Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre XXI/Chapitre 9

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CHAPITRE IX

LE 10 THERMIDOR (29 JUILLET). — ASSASSINAT DE ROBESPIERRE.


Merda blesse Robespierre. — On répand le bruit que Robespierre s’est blessé. Robespiorre exposé aux Tuileries.


L’assassin montait.

Il était deux heures et demie ou quelque peu davantage.

Le Conseil général siégeait devant les tribunes désertes. Il avait fait lui-même cette solitude.

Payan n’avait pas hésité de lire la mise hors la loi, et il avait ajouté, pour irriter et enflammer les assistants, que le décret atteignait tous ceux qui se trouvaient à la Commune. Les tribunes se vidèrent.

Dans cet extrême danger, les meneurs les plus hardis (Saint-Just et Payan peut-être) venaient de prendre un moyen désespéré ; c’était d’appeler aux armes pour délivrer la Convention opprimée. On eût réuni ainsi une masse crédule, et, dans cet imbroglio, une petite avant-garde déterminée de robes pierristes eût envahi l’Assemblée, frappé les deux Comités, frappé la coalition, et fait voter tout le reste. Au défaut de Robespierre, qui ne voulait rien signer, l’ordre était signé d’Henriot[1].

Il était trop tard. Avant que la ruse pût avoir quelque succès, le coup décisif fut frappé.

Quoique la foule se fût retirée de la Commune, les corridors cependant, les escaliers, restaient garnis des meilleurs hommes de Robespierre, de ses fidèles, de ceux qui étaient venus pour mourir avec lui. La plupart n’étaient pas armés ; fanatiques obstinés, ils se croyaient suffisamment couverts, défendus de l’idée qu’ils avaient au cœur, d’être les amis de Maximilien.

Merda, avec trois ou quatre gendarmes, se hasarda dans l’escalier. Les autres montaient lentement, criant : « Vive Robespierre ! » Lui, jeune et svelte, sans arme apparente qu’un sabre (il avait ses pistolets dans sa chemise), se fit jour plus aisément : « Qui es-tu ? — Ordonnance secrète. » — Avec ce mot il avançait. Il passa la salle du conseil, entra dans un corridor, mais plein d’hommes qui refusaient le passage, l’assommaient de coups ; il recevait et passait.

Dans son récit naïf et très croyable, une chose embarrasse seulement. Parmi cette confusion d’hommes, nullement bienveillants, et qui n’avaient garde de lui montrer le chemin, comment marcha-t-il si droit et sans s’égarer ? Quelqu’un plus habile, qui connaissait les lieux, l’homme de Tallien sans doute, d’en bas l’avait renseigné, le guidait et le poussait.

Il arriva juste à la porte du secrétariat, frappa plusieurs fois. Enfin on ouvrit. Il se trouva dans une pièce où il y avait une cinquantaine d’hommes fort agités, sauf un, Robespierre, qui était au fond, assis dans un fauteuil, le coude gauche sur les genoux et la tête appuyée sur la main gauche. « Je saute sur lui, dit Merda, et, lui présentant la pointe de mon sabre au cœur, je lui dis : « Rends-toi, traître ! » Il relève la tête et me dit : « C’est toi qui es un traître, et je vais te faire fusiller ! » À ces mots, je prends de la main gauche un de mes pistolets, et, faisant un à droite, je le tire. Je croyais le frapper à la poitrine, mais la balle le prend au menton et lui casse la mâchoire gauche inférieure ; il tombe de son fauteuil. En ce moment, il se fait un bruit terrible autour de moi, je crie : « Vive la République ! » Mes grenadiers m’entendent et me répondent ; alors la confusion est au comble parmi les conjurés, ils se dispersent de tous côtés et je reste maître du champ de bataille.

« Robespierre gisant à mes pieds, on vient me dire qu’Henriot se sauve par un escalier dérobé ; il me restait encore un pistolet armé, je cours après lui. J’atteins un fuyard dans cet escalier ; c’était Couthon que l’on sauvait. Le vent ayant éteint ma lumière, je le tire au hasard, je le manque, mais je blesse à la jambe celui qui le portait. Je redescends, j’envoie chercher Couthon, que l’on traîne par les pieds jusque dans la salle du conseil général, je fais chercher partout le malheureux que j’avais blessé, mais on l’avait enlevé sur-le-champ.

« Robespierre et Couthon sont étendus aux pieds de la tribune. Je fouille Robespierre, je lui prends son portefeuille et sa montre, que je remets à Léonard Bourdon, qui vient en ce moment me féliciter sur ma victoire et donner des ordres de police.

« Les grenadiers se jettent sur Robespierre et Couthon qu’ils croient morts et les traînent par les pieds jusqu’au quai Pelletier. Là ils veulent les jeter à l’eau ; mais je m’y oppose et je les remets à la garde d’une compagnie des Gravilliers. »

Robespierre remis justement aux hommes des Gravilliers ! Telle fut la vengeance de Roux et Chaumette, apôtres et martyrs des ouvriers de Paris, du tribun de la rue Aumaire, du prédicateur des Filles-Dieu !


La Révolution classique, ennemie du socialisme et de la rénovation religieuse, succombe ici en Robespierre.

Robespierre tomba en avant sur l’appel à l’insurrection qu’il n’avait pas voulu signer, tacha de son sang la pièce capitale qui lave sa mémoire devant la postérité.

Sans doute il s’évanouit. Il n’était pas mort, mais blessé. Tué ou blessé, dans une telle position, c’est presque même chose. L’idolâtrie était tuée ; il était convaincu d’être homme, de n’être pas vraiment dieu. Que serait-il arrivé pourtant si, le coup étant fait en plein jour, on eût vu qu’il vivait encore ? Sa situation matérielle n’était pas désespérée.

Son frère en jugea ainsi. Il montra une remarquable présence d’esprit. Le tumulte était extrême. Lebas se brûlait la cervelle ; Coffinhal, hors de lui-même, accusant Henriot de tout, le jetait par la fenêtre. Robespierre jeune ôta ses souliers, passa hors de la croisée, regarda froidement la place, marcha une ou deux minutes, tenant ses souliers à la main, sur le cordon de pierre qui règne autour du monument. L’aspect désolé de la Grève, les canons qui se tournaient contre la Commune, lui firent croire que c’en était fait. Alors il se précipita, se brisa presque sur les marches, sans pourtant pouvoir se tuer.

Le meurtrier, si jeune et peu endurci, n’était pas trop rassuré sur ce qu’il venait de faire. Il s’adressa aux gardes nationaux des Gravilliers, comme pour leur expliquer qu’il n’était pas un assassin : « Je n’aime pas le sang, dit-il ; j’aurais voulu verser celui des Autrichiens ; je ne le regrette point, puisque j’ai versé celui des traîtres. »

Dans leurs récits officiels, Fréron et Barras voudraient faire croire qu’ils étaient là, et que ce fut leur approche qui décida tout. Tout a fui devant ces foudres de guerre.

Ils n’arrivèrent qu’à l’aube, entre trois et quatre heures, au moment où l’on regardait si Robespierre et Couthon existaient encore. Fréron vit Couthon gisant au parapet du quai, entouré d’hommes féroces qui le maltraitaient. Ils n’en tiraient pas une plainte : « Jetons cette charogne à la Seine », dirent-ils. Alors pourtant une voix douce sortit de cette pauvre chose sans nom, inerte et sanglante : « Un instant, citoyens, je ne suis pas encore mort. »

Le jour vit cet affreux spectacle. On ramenait à la Convention le cadavre et les blessés. Derrière le corps de Lebas marchaient, au bout d’une corde, Dumas et Saint-Just, celui-ci noble, ferme et calme.

Les vainqueurs n’étaient pas d’accord sur la manière dont ils devaient présenter l’affaire. Plusieurs avaient eux-mêmes horreur de ce qui s’était fait. Léonard Bourdon présenta Merda à la Convention « comme ayant tué deux des conspirateurs ». Chose tout à fait inexacte. Et il ne dit pas les noms. Le gendarme reçut, ce premier jour, de grandes promesses. Mais quand il alla au Comité, Collot et Billaud le reçurent très mal. « Ils t’en veulent beaucoup », dit Carnot.

La chose les blessait en deux sens. D’abord elle constatait que le nœud s’était tranché sans eux et par un coup fortuit. Ou, s’ils revendiquaient le coup, s’ils en faisaient honneur à leur prévoyance, ils s’assuraient la haine mortelle des robespierristes , dont l’appui ne pouvait tarder à leur être si nécessaire. Ce n’était pas trop de l’union étroite de toutes les fractions républicaines contre la réaction à laquelle un tel événement ouvrait la carrière illimitée.

Ils convinrent de dire, et Barère dit : « Que Robespierre s’était tiré lui-même. » Suicide et non assassinat. Un chirurgien eut la complaisance de parler en ce sens, et on le fit appuyer par un portier de l’Hôtel de Ville.

Du reste, pour empêcher tout mouvement populaire, on alimenta avec soin la calomnie répandue dans la nuit : que Robespierre voulait faire roi le petit Capet.

Chose horrible ! au dire de Barère, on avait découvert chez lui un cachet à fleur de lys. On lui trouva dans les poches des pistolets royalistes marqués de trois fleurs de lys. Notez que ces pistolets dont il s’était tiré n’étaient pas déchargés encore. Le malheureux, exposé plusieurs heures aux outrages, dans une salle des Tuileries, couché sur une grande table, n’avait pour étancher le sang qui lui coulait de la bouche que cet étui fleurdelisé, industrieusement placé dans sa main comme pièce d’accusation.

« Robespierre a été apporté sur une planche au Comité de salut public, le 10 thermidor, par quelques canonniers et des citoyens armés. Il a été déposé sur la table de la salle d’audience qui précède le lieu des séances du Comité. Une boîte de sapin, qui contenait quelques échantillons de pain de munition, envoyés de l’armée du Nord, fut posée sous sa tête et lui servit en quelque façon d’oreiller. Il resta pendant près d’une heure dans un état d’immobilité qui faisait croire qu’il allait cesser d’être. Enfin, au bout d’une heure, il commença à ouvrir les yeux ; le sang coulait avec abondance de la blessure qu’il avait à la mâchoire inférieure gauche : cette mâchoire était brisée et sa joue percée d’un coup de feu ; sa chemise était ensanglantée. Il était sans chapeau et sans cravate ; il avait un habit bleu-ciel, une culotte de nankin, des bas de coton blanc.

« On s’aperçut qu’il tenait dans ses mains un petit sac de peau blanche, sur lequel était écrit : Au Grand-Monarque. Lecourt, fourbisseur du roi et de ses troupes, rue Saint-Honoré, près celle des Poulies, à Paris. Il se servait de ce sac pour retirer le sang caillé qui sortait de sa bouche. Les citoyens qui l’entouraient observaient tous ses mouvements ; quelques-uns d’entre eux lui donnèrent même du papier blanc (faute de linge), qu’il employait au même usage, en se servant de la main droite seulement et en s’appuyant sur le coude gauche. Robespierre, à deux ou trois reprises différentes, fut vivement maltraité de paroles par quelques citoyens, mais particulièrement par un canonnier de son pays, qui lui reprocha militairement sa perfidie et sa scélératesse. Vers six heures du matin, un chirurgien, qui se trouva dans la cour du Palais National, fut appelé pour le panser. Il lui mit par précaution une clé dans la bouche ; il trouva qu’il avait la mâchoire gauche fracassée ; il lui tira deux ou trois dents, lui banda sa blessure et fit placer à côté de lui une cuvette remplie d’eau.

« Au moment où l’on y pensait le moins, il se mit sur son séant, releva ses bas, se glissa subitement en bas de la table et courut se placer dans un fauteuil. À peine assis, il demanda de l’eau et du linge blanc. Pendant tout le temps qu’il resta couché sur la table, lorsqu’il eut repris connaissance, il regarda fixement tous ceux qui l’environnaient, et principalement les employés du Comité de salut public qu’il reconnaissait ; il levait souvent les yeux au plafond ; mais, à quelques mouvements convulsifs près, on remarqua constamment en lui une grande impassibilité, même dans les instants du pansement de sa blessure, qui dut lui occasionner des douleurs très aiguës. Son teint, habituellement bilieux, avait la lividité de la mort. »

Ajoutons ici un détail de quelque intérêt. Un employé hébertiste, et des bureaux de Carnot, voyant le blessé si souffrant, mais en pleine connaissance, s’aperçut que, par moments, il se baissait avec effort et portait ses mains au jarret. Il approcha et lui détacha les boucles de jarretière de sa culotte, et abattit quelque peu ses bas sur ses mollets. Robespierre, à ce service, fît un effort pour parler et dit ces mots d’une voix douce : « Je vous remercie, Monsieur.[2] »

Ce retour inattendu au langage du vieux passé fut-il instinctif chez l’homme qui en avait gardé les formes ? ou bien crut-il la Révolution finie avec lui, la République en lui morte ? Les cinq grandes années, comme un rêve, disparurent-elles de son esprit, biffées, vaines, évanouies ? Par une prévision de mourant, on peut le croire encore, il eut comme un sens amer de la réaction qui venait, de l’éternel roc de Sisyphe que roule la France, et crut qu’à partir de ce jour, on ne pouvait dire : Citoyen.

  1. Ce fait nous est révélé par le procès-verbal de la section des Gardes-Françaises (Oratoire). Archives de la Préfecture de police.
  2. Cet employé, qui depuis a passé aux archives de la Guerre, a raconté ce fait a M. le général Petict, de qui je le tiens.