Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre XXI/Chapitre 6

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Les accusateurs étaient trop émus, trop furieux pour être habiles. Billaud vomit pêle-mêle, parmi beaucoup de choses évidemment vraies, d’autres trop invraisemblables. Il dit que Robespierre, qui se disait opprimé, n’avait quitté le Comité qu’à cause de la résistance qu’y trouvait sa loi de prairial, qu’il avait organisé un infâme espionnage des représentants du peuple, que la veille aux Jacobins son Dumas avait fait chasser ceux qu’on voulait immoler. Tout cela était constant. Mais on haussa les épaules quand il dit que Robespierre favorisait les voleurs, persécutait les comités révolutionnaires, qu’il forçait le gouvernement de placer des nobles, etc. On ne vit dans Tallien qu’un comédien impudent lorsque, tirant un poignard, dans une pose mélodramatique, contre le nouveau Cromwell, le nouveau Catilina : il dit (lui Tallien) que le tyran voulait régner avec des hommes crapuleux et perdus de débauche.

Plus absurde fut Billaud quand il dit maladroitement qu’Henriot était complice d’Hébert, et que c’était lui Billaud qui avait accusé Danton, que Robespierre, au contraire, l’avait défendu… Il oubliait qu’alors même les Montagnards étaient presque tous hébertistes et dantonistes. Il blanchissait justement l’accusé qu’il voulait noircir.

Ce mot fut une avalanche de glace qui tomba sur la Montagne. Beaucoup, qui auraient parlé, s’abstinrent dès lors et parurent neutres. Merlin (de Thionville), Dubois-Crancé, Lecointre et bien d’autres, mortels ennemis de Robespierre, ne prononcèrent pas un mot contre lui. Loin de là, Lecointre disait qu’on devait l’écouter, qu’on ne pouvait empêcher sa défense.

Billaud et Tallien, Tallien et Billaud, se succédaient à la tribune, personne autre n’y montait.

Robespierre voulant répondre, la grande masse d’un même cri étouffait toujours sa parole : « À bas le tyran ! » Les coalisés étaient convenus de le faire périr ainsi. La mort sans phrases (le mot qu’on attribue à Sieyès) pouvait seule rallier une masse si hétérogène, si intéressée à cacher la diversité des mobiles qui la poussaient contre lui.

L’arrestation de Dumas, celle d’Henriot et de ses lieutenants, c’est tout ce qu’on osa d’abord. Cela laissait encore une belle porte ouverte pour Robespierre. On pouvait rejeter tout sur l’odieux président du tribunal révolutionnaire, sur l’ignoble chef de la force armée. Henriot seul aurait tout fait, seul appelé aux armes la garde nationale ; cette convocation furtive sans le rappel du tambour n’était-elle pas une erreur commise par Henriot dans un moment peu lucide ?

Barère que toute l’Assemblée appelait à la tribune, s’efforça de contenir l’affaire dans ces étroites limites. Il n’attaqua absolument que l’autorité militaire, de sorte qu’Henriot sacrifié, le généralat supprimé, le commandement partagé entre les chefs de légion, tout était fini.

Il voulut même sauver le maire, la Commune robespierriste, qui pourtant avait autorisé l’acte d’Henriot. Il vanta leur fidélité.

Toute sa crainte, on le voyait, était qu’en frappant Robespierre, les maladroits, les furieux, les Fréron n’abolissent les deux Comités. Il insista sur la nécessité de ne pas toucher « à ce sanctuaire du gouvernement », à cette unique garantie d’une action centrale et forte ; du reste, rejetant tout le mal, à l’ordinaire, sur les trames de l’étranger, sur les royalistes, les aristocrates.

Ce rapport sauvait Robespierre. Il le délivrait d’Henriot, de l’ivrogne et du bravache qui entravait son parti. Il lui laissait sa Commune où était sa grande force, et l’appel légal aux armes. Il divisait le commandement, au lieu de faire un général dévoué à l’Assemblée.

La séance languissait, l’affaire avortait. Un bavardage de vieillard que fit Vadier à la tribune sur la Mère de Dieu fit rire ; chose bien maladroite et qui pouvait finir tout. Qui rit est presque désarmé. Robespierre, à la tribune, les bras croisés sur la poitrine, endurait cette risée, s’efforçait de sourire lui-même, de simuler le mépris. Plusieurs l’auraient tenu quitte pour ce supplice de la vanité. Mais ceux qui étaient en péril, qui mouraient s’il eût vécu, arrêtèrent le vieux Vadier. « Ramenons, dit Tallien, la discussion à son vrai point… » — Robespierre : « Je saurai bien l’y ramener. » — Cris et violents murmures. Le président, Collot d’Herbois, donne la parole à Tallien.

Celui-ci, allant très droit, surtout voulant réparer la maladresse de Fréron, rallier les Comités, reprocha à Robespierre d’avoir calomnié ces Comités héroïques « qui avaient sauvé la patrie ».

Robespierre frémit du péril, voyant se reformer la ligue, il nia, cria, s’agita… Ses regards désespérés firent un suprême appel à la Montagne… Un groupe de Montagnards, nous l’avons remarqué, étaient restés immobiles. Quelques-uns, par chevalerie, comme Merlin, et parce que Robespierre était leur ennemi personnel, quelques autres, de la nuance de Romme, Soubrany, Maure, Baudot, J.-B. Lacoste, la Montagne indépendante, parce qu’ils n’eussent sauvé Robespierre qu’en lui donnant la dictature. Ils ne pouvaient accabler ce grand citoyen poursuivi par de tels hommes ; d’autre part, comment l’appuyer, quand une fatalité terrible le poussait dans la tyrannie ?

Le cœur percé, plus qu’il ne le fut du poignard de prairial, ils s’enveloppèrent du devoir, se détachèrent des personnes, détournèrent leurs visages sombres du coupable, de l’infortuné si cher et si dangereux à la liberté publique[1]. Car la crise durait encore… Une main lui eût été tendue du sein de la Montagne que la Plaine en eût pâli, que la droite eût reculé ; la déroute se fût mise parmi ses lâches ennemis.

Robespierre, sous ce jugement terrible, hélas ! mérité, se retourna en fureur vers la droite : « Vous, hommes purs ! c’est à vous que je m’adresse, et non aux brigands !… » Il leur redemandait la vie, qu’ils lui devaient, qu’il leur avait sauvée… Il n’en tira rien qu’outrage, des cris, des risées, la mort.

Alors, hors de lui et montrant le poing au président Collot d’Herbois : « Pour la dernière fois, président d’assassins, je te demande la parole !… »

Qui lui répondit ? La voix de Danton, je veux dire de Thuriot, qui avait pris le fauteuil à la place de Collot d’Herbois.

On se souvient que Thuriot, depuis le procès de Danton, devenu tout à coup muet, « malade de la poitrine », avait paru aussi mort que les morts du 5 avril. Il recouvra en ce jour une voix terrible et tonnante, comme celle du Jugement dernier, et de ses poumons d’airain, du timbre, furieusement agité, d’une impitoyable sonnette, il exécuta Robespierre.

Il n’avait rien à espérer, étant tombé aux mains implacables des dantonistes.

« Le sang de Danton l’étouffé ! » dit Garnier (de l’Aube).

C’était un cri du sépulcre. Robespierre n’en fut pas atteint. Il se redressa, comme le serpent sur lequel on marche, et darda ce mot : « Ah ! vous voulez venger Danton !… » Risée amère de la lâcheté de ceux qui le lui livrèrent…

Du fond même de la Montagne deux voix qu’on n’avait entendues jamais :

« L’arrestation ! »

« L’accusation ! »

On se demandait les noms. C’étaient Louchet et Loiseau, gens obscurs, fermes jacobins, nullement thermidoriens et qui se montrèrent immuables contre la réaction.

Ils firent plus d’impression que les discours de Tallien. L’Assemblée tout entière appuie.

Robespierre jeune et Lebas veulent être arrêtés aussi. Accordé.

Robespierre crut voir ici une lueur. Il connaissait le cœur des foules. Il essaya de parler pour son frère. S’il eût attendri l’Assemblée, il était sauvé lui-même.

Mais un violent journaliste, supprimé par Robespierre, Charles Duval, s’écria : « Président, est-ce qu’un homme [sera le maître de la Convention ? »

Fréron : « Ah ! qu’un tyran est dur à abattre ! »

Billaud reprenait ici un bavardage très vague, au travers duquel peut-être Robespierre eût trouvé jour. Mais une masse de voix crièrent : « L’arrestation ! l’arrestation ! »

Thuriot la met aux voix. Décrétée à l’unanimité.

L’Assemblée tout entière se lève : « Vive la liberté ! vive la République ! »

« La République, dit Robespierre, elle est perdue ! Les brigands triomphent. »

Lebas : « Je ne partagerai pas l’opprobre de ce décret, je veux être arrêté aussi. »

« Oui, dit Fréron, Lebas, Couthon et Saint-Just. Couthon voulait, de nos cadavres, se faire des degrés pour monter au trône… »

« Moi, monter au trône ! » dit le cul-de-jatte en montrant ses jambes impotentes.

Cependant des deux côtés partaient des voix meurtrières.

De la droite, le royaliste Clausel : « Qu’on exécute le décret d’arrestation ! »

Le président : « Je l’ai ordonné ; les huissiers se sont présentés… Mais on refuse d’obéir. »

De la gauche, le jacobin Louchet : « À la barre les accusés ! Point de privilège ! Quand des membres furent arrêtés, ils descendirent à la barre ! »

Ils descendent en effet. Applaudissements frénétiques. L’Assemblée se croit libre enfin. Elle a vu passer son tyran au niveau de l’égalité.

Elle se leva bientôt, dans cette joie enfantine, sans rien faire pour son salut, sans se douter que la tyrannie restait tout entière, et elle s’ajourna au soir.

Il était trois ou quatre heures. Robespierre avait été conduit aux Comités, comme pour être interrogé… On a vu combien Barère l’avait encore ménagé. Sauf Billaud, Collot, Élie Lacoste, nul membre des Comités n’avait parlé contre lui. Qu’avait-il à craindre ? De passer, comme Marat, au tribunal révolutionnaire ? Là son immense ascendant moral, l’intérêt, le zèle d’une armée de fonctionnaires créés et placés par lui, les foudroyantes adresses des sociétés populaires arrivant de toute la France, lui ménageaient un triomphe tout autre que celui de Marat, bien près de l’apothéose. Sa personnalité multiple, qui remplissait toute chose, le rendait nécessaire et fatal, quoi qu’il arrivât. Il était devenu comme l’air dont la République vivait. Dans l’étouffement d’asphyxie qu’entraînerait son absence, la France allait venir à genoux dans cette prison lui demander de sortir. A lui d’exiger des juges, d’imposer à ses ennemis la nécessité du procès.

Cependant le bruit étonnant de l’arrestation de Robespierre se répandant dans Paris, le mot fut celui-ci : « Alors l’échafaud est brisé ! »

Tellement il avait réussi, dans tout cet affreux messidor, à identifier son nom avec celui de la Terreur.

Ce jour même, un incident pathétique avait bouleversé les cœurs.

Une accusée, s’asseyant sur les gradins où son jeune fils avait été condamné la veille, tomba en épilepsie. La foule cria violemment qu’on ne pouvait la juger.

Le peuple espérait que, ce jour, il n’y aurait pas d’exécution. Telle était l’opinion du bourreau lui-même ; il croyait chômer. Donc lorsque, selon l’ordinaire, le tribunal révolutionnaire eut préparé une fournée, lorsque les lourdes charrettes vinrent à l’heure marquée rouler dans la cour du Palais de justice, l’exécuteur demanda à Fouquier-Tinville « s’il n’avait point d’ordre à donner ? »

Fouquier se garda de comprendre cette demande d’un sens si clair et dit : « Exécute la loi. »

On vit donc sortir encore de la noire arcade de la Conciergerie quarante-cinq condamnés, et le lugubre cortège traversa encore une fois les quais, la rue, le faubourg Saint-Antoine. Nulle chose ne fut plus douloureuse ; la douleur nullement cachée. Plusieurs levaient les mains au ciel ; beaucoup criaient grâce. Quelques-uns enfin, plus hardis, sautent à la bride des chevaux et se mettent à vouloir faire rétrograder les charrettes. Mais Henriot, averti, arriva au grand galop et dispersa la foule à coups de sabre, assurant cette dernière malédiction à son parti et faisant dire dans le peuple : « La nouvelle est fausse sans doute. Nous ne sommes pas encore quittes du régime de Robespierre. »

Le tribunal révolutionnaire n’en était pas moins tué. Que Robespierre fût vainqueur ou vaincu, il finissait également. Le président Dumas en jugeait ainsi dès le 8 thermidor. Il croyait que les deux partis se rapprocheraient peut-être, en sacrifiant deux têtes, la sienne et celle d’Henriot. Dès lors il était prêt à fuir : il voulait faire partir pour la

Suisse sa femme et sa famille.

CHAPITRE VI

ÉLECTIONS DE 1789


Robespierre veut rester prisonnier. — Il ne peut entraîner ni les tribunaux ni la section de la Cité. — Le Comité ne veut rien faire. — Robespierre délivré malgré lui. — Le gendarme Merda. — Les jacobins soutiennent mollement Robespierre.


La Commune, avertie de minute en minute des moindres incidents de la séance, avant même qu’elle finît, était en insurrection.

Se fiant peu à la garde nationale qu’elle avait appelée et qui arrivait lentement, dès deux heures de l’après-midi, elle fît venir du Luxembourg la gendarmerie à la Grève. On lui distribua des cartouches et on lui dit qu’il s’agissait de réprimer une révolte des prisonniers de la Force.

Au moment où la nouvelle de l’arrestation de Robespierre parvint à la Grève, Henriot, à la tête de cette gendarmerie, suivit les quais au grand galop, renversant, foulant les passants. Un jeune homme qui avait sa femme au bras la quitta, criant à la foule : « Arrêtez-le ! arrêtez-le ! » et faillit être sabré. Dans la rue Saint-Honoré, la cavalerie fut retardée par un travail de paveurs. Henri ot les harangua, leur parla de Robespierre, mais ne put les entraîner. Ils crièrent : « Vive la République ! » et se remirent à l’ouvrage.

À la porte des Tuileries, la garde croisait la baïonnette sur lui et ses hommes, lorsqu’un gros huissier de la Convention se jeta entre eux : « Gendarmes, cet homme-là n’est plus votre général… Voyez le décret ! » Les gendarmes reculèrent.

Henriot, qui venait d’arrêter Merlin (de Thionville) dans la rue Saint-Honoré, se trouva arrêté lui-même. Deux dantonistes, Robin et Courtois, qui dînaient chez un restaurateur, le virent flottant sur son cheval, suivi de sa troupe déjà ébranlée. Ils crièrent de la fenêtre qu’on l’arrêtât. Ce que firent les gendarmes, et ils le menèrent au Comité de sûreté, d’où Robespierre sortait à peine pour aller au Luxembourg.

Il y était arrivé, escorté plutôt que gardé. Là les administrateurs de police, Faro, Wiltcheritz, qui gouvernaient la prison (deux robespierristes dévoués), lui dirent qu’ils avaient reçu de la Commune défense de le recevoir, qu’on l’attendait à la Commune. Une foule de ses partisans qui remplissaient la rue de Tournon criaient de toutes leurs forces : « À la Commune ! à la Commune ! »

Il était six heures du soir, et l’insurrection était complètement déclarée. La Commune avait fait arrêter les messagers de la Convention. Elle ne reconnaissait plus le Comité de salut public et s’était créé à elle-même un comité d’insurrection (Payan, Coffinhal, Arthur, etc.). Elle battait partout le rappel, et déjà elle avait sur la Grève vingt pièces de canon en batterie.

Robespierre, qui trouvait ces mesures étrangement précipitées, fut d’autant plus éloigné d’aller à l’Hôtel de Ville. Il dit qu’il était prisonnier, arrêté par un décret, et que tel il voulait rester. Il ordonna à ses gardiens de le mener du Luxembourg à l’administration de police municipale, dont les bureaux occupaient, avec ceux de la mairie, l’hôtel de la Préfecture de police actuelle, quai des Orfèvres.

Ses amis et ses ennemis ont blâmé ici son hésitation. Nous croyons que cette démarche était la sagesse même. Il connaissait infiniment mieux que les siens l’état moral de Paris et le cœur du peuple.

Robespierre captif, Robespierre victime, Robespierre martyr des méchants, des voleurs, des traîtres qu’il avait osé accuser, c’était un texte admirable, du plus grand effet, qui pouvait lui donner Paris. Et Robespierre général, chef d’émeute, tirant le canon contre l’Assemblée nationale, était coupable et ridicule.

Si même il fallait en venir à l’insurrection, la position qu’il prenait n’était pas sans avantage. On sait que cet hôtel du quai des Orfèvres communique par derrière avec le Palais de Justice et la Conciergerie. Le tout forme en réalité, dans toute la largeur de l’île, une grande et énorme forteresse, que commandent les tribunaux, avec tous leurs employés, leurs geôliers, leur garde nombreuse. Le véritable maître du lieu qui y résidait et donnait les ordres était l’accusateur public du tribunal révolutionnaire. Si Fouquier-Tinville, sans sortir de chez lui, eût, de son Palais de justice, visité le prisonnier, celui-ci devenait bien fort. La calomnie du prétendu royalisme de Robespierre qu’on fît courir dans Paris, eût-elle pu prendre racine ? L’opinion du tribunal révolutionnaire eût d’avance couvert l’accusé. Les exagérés, qui, comme on verra, furent très actifs contre lui, n’auraient pas osé être plus difficiles en patriotisme que Fouquier-Tinville.

On sentait si bien la nécessité d’avoir celui-ci pour soi que, le même jour, 9 thermidor, Coffinhal avait voulu dîner avec Fouquier chez un ami commun derrière Notre-Dame (au Pont-Rouge, île Saint-Louis). Fouquier rentra au Palais à six heures du soir, presque au même moment où Robespierre entrait par l’autre quai à la Police qui y touche. Celui-ci y resta jusqu’à neuf, mais ni Fouquier ni Dobsent, président du tribunal criminel, ne firent le moindre pas vers lui.

Robespierre, à la Police, n’était pas même gardé. Il s’adressa à la section, celle de la Cité, section fort importante par sa position centrale, par le Palais, par Notre-Dame, par la facilité qu’elle a de disposer du bourdon, la grosse cloche qui peut sonner le tocsin pour Paris, et qui le sonna effectivement au 31 mai. La Cité était encore fortement influencée par les hommes du 31 mai, Dobsent, l’ancien président du club de l’Évêché, et d’autre part par un agitateur de bas étage, Vaneck, ami de Dobsent. L’un devenu modéré en haine des lois de Prairial, l’autre devenu exagéré, sans doute par les persécutions dont le parti robespierriste accabla les exagérés ; ils étaient d’accord en un point, la haine de Robespierre.

Celui-ci ayant demandé cinquante hommes, la section les envoya. Mais quand les municipaux qui entouraient Robespierre expliquèrent qu’il s’agissait « de le prendre sous leur sauvegarde », le commandant répondit froidement qu’il ne le pouvait, Robespierre étant décrété d’arrestation. Ils lui dirent qu’il était un poltron, un aristocrate, lui dirent que lui-même était prisonnier et le retinrent en effet[2].

D’autre part, tous leurs efforts pour emmener Robespierre étaient impuissants. Il ne voulait bouger, croyant, non sans apparence, que les Comités n’agiraient pas plus que lui.

Leur police n’étant pas à eux, que pouvaient-ils faire ? Le chef Héron était à Robespierre, le Comité de sûreté ne disposait que d’un petit chef de brigade, agent inférieur, nommé d’Ossonville, lequel s’était attaché un homme d’exécution, un Dulac, ami de Tallien.

On ne leur donna nul ordre, nulle instruction précise ; les circonstances, infiniment variables, devaient seules les diriger.

La seule chose qu’indiquait la situation, c’était sans doute, si l’on pouvait, de tuer moralement Robespierre, en faisant courir le bruit qu’il avait été arrêté pour un complot royaliste[3] ; c’est ce que prêcha d’Ossonville dans les sections. Pour Dulac, on peut soupçonner sans risquer de faire trop de tort à ces honnêtes gens, que toutes ses instructions furent le poignard de Tallien.

La Convention, rentrée en séance à sept heures du soir, avait appris l’arrestation d’Henriot, mais elle était loin de soupçonner l’inaction des Comités. On avait mené le captif au Comité de sûreté ; un seul membre s’y trouvait, Amar, et il s’esquiva. Il fallut mener Henriot au Comité de salut public. Barère, Billaud, d’autres y étaient. « Mais, dit Billaud à celui qui l’amenait, que veux-tu que nous en fassions ?… — Il nous égorgera ce soir… — Que faire enfin ? dit Barère ; nommer une commission militaire qui juge prévôtalement ?… — Ce serait un peu vigoureux, dit Billaud. — Ramenez-le, dit Barère, au Comité de sûreté ; nous allons nous en occuper. »

Le Comité ne voulait pas pousser vivement les choses. Il connaissait Robespierre ; il croyait qu’il voudrait toujours une solution légale, le jugement, le triomphe de Marat. Cela donnait du temps ; on pouvait travailler l’opinion, l’avidité avec laquelle le public avait accueilli l’affaire Saint-Amaranthe et celle de la Mère de Dieu montrait combien l’homme était mûr, combien facile à attaquer, combien prêt à recevoir le coup de la calomnie.

Tout se fut passé ainsi, si Robespierre eût été maître de son parti. Il ne l’était pas.

Un peu avant dix heures du soir, le Comité écoutant tristement le tocsin de la Commune, les portes étant tout ouvertes, quelqu’un entra précipitamment, un gendarme : « Robespierre est délivré ! » Vers neuf heures effectivement, la Commune désespérant de le faire venir à elle, Coffinhal, l’hercule auvergnat, se chargea de l’apporter. Enveloppant Robespierre de sa voix assourdissante, de ses bras irrésistibles, de sa brutale amitié, il l’enleva de la mairie, l’entraîna à l’Hôtel de Ville, à l’insurrection, le fit insurgé malgré lui. Ce fut cette main coupable qui, dans la falsification du procès d’Hébert, prépara la mort de Danton, qui, dans celui de Danton mutila ses dernières paroles, ce fut, dis-je, cette même main, par une fatalité de crimes, qui enleva Robespierre de l’asile de la Loi où il s’efforçait de rester et le posa dans la Mort.

L’infortuné, sur la route, disait à cette bande étourdie et violente : « Vous me perdez ! Vous vous perdez ! Vous perdez la République ! » Eux, ils ne voulaient rien comprendre. Ils répétaient leur mot ordinaire, que Maximilien était un homme de scrupule vraiment excessif, d’une moralité désolante ; qu’il fallait bien que ses amis l’obligeassent d’être homme d’État.

Le Comité de salut public, atterré de la nouvelle, pensa que la Commune, maîtresse de Robespierre, lui ferait vouloir ce qu’elle voudrait, que tout était remis aux armes. On se repentit un peu tard d’avoir divisé, annulé le commandement militaire. Il fallait maintenant demander un général à la Convention. Carnot regardait le gendarme qui apportait la nouvelle. Il était extrêmement jeune (dix-neuf ans), une blonde figure innocente, résolue pourtant, un soldat et rien de plus. Ce jeune homme, nommé Merda, enfant de Paris, fils d’un marchand, était entré à dix-sept ans dans la garde constitutionnelle du roi. Comment un enfant de cet âge fut-il admis dans ce corps d’élite, recruté soigneusement parmi d’anciens militaires, des maîtres d’armes, des lames renommées de Paris ? Sans doute pour sa dextérité peu commune dans les armes . Passé en 1792 dans la gendarmerie des hommes du 14 juillet, il y était fort vexé soit à l’occasion de son nom bizarre, soit comme garde constitutionnel. Son sobriquet était Veto. Ces disputes continuelles, qui, dans le corps, obligent tous les jours de tirer Pépée, durent faire du jeune homme naturellement pacifique un homme d’exécution, une main vive et prompte à frapper. Du reste, pour achever son histoire, il n’était point ambitieux, ne fit point sa cour au pouvoir, avança très lentement, et périt, simple colonel, à la bataille de la Moskowa.

Merda dit au Comité que c’était lui qui, de sa main, tout à l’heure, avait arrêté, lié Henriot, que, si l’on voulait, il allait ramasser quelques hommes, marcher sur la Commune. Et, plein de zèle, il courut au Comité de sûreté pour trouver ses camarades. Là, il fut en grand danger. Coffinhal, avec une masse de canonniers des faubourgs, avait forcé le Comité et délivré Henriot. Ce n’étaient que cris, embrassades du délivré et des libérateurs. Henriot reconnut Merda, qui se sauva à grand’peine au Comité de salut public : « Henriot est délivré… — Quoi, tu ne lui as pas brûlé la cervelle ? dit Barère ; on devrait te fusiller ! » Merda se le tint pour dit.

L’anxiété était extrême dans la Convention. Elle n’avait aucune défense qui empêchât Coffinhal, Henriot, malgré leur petit nombre, de pénétrer dans la salle ! Collot d’Herbois prit bravement le fauteuil et dit d’une voix sépulcrale : « Citoyens, voici le moment de mourir à votre poste… Le Comité de sûreté est envahi. »

« Courons-y », disent les tribunes. Sous ce prétexte, tous les assistants s’enfuirent si précipitamment que la salle se remplit d’un gros nuage de poussière.

La Convention resta seule, calme et digne, s’arrangeant pour mourir avec gravité. L’obstacle c’était Lecointre, grotesque en ce moment même, qui, de ses poches inépuisables où il avait un arsenal, distribuait à ses collègues des cartouches et des pistolets.

La peur fait souvent des miracles. Ce fut précisément Amar, le plus craintif des membres des Comités, qui sortit au Carrousel ; Amar, qui s’était sauvé devant Henriot enchaîné, pour ne pas le prendre en garde, alla au-devant d’Henriot délivré et sur la place, à la tête de ses canonniers. On savait au reste que ceux-ci étaient extrêmement indécis. Il n’y avait qu’une compagnie bien décidée pour la Commune. Mais les autres n’étaient guère ardents pour la Convention. La grande majorité ne suivit ni Henriot ni Amar ; ils pensèrent qu’il était tard, s’en allèrent coucher. La place redevint solitaire et ténébreuse.

La scène n’était pas beaucoup plus animée à la Commune. À ses invitations pressantes peu disaient non, mais peu venaient. Le Département était nettement contre la Commune. Le Palais de justice restait dans une neutralité suspecte. Le maire Fleuriot y alla pour décider Fouquier-Tinville et ne gagna rien. Dobsent de même, président du tribunal criminel, ne s’ébranla que quand l’affaire fut éclaircie.

Dans cette froideur générale, Robespierre devait pourtant compter sur deux forces, qui n’en faisaient qu’une : les Jacobins sociétés et les Jacobins comités.

Je parle d’abord des quarante-huit comités révolutionnaires de sections, parfaitement Jacobins et robespierristes, fonctionnaires salariés, vrais rois de Paris, ayant tout à perdre au changement. Depuis plus de six mois, ces comités ne se recrutaient plus par l’élection ; les membres qui manquaient étaient nommés (contrairement à la loi) par le Comité de salut public, ou plutôt par le triumvirat robespierriste. On comptait si bien sur eux que, vers la fin de messidor, à l’approche de la crise, Payan les avait convoqués à la Commune, redoutable convocation qui sentait son 31 mai. Le Comité de salut public hasarda d’interdire la réunion.

Quant à la grande société jacobine, on a vu le soir du 8 la scène qui s’y passa, l’enthousiasme, les larmes, les protestations, les serments. Si tout cela est quelque chose en ce monde, Robespierre devait y compter.

Des comités révolutionnaires, très peu vinrent. Ils étaient fonctionnaires et craignaient sans doute de perdre leurs places.

La société jacobine se ménagea plus qu’on n’eût cru. Elle essaya d’établir sa correspondance avec les sections et n’y parvint pas[4]. Elle envoya de deux heures en deux heures des députations à la Commune, mais n’y alla pas en corps. Cette démarche décisive, solennelle, qui eût entraîné peut-être les sections, fut attendue, désirée toute la nuit par la Commune.

Peut-être les Jacobins ne pouvaient faire mieux. Peu d’entre eux seraient venus. Un schisme se fût déclaré ; les partisans de Fouché et autres représentants fussent restés rue Saint-Honoré, seuls maîtres du lieu sacré, d’où ils eussent excommunié la fraction qui eût passé à l’Hôtel de "Ville. On a vu ces divisions : en votant pour Robespierre, la société, presque toujours, prenait pour président un de ses ennemis, un Fouché, un Élie Lacoste, un Barère. Cette nuit, leur président, Vivier, était un robespierriste. Un autre, Sijas, adjoint de la Guerre, les prêchait, les animait. Et pourtant rien ne remuait. Une paralysie latente immobilisait la société.

Le représentant Brival s’était chargé d’expliquer aux Jacobins l’arrestation de Robespierre. On lui demanda s’il l’avait votée : « Sans doute, dit-il ; bien plus, je l’avais aussi provoquée, et, comme secrétaire, j’ai expédié, signé les décrets. » Vifs murmures, huées ; on le raye, on lui enlève sa carte. Qui croirait qu’un moment après, Brival, rentré dans l’Assemblée, se voit rapporter sa carte par des commissaires jacobins ? La société a révoqué sa radiation, rétabli comme jacobin un homme qui vient de se vanter d’avoir demandé, signé l’arrestation de Robespierre !

L’homme éminent des Jacobins, Couthon, ne paraissait pas à l’Hôtel de Ville. Infirme, se jugeant peu utile sur une telle scène d’action, il était resté chez lui, près de sa femme et de son enfant. On pensa que sa présence entraînerait la société à l’Hôtel de Ville. Robespierre et Saint-Just écrivirent ce mot : « Couthon, tous les patriotes sont proscrits ; le peuple entier s’est levé ; ce serait le trahir que de ne pas te rendre à la Commune, où nous sommes. »

Couthon vint à l’instant même. Mais les Jacobins ne vinrent pas, sinon par députations.

La dernière ligne du procès-verbal de la Commune, interrompu par l’événement qui brisa tout, indique qu’à ce moment suprême les Jacobins envoyaient chercher des nouvelles, et que la Commune agonisante les invitait à venir en corps.

  1. Romme, le mathématicien, l’un des principaux fondateurs du culte de la Raison, était l’oracle de cette partie de l’Assemblée, si peu connue, tellement étouffée par la gloire des dantonistes et des robespierristcs, Romme, avec la figure de Socrate, avait son sens profond, l’austère douceur d’un sage, d’un héros, d’un martyr. Il était absent au 9 thermidor (je dois ce renseignement à son petit-neveu, M. Tailhand, juge à Riom, dépositaire de sa précieuse correspondance), mais son esprit était présent dans l’Assemblée. Son opinion sur Robespierre qui étouffa le culte de la Raison, ne peut être douteuse. Son intime ami Soubrany, qui ne fut qu’une même âme avec lui et mourut avec lui, juge Robespierre avec une extrême sévérité (j’ai sous les yeux ses lettres que m’a communiquées M. Doniol, écrivain distingué de Clermont). — Grande gloire pour l’Auvergne d’avoir produit avec Desaix, le plus pur de l’armée, les purs de la Convention, je veux dire ceux qui, en faisant des choses héroïques, évitèrent jusqu’au soupçon d’ambition : Romme, Soubrany, le vainqueur des Espagnols, J.-B. Lacoste, le vainqueur du Rhin.

    On a vu comment le parti robespierriste avait essayé de taire et d’étouffer les succès de Lacoste et Baudot, au profit de Saint-Just.

  2. Archives de la Préfecture de police, Procès-verbaux des sections, section de la Cité.
  3. Si l’on veut croire le très peu croyable Soulavie (t. V, 348), Robespierre aurait reçu des ouvertures de l’Angleterre, et la lettre aurait été interceptée par Vadier. Mais comment supposer que Vadier n’eût pas publié une telle lettre ? De l’Angleterre ! c’est absurde.

    Quant aux puissances allemandes, il est certain qu’elles faisaient effectivement des ouvertures. Notre politique, à travers tous les partis (de Dumouriez, de Custine à Carnot et à Robespierre), fut invariable en ceci que tous crurent que la Prusse se détacherait la première de la coalition ; c’est cette espérance qui fit le fatal abandon de la Pologne (en mai 1794). Un signe, un geste de la France, le simple envoi du drapeau eût donné à Kosciuszko une force incalculable.

  4. Procès-verbal de la section Marat (Archives de la Préfecture de police).