. Bouillé, qui voyait avec peine son armée lui échapper, employait tous les moyens possibles pour arrêter cette contagion de l'esprit révolutionnaire. Il avait reçu de Latour-du-Pin, ministre de la guerre, les pouvoirs les plus étendus ; il en profitait en déplaçant continuellement ses troupes, et en les empêchant de se familiariser avec le peuple par leur séjour sur les mêmes lieux. Il leur défendait surtout de se rendre aux clubs, et ne négligeait rien enfin pour maintenir la subordination militaire. Bouillé, après une longue résistance, avait enfin prêté serment à la constitution ; et comme il était plein d'honneur, dès cet instant il parut avoir pris la résolution d'être fidèle au roi et à la constitution. Sa répugnance pour Lafayette, dont il ne pouvait méconnaître le désintéressement, était vaincue, et il était plus disposé à s'entendre avec lui. Les gardes nationales de la vaste contrée où il commandait avaient voulu le nommer leur général ; il s'y était refusé dans sa première humeur, et il en avait du regret en songeant au bien qu'il aurait pu faire. Néanmoins, malgré quelques dénonciations des clubs, il se maintenait dans les faveurs populaires.

La révolte éclata d'abord à Metz. Les soldats enfermèrent leurs officiers, s'emparèrent des drapeaux et des caisses, et voulurent même faire contribuer la municipalité. Bouillé courut le plus grand danger, et parvint à réprimer la sédition. Bientôt après, une révolte semblable se manifesta à Nancy. Des régimens suisses y prirent part, et on eu lieu de craindre, si cet exemple était suivi, que bientôt tout le royaume ne se trouvât livré aux excès réunis de la soldatesque et de la populace. L'assemblée elle-même en trembla. Un officier fut chargé de porter le décret rendu contre les rebelles. Il ne put le faire exécuter, et Bouillé reçut ordre de marcher sur Nancy pour que force restât à la loi. Il n'avait que peu de soldats sur lesquels il pût compter. Heureusement les troupes, naguère révoltées à Metz, humiliées de ce qu'il n'osait pas se fier à elles, offrirent de marcher contre les rebelles. Les gardes nationales firent la même offre, et il s'avança avec ces forces réunies et une cavalerie assez nombreuse sur Nancy. Sa position était embarrassante, parce qu'il ne pouvait faire agir sa cavalerie, et que son infanterie n'était pas suffisante pour attaquer les rebelles secondés de la populace. Néanmoins il parla à ceux-ci avec la plus grande fermeté, et parvint à leur imposer. Ils allaient même céder et sortir de la ville, conformément à ses ordres, lorsque des coups de fusil furent tirés, on ne sait de quel côté. Dès-lors l'engagement devint inévitable. Les troupes de Bouillé, se croyant trahies, combattirent avec la plus grande ardeur ; mais l'action fut opiniâtre, et elles ne pénétrèrent que pas à pas, à travers un feu mertrier[9]. Maître enfin des principales places, Bouillé obtint la soumission des régimens, et les fit sortir de la ville. Il délivra les officiers et les autorités emprisonnés, fit choisir les principaux coupables, et les livra à l'assemblée nationale.

Cette victoire répandit une joie générale, et calma les craintes qu'on avait conçue pour la tranquillité du royaume. Bouillé reçut du roi et de l'assemblée des félicitations et des éloges. Plus tard on le calomnia, et on accusa sa conduite de cruauté. Cependant elle était irréprochable, et dans le moment elle fut applaudie comme telle. Le roi augmenta son commandement, qui devint for considérable, car il s'étendait depuis la Suisse jusqu'à la Sambre, et comprenait la plus grande partie de la frontière. Bouillé, comptant plus sur la cavalerie que sur l'infanterie, choisit pour se cantonner les bords de la Seille, qui tombe dans la Moselle ; il avait là des plaines pour faire agir sa cavalerie, des fourrages pour la nourrir, des places assez fortes pour se retrancher, et surtout peu de population à craindre. Bouillé était décidé à ne rien faire contre la constitution ; mais il se défiait des patriotes, et il prenait des précautions pour venir au secours du roi, si les circonstances le rendaient nécessaire.

L'assemblée avait aboli les parlemens, institué les jurés, détruit les jurandes, et allait ordonner une nouvelle émission d'assignats. Les biens du clergé offrant un capital immense, et les assignats le rendant continuellement disponible, il était naturel qu'elle en usât. Toutes les objections déjà faites furent renouvelées avec plus de violence ; l'évêque d'Autun lui-même se prononça contre cette émission nouvelle, et prévit avec sagacité tous les résultats financiers de cette mesure[10]. Mirabeau, envisageant surtout les résultats politiques, insista avec opiniâtreté, et réussit. Huit cents millions d'assignats furent décrétés ; et cette fois il fut décidé qu'ils ne porteraient pas intérêt. Il était inutile en effet d'ajouter un intérêt à une monnaie. Qu'on fasse cela pour un titre qui ne peut circuler et demeure oisif dans les mains de celui qui le possède, rien n'est plus juste ; mais pour une valeur qui devient actuelle par son cours forcé, c'est une erreur que l'assemblée ne commit pas une seconde fois. Necker s'opposa à cette nouvelle émission, et envoya un mémoire qu'on n'écouta point. Les temps étaient bien changés pour lui, et il n'était plus ce ministre à la conservation duquel le peuple attachait son bonheur, un an auparavant. Privé de la confiance du roi, brouillé avec ses collègues, excepté Montmorin, il était négligé par l'assemblée, et n'en obtenait pas tous les égards qu'il eût pu en attendre. L'erreur de Necker consistait à croire que la raison suffisait à tout, et que, manifestée avec un mélange de sentiment et de logique, elle devait triompher de l'entêtement des aristocrates et de l'irritation des patriotes. Necker possédait cette raison un peu fière qui juge les écarts des passions et les blâme ; mais il manquait de cette autre raison plus élevée et moins orgueilleuse, qui ne se borne pas à les blâmer mais qui sait aussi les conduire. Aussi, placé au milieu d'elles, il ne fut pour toutes qu'une gêne et point un frein. Demeuré sans amis depuis le départ de Mounier et de Lally, il n'avait conservé que l'inutile Malouet. Il avait blessé l'assemblée, en lui rappelant sans cesse et avec des reproches le soin le plus difficile de tous, celui des finances ; il s'était attiré en outre le ridicule par la manière dont il parlait de lui-même. Sa démission fut acceptée avec plaisir par tous les partis[11]. Sa voiture fut arrêtée à la sortie du royaume par le même peuple qui l'avait naguère traînée en triomphe ; il fallut un ordre de l'assemblée pour que la liberté d'aller en Suisse lui fût accordée. Il l'obtint bientôt ; et se retira à Coppet pour y contempler de loin une révolution qu'il était plus propre à observer qu'à conduire.

Le ministère s'était réduit à la nullité du roi lui-même, et se livrait tout au plus à quelques intrigues ou inutiles ou coupables. Saint-Priest communiquait avec les émigrés ; Latour-du-Pin se prêtait à toutes les volontés des chefs militaires ; Montmorin avait l'estime de la cour, mais non sa confiance, et il était employé dans des intrigues auprès des chefs populaires, avec lesquels sa modération le mettait en rapport. Les ministres furent tous dénoncés à l'occasion de nouveaux complots. « Moi aussi, s'écria Cazalès, je les dénoncerais, s'il était généreux de poursuivre des hommes aussi faibles ; j'accuserais le ministre des finances de n'avoir pas éclairé l'assemblée sur les véritables ressources de l'état, et de n'avoir pas dirigé une révolution qu'il avait provoquée ; j'accuserais le ministre de la guerre d'avoir laissé désorganiser l'armée ; le ministre des provinces de n'avoir pas fait respecter les ordres du roi, tous enfin de leur nullité et des lâches conseils donnés à leur maître. » L'inaction est un crime aux yeux des partis qui veulent aller à leur but : aussi le côté droit condamnait-il les ministres, non pour ce qu'ils avaient fait, mais pour ce qu'ils n'avait pas fait. Cependant Cazalès et les siens, tout en les condamnant, s'opposaient à ce qu'on demandât au roi leur éloignement, parce qu'ils regardaient cette demande comme une atteinte à la prérogative royale. Ce renvoi ne fut pas réclamé, mais ils donnèrent successivement leur démission, excepté Montmorin, qui fut seul conservé. Duport-du-Tertre, simple avocat, fut nommé garde-des-sceaux. Duportail, désigné au roi par Lafayette, remplaça Latour-du-Pin à la guerre, et se montra mieux disposé en faveur du parti populaire. L'une des mesures qu'il prit fut de priver Bouillé de toute la liberté dont il usait dans son commandement, et particulièrement du pouvoir de déplacer les troupes à sa volonté, pouvoir dont Bouillé se servait, comme on l'a vu, pour empêcher les soldats de fraterniser avec le peuple.

Le roi avait fait une étude particulière de l'histoire de la révolution anglaise. Le sort de Charles Ier l'avait toujours singulièrement frappé, et il ne pouvait pas se défendre de pressentimens sinistres. Il avait surtout remarqué le motif de la condamnation de Charles Ier ; ce motif était la guerre civile. Il en avait contracté une horreur invincible pour toute mesure qui pouvait faire couler le sang ; et il s'était constamment opposé à tous les projets de fuite proposés par la reine et la cour.

Pendant l'été passé à Saint-Cloud, en 1790, il aurait pu s'enfuir ; mais il n'avait jamais voulu en entendre parler. Les amis de la constitution redoutaient comme lui ce moyen, qui semblait devoir amener la guerre civile. Les aristocrates seuls le désiraient, parce que, maîtres du roi en l'éloignant de l'assemblée, ils se promettaient de gouverner en son nom, et de rentrer avec lui à la tête des étrangers, ignorant encore qu'on ne va jamais qu'à leur suite. Aux aristocrates se joignaient peut-être quelques imaginations précoces, qui déjà commençaient à rêver la république, à laquelle personne ne songeait encore, dont on n'avait jamais prononcé le nom, si ce n'est la reine dans ses emportemens contre Lafayette et contre l'assemblée, qu'elle accusait d'y tendre de tous leurs vœux. Lafayette, chef de l'armée constitutionnelle, et de tous les amis sincères de la liberté, veillait constamment sur la personne du monarque. Ces deux idées, éloignement du roi et guerre civile, étaient si fortement associées dans les esprits depuis le commencement de la révolution, qu'on regardait ce départ comme le plus grand malheur à craindre.

Cependant l'expulsion du ministère, qui, s'il n'avait la confiance de Louis XVI, était du moins de son choix, l'indisposa contre l'assemblée, et lui fit craindre la perte entière du pouvoir exécutif. Les nouveaux débats religieux, que la mauvaise foi du clergé fit naître à propos de la constitution civile, effrayèrent sa conscience timorée, et dès lors il songea au départ. C'est vers la fin de 1790 qu'il en écrivit à Bouillé, qui résista d'abord, et qui céda ensuite, pour ne point rendre son zèle suspect à l'infortuné monarque. Mirabeau, de son côté, avait fait un plan pour soutenir la cause de la monarchie. En communication continuelle avec Montmorin, il n'avait jusque-là rien entrepris de sérieux, parce que la cour, hésitant entre l'étranger, l'émigration et le parti national, ne ovulait rien franchement, et de tous les moyens redoutait surtout celui qui la soumettrait à un maître aussi sincèrement constitutionnel que Mirabeau. Cependant elle s'entendit entièrement avec lui, vers cette époque. On lui promit tout s'il réussissait, et toutes les ressources possibles furent mises à sa disposition. Talon ,lieutenant-civil au Châtelet, et Laporte, appelé récemment auprès du roi pour administrer la liste civile, eurent ordre de le voir et de se prêter à l'exécution de ses plans. Mirabeau condamnait la constitution nouvelle. Pour une monarchie elle était, selon lui, trop démocratique, et pour une république il y avait un roi de trop. En voyant surtout le débordement populaire qui allait toujours croissant, il résolut de l'arrêter. À Paris, sous l'empire de la multitude et d'une assemblée toute-puissante, aucune tentative n'était possible. Il ne vit qu'une ressource, c'était d'éloigner le roi de Paris, et de le placer à Lyon. Là, le roi se fût expliqué ; il aurait énergiquement exprimé les raisons qui lui faisaient condamner la constitution nouvelle, et en aurait donné une autre qui était toute préparée. Au même instant, on eût convoqué une première législature. Mirabeau, en conférant par écrit avec les membres les plus populaires, avait eu l'art de leur arracher à tous l'improbation d'un article de la constitution actuelle. En réunissant ces divers avis, la constitution tout entière se trouvait condamnée par ses auteurs eux-mêmes[12]. Il voulait les joindre au manifeste du roi, pour en assurer l'effet, et faire mieux sentir la nécessité d'une nouvelle constitution. On ne connaît pas tous ses moyens d'exécution ; on sait seulement que, par la police de Talon, lieutenant-civil, il s'était ménagé des pamphlétaires, des orateurs de club et de groupe ; que par son immense correspondance, il devait s'assurer trente-six départemens du Midi. Sans doute il songeait à s'aider de Bouillé, mais il ne voulait pas se mettre à la merci de ce général. Tandis que Bouillé campait à Montmédy, il voulait que le roi se tînt à Lyon ; et lui-même devait, suivant les circonstances, se porter à Lyon ou à Paris. Un prince étranger, ami de Mirabeau, vit Bouillé de la part du roi, et lui fit part de ce projet, mais à l'insu de Mirabeau[13], qui ne songeait pas à Montmédy, où le roi s'achemina plus tard. Bouillé, frappé du génie de Mirabeau, dit qu'il fallait tout faire pour s'assurer un homme pareil, et que pour lui il était prêt à le seconder de tous ses moyens.

M. de Lafayette était étranger à ce projet. Quoiqu'il fût sincèrement dévoué à la personne du roi, il n'avait point la confiance de la cour, et d'ailleurs il excitait l'envie de Mirabeau, qui ne voulait pas se donner un compagnon pareil. En outre, M. de Lafayette était connu pour ne suivre que le droit chemin, et ce plan était trop hardi, trop détourné des voies légales, pour lui convenir. Quoi qu'il en soit, Mirabeau voulut être le seul exécuteur de son plan, et en effet, il le conduisit tout seul pendant l'hiver de 1790 à 1791. On ne sait s'il eût réussi ; mais il est certain que, sans faire rebrousser le torrent révolutionnaire, il eût du moins influé sur sa direction, et sans changer sans doute le résultat inévitable d'une révolution telle que la nôtre, il en eût modifié les évènemens par sa puissante opposition. On se demande encore si, même en parvenant à dompter le parti populaire, il eût pu se rendre maître de l'aristocratie et de la cour. Un de ses amis lui faisait cette dernière objection. « Ils m'ont tout promis, disait Mirabeau. − Et s'ils ne vous tiennent point parole ? − S'ils ne me tiennent point parole, je les f... en république. »

Les principaux articles de la constitution civile, tels que la circonscription nouvelle des évêchés, et l'élection de tous les fonctionnaires ecclésiastiques, avait été décrétés. Le roi en avait référé au pape, qui, après lui avoir répondu avec un ton moitié sévère et moitié paternel, en avait appelé à son tour au clergé de France. Le clergé profita de l'occasion, et prétendit {{corr|quelle|que le} spirituel était compromis par les mesures de l'assemblée. En même temps, il répandit des mandemens, déclara que les évêques déchus ne se retireraient de leurs sièges que contraints et forcés ; qu'ils loueraient des maisons, et continueraient leurs fonctions ecclésiastiques ; que les fidèles demeurés tels ne devraient s'adresser qu'à eux. Le clergé intriguait surtout dans la Vendée et dans certains départemens du Midi, où il se concertait avec les émigrés. Un camp fédératif s'était formé à Jallez[14], où, sous le prétexte apparent des fédérations, les prétendus fédérés voulaient établir un centre d'opposition aux mesures de l'assemblée. Le parti populaire s'irrita de ces menées ; et, fort de sa puissance, fatigué de sa modération, il résolut d'employer un moyen décisif. On a déjà vu les motifs qui avaient influé sur l'adoption de la constitution civile. Cette constitution avait pour auteurs les chrétiens les plus sincères de l'assemblée ; ceux-ci, irrités d'une injuste résistance, résolurent de la vaincre.

On sait qu'un décret obligeait tous les fonctionnaires publics à prêter serment à la constitution nouvelle. Lorsqu'il avait été question de ce serment civique, le clergé avait toujours voulu distinguer la constitution politique de la constitution ecclésiastique ; on avait passé outre. Cette fois l'assemblée résolut d'exiger des ecclésiastiques un serment rigoureux qui les mît dans la nécessité de se retirer s’ils ne le prêtaient pas, ou de remplir fidèlement leurs fonctions s’ils le prêtaient. Elle eut soin de déclarer qu’elle n’entendait pas violenter les consciences, qu’elle respecterait le refus de ceux qui, croyant la religion compromise par les lois nouvelles, ne voudraient pas prêter le serment ; mais qu’elle voulait les connaître pour ne pas leur confier les nouveau épiscopats. En cela ses prétentions étaient justes et franches. Elle ajoutait à son décret que ceux qui refuseraient de jurer seraient privés de fonctions et de traitemens ; en outre, pour donner l’exemple, tous les ecclésiastiques qui étaient députés devaient prêter le serment dans l'assemblée même, huit jour après la action du nouveau décret.

Le côté droit s’y opposa ; Maury se livra à toute sa violence, fit tout ce qu'il put pour se faire interrompre et avoir lieu de se plaindre. Alexandre Lameth, qui occupait le fauteuil, lui maintint la parole, et le priva du plaisir d’être chassé de la tribune. Mirabeau, plus éloquent que jamais, défendit l’assemblée. « Vous, s’écria-t-il, les persécuteurs de la religion ! vous qui lui avez rendu un si noble et si touchant hommage, dans le plus beau de vos décrets ! vous qui consacrez à son culte une dépense publique, dont votre prudence et votre justice vous eussent rendus si économes ! vous qui avez fait intervenir la religion dans la division du royaume, et qui avez planté le signe de la croix sur toutes les limites des départements ! vous, enfin, qui savez que Dieu est aussi nécessaire aux hommes que la liberté ! »

L'assemblée décréta le serment[15]. Le roi en référa tout de suite à Rome. L'archevêque d'Aix, qui avait d'abord combattu la constitution civile, sentant la nécessité d'une pacification, s'unit au roi et à quelques-uns de ses collègues plus modérés pour solliciter le consentement du pape. Les émigrés de Turin et les évêques opposans de France écrivirent à Rome, en sens tout contraire, et le pape, sous divers prétexte, différa sa réponse. L'assemblée, irritée de ces délais, insista pour avoir la sanction du roi qui, décidé à céder, usait des ruses ordinaires de la faiblesse. Il voulait se laisser contraindre pour paraître ne pas agir librement. En effet, il attendit une émeute, et se hâta alors de donner sa sanction. Le décret sanctionné, l'assemblée voulut le faire exécuter, et elle obligea ses membres ecclésiastiques à prêter le serment dans son sein. Des hommes et des femmes, qui jusque-là s'étaient montrés fort peu attachés à la religion, se mirent tout à coup en mouvement pour provoquer le refus des ecclésiastiques[16]. Quelques évêques et quelques curés prêtèrent le serment. Le plus grand nombre résista avec une feinte modération et un attachement apparent à ses principes. L'assemblée n'en persista pas moins dans la nomination des nouveaux évêques et curés, et fut parfaitement secondée par les administrations. Les anciens fonctionnaires ecclésiastiques eurent la liberté d'exercer leur culte à part, et ceux qui étaient reconnus par l'état prirent place dans les églises. Les dissidens louèrent à Paris l'église des Théatins pour s'y livrer à leurs exercices. L'assemblée le permit, et la garde nationale les protégea autant qu'elle put contre la fureur du peuple, qui ne leur laissa pas toujours exercer en repos leur ministère particulier.

On a condamné l'assemblée d'avoir occasionné ce schisme, et d'avoir ajouté une cause nouvelle de division à celles qui existaient déjà. D'abord, quant à ses droits, il est évident à tout esprit juste que l'assemblée ne les excédait pas en s'occupant du temporel de l'Église. Quant aux considérations de prudence, on peut dire qu'elle ajoutait peu aux difficultés de sa position. Et en effet, la cour, la noblesse et le clergé, avaient assez perdu, le peuple assez acquis, pour être des ennemis irréconciliables, et pour que la révolution eût son issue inévitable, même sans les effets du nouveau schisme. D'ailleurs, quand on détruisait tous les abus, l' assemblée pouvait-elle souffrir ceux de l'ancienne organisation ecclésiastique ? Pouvait-elle souffrir que des oisifs vécussent dans l'abondance, tandis que les pasteurs, seuls utiles, avaient à peine le nécessaire ?

  1. Voyez à l'armoire de fer, pièce n°25, lettre de Calonne au roi, du 9 avril 1790.
  2. Voyez ce que dit madame de Staël dans ses Considérations sur la révolution française.
  3. Séances du 14 au 22 mai.
  4. Avril.
  5. Décret du 12 juillet.
  6. Décret et séance du 19 juin.
  7. Voyez la note 17 à la fin du volume.
  8. Voyez les Mémoires de Bouillé
  9. 31 août.
  10. Voyez la note 18 à la fin du volume.
  11. Necker se démit le 4 septembre.
  12. Voyez la note 19 à la fin du volume.
  13. Bouillé semble croire, dans ses Mémoires, que c'est de la part de Mirabeau et du roi qu'on lui fit des ouvertures. Mais c'est là une erreur. Mirabeau ignorait cette double menée, et ne pensait pas à se mettre dans les mains de Bouillé.
  14. Ce camp s'était formé dans les premiers jours de septembre.
  15. Décret du 27 novembre.
  16. Voyez la note 20 à la fin du volume.