Histoire de la Révolution française (Thiers)/4

Furne & Cie (1p. 164-220).

CHAPITRE IV.



Intrigues de la cour. − Repas des gardes-du-corps et des officiers du régiment de la Flandre à Versailles. − Journée des 4, 5, 6 octobre ; Scènes tumultueuses et sanglantes. Attaque du château de Versailles par la multitude. − Le roi vient demeurer à Paris. − État des Partis. − Le duc d'Orléans quitte la France. − Négociation de Mirabeau avec la cour. − L'assemblée se transporte à Paris. − Loi sur les biens du clergé. − Serment civique. − Traité de Mirabeau avec la cour. − Bouillé. − Affaire Favras. − Plans contre-révolutionnaires. − Clubs des Jacobins et des Feuillants.


Tandis que l'assemblée portait ainsi les mains sur toutes les parties de l'édifice, de grands évènemens se préparaient. Par la réunion des ordres, la nation avait recouvré la toute-puissance législative et constituante. Par le 14 juillet, elle s'était armée pour soutenir ses représentans. Ainsi le roi et l'aristocratie restaient isolés et désarmés, n'ayant plus pour eux que le sentiment de leurs droits, que personne ne partageait, et placés en présence d'une nation prête à tout concevoir et à tout exécuter. La cour cependant, retirée dans une petite ville uniquement peuplée de ses serviteurs, était en quelque sorte hors de l'influence populaire, et pouvait même tenter un coup de main sur l'assemblée. Il était naturel que Paris, situé à quelques lieues de Versailles, Paris, capitale du royaume, et séjour d'une immense multitude, tendît à ramener le roi dans son sein, pour le soustraire à toute influence aristocratique, et pour recouvrer les avantages que la présence de la cour et du gouvernement procure à une ville. Après avoir réduit l'autorité du roi, il ne reste plus qu'à s'assurer de sa personne. Ainsi le voulait le cours des évènemens, et de toutes parts on entendait ce cri : Le roi à Paris ! L'aristocratie ne songeait plus à se défendre contre de nouvelles pertes. Elle dédaignait trop ce qui lui restait pour s'occuper de le conserver ; elle désirait donc un violent changement, tout comme le parti populaire. Une révolution est infaillible, quand deux partis se réunissent pour la vouloir. Tous deux contribuent à l'évènement, et le plus fort profite du résultat. Tandis que les patriotes désiraient conduire le roi à Paris, la cour méditait de le conduire à Metz. Là, dans une place forte, il eût ordonné ce qu'il eût voulu, ou pour mieux dire, tout ce qu'on aurait voulu pour lui. Les courtisans formaient des plans, faisaient courir des projets, cherchaient à enrôler du monde, et, se livrant à de vaines espérances, se trahissaient par d'imprudentes menaces. D'Estaing, naguère si célèbre à la tête de nos escadres, commandait la garde nationale de Versailles. Il voulait être fidèle à la nation et à la cour, rôle difficile, toujours calomnié, et qu'une grande fermeté peut seule rendre honorable. Il apprit les menées des courtisans. Les plus grands personnages étaient au nombre des machinateurs ; les témoins les plus dignes de foi lui avaient été cités, et il écrivit à la reine une lettre très connue, où il lui parlait avec fermeté respectueuse de l'inconvenance et du danger de telles menées. Il ne déguisa rien et nomma tout le monde[1]. La lettre fut sans effet. En essayant de pareilles entreprises, la reine devait s'attendre à des remontrances, et ne pas s'en étonner.

À la même époque, une foule d'hommes nouveaux parurent à Versailles ; on y vit même des uniformes inconnus. On retint la compagnie des gardes-du-corps, dont le service venait d'être achevé ; quelques dragons et chasseurs des Trois-Évêchés furent appelés. Les gardes-françaises, qui avaient quitté le service du roi, irrités qu'on le confiât à d'autres, voulurent se rendre à Versailles pour le reprendre. Sans doute ils n'avaient aucune raison de se plaindre, puisqu'ils avaient eux-mêmes abandonné ce service ; mais ils furent, dit-on, excités à ce projet. On a prétendu, dans le temps, que c'était la cour qui avait voulu par ce moyen effrayer le roi, et l'entraîner à Metz. Un fait prouve assez cette intention : depuis les émeutes du Palais-Royal, Lafayette, pour défendre le passage de Paris à Versailles, avait placé un poste à Sèvres. Il fut obligé de l'en retirer, sur la demande des députés de la droite. Lafayette parvint à arrêter les gardes-françaises, et à les détourner de leur projet. Il écrivit confidentiellement au ministre Saint-Priest, pour lui apprendre ce qui s'était passé, et le rassurer entièrement. Saint-Priest, abusant de la lettre, la montra à d'Estaing ; celui-ci la communiqua aux officiers de la garde nationale de Versailles et à la municipalité, pour les instruire des dangers qui avaient menacé la ville, et de ceux qui pourraient la menacer encore. On proposa d'appeler le régiment de Flandre ; grand nombre de bataillons de la garde de Versailles s'y opposèrent, mais la municipalité n'en fit pas moins sa réquisition, et le régiment fut appelé. C'était peu qu'un régiment contre l'assemblée, mais c'était assez pour enlever le roi et protéger son évasion. D'Estaing instruisit l'assemblée nationale des mesures qui avaient été prises, et on obtint son approbation. Le régiment arriva : l'appareil militaire qui le suivait, quoique peu considérable, ne laissa pas que d'exciter des murmures. Les gardes-du-corps, les courtisans s'emparèrent des officiers, les comblèrent de caresses, et, comme avant le 14 juillet, on parut se coaliser, s'entendre, et concevoir de grandes espérances.

La confiance de la cour augmentait la méfiance de Paris, et bientôt des fêtes irritèrent la misère du peuple. Le 2 octobre, les gardes-du-corps imaginent de donner un repas aux officiers de la garnison. Ce repas est servi dans la salle du théâtre. Les loges sont remplies de spectateurs de la cour. Les officiers de la garde nationale sont au nombre des convives ; une gaieté très vive règne pendant le festin, et bientôt les vins la changent en exaltation. On introduit alors les soldats des régimens. Les convives, l'épée nue, portent la santé de la famille royale ; celle de la nation est refusée, ou du moins omise ; les trompettes sonnent la charge, on escalade les loges en poussant des cris ; on entonne ce chant si expressif et si connu : ô Richard ! ô mon roi ! l'univers t'abandonne ! on se promet de mourir pour le roi, comme s'il eût été dans le plus grand danger ; enfin le délire n'a plus de bornes. Des cocardes blanches ou noires, mais toutes d'une seule couleur, sont partout distribuées. Les jeunes femmes, les jeunes hommes, s'animent de souvenirs chevaleresques. C'est dans ce moment que la cocarde nationale est, dit-on, foulée aux pieds. Ce fait a été nié depuis, mais le vin ne rend-il pas tout croyable et tout excusable ? Et d'ailleurs, pourquoi ces réunions qui ne produisent d'une part qu'un dévouement trompeur, et qui excitent de l'autre une irritation réelle et terrible ? Dans ce moment on court chez la reine ; elle consent à venir au repas. On entoure le roi qui venait de la chasse, et il est entraîné aussi ; on se précipite aux pieds de tous deux, et on les reconduit comme en triomphe jusqu'à leur appartement. Sans doute, il est doux, quand on se croit dépouillé, menacé, de retrouver des amis ; mais pourquoi faut-il qu'on se trompe ainsi sur ses droits, sur sa force et sur ses moyens ?

Le bruit de cette fête se répandit bientôt, et sans doute l'imagination populaire, en rapportant les faits, ajouta sa propre exagération à celle qu'avait produite le festin. Les promesses faites au roi furent prises pour des menaces faites à la nation ; cette prodigalité fut regardée comme une insulte à la misère publique, et les cris : à Versailles ! recommencèrent plus violens que jamais. Ainsi les petites causes se réunissaient pour aider l'effet des causes générales. Des jeunes gens se montrèrent à Paris avec des cocardes noires, ils furent poursuivis ; l'un deux fut traîné par le peuple, et la commune se vit obligée de défendre les cocardes d'une seule couleur.

Le lendemain du funeste repas, une nouvelle scène à peu près pareille eut lieu dans un déjeuner donné par les gardes-du-corps, dans la salle du manège. On se présenta de nouveau à la reine, qui dit qu'elle avait été satisfaite de la journée du jeudi ; on l'écoutait volontiers, parce que, moins réservée que le roi, on attendait de sa bouche l'aveu des sentimens de la cour ; et toutes ses paroles étaient répétées. L'irritation fut au comble, et on dut s'attendre aux plus sinistres évènemens. Un mouvement convenait au peuple et à la cour : au peuple, pour s'emparer du roi ; à la cour, pour que l'effroi l'entraînât à Metz. Il convenait aussi au duc d'Orléans, qui espérait obtenir la lieutenance du royaume, si le roi venait à s'éloigner ; on a même dit que ce prince allait jusqu'à espérer la couronne, ce qui n'est guère croyable, car il n'avait pas assez d'audace d'esprit pour une si grande ambition. Les avantages qu'il avait lieu d'attendre de cette nouvelle insurrection l'ont fait accuser d'y avoir participé ; cependant il n'en est rien. Il ne peut avoir déterminé l'impulsion, car elle résultait de la force des choses ; il paraît tout au plus l'avoir secondée ; et, même à cet égard, une procédure immense, et le temps qui apprend tout, n'ont manifesté aucune trace d'un plan concerté. Sans doute le duc d'Orléans n'a été là, comme pendant toute la révolution, qu'à la suite du mouvement populaire, répandant peut-être un peu d'or, donnant lieu à des propos, et n'ayant que de vagues espérances.

Le peuple, ému par les discussions sur le veto, irrité par les cocardes noires, vexé par les patrouilles continuelles, et souffrant de la faim, était soulevé. Bailly et Necker n'avaient rien oublié pour faire abonder les subsistances ; mais, soit la difficulté des transports, soit les pillages qui avaient lieu sur la route, soit surtout l'impossibilité de suppléer au mouvement spontané du commerce, les farines manquaient. Le 4 octobre, l'agitation fut plus grande que jamais. On parlait du départ du roi pour Metz, et de la nécessité d'aller le chercher à Versailles ; on épiait les cocardes noires, on demandait du pain. De nombreuses patrouilles réussirent à contenir le peuple. La nuit fut assez calme. Le lendemain 5, les attroupemens recommencèrent dès le matin. Les femmes se portèrent chez les boulangers : le pain manquait, et elles coururent à l'Hôtel-de-Ville pour s'en plaindre aux représentans de la commune. Ceux-ci n'étaient pas encore en séance, et un bataillon de la garde nationale était rangé sur la place. Des hommes se joignirent à ces femmes, mais elles n'en voulurent pas, disant que les hommes ne savaient pas agir. Elles se précipitèrent alors sur le bataillon, et le firent reculer à coups de pierres. Dans ce moment, une porte ayant été enfoncée, l'Hôtel-de-Ville fut envahi, les brigands à piques s'y précipitèrent avec les femmes, et voulurent y mettre le feu. On parvint à les écarter, mais ils s'emparèrent de la porte qui conduisait à la grande cloche, et sonnèrent le tocsin. Les faubourgs alors se mirent en mouvement. Un citoyen nommé Maillard, l'un de ceux qui s'étaient signalés à la prise de la Bastille, consulta l'officier qui commandait le bataillon de la garde nationale, pour chercher un moyen de délivrer l'Hôtel-de-Ville de ces femmes furieuses. L'officier n'osa approuver le moyen qu'il proposait ; c'était de les réunir, sous prétexte d'aller à Versailles, mais sans cependant les y conduire. Néanmoins Maillard se décida, prit un tambour, et les entraîna bientôt à sa suite. Elles portaient des bâtons, des manches à balai, des fusils et des coutelas. Avec cette singulière armée, il descendit le quai, traversa le Louvre, fut forcé malgré lui de conduire ces femmes à travers les Tuileries, et arriva aux Champs-Élysées. Là, il parvint à les désarmer, en leur faisant entendre qu'il valait mieux se présenter à l'assemblée comme des suppliantes que comme des furies en armes. Elles y consentirent, et Maillard fut obligé de les conduire à Versailles, car il n'était pas possible de les en détourner. Tout en ce moment tendait vers ce but. des hordes partaient en traînant des canons ; d'autres entouraient la garde nationale, qui elle-même entourait son chef pour l'entraîner à Versailles, but de tous les vœux.

Pendant ce temps, la cour était tranquille ; mais l'assemblée recevait en tumulte un message du roi. Elle avait présenté à son acceptation les articles constitutionnels et la déclaration des droits. La réponse devait être une acceptation pure et simple, avec la promesse de promulguer. Pour la seconde fois, le roi, sans trop s'expliquer, adressait des observations à l'assemblée ; il donnait son accession aux articles constitutionnels, sans cependant les approuver ; il trouvait de bonnes maximes dans la déclaration des droits, mais elles avaient besoin d'explications ; le tout enfin ne pouvait être jugé, disait-il, que lorsque l'ensemble de la constitution serait achevé. C'était là sans doute une opinion soutenable ; beaucoup de publicistes la partageaient ; mais convenait-il de l'exprimer dans le moment ? À peine cette réponse est-elle lue, que des plaintes s'élèvent. Robespierre dit que le roi n'a pas à critiquer l'assemblée ; Duport, que cette réponse devait être contre-signée d'un ministre responsable. Pétion en prend occasion de rappeler le repas des gardes-du-corps, et il dénonce les imprécations proférées contre l'assemblée. Grégoire parle de la disette, et demande pourquoi une lettre a été adressée à un meunier avec promesse de deux cents livres par semaine s'il voulait ne pas moudre. La lettre ne prouvait rien, car tous les partis pouvaient l'avoir écrite ; cependant elle excite un grand tumulte, et M. de Monspey somme Pétion de signer sa dénonciation. Alors Mirabeau, qui avait désapprouvé à la tribune même la démarche de Pétion et de Grégoire, se présente pour répondre à M. de Monspey. « J'ai désapprouvé tout le premier, dit-il, ces dénonciations impolitiques ; mais, puisqu'on insiste, je dénoncerai moi-même, et je signerai, quand on aura déclaré qu'il n'y a d'inviolable en France que le roi. » À cette terrible apostrophe, on se tait, et on revient à la réponse du roi. Il était onze heures du matin ; on apprend les mouvemens de Paris. Mirabeau s'avance vers le président Mounier, qui, récemment élu malgré le Palais-Royal, et menacé d'une chute glorieuse, allait déployer dans cette triste journée une indomptable fermeté ; Mirabeau s'approche de lui : « Paris, lui dit-il, marche sur nous ; trouvez-vous mal, allez au château dire au roi d'accepter purement et simplement. − Paris marche, tant mieux, répond Mounier ; qu'on nous tue tous, mais tous ; l'état y gagnera. − Le mot est vraiment joli, » reprend Mirabeau et il retourne à sa place. La discussion continue jusqu'à trois heures, et on décide que le président se rendra auprès du roi, pour lui demander son acceptation pure et simple. Dans le moment où Mounier allait sortir pour aller au château, on annonce une députation ; c'était Maillard et les femmes qui l'avaient suivi. Maillard demande à entrer et à parler ; il est introduit, les femmes se précipitent à sa suite et pénètrent dans la salle. Il expose alors ce qui s'est passé, le défaut de pain et le désespoir du peuple ; il parle de la lettre adressée au meunier, et prétend qu'une personne rencontrée en route leur a dit qu'un curé était chargé de la dénoncer. Ce curé était Grégoire, et, comme on vient de le voir, il avait fait la dénonciation. Une voix accuse alors l'évêque de Paris, Juigné, d'être l'auteur de la lettre. Des cris d'indignation s'élèvent pour repousser l'imputation faite au vertueux prélat. On rappelle à l'ordre Maillard et sa députation. On lui dit que des moyens ont été pris pour approvisionner Paris, que le roi n'a rien oublié, qu'on va le supplier de prendre de nouvelles mesures, qu'il faut se retirer, et que le trouble n'est pas le moyen de faire cesser la disette. Mounier sort alors pour se rendre au château ; mais les femmes l'entourent, et veulent l'accompagner ; il s'y refuse d'abord, mais il est obligé d'en admettre six. Il traverse les hordes arrivées de Paris, qui étaient armées de piques, de haches, de bâtons ferrés. Il pleuvait abondamment. Un détachement de gardes-du-corps fond sur l'attroupement qui entourait le président, et le disperse ; mais les femmes rejoignent bientôt Mounier, et il arrive au château, où le régiment de Flandre, les dragons, les Suisses et la milice nationale de Versailles étaient rangés en bataille. Au lieu de six femmes, il est obligé d'en introduire douze ; le roi les accueille avec bonté, et déplore leur détresse ; elles sont émues. L'une d'elles, jeune et belle, est interdite à la vue du monarque, et peut à peine prononcer ce mot : Du pain. Le roi, touché, l'embrasse, et les femmes s'en retournent attendries par cet accueil. Leurs compagnes les reçoivent à la porte du château ; elles ne veulent pas croire leur rapport, disent qu'elles se sont laissé séduire, et se préparent à les déchirer. Les gardes-du-corps, commandés par le comte de Guiche, accourent pour les dégager ; des coups de fusil partent de divers côtés, deux gardes tombent, et plusieurs femmes sont blessées. Non loin de là, un homme du peuple à la tête de quelques femmes, pénètre à travers les rangs des bataillons, et s'avance jusqu'à la grille du château. M. de Savonnières le poursuit, mais il reçoit un coup de feu qui lui casse le bras. Ces escarmouches produisent de part et d'autre une plus grande irritation. Le roi, instruit du danger, fait ordonner à ses gardes de ne pas faire feu, et de se retirer dans leur hôtel. Tandis qu'ils se retirent, quelques coups de fusil sont échangés entre eux et la garde nationale de Versailles, sans qu'on puisse savoir de quelle part ont été tirés les premiers coups.

Pendant ce désordre, le roi tenait conseil, et Mounier attendait impatiemment sa réponse. Ce dernier lui faisait répéter à chaque instant que ses fonctions l'appelaient à l'assemblée, que la nouvelle de la sanction calmerait tous les esprits, et qu'il allait se retirer, si on ne lui répondait point, car il ne voulait pas s'absenter plus long-temps de son poste. On agitait au conseil si le roi partirait ; le conseil dura de six à dix heures du soir, et le roi, dit-on, ne voulut pas laisser la place vacante au duc d'Orléans. On voulait faire partir la reine et les enfans, mais la foule arrêta les voitures à l'instant où elles parurent, et d'ailleurs la reine était courageusement résolue à ne pas se séparer de son époux. Enfin, vers les dix heures, Mounier reçut l'acceptation pure et simple, et retourna à l'assemblée. Les députés s'étaient séparés, et les femmes occupaient la salle. Il leur annonça l'acceptation du roi, ce qu'elles reçurent à merveille, en lui demandant si leur sort en serait meilleur, et surtout si elles auraient du pain. Mounier leur répondit le mieux qu'il put, et leur fit distribuer tout le pain qu'il fut possible de se procurer. Dans cette nuit, où les torts sont si difficiles à fixer, la municipalité eut celui de ne pas pourvoir aux besoins de cette foule affamée, que le défaut de pain avait fait sortir de Paris, et qui depuis n'avait pas dû en trouver sur les routes.

Dans ce moment, on apprit l'arrivée de Lafayette. Il avait lutté pendant huit heures contre la milice nationale de Paris, qui voulait se porter à Versailles. Un de ses grenadiers lui avait dit : « Général, vous ne nous trompez pas, mais on vous trompe. Au lieu de tourner nos armes contre les femmes, allons à Versailles chercher le roi, et nous assurer de ses dispositions en le plaçant au milieu de nous. » Lafayette avait résisté aux instances de son armée et aux flots de la multitude. Ses soldats n'étaient point à lui par la victoire, mais par l'opinion ; et, leur opinion l'abandonnant, il ne pouvait plus les conduire. Malgré cela, il était parvenu à les arrêter jusqu'au soir ; mais sa voix ne s'étendait qu'à une petite distance, et au-delà rien n'arrêtait la fureur populaire. Sa tête avait été plusieurs fois menacée, et néanmoins il résistait encore. Cependant il savait que des hordes partaient continuellement de Paris ; l'insurrection se transportait à Versailles, son devoir était de l'y suivre. La commune lui ordonna de s'y rendre, et il partit. Sur la route il arrêta son armée, lui fit prêter serment d'être fidèle au roi, et arriva à Versailles vers minuit. Il annonça à Mounier que l'armée avait promis de remplir son devoir, et que rien ne serait fait de contraire à la loi. Il courut au château. Il y parut plein de respect et de douleur, fit connaître au roi les précautions qui avaient été prises, et l'assura de son dévouement et de celui de l'armée. Le roi parut tranquillisé, et se retira pour se livrer au repos. La garde du château avait été refusée à Lafayette, on ne lui avait donné que des postes extérieurs. Les autres postes étaient destinés au régiment de Flandre, dont les dispositions n'étaient pas sûres, aux Suisses et aux gardes-du-corps. Ceux-ci d'abord avaient reçu ordre de se retirer. Ils avaient été rappelés ensuite, et n'ayant pu se réunir, ils ne se trouvaient qu'en petit nombre à leur poste. Dans le trouble qui régnait, tous les points accessibles n'avaient pas été défendus ; une grille même était demeurée ouverte. Lafayette fit occuper les postes extérieurs qui lui avaient été confiés, et aucun d'eux ne fut forcé ni même attaqué.

L'assemblée, malgré le tumulte, avait repris sa séance, et elle poursuivait une discussion sur les lois pénales avec l'attitude la plus imposante. De temps en temps, le peuple interrompait la discussion en demandant du pain. Mirabeau, fatigué, s'écria d'une voix forte que l'assemblée n'avait à recevoir la loi de personne, et qu'elle ferait vider les tribunes. Le peuple couvrit son apostrophe d'applaudissements ; néanmoins il ne convenait pas à l'assemblée de résister davantage. Lafayette, ayant fait dire à Mounier que tout lui paraissait tranquille, et qu'il pouvait renvoyer les députés, l'assemblée se sépara vers le milieu de la nuit, en s'ajournant au lendemain 6, à onze heures.

Le peuple s'était répandu çà et là, et paraissait calmé. Lafayette avait lieu d'être rassuré par le dévouement de son armée, qui en effet ne se démentit point, et par le calme qui semblait régner partout. Il avait assuré l'hôtel des gardes-du-corps, et répandu de nombreuses patrouilles. À cinq heures du matin il était encore debout. Croyant alors tout apaisé, il prit un breuvage, et se jeta sur un lit, pour prendre un repos dont il était privé depuis vingt-quatre heures[2].

Dans cet instant, le peuple commençait à se réveiller, et parcourait déjà les environs du château. Une rixe s'engage avec un garde-du-corps qui fait feu des fenêtres ; les brigands s'élancent aussitôt, traversent la grille qui était restée ouverte, montent un escalier qu'ils trouvent libre, et sont enfin arrêtés par deux gardes-du-corps qui se défendent héroïquement, et ne cèdent le terrain que pied à pied, en se retirant de porte en porte. L'un de ces généreux serviteurs était Miomandre. « Sauvez la reine ! » s'écrie-t-il. Ce cri est entendu, et la reine se sauve tremblante auprès du roi. Tandis qu'elle s'enfuit, les brigands se précipitent, trouvent la couche royale abandonnée, et veulent pénétrer au-delà ; mais ils sont arrêtés de nouveau par les gardes-du-corps retranchés en grand nombre sur ce point. Dans ce moment, les gardes-françaises appartenant à Lafayette, et postés près du château, entendent le tumulte, accourent, et dispersent les brigands. Ils se présentent à la porte derrière laquelle étaient retranchés les gardes-du-corps : « Ouvrez, leur crientils, les gardes-françaises n'ont pas oublié qu'à Fontenoi vous avez sauvé leur régiment ! » On ouvre, et on s'embrasse.

Le tumulte régnait au dehors. Lafayette, qui reposait à peine depuis quelques instans, et qui ne s'était pas même endormi, entend du bruit, s'élance sur le premier cheval, se précipite au milieu de la mêlée, et y trouve plusieurs gardes-du-corps qui allaient être égorgés. Tandis qu'il les dégage, il ordonne à sa troupe de courir au château, et demeure presque seul au milieu des brigands. L'un d'eux le couche en joue ; Lafayette, sans se troubler, commande au peuple de le lui amener ; le peuple saisit aussitôt le coupable, et, sous les yeux de Lafayette, brise sa tête contre les pavés. Lafayette, après avoir sauvé les gardes-du-corps, vole au château avec eux, et y trouve ses grenadiers qui s'y étaient déjà rendus. Tous l'entourent et lui promettent de mourir pour le roi. En ce moment, les gardes-du-corps arrachés à la mort criaient vive Lafayette ! La cour entière, qui se voyait sauvé par lui et sa troupe, reconnaissait lui devoir la vie ; les témoignages de reconnaissance étaient universels. Madame Adélaïde, tante du roi, accourt, le serre dans ses bras en lui disant : « Général, vous nous avez sauvés ! »

Le peuple en ce moment demandait à grands cris que Louis XVI se rendit à Paris. On tient conseil. Lafayette, invité à y prendre part, s'y refuse pour ne pas gêner la liberté. Il est enfin décidé que la cour se rendra au vœu du peuple. Des billets portant cette nouvelle sont jetés par les fenêtres. Louis XVI se présente alors au balcon, accompagné du général, et les cris de vive le roi ! l'accueillent. Mais il n'en est pas ainsi pour la reine ; des voix menaçantes s'élèvent contre elle. Lafayette l'aborde : « Madame, lui dit-il, que voulez-vous faire ? − Accompagner le roi, dit la reine avec courage. − Suivez-moi donc, » reprend le général, et il la conduit tout étonnée sur le balcon. Quelques menaces sont faites par des hommes du peuple. Un coup funeste pouvait partir ; les paroles ne pouvaient être entendues, il fallait frapper les yeux. S'inclinant alors, et prenant la main de la reine, le général la baise respectueusement. Ce peuple de Français est transporté à cette vue, et il confirme la réconciliation par les cris de vive la reine ! vive Lafayette ! La paix n'était pas encore faite avec les gardes-du-corps. « Ne ferez-vous rien pour mes gardes ? » dit le roi à Lafayette. Celui-ci en prend un, le conduit sur le balcon, et l'embrasse en lui mettant sa bandoulière. Le peuple approuve de nouveau, et ratifie par ses applaudissemens cette nouvelle réconciliation.

L'assemblée n'avait pas cru de sa dignité de se rendre auprès du monarque, quoiqu'il l'eût demandé. Elle s'était contentée d'envoyer auprès de lui une députation de trente-six membres. Dès qu'elle apprit son départ, elle fit un décret portant qu'elle était inséparable de la personne du monarque, et désigna cent députés pour l'accompagner à Paris. Le roi reçut le décret et se mit en route.

Les principales bandes étaient déjà parties. Lafayette les avait fait suivre par un détachement de l'armée pour les empêcher de revenir sur leurs pas. Il avait donné ordre qu'on désarmât les brigands qui portaient au bout de leurs piques les têtes de deux gardes-du-corps. Cet horrible trophée leur fut arraché, et il n'est point vrai qu'il ait précédé la voiture du roi.

Louis XVI revint enfin au milieu d'une affluence considérable, et fut reçu par Bailly à l'Hôtel-de-Ville. « Je reviens avec confiance, dit le roi, au milieu de mon peuple de Paris. » Bailly rapporte ces paroles à ceux qui ne pouvaient les entendre, mais il oublie le mot confiance. « Ajoutez avec confiance, dit la reine. − Vous êtes plus heureux, reprend Bailly, que si je l'avais prononcé moi-même. »

La famille royale se rendit au palais des Tuileries, qui n'avait pas été habité depuis un siècle, et dans lequel on n'avait eu le temps de faire aucun des préparatifs nécessaires. La garde en fut confiée aux milices parisiennes, et Lafayette se trouva ainsi chargé de répondre envers la nation de la personne du roi, que tous les partis se disputaient. Les nobles voulaient le conduire dans une place forte pour en user en son nom du despotisme ; le parti populaire, qui ne songeait point encore à s'en passer, voulait le garder pour compléter la constitution, et ôter un chef à la guerre civile. Aussi la malveillance des privilégiés appela-t-elle Lafayette un geôlier ; et pourtant sa vigilance ne prouvait qu'une chose, le désir sincère d'avoir un roi.

Dès ce moment la marche des partis se prononce d'une manière nouvelle. L'aristocratie, éloignée de Louis XVI, et ne pouvant exécuter aucune entreprise à ses côtés, se répand à l'étranger et dans les provinces. C'est depuis lors que l'émigration commence à devenir considérable. Un grand nombre de nobles s'enfuirent à Turin, auprès du comte d'Artois, qui avait trouvé un asile chez son beau-père. Là, leur politique consiste à exciter les départemens du Midi et à supposer que le roi n'est pas libre. La reine, qui est Autrichienne, et de plus ennemi de la nouvelle cour formée à Turin, tourne ses espérances vers l'Autriche. Le roi, au milieu de ces menées, voit tout, n'empêche rien, et attend son salut de quelque part qu'il vienne. Par intervalle, il fait les désaveux exigés par l'assemblée, et n'est réellement pas libre, pas plus qu'il ne l'eût été à Turin ou à Coblentz, pas plus qu'il ne l'avait été sous Maurepas, car le sort de la faiblesse est d'être partout dépendante.

Le parti populaire triomphant désormais, se trouve partagé entre le duc d'Orléans, Lafayette, Mirabeau, Barnave et les Lameth. La voix publique accusait le duc d'Orléans et Mirabeau d'être auteurs de la dernière insurrection. Des témoins, qui n'étaient pas indignes de confiance, assuraient avoir vu le duc et Mirabeau sur le déplorable champ de bataille du 6 octobre. Ces faits furent démentis plus tard ; mais, dans le moment, on y croyait. Les conjurés avaient voulu éloigner le roi, et même le tuer, disaient les plus hardis calomniateurs. Le duc d'Orléans, ajoutait-on, avait voulu être lieutenant du royaume, et Mirabeau ministre. Aucun de ces projets n'ayant réussi, Lafayette paraissant les avoir déjoués par sa présence, passait pour sauveur du roi et pour vainqueur du duc d'Orléans et de Mirabeau. La cour, qui n'avait pas encore eu le temps de devenir ingrate, avouait Lafayette comme son sauveur, et dans cet instant la puissance du général semblait immense. Les patriotes exaltés en étaient effarouchés, et murmuraient déjà le nom de Cromwell. Mirabeau, qui, comme on le verra bientôt, n'avait rien de commun avec le duc d'Orléans, était jaloux de Lafayette, et l'appelait Cromwell-Grandisson. L'aristocratie secondait ces méfiances, et y ajoutait ses propres calomnies. Mais Lafayette était déterminé, malgré tous les obstacles, à soutenir le roi et la constitution. Pour cela, il résolut d'abord d'écarter le duc d'Orléans, dont la présence donnait lieu à beaucoup de bruits, et pouvait fournir, sinon les moyens, du moins le prétexte des troubles. Il eut une entrevue avec le prince, l'intimida par sa fermeté, et l'obligea à s'éloigner. Le roi, qui était dans ce projet, feignit, avec sa faiblesse ordinaire, d'être contrait à cette mesure ; et en écrivant au duc d'Orléans, il lui dit qu'il fallait que lui ou M. de Lafayette se retirassent ; que dans l'état des opinions le choix n'était pas douteux, et qu'en conséquence il lui donnait une commission pour l'Angleterre. On a su depuis que M. de Montmorin, ministre des affaires étrangères, pour se délivrer de l'ambition du duc d'Orléans, l'avait dirigée sur les Pays-Bas, alors insurgés contre l'Autriche, et qu'il lui avait fait espérer le titre de duc de Brabant[3]. Ses amis, en apprenant cette résolution, s'irritèrent de sa faiblesse. Plus ambitieux que lui, ils ne voulaient pas qu'il cédât ; ils se portèrent chez Mirabeau, et l'engagèrent à dénoncer à la tribune les violences que Lafayette exerçait envers le prince. Mirabeau, jaloux déjà de la popularité du général, fit dire au duc et à lui, qu'il allait les dénoncer tous deux à la tribune, si le départ pour l'Angleterre avait lieu. Le duc d'Orléans fut ébranlé ; une nouvelle sommation de Lafayette le décida ; et Mirabeau, recevant à l'assemblée un billet qui lui annonçait l retraite du prince, s'écria avec dépit : Il ne mérite pas la peine qu'on se donne pour lui[4]. Ce mot et beaucoup d'autres aussi inconsidérés l'ont fait accuser souvent d'être un des agens du duc d'Orléans ; cependant il ne le fut jamais. Sa détresse, l'imprudence de ses propos, sa familiarité avec le duc d'Orléans, qui était d'ailleurs la même avec tout le monde, sa proposition pour la succession d'Espagne, enfin son opposition au départ du duc, devaient exciter les soupçons ; mais il n'en est pas moins vrai que Mirabeau était sans parti, sans même aucun autre but que de détruire l'aristocratie et le pouvoir arbitraire.

Les auteurs de ces suppositions auraient dû savoir que Mirabeau était réduit alors à emprunter les sommes les plus modiques, ce qui n'aurait pas eu lieu s'il eût été l'agent d'un prince immensément riche, et qu'on disait presque ruiné par ses partisans. Mirabeau avait déjà pressenti la dissolution prochaine de l'état. Une conversation avec un ami intime, qui dura une nuit tout entière, dans le parc de Versailles, détermina chez lui un plan tout nouveau ; et il se promit pour sa gloire, pour le salut de l'état, pour sa propre fortune enfin (car Mirabeau était homme à conduire tous ces intérêts ensemble), de demeurer inébranlable entre les désorganisateurs et le trône, et de consolider la monarchie en s'y faisant une place. La cour avait tenté de le gagner, mais on s'y était pris gauchement et sans les ménagemens convenables avec un homme d'une grande fierté, et qui voulait conserver sa popularité, à défaut de l'estime qu'il n'avait pas encore. Malouet, ami de Necker et lié avec Mirabeau, voulait les mettre tous deux en communication. Mirabeau s'y était souvent refusé[5], persuadé qu'il ne pourrait jamais s'accorder avec le ministre. Il y consentit cependant. Malouet l'introduisit, et l'incompatibilité des deux caractères fut mieux sentie encore après cet entretien, où, de l'aveu de tous ceux qui étaient présens, Mirabeau déploya la supériorité qu'il avait dans la vie privée aussi bien qu'à la tribune. On répandit qu'il avait voulu se faire acheter, et que, Necker ne lui ayant fait aucune ouverture, il avait dit en sortant : Le ministre aura de mes nouvelles. C'est encore là une interprétation des partis, mais elle est fausse. Malouet avait proposé à Mirabeau, qu'on savait satisfait de la liberté acquise, de s'entendre avec le ministre, et rien de plus. D'ailleurs, c'est à cette même époque qu'une négociation directe s'entamait avec la cour. Un prince étranger, lié avec les hommes de tous les partis, fit les premières ouvertures. Un ami, qui servit d'intermédiaire, fit sentir qu'on n'obtiendrait de Mirabeau aucun sacrifice de ses principes ; mais que si on voulait s'en tenir à la constitution, on trouverait en lui un appui inébranlable ; que quant aux conditions elles étaient dictées par sa situation ; qu'il fallait, dans l'intérêt même de ceux qui voulaient l'employer, rendre cette situation honorable et indépendante, c'est-à-dire acquitter ses dettes ; qu'enfin on devait l'attacher au nouvel ordre social, et sans lui donner actuellement le ministère, le faire espérer dans l'avenir[6]. Les négociations ne furent entièrement terminées que deux ou trois mois après, c'est-à-dire dans les premiers mois de 1790. Les historiens, peu instruits de ces détails, et trompés par la persévérance de Mirabeau à combattre le pouvoir, ont placé l'instant de ce traité plus tard. Cependant il fut à peu près conclu dès le commencement de 1790. Nous le ferons connaître en son lieu.

Barnave et les Lameth ne pouvaient rivaliser avec Mirabeau que par un plus grand rigorisme patriotique. Instruits des négociations qui avaient lieu ; ils accréditèrent le bruit déjà répandu qu'on allait lui donner le ministère, pour lui ôter par là la faculté de l'accepter. Une occasion de l'en empêcher se présenta bientôt. Les ministres n'avaient pas le droit de parler dans l'assemblée. Mirabeau ne voulait pas, en arrivant au ministère, perdre la parole, qui était son plus grand moyen d'influence ; il désirait d'ailleurs amener Necker à la tribune pour l'y écraser. Il proposa donc de donner voix consultative aux ministres. Le parti populaire alarmé s'y opposa sans motif plausible, et parut redouter les séductions ministérielles. Mais ses craintes n'étaient pas raisonnables, car ce n'est point par leurs communications publiques avec les chambres que les ministres corrompent ordinairement la représentation nationale. La proposition de Mirabeau fut rejetée, et Lanjuinais, poussant le rigorisme encore plus loin ,proposa d'interdire aux députés actuels d'accepter le ministère. La discussion fut violente. Quoique le motif de ces propositions fût connu, il n'était pas avoué ; et Mirabeau, à qui la dissimulation n'était pas possible, s'écria enfin qu'il ne fallait pas pour un seul homme prendre une mesure funeste à l'état ; qu'il adhérait au décret, à condition qu'on interdirait le ministère, non à tous les députés actuels, mais seulement à M. de Mirabeau, député de la sénéchaussée d'Aix. Tant de franchise et d'audace restèrent sans effet, et le décret fut adopté à l'unanimité.

On voit comment se divisait l'état entre les émigrés, la reine, le roi, et les divers chefs populaires, tels que Lafayette, Mirabeau, Barnave et Lameth. Aucun évènement décisif, comme celui du 14 juillet ou du 5 octobre, n'était plus possible de long-temps. Il fallait que de nouvelles contrariétés irritassent la cour et le peuple, et amenassent une rupture éclatante.

L'assemblée s'était transportée à Paris[7], après avoir reçu des assurances réitérées de tranquillité de la part de la commune, et la promesse d'une entière liberté dans les suffrages. Mounier et Lally-Tolendal, indignés des évènemens des 5 et 6 octobre, avaient donné leur démission, disant qu'ils ne voulaient être ni spectateurs ni complices des crimes des factieux. Ils durent regretter cette désertion du bien public, surtout en voyant Maury et Cazalès, qui s'étaient éloignés de l'assemblée, y rentrer bientôt pour soutenir courageusement et jusqu'au bout la cause qu'ils avaient embrassée. Mounier, retiré en Dauphiné, assembla les états de la province ; mais bientôt un décret les fit dissoudre, sans aucune résistance. Ainsi Mounier et Lally, qui à l'époque de la réunion des ordres et du serment du Jeu de Paume étaient les héros du peuple, ne valaient maintenant plus rien à ses yeux. Les parlemens avaient été dépassés les premiers par la puissance populaire ; Mounier, Lally et Necker l'avaient été après eux, et beaucoup d'autres allaient bientôt l'être.

La disette, cause exagérée mais pourtant réelle des agitations, donna encore lieu à un crime. Le boulanger François fut égorgé par quelques brigands[8]. Lafayette parvint à saisir les coupables, et les livra au Châtelet, tribunal investi d'une juridiction extraordinaire sur tous les délits relatifs à la révolution. Là étaient en jugement Besenval, et tous ceux qui étaient accusés d'avoir pris part à la conspiration aristocratique déjouée le 14 juillet. Le Châtelet devait juger suivant des formes nouvelles. En attendant l'emploi du jury qui n'était pas encore institué, l'assemblée avait ordonnée la publicité, la défense contradictoire, et toutes les mesures préservatrices de l'innocence. Les assassins de François furent condamnés, et la tranquillité rétablie. Lafayette et Bailly proposèrent à cette occasion la loi martiale. Vivement combattue par Robespierre, qui dès lors se montrait chaud partisan du peuple et des pauvres, elle fut cependant adoptée par la majorité (décret du 21 octobre). En vertu de cette loi, les municipalités répondaient de la tranquillité publique ; en cas de troubles, elles étaient chargées de requérir les troupes ou les milices ; et, après trois sommations, elles devaient ordonner l'emploi de la force contre les rassemblement séditieux. Un comité des recherches fut établi à la commune de Paris, et dans l'assemblée nationale, pour surveiller les nombreux ennemis dont les menées se croisaient en tout sens. Ce n'était pas trop de tous ces moyens pour déjouer les projets de tant d'adversaires conjurés contre la nouvelle révolution.

Les travaux constitutionnels se poursuivaient avec activité. On avait aboli la féodalité, mais il restait encore à prendre une dernière mesure pour détruire ces grands corps, qui avaient été des ennemis constitués de l'état contre l'état. Le clergé possédait d'immenses propriétés. Il les avait reçues des princes à titre de gratifications féodales, ou des fidèles à titre de legs. Si les propriétés des individus, fruit et but du travail, devaient être respectées, celles qui avaient été données à des corps pour un certain objet pouvaient recevoir de la loi une autre destination. C'était pour le service de la religion qu'elles avaient été données, ou du moins sous ce prétexte ; or, la religion étant un service public, la loi pouvait régler le moyen d'y subvenir d'une manière toute différente. L'abbé Maury déploya ici sa faconde imperturbable ; il sonna l'alarme chez les propriétaires, les menaça d'un envahissement prochain, et prétendit qu'on sacrifiait les provinces aux agioteurs de la capitale. Son sophisme est assez singulier pour être rapporté. C'était pour payer la dette qu'on disposait des biens du clergé ; les créanciers de cette dette étaient les grands capitalistes de Paris ; les biens qu'on leur sacrifiait se trouvaient dans les provinces : de là, l'intrépide raisonneur concluait que c'était immoler la province à la capitale ; comme si la province ne gagnait pas au contraire à une nouvelle division de ces immenses terres, réservées jusqu'alors au luxe de quelques ecclésiastiques oisifs. Tous ces efforts furent inutiles. L'évêque d'Autun, auteur de la proposition, et le député Thouret, détruisirent ces vains sophismes. Déjà on allait décréter que les biens du clergé appartenaient à l'état ; néanmoins les opposans insistaient encore sur la question de la propriété. On leur répondait que, fussent-ils propriétaires, on pouvait se servir de leurs biens, puisque souvent ces biens avaient été employés dans des cas urgens au service de l'état. Ils ne le niaient point. Profitant alors de leur aveu, Mirabeau proposa de changer ce mot appartiennent en cet autre : sont à la disposition de l'état, et la discussion fut terminée sur-le-champ à une grande majorité (loi du 2 novembre). L'assemblée détruisit ainsi la redoutable puissance du clergé, le luxe des grands de l'ordre, et se ménagea ces immenses ressources financières qui firent si long-temps subsister la révolution. En même temps elle assurait l'existence des curés, en décrétant que leur appointemens ne pourraient pas être moindre de douze cents francs, et elle y ajoutait en outre la jouissance d'une maison curial et d'un jardin. Elle déclarait ne plus reconnaître les vœux religieux, et rendait la liberté à tous les cloîtrés, en laissant toutefois à ceux qui le voudraient la faculté de continuer la vie monastique ; et comme leurs biens étaient supprimés, elle y suppléait par des pensions. Poussant même la prévoyance plus loin encore, elle établissait une différence entre les ordres riches et les ordres mendians, et proportionnait le traitement des uns et des autres à leur ancien état. Elle fit de même pour les pensions ; et, lorsque le janséniste Camus, voulant revenir à la simplicité évangélique, proposa de réduire toutes les pensions à un même taux infiniment modique, l'assemblée, sur l'avis de Mirabeau, les réduisit proportionnellement à leur valeur actuelle, et convenablement à l'ancien état des pensionnaires. On ne pouvait donc pousser plus loin le ménagement des habitudes, et c'est en cela que consiste le véritable respect de la propriété. De même, quand les protestans expatriés depuis la révocation de l'édit de Nantes réclamèrent leurs biens, l'assemblée ne leur rendit que ceux qui n'étaient pas vendus.

Prudente et pleine de ménagemens pour les personnes, elle traitait audacieusement les choses, et se montrait beaucoup plus hardie dans les matières de constitution. On avait fixé les prérogatives des grands pouvoirs : il s'agissait de diviser le territoire du royaume. Il avait toujours été partagé en provinces, successivement unies à l'ancienne France. Ces provinces, différant entre elles de lois, de priviléges, de mœurs, formaient l'ensemble le plus hétérogène. Sieyès eut l'idée de les confondre par une nouvelle division qui anéantît les démarcations anciennes, et ramenât toutes les parties du royaume aux mêmes lois et au même esprit. C'est ce qui fut fait par la division en départemens. Les départemens furent divisés en districts, et les districts en municipalités. À tous ces degrés, le principe de la représentation fut admis. L'administration départementale, celle de district et celle des communes, étaient confiées à un conseil délibérant et à un conseil exécutif, également électifs. Ces diverses autorités relevaient les unes des autres, et avaient dans l'étendue de leur ressort les mêmes attributions. Le département faisait la répartition de l'impôt entre les districts, le district entre les communes, et la communes entre les individus.

L'assemblée fixa ensuite la qualité de citoyen jouissant des droits politiques. Elle exigea vingt-cinq ans et la contribution du marc d'argent. Chaque individu réunissant ces conditions avait le titre de citoyen actif, et ceux qui ne l'avaient pas se nommaient citoyens passifs. Ces dénominations assez simples furent tournées en ridicule, parce que c'est aux dénominations qu'on s'attache quand on veut déprécier les choses ; mais elles étaient naturelles et exprimaient bien leur objet. Le citoyen actif concourait aux élections pour la formation des administrations et de l'assemblée. Les élections des députés avaient deux degrés. Aucune condition n'était exigée pour être éligible ; car, comme on l'avait dit à l'assemblée, on est électeur par son existence dans la société, et on doit être éligible par la seule confiance des électeurs.

Ces travaux, interrompus par mille discussions de circonstance, étaient cependant poussés avec une grande ardeur. Le côté droit n'y contribuait que par son obstination à les empêcher, dès qu'il s'agissait de disputer quelque portion d'influence à la nation. Les députés populaires, au contraire, quoique formant divers partis, se confondaient ou se séparaient sans choc, suivant leur opinion personnelle. Il était facile d'apercevoir que chez eux la conviction dominait les alliances. On voyait Thouret, Mirabeau, Duport, Sieyès, Camus, Chapelier, tour à tour se réunir ou se diviser, suivant leur opinion dans chaque discussion. Quant aux membes de la noblesse et du clergé, ils ne se montraient que dans les discussions de parti. Les parlemens avaient-ils rendu des arrêtés contre l'assemblée, des députés ou des écrivains l'avaient-ils offensée, ils se montraient prêts à les appuyer. Ils soutenaient les commandans militaires contre le peuple, les marchands négriers contre les nègres ; ils opinaient contre l'admission des juifs et des protestans à la jouissance des droits communs. Enfin, quand Gênes s'éleva contre la France, à cause de l'affranchissement de la Corse et de la réunion de cette île au royaume, ils furent pour Gênes contre la France. En un mot, étrangers, indifférens dans toutes les discussions utiles, n'écoutant pas, s'entretenant entre eux, ils ne se levaient que lorsqu'il y avait des droits ou de la liberté à refuser[9].

Nous l'avons dit, il n'était plus possible de tenter une grande conspiration à côté du roi, puisque l'aristocratie était mise en fuite, et que la cour était environnée de l'assemblée, du peuple et de la milice nationale. Des mouvemens partiels étaient donc tout ce que les mécontens pouvaient essayer. Ils fomentaient les mauvaises dispositions des officiers qui tenaient à l'ancien ordre de choses, tandis que les soldats, ayant tout à gagner, penchaient pour le nouveau. Des rixes violentes avaient lieu entre l'armée et la populace : souvent les soldats livraient leurs chefs à la multitude, qui les égorgeait ; d'autres fois, les méfiances étaient heureusement calmées, et tout rentrait en paix quand les commandans des villes avaient su se conduire avec un peu d'adresse, et avaient prêté serment de fidélité à la nouvelle constitution. Le clergé avait inondé la Bretagne de protestations contre l'aliénation de ses biens. On tâchait d'exciter un reste de fanatisme religieux dans les provinces où l'ancienne superstition régnait encore. Les parlemens furent aussi employés, et on tenta un dernier essai de leur autorité. Leurs vacances avaient été prorogées par l'assemblée, parce qu'en attendant de les dissoudre, elle ne voulait pas avoir à discuter avec eux. Les chambres des vacations rendaient la justice en leur absence. À Rouen, à Nantes, à Rennes, elles prirent des arrêtés, où elles déploraient la ruine de l'ancienne monarchie, la violation de ses lois ; et, sans nommer l'assemblée, semblaient l'indiquer comme la cause de tous les maux. Elles furent appelés à la barre et censurées avec ménagement. Celle de Rennes, comme plus coupable, fut déclarée incapable de remplir ses fonctions. Celle de Metz avait insinué que le roi n'était pas libre ; et c'était là, comme nous l'avons dit, la politique des mécontens. Ne pouvant se servir du roi, ils cherchaient à le représenter comme en état d'oppression, et voulaient annuler ainsi toutes les lois qu'il paraissait consentir. Lui-même semblait seconder cette politique. Il n'avait pas voulu rappeler ses gardes-du-corps renvoyés aux 5 et 6 octobre, et se faisait garder par la milice nationale, au milieu de laquelle il se savait en sûreté. Son intention était de paraître captif. La commune de Paris déjoua cette trop petite ruse, en priant le roi de rappeler ses gardes, ce qu'il refusa sous de vains prétextes, et par l'intermédiaire de la reine[10].

L'année 1790 venait de commencer, et une agitation générale se faisait sentir. Trois mois assez calmes s'étaient écoulés depuis les 5 et 6 octobre, et l'inquiétude semblait se renouveler. Les grandes agitations sont suivies de repos, et ces repos de petites crises, jusqu'à des crises plus grandes. On accusait de ces troubles le clergé, la noblesse, la cour, l'Angleterre même, qui chargea son ambassadeur de la justifier. Les compagnies soldées de la garde nationale furent elles-mêmes atteintes de cette inquiétude générale. Quelques soldats réunis aux Champs-Élysées demandèrent une augmentation de paye. Lafayette, présent partout, accourut, les dispersa, les punit, et rétablit le calme dans sa troupe toujours fidèle, malgré ces légères interruptions de discipline.

On parlait surtout d'un complot contre l'assemblée et la municipalité, dont le chef supposé était le marquis de Favras. Il fut arrêté avec éclat, et livré au Châtelet. On répandit aussitôt que Bailly et Lafayette avaient dût être assassinés ; que douze cents chevaux étaient prêts à Versailles pour enlever le roi ; qu'une armée, composée de Suisses et de Piémontais, devait le recevoir, et marcher sur Paris. L'alarme se répandit ; on ajouta que Favras était l'agent secret des personnages les plus élevés. Les soupçons se dirigèrent sur Monsieur, frère du roi. Favras avait été dans ses gardes, et avait de plus négocié un emprunt pour son compte. Monsieur, effrayé de l'agitation des esprits, se présenta à l'Hôtel-de-Vill, expliqua ses rapports avec Favras, rappela ses dispositions populaires, manifestées autrefois dans l'assemblée des notables, et demanda à être jugé, non sur les bruits publics, mais sur son patriotisme connu et point démenti[11]. Des applaudissemens universels couvrirent son discours, et il fut reconduit par la foule jusqu'à sa demeure.

Le procès de Favras fut continué. Ce Favras avait couru l'Europe, épousé une princesse étrangère, et faisait des projets pour rétablir sa fortune. Il en avait fait au 14 uillet, aux 5 et 6 octobre, et dans les premiers mois de 1790. Les témoins qui l'accusaient précisaient son dernier plan. L'assassinat de Bailly et de Lafayette, l'enlèvement du roi, paraissaient faire partie de ce plan ; mais on n'avait aucune preuve que les douze cents chevaux fussent préparés, ni que l'armée suisse ou piémontaise fût en mouvement. Les circonstances étaient peu favorables à Favras. Le châtelet venait d'élargir Besenval et autres impliqués dans le complot du 14 juillet : l'opinion était mécontente. Néanmoins Lafayette rassura les messiers du Châtelet, leur demanda d'être justes, et leur promit que leur jugement, quel qu'il fût, serait exécuté.

Ce procès fit renaître les soupçons contre la cour. Ces nouveaux projets la faisaient paraître incorrigible ; car, au milieu même de Paris, on la voyait conspirer encore. On conseilla donc au roi une démarche éclatante qui pût satisfaire l'opinion publique.

Le 4 février 1790, l'assemblée fut étonnée de voir quelques changemens dans la disposition de la salle. Un tapis à fleurs de lis recouvrait les marches du bureau. Le fauteuil des secrétaires était rabaissé : le président était debout à côté du siége où il était ordinairement assis. « Voici le roi, » s'écrit tout-à-coup les huissiers ; et Louis XVI entre aussitôt dans la salle. L'assemblée se lève à son aspect, et il est reçu au milieu des applaudissemens. Une foule de spectateurs rapidement accourus occupent les tribunes, envahissent toutes les parties de la salle, et attendent avec la plus grande impatience les paroles royales. Louis XVI parle debout à l'assemblée assise : il rappelle d'abord les troubles auxquels la France s'est trouvée en proie, les efforts qu'il a faits pour les calmer, et pour assurer la subsistance du peuple ; il récapitule les travaux des représentans, en déclarant qu'il avait tenté les mêmes choses dans les assemblées provinciales ; il montre enfin qu'il avait jadis manifesté lui-même les vœux qui viennent d'être réalisés. Il ajoute qu'il croit devoir plus spécialement s'unir aux représentans de la nation, dans un moment où on lui a soumis les décrets destinés à établir dans le royaume une organisation nouvelle. Il favorisera, dit-il, de tout son pouvoir le succès de cette vaste organisation ; toute tentative contraire serait coupable et poursuivie par tous les moyens. À ces mots, des applaudissemens retentissent. Le roi poursuit ; et, rappelant ses propres sacrifices, il engage tous ceux qui ont perdu quelque chose à imiter sa résignation, et à se dédommager de leurs pertes par les biens que la constitution nouvelle promet à la France. Mais, lorsque, après avoir promis de défendre cette constitution, il ajoute qu'il fera davantage encore, et que, de concert avec la reine, il préparera de bonne heure l'esprit et le cœur de son fils au nouvel ordre de choses, et l'habituera à être heureux du bonheur des Français, des cris d'amour s'échappent de toutes parts, toutes les mains sont tendues vers le monarque, tous les yeux cherchent la mère et l'enfant, toutes les voix les demandent : les transports sont universels. Enfin le roi termine son discours en recommandant la concorde et la paix à ce bon peuple dont on l'assure qu'il est aimé, quand on veut le consoler de ses peines[12]. À ces derniers mots, tous les assistans éclatent en témoignages de reconnaissance. Le président fait une courte réponse où il exprime le désordre de sentiment qui règne dans tous les cœurs. Le prince est reconduit aux Tuileries par la multitude. L'assemblée lui vote des remercîmens à lui et à la reine. Une nouvelle idée se présente : Louis XVI venait de s'engager à maintenir la constitution ; c'était le cas pour les députés de prendre cet engagement à leur tour. On propose donc le serment civique, et chaque député vient jurer d'être fidèle à la nation, à la loi et au roi ; et de maintenir de tout son pouvoir la constitution décrétée par l'assemblée nationale et acceptée par le roi. Les suppléans, les députés du commerce demandent à prêter le serment à leur tour ; les tribunes, les amphithéâtres, les imitent, et de toutes parts on n'entend plus que ces mots : Je le jure.

Le serment fut répété à l'Hôtel-de-Ville, et de communes en communes par toute la France. Des réjouissances furent ordonnées ; l'effusion parut générale et sincère. C'était le cas sans doute de recommencer une nouvelle conduite, et de ne pas rendre cette réconciliation inutile comme toutes les autres ; mais le soir même, tandis que Paris brillait des feux allumés pour célébrer cet heureux évènement, la cour était déjà revenue à son humeur, et les députés populaires y recevaient un accueil tout différent de celui qui était réservé aux députés nobles. En vain Lafayette, dont les avis pleins de sens et de zèle n'étaient pas suivis, répétait à la cour que le roi ne pouvait plus balancer, et qu'il devait s'attacher entièrement au parti populaire, et s'efforcer de gagner sa confiance ; que pour cela il fallait que ses intentions ne fussent pas seulement proclamées à l'assemblée, mais qu'elles fussent manifestées par ses moindres actions ; qu'il devait s'offenser du moindre propos équivoque tenu devant lui, et repousser le moindre doute exprimé sur sa volonté réelle ; qu'il ne devait montrer ni contrainte, ni mécontentement, ni laisser aucune espérance secrète aux aristocrates ; et enfin que les ministres devaient être unis, ne se permettre aucune rivalité avec l'assemblée, et ne pas l'obliger à recourir sans cette à l'opinion publique. En vain Lafayette répétait-il ces sages conseils avec des instances respectueuses ; le roi recevait ses lettres, le trouvait honnête homme ; la reine les repoussait avec humeur, et semblait même s'irriter des respects du général. Elle accueillait bien mieux Mirabeau, plus influent, mais certainement moins irréprochable que Lafayette.

Les communications de Mirabeau avec la cour avaient continué. Il avait même entretenu des rapports avec Monsieur, que ses opinions rendaient plus accessible au parti populaire, et il lui avait répété ce qu'il ne cessait d'exprimer à la reine et à M. de Montmorin, c'est que la monarchie ne pouvait être sauvée que par la liberté. Mirabeau fit enfin des conventions avec la cour, par le secours d'un intermédiaire. Il énonça ses principes dans une espèce de profession de foi ; il s'engagea à ne pas s'en écarter, et à soutenir la cour tant qu'elle demeurerait sur la même ligne. On lui donnait en retour un traitement assez considérable. La morale sans doute condamne de pareils traités, et on veut que le devoir soit fait pour le devoir seul. Mais était-ce là se vendre ? Un homme faible se fût vendu sans doute, en sacrifiant ses principes ; mais le puissant Mirabeau, loin de sacrifier les siens, y amenait le pouvoir, et recevant en échange les secours que ses grands besoins et ses passions désordonnées lui rendaient indispensables. Différent de ceux qui livrent fort cher de faibles talens et une lâche conscience, Mirabeau, inébranlable dans ses principes, combattait alternativement son parti ou la cour, comme s'il n'avait pas attendu du premier la popularité, et de la seconde ses moyens d'existence. Ce fut à tel point que les historiens, ne pouvant pas le croire allié de la cour qu'il combattait, n'ont placé que dans l'année 1791 son traité, qui a été fait cependant dès les premiers mois de 1790. Mirabeau vit la reine, la charma par sa supériorité, et en reçut un accueil qui le flatta beaucoup. Cet homme extraordinaire était sensible à tous les plaisirs, à ceux de la vanité comme à ceux des passions. Il fallait le prendre avec sa force et ses faiblesses, et l'employer au profit de la cause commune. Outre Lafayette et Mirabeau, la cour avait encore Bouillé, qu'il est temps de faire connaître.

Bouillé, plein de courage, de droiture et de talens, avait tous les penchans de l'aristocratie, et ne se distinguait d'elles que par moins d'aveuglement et une plus grande habitude des affaires. Retiré à Metz, commandant là une vaste étendue de frontières et une grande partie de l'armée, il tâchait d'entretenir la méfiance entre ses troupes et les gardes nationales, afin de conserver ses soldats à la cour[13]. Placé là en expectative, il effrayait le parti populaire, et semblait le général de la monarchie, comme Lafayette celui de la constitution. Cependant l'aristocratie lui déplaisait, la faiblesse du roi le dégoûtait du service, et il l'eût quitté s'il n'avait été pressé par Louis XVI d'y demeurer. Bouillé était plein d'honneur. Son serment prêté, il ne songea plus qu'à servir le roi et la constitution. La cour devait donc réunir Lafayette, Mirabeau et Bouillé ; et par eux elle aurait eu les gardes nationales, l'assemblée et l'armée, c'est-à-dire les trois puissances du jour. Quelques motifs, il est vrai, divisaient ces trois personnages. Lafayette, plein de bonne volonté, était prêt à s'unir avec tous ceux qui voudraient servir le roi et la constitution ; mais Mirabeau jalousait la puissance de Lafayette, redoutait sa pureté si vantée, et semblait y voir un reproche. Bouillé haïssait en Lafayette une conviction exaltée, et peut-être un ennemi irréprochable ; il préférait Mirabeau, qu'il croyait plus maniable, et moins rigoureux dans sa foi politique. C'était à la cour à unir ces trois hommes, en détruisant leurs motifs particuliers d'éloignement. Mais il n'y avait qu'un moyen d'union, la monarchie libre. Il fallait donc s'y résigner franchement, et y tendre de toutes ses forces. Mais la cour toujours incertaine, sans repousser Lafayette, l'accueillait froidement, payait Mirabeau qui la gourmandait par intervalles, entretenait l'humeur de Bouillé contre la révolution, regardait l'Autriche avec espérance, et laissait agir l'émigration de Turin. Ainsi fait la faiblesse : elle cherche à se donner des espérances plutôt qu'à s'assurer le succès, et elle ne parvient de cette manière qu'à se perdre, en inspirant des soupçons qui irritent autant les partis que la réalité même, car il vaut mieux les frapper que les menacer.

En vain Lafayette, qui voulait faire ce que la cour ne faisait pas, écrivait-il à Bouillé, son parent, pour l'engager à servir le trône en commun, et par les seuls moyens possibles, ceux de la franchise et de la liberté ; Bouillé, mal inspiré par la cour, répondait froidement et d'une manière évasive, et, sans rien tenter contre la constitution, continuait à se rendre imposant par le secret de ses intentions et la force de son armée.

Cette réconciliation du 4 février, qui aurait pu avoir de si grands résultats, fut donc vaine et inutile. Le procès de Favras fut achevé, et soit crainte, soit conviction, le Châtelet le condamna à être pendu. Favras montra, dans ces derniers momens, une fermeté digne d'un martyr, et non d'un intrigant. Il protesta de son innocence, et demanda à faire une déclaration avant de mourir. L'échafaud était dressé sur la place de Grève. On le conduisit à l'Hôtel-de-Ville, où il demeura jusqu'à la nuit. Le peuple voulait voir pendre un marquis, et attendait avec impatience cet exemple de l'égalité dans les supplices. Favras rapporta qu'il avait eu des communications avec un grand de l'état, qui l'avait engagé à disposer les esprits en faveur du roi. Comme il fallait faire quelques dépenses, ce seigneur lui avait donné cent louis qu'il avait acceptés. Il assura que son crime se bornait là, et il ne nomma personne. Cependant il demanda si l'aveu des noms pourrait le sauver. La réponse qu'on lui fit ne l'ayant pas satisfait. « En ce cas, dit-il, je mourrai avec mon secret ; » et il s'achemina vers le lieu du supplice avec une grande fermeté. La nuit régnait sur la place de l'exécution, et on avait éclairé jusqu'à la potence. Le peuple se réjouit de ce spectacle, content de trouver de l'égalité même à l'échafaud ; il y mêla d'atroces railleries, et parodia de diverses manières le supplice de cet infortuné. Le corps de Favras fut rendu à sa famille, et de nouveaux évènemens firent bientôt oublier sa mort à ceux qui l'avaient puni, et à ceux qui s'en étaient servis.

Le clergé désespéré continuait d'exciter de petites agitations sur toute la surface de la France. La noblesse comptait beaucoup sur son influence parmi le peuple. Tant que l'assemblée s'était contentée, par un décret, de mettre les biens ecclésiastiques à la disposition de la nation, le clergé avait espéré que l'exécution du décret n'aurait pas lieu ; et, pour la rendre inutile, il suggérait mille moyens de subvenir aux besoins du trésor. L'abbé Maury avait proposé un impôt sur le luxe, et l'abbé de Salsède lui avait répondu en proposant, à son tour, qu'aucun ecclésiastique ne pût avoir plus de mille écus de revenus. Le riche abbé se tut à une motion pareille. Une autre fois, en discutant sur la dette de l'état, Cazalès avait conseillé d'examiner, non pas la validité des titres de chaque créance, mais la créance elle-même, son origine et son motif ; ce qui était renouveler la banqueroute par le moyen si odieux et si usé des chambres ardentes. Le clergé, ennemi des créanciers de l'état auxquels il se croyait sacrifié, avait soutenu la proposition malgré le rigorisme de ses principes en fait de propriété. Maury s'était emporté avec violence et avait manqué à l'assemblée, en disant à une partie de ses membres, qu'ils n'avaient que le courage de la honte. L'assemblée en avait été offensée, et voulait l'exclure de son sein. Mais Mirabeau, qui pouvait se croire attaqué, représenta à ses collègues que chaque député appartenait à ses commettans, et qu'on n'avait pas le droit d'en exclure un seul. Cette modération convenait à la véritable supériorité ; elle réussit, et Maury fut plus puni par une censure qu'il ne l'eût été par l'exclusion.Tous ces moyens inventés par le clergé, pour mettre les créanciers de l'état à sa place, ne lui servirent de rien, et l'assemblée décréta la vente de 400 millions de biens du domaine et de l'Église. Désespéré alors, le clergé fit courir des écrits parmi le peuple, et répandit que le projet des révolutionnaires était d'attaquer la religion catholique. C'est dans les provinces du Midi qu'il espérait obtenir le plus de succès. On a vu que la première émigration s'était dirigée vers Turin. C'est avec le Languedoc et la Provence qu'elle entretenait ses principales communications. Calonne, si célèbre sous les notables, était le ministre de la cour fugitive. Deux partis la divisaient : la haute noblesse voulait maintenir son empire, et redoutait l'intervention de la noblesse de province, et surtout de la bourgeoisie. Aussi ne voulait-elle recourir qu'à l'étranger pour rétablir le trône. D'ailleurs, user de la religion, comme le proposaient les émissaires des provinces, lui semblait ridicule à elle qui s'était égayée pendant un siècle des plaisanteries de Voltaire. L'autre parti, composé de petits nobles, de bourgeois expatriés, voulait combattre la passion de la liberté par une autre plus forte, celle du fanatisme, et vaincre avec ses seules forces, sans se mettre à la merci de l'étranger. Les premiers alléguaient les vengeances personnelles de la guerre civile, pour excuser l'intervention de l'étranger ; les seconds soutenaient que la guerre civile comportait l'effusion du sang, mais qu'il ne fallait pas se souiller d'une trahison. Ces derniers, plus courageux, plus patriotes, mais plus féroces, ne devaient pas réussir dans une cour où régnait Calonne. Cependant, comme on avait besoin de tout le monde, les communications furent continuées entre Turin et les provinces méridionales. On se décida à attaquer la révolution par la guerre étrangère et par la guerre civile, et pour cela on tenta de réveiller l'ancien fanatisme de ces contrées[14].

Le clergé ne négligea rien pour seconder ce plan. Les protestans excitaient dans ces pays l'envie des catholiques. Le clergé profita de ces dispositions, et surtout des solennités de Pâques. À Montpellier, à Nîmes, à Montauban, l'antique fanatisme fut réveillé par tous les moyens.

Charles Lameth se plaignit à la tribune de ce qu'on avait abusé de la quinzaine de Pâques pour égarer le peuple et l'exciter contre les lois nouvelles. À ces mots, le clergé se souleva, et voulut quitter l'assemblée. L'évêque de Clermont en fit la menace, et une foule d'ecclésiastiques déjà debout allaient sortir, mais on appela Charles Lameth à l'ordre, et le tumulte s'apaisa. Cependant la vente des biens du clergé était mise à exécution : il en était aigri et ne négligeait aucune occasion de faire éclater son ressentiment. Don Gerle, chartreux plein de bonne foi dans ses sentimens religieux et patriotiques, demande un jour la parole et propose de déclarer la religion catholique la seule religion de l'état[15]. Une foule de députés se lèvent aussitôt, et se disposent à voter par acclamation, en disant que c'est le cas pour l'assemblée de se justifier du reproche qu'on lui a fait d'attaque la religion catholique. Cependant que signifiait une proposition pareille ? Ou le décret avait pour but de donner un privilége à la religion catholique, et aucune ne doit en avoir ; ou il était la déclaration d'un fait, c'est que la majorité française était catholique ; et le fait n'avait pas besoin d'être déclaré. Une telle proposition ne pouvait donc être accueillie. Aussi, malgré les efforts de la noblesse et du clergé, la discussion fut renvoyée au lendemain. Une foule immense était accourue ; Lafayette, averti que des malveillans se disposaient à exciter du trouble, avait doublé la garde. La discussion s'ouvre : un ecclésiastique menace l'assemblée de malédiction ; Maury pousse ses cris accoutumés ; Menou répond avec calme à tous les reproches faits à l'assemblée, et dit qu'on ne peut raisonnablement pas l'accuser de vouloir abolir la religion catholique, à l'instant où elle va mettre les dépenses de son culte au rang des dépenses publiques, il propose donc de passer à l'ordre du jour. Don Gerle, persuadé, retire alors sa motion, et s'excuse d'avoir excité un pareil tumulte. M. de Larochefoucauld présente une rédaction nouvelle, et sa proposition succède à celle de Menon. Tout à coup un membre du côté droit se plaint de n'être pas libre, interpelle Lafayette, et lui demande pourquoi il a doublé la garde. Le motif n'était pas suspect, car ce n'était pas le côté gauche qui pouvait redouter le peuple, et ce n'était pas ces amis que Lafayette cherchait à protéger. Cette interpellation augmente le tumulte ; néanmoins la discussion continue. Dans ces débats, on cite Louis XVI : « Je ne suis pas étonné, s'écrie alors Mirabeau, qu'on rappelle, le règne où a été révoqué l'édit de Nantes ; mais songez que de cette tribune où je parle, j'aperçois la fenêtre fatale d'où un roi, assassin de ses sujets, mêlant les intérêts de la terre à ceux de la religion, donna le signal de la Saint-Barthélemy ! » Cette terrible apostrophe ne termine pas la discussion qui se prolonge encore. La proposition du duc de Larochefoucauld est enfin adoptée. L'assemblée déclare que ses sentimens sont connus, mais que, par respect pour la liberté des consciences, elle ne peut ni ne doit délibérer sur la proposition qui lui est soumise.

Quelques jours étaient à peine écoulés, qu'un autre moyen fut encore employé pour menacer l'assemblée et la dissoudre. La nouvelle organisation du royaume était achevée, le peuple allait être convoqué pour élire ses magistrats, et on imagina de lui faire nommer en même temps de nouveaux députés, pour remplacer ceux qui composaient l'assemblée actuelle. Ce moyen, proposé et discuté une autre fois, avait déjà été repoussé. Il fut renouvelé en avril 1790. Quelques cahiers bornaient les pouvoirs à un an ; il y avait en effet près d'une année que l'assemblée était réunie. Ouverte en mai 1789, elle touchait au moins d'avril 1790. Quoique les cahiers eussent été annulés, quoiqu'on eût pris l'engagement de ne pas se séparer avant l'achèvement de la constitution, ces hommes pour lesquels il n'y avait ni décret rendu, ni serment prêté, quand il s'agissait d'aller à leur but, proposent de faire élire d'autres députés et de leur céder la place. Maury, chargé de cette journée, s'acquitte de son rôle avant autant d'assurance que jamais, mais avec plus d'adresse qu'à son ordinaire. Il en appelle lui-même à la souveraineté du peuple, et dit qu'on ne peut pas plus long-temps se mettre à la place de la nation, et prolonger des pouvoirs qui ne sont que temporaires. Il demande à quel titre on s'est revêtu d'attributions souveraines ; il soutient que cette distinction entre le pouvoir législative et constituant est une distinction chimérique, qu'une convention souveraine ne peut exister qu'en l'absence de tout gouvernement ; et que si l'assemblée est cette convention, elle n'a qu'à détrôner le roi et déclarer le trône vacant. Des cris l'interrompent à ces mots, et manifestent l'indignation générale. Mirabeau se lève alors avec dignité : « On demande, dit-il, depuis quand les députés du peuple sont devenus convention nationale ? Je réponds : C'est le jour où, trouvant l'entrée de leurs séances environnée de soldats, il allèrent se réunir dans le premier endroit où ils purent se rassembler pour jurer de plutôt périr que de trahir et d'abandonner les droits de la nation. Nos pouvoirs, quels qu'ils fussent, ont changé ce jour de nature. Quels que soient les pouvoirs que nous avons exercés, nos efforts, nos travaux les ont légitimés : l'adhésion de toute la nation les a sanctifiés. Vous vous rappelez de tous le mot de ce grand homme de l'antiquité qui avait négligé les formes légales pour sauver la patrie. Sommé par un tribun factieux de dire s'il avait observé les lois, il répondit : Je dure que j'ai sauvé la patrie. Messieurs (s'écrie alors Mirabeau en s'adressant aux députés des communes), je jure que que vous avez sauvé la France. »

À ce magnifique serment, dit Ferrières, l'assemblée tout entière, comme entraînée par une inspiration subite, ferme la discussion, et décrète que les réunions électorales ne s'occuperont point de l'élection des nouveaux députés.

Ainsi ce nouveau moyen fut encore inutile, et l'assemblée put continuer ses travaux. Mais les troubles n'en continuèrent pas moins par toute la France. Le commandant De Voisin fut massacré par le peuple ; les forts de Marseille furent envahis par la garde nationale. Des mouvemens en sens contraires eurent lieu à Nîmes et à Montauban. Les envoyés de Turin avaient excité les catholiques ; ils avaient fait des adresses, dans lesquelles ils déclaraient la monarchie en danger, et demandaient que la religion catholique fût déclarée religion de l'état. Une proclamation royale avait en vain répondu ; ils avait répliqué. Les protestans en étaient venus aux prises avec les catholiques ; et ces derniers, attendant vainement les secours promis par Turin, avaient été enfin repoussés. Diverses gardes nationales s'étaient mises en mouvement, pour secourir les patriotes contre les révoltés ; la lutte s'était ainsi engagée, et le vicomte de Mirabeau, adversaire déclaré de son illustre frère, annonçant lui-même la guerre civile du haut de la tribune, sembla, par son mouvement, son geste, ses paroles, la jeter dans l'assemblée.

Ainsi, tandis que la partie la plus modérée des députés tâchait d'apaiser l'ardeur révolutionnaire, une opposition indiscrète excitait une fièvre que le repos aurait pu calmer, et fournissait des prétextes aux orateurs populaires les plus violens. Les clubs en devenaient plus exagérés. Celui des Jacobins, issu du club breton, et d'abord établi à Versailles, puis à Paris, l'emportait sur les autres par le nombre, les talens et la violence[16]. Ses séances étaient suivies comme celles de l'assemblée elle-même. Il devançait toutes les questions que celle-ci devait traiter, et émettait des décisions, qui étaient déjà une prévention pour les législateurs eux-mêmes. Là se réunissaient les principaux députés populaires, et les plus obstinés y trouvaient des forces et des excitations. Lafayette, pour combattre cette terrible influence, s'était concerté avec Bailly et les hommes les plus éclairés, et avait formé un autre club, dit de 89, et plus tard des Feuillans[17]. Mais le moyen était impuissant ; une réunion de cent hommes calmes et instruits ne pouvait appeler la foule comme le club des Jacobins, où on se livrait à toute la véhémence des passions populaires. Fermer les clubs eût été le seul moyen, mais la cour avait trop peu de franchise et inspirait trop de défiance, pour que le parti populaire songeât à employer une ressource pareille. Les Lameth dominaient au club des Jacobins. Mirabeau se montrait également dans l'un et dans l'autre ; il était évident à tous les yeux que sa place était entre tous les partis. Une occasion se présenta bientôt où son rôle fut encore mieux prononcé, et où il remporta pour la monarchie un avantage mémorable, comme nous le verrons ci-après.

  1. Voyez la note 8 à la fin du volume.
  2. Voyez la note 9 à la fin du volume.
  3. Voyez les Mémoires de Dumouriez.
  4. Voyez la note 10 à la fin du volume.
  5. MM. Malouet et Bretrand de Mollevile n'ont pas crain d'écrire le contraire, mais le fait que nous avançons est attesté par les témoins les plus dignes de foi.
  6. Voyez la note 11 à la fin du volume
  7. Elle tint sa première séance à l'Archevêché, le 19 octobre.
  8. 20 ocotobre.
  9. Sur la manière d'être des députés de la droite, voyez un extrait des Mémoires de Ferrières, note 12, à la fin du volume.
  10. Voyez la note 13 à la fin du volume.
  11. Voyez la note 14 à la fin du volume.
  12. Voyez la note 15 à la fin du volume
  13. C'est lui qui le dit dans ses mémoires.
  14. Voyez la note 16 à la fin du volume.
  15. Séance du 12 avril.
  16. Ce club, dit des Amis de la constitution, fut transféré à Paris en octobre 1789, et fut connu alors sous le nom de club des Jacobins, parce qu'il se réunissait dans une salle du couvent des JAcobins, rue Saint-Honoré.
  17. Formé le 12 mai.