Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre XXI/Chapitre 10

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CHAPITRE X

SUITE DU 10 THERMIDOR. — EXÉCUTION DE ROBESPIERRE. LA RÉACTION ÉCLATE.


Joie aux prisons. — Robespierre à l’Hôtel-Dieu, à la Conciergerie. — Vraies et fausses fureurs de la réaction. — Mort de Robespierre et de Saint-Just. — Réaction qui suit leur mort.


Robespierre ne se trompait guère, si telle était sa pensée. Une réaction violente, immense, dès son point de départ, avait commencé à l’heure même.

Et d’abord dans les prisons.

Pendant que les faubourgs, mornes et troubles, flottaient indécis, des prisons s’élevaient des chants, des cris de délivrance. Au Luxembourg, au Plessis, à Saint-Lazare, à la Force, les prisonniers avaient craint toute la nuit d’être massacrés. Un d’eux disait à la Force : « À cette heure, nous avons cent ans… » Quand, vers six heures, éclata la nouvelle de l’arrestation de Robespierre, de sa blessure, de sa mort (les récits étaient confus), un cri furieux de joie éclata. Au Plessis surtout, prison qui alimentait directement la Conciergerie et la guillotine. Le fameux marquis de Saint-Huruge, l’homme du 6 octobre, qui y était détenu, proclama la nouvelle d’une voix de stentor, la cria par la fenêtre. Les toits du voisinage, qui dominaient les cours de la prison, se couvrirent d’hommes et de femmes qui saluèrent les prisonniers de vœux, de félicitations.

Le Plessis, éclairé tout à coup d’une telle aurore, parut comme transfiguré. Les hommes brisèrent leur clôture, passèrent dans le quartier des femmes. Tous s’embrassaient et pleuraient. Mais déjà on pouvait voir combien cette réaction de joie serait violente. Les prisonniers robespierristes que l’on amenait trouvèrent leur Terreur aux prisons.

Le premier jour on les maudit ; le second, on les outrageait. Les royalistes reprirent bientôt leur insolence duelliste, et dans le Midi suppléèrent bientôt le duel par l’assassinat.

La Conciergerie, mieux fermée, isolée des bruits du dehors, ne savait rien encore à neuf heures du matin. Le général Hoche s’y promenait dans un corridor assez tristement. Un guichet s’ouvre, un jeune homme de haute taille baisse la tête pour passer, il la relève… Hoche reconnaît Saint-Just… Cette apparition disait tout. Le héros se détourna, lui épargna une vue humiliante, un pénible souvenir, respecta le malheur de son illustre ennemi.

L’opinion de Paris s’était prononcée déjà avec une telle force que les Comités décidément vainqueurs firent faire à Robespierre l’inutile et dure promenade d’aller à l’Hôtel-Dieu, où étaient déjà les autres blessés, sous prétexte d’un nouveau pansement. On le montra ainsi par les rues, au milieu des témoignages de la joie publique, avant de l’envoyer à la Conciergerie.

Qu’il fût jugé par ses propres juges et jurés de Prairial, que leur président Dumas fût expédié le 10 de la main de Fouquier-Tinville avec qui il siégeait le 9, c’était chose monstrueuse qui choquait la pudeur, la morale publique. Fouquier, à neuf ou dix heures du matin, fît observer à la Convention que, pour exécuter son décret de mise hors la loi, il fallait reconnaître l’identité des personnes, ce qu’on ne pouvait faire qu’en présence de municipaux, mais eux-mêmes étaient hors la loi. Cette difficulté, ce retard exaspéra Thuriot. Il dit : « Ils doivent mourir sur l’heure ; il faut faire dresser l’échafaud… Purgeons le sol de ce monstre. » On renvoya le tribunal au Comité de sûreté, qui se moqua du scrupule et fît passer outre.

À trois heures, Fouquier et ses juges, ses solides jurés, non moins convaincus de la culpabilité de Robespierre qu’ils ne l’eussent été, s’il eût vaincu, de celle de ses ennemis, reconnurent l’identité des personnes et les envoyèrent à l’échafaud.

De cinq à six eut lieu, dans la lugubre et lente promenade des charrettes, par l’étroite rue Saint-Denis, par la rue de la Ferronnerie, par toute la rue Saint-Honoré, la hideuse exhibition.

Hideuse dans plusieurs sens. C’étaient des morts et des mourants, de misérables corps sanglants qu’on livrait aux joies de la foule. Pour les faire tenir debout, on avait attaché avec des cordes, aux barreaux des charrettes, leurs jambes, leurs bras, leurs troncs, leurs têtes branlantes. Les cahots du rude pavé de Paris devaient les briser à chaque pas.

Robespierre, la tête enveloppée d’un linge sale taché d’un sang noir, qui soutenait sa mâchoire détachée, dans cette horrible situation que nul vaincu n’eut jamais, portant l’effroyable poids de la malédiction d’un peuple, gardait sa raide attitude, son ferme maintien, son œil sec et fixe. Son intelligence était tout entière, planant sur sa situation et démêlant sans nul doute ce qu’il y avait de vrai et de faux dans les fureurs qui le poursuivaient.

Le flot de la réaction montait si vite et si fort que les Comités crurent devoir tripler les postes des prisons. Sur tout le passage des condamnés se précipitaient de prétendus parents des victimes de la Terreur, pour aboyer à Robespierre, jouer dans cette triste pompe le chœur de la Vengeance antique. Cette fausse tragédie autour de la vraie, ce concert de cris calculés, de fureurs préméditées, fut la première scène de la Terreur blanche.

L’horrible, c’étaient les fenêtres louées à tout prix. Des figures inconnues, qui depuis longtemps se cachaient, étaient sorties au soleil. Un monde de riches, de filles, paradait à ces balcons. À la faveur de cette réaction violente de sensibilité publique, leur fureur féroce osait se montrer. Les femmes surtout offraient un spectacle intolérable. Impudentes, demi-nues sous prétexte de juillet, la gorge chargée de fleurs, accoudées sur le velours, penchées à mi-corps sur la rue Saint-Honoré, avec les hommes derrière, elles criaient d’une voix aigre : « À mort ! à la guillotine ! » Elles reprirent ce jour-là hardiment les grandes toilettes, et le soir elles soupèrent. Personne ne se contraignait plus. De Sade sortit de prison le 10 thermidor.

Les gendarmes de l’échafaud, qui, la veille, dans le faubourg, sous les ordres d’Henriot, dispersaient à coups de sabre ceux qui criaient : « Grâce ! » aujourd’hui faisaient leur cour à la nouvelle puissance, et de la pointe du sabre sous le menton des condamnés, les montraient aux curieux : « Le voilà, ce fameux Couthon ! le voilà, ce Robespierre ! »

Rien ne leur fut épargné. Arrivés à l’Assomption, devant la maison Duplay, les acteurs donnèrent une scène. Des furies dansaient en rond. Un enfant était là à point, avec un seau de sang de bœuf ; d’un balai, il jeta des gouttes de sang contre la maison. Robespierre ferma les yeux. Le soir, ces mêmes bacchantes coururent à Sainte-Pélagie, où était la mère Duplay, criant qu’elles étaient les veuves des victimes de Robespierre. Elles se firent ouvrir les portes par les geôliers effrayés, étranglèrent la vieille femme et la pendirent à la tringle de ses rideaux,

Robespierre avait bu du fiel tout ce que contient le monde. Il toucha enfin le port, la place de la Révolution. Il monta d’un pas ferme les degrés de l’échafaud. Tous, de même, se montrèrent calmes, forts de leur intention, de leur ardent patriotisme et de leur sincérité. Saint-Just, dès longtemps, avait embrassé la mort et l’avenir. Il mourut digne, grave et simple. La France ne se consolera jamais d’une telle espérance ; celui-ci était grand d’une grandeur qui lui était propre, ne devait rien à la fortune et seul il eût été assez fort pour faire trembler l’épée devant la loi.

Faut-il dire une chose infâme ? Un valet de la guillotine (était-ce le même qui souffleta Charlotte Corday ?) voyant dans la place cette fureur, cet emportement de vengeance contre Robespierre, lâche et misérable flatteur de la foule, arracha brutalement le bandeau qui soutenait sa pauvre mâchoire brisée… Il poussa un rugissement… On le vit un moment pâle, hideux, la bouche ouverte toute grande et ses dents brisées qui tombaient… Puis il y eut un coup sourd… Ce grand homme n’était plus.

Vingt et un suppliciés, c’était peu pour la foule. Elle avait soif, il lui fallait du sang. Le lendemain, on la régala de tout le sang de la Commune ; soixante-dix têtes en une fois ! Et pour dessert du banquet, douze têtes le troisième jour.

Notons que, de ces cent personnes, il y en avait la moitié parfaitement étrangères à Robespierre et qui n’avaient jamais figuré que de nom à la Commune.

Respirons, détournons les yeux. « À chaque jour suffit sa peine. » Nous n’avons pas ici à raconter ce qui suivit, l’aveugle réaction qui emporta l’Assemblée et dont elle ne se releva qu’à peine en Vendémiaire. L’horreur et le ridicule y luttent à force égale. La sottise des Lecointre, l’inepte fureur des Fréron, la perfidie mercenaire des Tallien, encourageant les plus lâches, une exécrable comédie commença, d’assassinats lucratifs au nom de l’humanité, la vengeance des hommes sensibles massacrant les patriotes et continuant leur œuvre, l’achat des biens nationaux. La bande noire pleurait à chaudes larmes les parents qu’elle n’eut jamais, égorgeait ses concurrents et surprenait des décrets pour acheter à huis clos.

Paris redevint très gai. Il y eut famine, il est vrai, mais le Perron rayonnait, le Palais-Royal était plein, les spectacles combles. Puis ouvrirent ces bals des victimes, où la luxure impudente roulait dans l’orgie son faux deuil.

Par cette voie nous allâmes au grand tombeau où la France a enclos cinq millions d’hommes.

Peu de jours après Thermidor, un homme qui vit encore et qui avait alors dix ans fut mené par ses parents au théâtre, et à la sortie admira la longue file de voitures brillantes qui, pour la première fois, frappaient ses yeux. Des gens en veste, chapeau bas, disaient aux spectateurs sortants : « Faut-il une voiture, mon maître ? » L’enfant ne comprit pas trop ces termes nouveaux. Il se les fit expliquer, et on lui dit seulement qu’il y avait eu un grand

changement par la mort de Robespierre.

CONCLUSION

La conclusion de ce livre est elle-même un livre. Le resserrer ici en quelques pages serait le rendre obscur, stérile. Il sera publié à part, dans une forme libre qui permettra, à travers le passé, d’anticiper l’avenir.


En faisant ici mon adieu au grand travail qui m’a tenu compagnie si fidèle dix années de ma vie, je dois lui dire, je dois dire au public ce que j ’en pense moi-même, en l’envisageant froidement. Toute Histoire de la Révolution jusqu’ici était essentiellement monarchique. (Telle pour Louis XVI, telle pour Robespierre.) Celle-ci est la première républicaine, celle qui a brisé les idoles et les dieux. De la première page à la dernière elle n’a eu qu’un héros : le peuple.

Cette justice profonde et générale qui a ici son premier avènement, n’a-t-elle pas entraîné avec soi plusieurs injustices partielles ? Cela se peut. L’auteur, dans sa trop minutieuse anatomie des personnes et des caractères, n’a-t-il pas souvent trop réduit la grandeur des hommes héroïques qui, en 1793 et 1794, soutinrent de leur indomptable personnalité la Révolution défaillante ? Il le craint, c’est son doute, son regret, dirai-je son remords ? Il reviendra sur ce sujet et, dans une appréciation plus générale des événements, donnera à ces grands hommes tout ce qui leur est dû.

Egregias animas qui sanguine nobis Hanc Patriam peperere suo.

Grands cœurs ! qui, de leur sang, nous ont fait la Patrie !